contribution auteur | Dominique Bergougnoux

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proposition n° 7

C’est toujours la nuit que ça me prend. Il y a le vrombissement régulier de l’ordinateur sur un coin de la table et sur le canapé, le ronronnement du chat. Devant moi, une feuille de papier machine, bien blanche. Un roller bleu pour que ça glisse. La surface où j’assemble des graphèmes et des sons, comme mon grand-père fabriquait des parapluies, avec amour. La table est une demi-lune en bois verni poussée contre le mur. J’aime laisser mon regard se perdre dans deux encriers de verre soufflé, dont les corps vides évoquent une encre fantôme désormais cachée dans le corps des outils d’écriture. Dans un grand pot de céramique raku turquoise, un pêle-mêle de coupe-papiers, de stylos, de ciseaux, un tube de colle, un éventail, et quelques gri-gris, comme ces petits animaux désuets crochetés par une vieille tante.Une tête sculptée de guerrier que j’imagine masaï me communique sa force, elle veillait déjà sur le bureau de mon père quand j’étais une toute petite fille. La statuette semble s’être accoutumée à mon terrible fouillis. J’écris entre des monticules précaires de carnets, de cahiers et de brouillons superposés en une tour indécise. Les textes, des poèmes le plus souvent , s’entassent, sans titre, sans date, au gré de l’inspiration. Un labyrinthe de signes et de ratures dans lequel j’imagine mal un lecteur se frayer un chemin. Déjà que la poésie est jugée hermétique...Qui pourrait bien tirer quelque chose de lisible de cet amoncellement improbable si je mourais demain ? Pourtant, je laisserais là une trace visible, un peu obscène par sa négligence. N’écrit-on pas pour que quelque chose survive, pour inscrire du sens sur le néant qui guette ? Les lignes que je noircis forment un pont élastique au-dessus du gouffre.Je me tiens en équilibre sur le fil des mots, j’avance à l’aveuglette dans la pénombre, le rond jaune de l’halogène éclaire ma main qui court sur le papier, ralentit, se pose, raye, repart et raye à nouveau jusqu’au point suivant. Je ne ressens ni la faim ni la soif, juste l’excitation d’être éveillée quand tout le monde dort, une sensation euphorisante que je connais depuis presque toujours. La nuit me rend plus vivante,plus clairvoyante. J’entends la musique des mots dans ma tête, ils résonnent au fur et à mesure qu’ils s’alignent, ils peuplent mon insomnie jusqu’au vertige.Les fesses inconfortablement posées sur le bord d’un tabouret de métal, j’attends le moment où le dos me rappellera qu’il est l’heure de poser le stylo, de cesser mes élucubrations nocturnes et d’allonger enfin mes vertèbres douloureuses.

proposition n° 6

La chambre surchauffée, rétrécie, encombrée des meubles qui ne servent plus. En plein milieu, trône le lit avec ses barrières et sa potence.Dans le lit, son petit corps amaigri, recroquevillé, entouré de gros coussins bleus pour ne pas qu’elle s’écroule. Le bruit continu du générateur d’oxygène au pied du lit. Son beau visage barré par des tubes de plastique disgracieux qui encerclent les oreilles. Deux petites canules dans les narines insufflent l’air qui lui manque. Un sourire malicieux, innocent, qui remonte de l’enfance, l’éclaire à mon arrivée. La main aux doigts déformés, posée sur le drap blanc. Et là, cette tache noire sur la peau parcheminée. Un îlot sombre qui flotte, menaçant.La tâche dit l’aiguille et les veines éclatées. La tâche est un stigmate, la trace de ses combats ultimes.Elle ne quitte plus l’espace de sa main, on dirait même parfois qu’elle élargit lentement sa circonférence. Impossible de ne pas fixer la forme, qui a la taille de ces rouleaux de réglisse qu’elle aimait dérouler avec gourmandise. Ronde comme le vol des oiseaux de malheur qui tournent dans le ciel au-dessus de nos têtes. Signe de la mort qui s’approche, de ce néant qui va peu à peu effacer tous les contours. La tâche est un lac de goudron qui colle aux plumes, une encre funeste qui vient recouvrir la surface du jour suspendu aux branches décharnées. L’oeil se noie en elle. Il y aura bientôt le corps froid autour. Un trou béant pour accueillir cet être si précieux. Un trou noir dans lequel je serai aspirée avec elle. Sa main, nerveuse et fébrile, s’accroche à la mienne. La tâche s’ouvre comme une fleur violacée, elle dit la peur de n’être plus. Il faudra se souvenir du bleu fragile de ses prunelles lasses, même quand le noir aura tout emporté.

proposition n° 5

Il faudrait dégager un peu de place, on doit pouvoir passer le lève-malade. -Vous êtes sûr, elle est si légère. — Oui, sûr. — Mais il est bien trop lourd, ce buffet, il pèse un âne mort. — On va le faire glisser dans l’alcôve. Et on fait quoi des portants, avec tous ces vêtements ? Va falloir enlever tout ça, ma petite dame, vous savez, elle n’en a plus besoin maintenant. Laissez-nous juste des chemises de nuit sorties. — Comment je vais faire, moi, pour trier ses habits, ça va l’inquiéter. — Qu’est-ce qui se passe ? Oh la la, je suis en train de me faire pipi dessus. — Vous pouvez sortir s’il vous plaît, on doit la changer et lui faire un brin de toilette. Allez, ma beauté, on se soulève. Voilà, c’est bien. Gémissements, cris étouffés. C’est bientôt fini. Téléphone. — Comment elle va aujourd’hui ? Tu pourras me la passer ? — Elle est si fatiguée, elle somnole tout le temps. Quand même, tu aurais pu venir la voir, ça fait un mois, c’est pas si loin, Bordeaux. — Je n’ai pas de leçons à recevoir de toi, ça suffit. Je fais selon ma conscience et toi selon la tienne. — Bon, j’y vais, ils ont fini. Elle va rester au lit ? -Vous la connaissez mieux que nous,elle fait ses petits caprices, quand elle veut pas, elle veut pas. J’ai apporté des petits fours au chocolat. Son regard s’allume. — Oh, j’en veux bien ! Elle en prend un goulûment dans sa bouche toute gercée. — Ne mange pas trop vite. Elle se met à tousser., ça ne passe pas. Panique. Appuyer sur le bouton rouge, aller chercher quelqu’un. — Je suis désolée, ça lui faisait plaisir. — Il ne faut rien lui donner à manger ni à boire, elle fait des fausses routes, on vous l’a pas dit ? Viens m’aider à la226, on va devoir la changer. — Une si belle femme, si c’est pas malheureux, ça fait mal au cœur de la voir comme ça. Vous avez vu sa fille ? Les mêmes yeux.
— Reste avec moi, je t’en prie. Tu me manques tellement. Je ne pensais pas que tu me manquerais autant.Et papa, pourquoi il n’est pas venu avec toi ? — Tu sais bien, ça fait longtemps qu’il n’est plus là. — Mais il est où ? — Il est mort il y a dix ans. — Ah bon ? Il m’a laissée toute seule alors ? Elle tremble. — J’ai peur. C’est difficile de dire au revoir. — Je t’aime, petite mère. — Moi aussi, je t’aime tant.

proposition n° 4

Vue aérienne de Sarrant. On reconnaît la forme concentrique d’un village médiéval, enroulé sur son mystère, comme une coquille d’escargot autour de la pointe dentelée de son église. Et en dehors du cercle serré des maisons de pierre et des toits de tuile ocres, on aperçoit le monument aux morts de la guerre de 14-18, très laid, comme une incongruité dans le paysage. Derrière un bouquet d’arbres – des platanes centenaires-un tout petit cimetière, un peu de guingois. C’est là qu’elle est, la tombe.
A gauche du monument aux morts, la tache turquoise d’une piscine permet de situer la maison de Jean-Marie. C’est un village classé parmi les plus beaux villages de France, de quelques centaines d’âmes, au cœur du Gers, sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle. Un village comme un pélerinage. On y accède par des routes sinueuses qui projettent l’oeil au détour d’une colline contre les rectangles dorés des champs de tournesol, puis les pans verts des tiges de maïs, ou les carrés jaunes du colza. C’est un lieu replié, où l’on se tait beaucoup. Quand on parle, l’accent chante et roule ses cailloux dans une eau fraîche, sous un soleil implacable.

Il n’avait pas eu d’enfant. C’était elle sa petite fille, il veillait sur elle, toujours .Nous étions sa mémoire. Il faudrait aller chercher cette cantine militaire cerclée de bois, ouvrir les albums de photos jaunies aux bords découpés,les registres et les lettres écrits à la plume violette où courent les arabesques des majuscules, exhumer les croix de guerre et les médailles, et tous les petits objets du quotidien : la boîte métallique à moitié écrasée, où il roulait son tabac maïs, le briquet à essence, la collection de pipes toutes mâchonnées. C’est qu’il avait été maire de la commune durant plusieurs décennies. Retrouver des archives à la mairie ? Interroger des habitants ? Mais y avait-il encore quelqu’un pour se souvenir de son nom ? Au cimetière, leurs deux tombes jumelles se tiennent compagnie, comme le faisaient leurs deux silhouettes d’enfants rabougries appuyées l’une contre l’autre contre la grille.Peut-être quelqu’un qui se souvient encore dépose quelques fleurs à la Toussaint. La maison qu’il avait léguée à Jeannot a été vendue, il n’y a plus personne de la famille pour venir se recueillir ici.

C’est un village clos enfermé dans son cœur. Elle n’ouvre jamais la boîte à trésors qui ferait pleurer.Elle y a caché son enfance en tablier bleu dans une cour de ferme, au milieu du caquètement des poules et du crissement des graviers blancs. Une enfance de blés mûrs coupés, d’ail tressé pendus aux poutres, de terrines et de miche, de feu de bois dans la cheminée, de nuits noires piquées d’étoiles brillantes. Une enfance de nature de liberté de transgressions et de rires. Le village, et la maison dedans, enterrés dans sa mémoire sous des strates de souvenirs pêle-mêle. Sarrant, ça rend fou,un secret,deux syllabes qu’on ne dit plus. Dans le petit cimetière à l’abandon, les noms s’effacent sur les dalles rongées de mousse.C’est son enfance toute verte qu’elle a laissée là-bas, noyée au fond d’un lavoir de pierre, enterrée au pied d’un cyprès tout tordu. Un arbre dont les racines plongent sous la terre entre les ossements, ça reste muet comme une tombe.

proposition n° 3

La légende rapporte que Sisyphe est cet homme roué,voleur qui ose défier les dieux. C’est cette audace qui lui vaut un châtiment exemplaire : pousser un rocher jusqu’en haut de la montagne, puis retomber en arrière et être condamné à recommencer son ascension, encore et encore.

Dans une version, il a dénoncé le rapt d’Egine pour obtenir une source d’eau jaillissante.

Dans une autre, il a enchainé Thanatos, et a été puni pour sa ruse. Il a bien failli nous délivrer de l’angoisse de la mort par son geste.

Selon d’autres sources obscures, Sisyphe se serait fondu avec la pierre à force de la faire rouler jusqu’à ne faire qu’un avec elle. Impossible de discerner le rocher de l’homme.

On pourrait aussi entendre dire que Sisyphe, désespéré, aurait fini par se jeter dans le vide pour échapper à son sort funeste.

Mais selon Camus, Sisyphe est un personnage qui a abandonné toute illusion et accepte de vivre en assumant l’absurdité de son destin. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », roulant sa pierre « like a rolling stone »

Reste le roc insaisissable du sens de notre vie, nous qui sommes tous condamnés à disparaître..

proposition n° 2

…..La jeune femme s’était assoupie contre son épaule, son chignon défait dégoulinait de mèches dorées. Il faisait chaud en cette après-midi de juillet. La Fournaise portait bien son nom. Joseph était venu chercher un peu de fraîcheur sur ces bords de Seine, mais le repas copieux et bien arrosé offert par l’aubergiste le clouait sur place. Les yeux mi-clos, il laissa son esprit vagabonder. Il s’imaginait canotant au soleil, puis s’endormant, la tête entre les seins blancs et ronds de sa compagne du jour. Tout était doux, euphorique. D’où lui venait alors cette sensation de malaise qui l’envahissait ? Un frisson glacé parcourut son dos, il avait presque la nausée. Le visage de son frère lui apparut, avec ses deux yeux fixes et noirs comme deux puits sans fond. Il aurait voulu marcher jusqu’à la berge, écouter le clapotis du fleuve.

Il songea que l’eau était toujours là, omniprésente, qu’elle irriguait ses récits.

Une image se forma dans son esprit échauffé par trop de nourriture, de chaleur et d’alcool : il voyait l’eau avancer par nappes successives, recouvrir inexorablement les pages de son cahier à peine elles étaient écrites. Les mots se mettaient à flotter entre les lignes, jusqu’à perdre leur sens. Les lettres s’effaçaient, devenaient presque illisibles. Plus l’encre se diluait, plus l’eau s’assombrissait. C’était l’écriture même qui lui échappait en se noyant sous ses yeux.

Il se sentait sombrer dans cette vision terrible, impuissant à lutter contre la force destructrice de l’élément liquide qui emportait tout sur son passage.

Comme pour s’ébrouer d’un mauvais rêve, il se leva en titubant et inscrivit sur le mur « Prends garde à l’eau qui noie ». En se levant, il avait éveillé la belle rousse, qui vint glisser son bras sous le sien. Ils s’éloignèrent dans un baiser.....

proposition n° 1

Noire, la chambre. Avec des coins où se cogner tout autour. L’obscurité a gommé les repères. L’interrupteur, hors d’atteinte. La poignée de la porte, disparue. Partout, des obstacles informes,impossibles à identifier. Un cri reste coincé dans la gorge. Et cette envie irrépressible qui menace.Plusieurs fois, progresser à tâtons, refaire le tour, palper les murs comme si les angles s’étaient démultipliés. Pas d’issue. La chambre reste hermétiquement close, plongée dans la nuit. Il faut bien se résoudre à l’horreur : laisser couler, en silence. Les larmes viennent après, avec le froid qui gagne le petit corps mouillé des jambes aux pieds.

Il y a un visage creusé de rides avec un regard de gosse sous un béret noir défraîchi. Une moustache blanche ou grise qui remue au rythme de la pipe et de la voix qui roule les mots. Et surtout une fascination pour la grâce si particulière des gestes accomplis dans l’espace par la main amputée de son petit doigt. Un petit doigt en moins, une décoration au revers de la veste.

Hôpital. Secteur fermé. Chambre d’isolement. Verrous, néons. Un lit scellé au sol, des toilettes en inox.Un jeune homme à la tignasse noire, hirsute, s’avance à pas lourds dans le sas. Un pyjama bleu pâle flotte autour de son grand corps glabre. Sirènes d’ambulance, son regard fixe, effrayé. Il a peur qu’on vienne le chercher ce soir-là, comme tous les soirs. La même question, la même peur : être mis à mort. Aucune parole ne peut calmer son angoisse folle.

Une vieille femme allongée sur son lit. Fin de vie, ballet des aides-soignantes. Soins.Dénuement. Douceur.



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1ère mise en ligne 30 décembre 2018 et dernière modification le 4 mars 2019.
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