contribution auteur | Émilie Breton

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Ses contributions à l’atelier ville.

© photo haut de page : corps sensibles / Armelle de Sainte Marie.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 5

Ils montent les marches, les uns après les autres, s’effacent, rentrent le ventre, pour laisser passer ceux qui descendent. Sourire forcé, coincé au moment ou les corps essaient de ne pas se toucher dans l’escalier, quand les yeux se croisent et puis après, les bouches retombent. Ça grouille, insectes xylophages… Un homme sec avec une femme vieille, à côté d’eux une femme avec un groupe d’enfants, un couple dans l’escalier…. Non, ça va pas. Non. Ca glisse, c’est glissant là, les marches. C’est toujours comme ça, l’hiver, le bois glisse. Non, mais je te tiens, ça va. Non, je veux pas. C’est pas compliqué, tu vas y arriver, maman…. Tu sais qu’avec l’appareil, j’entends des choses ? … Oui, non, tu entends quoi ? … Des choses que je ne devrais pas entendre ? Quoi, c’est quoi ? Ca grésille, c’est mal réglé sans doute… Non, ce sont d’autres bruits, des bruits qui n’existent pas…. Et donc, alors, vous savez quel âge il a ? Je vous l’ai dit tout à l’heure, au début. Chut…C’est ça, oui, à peu près. Oui plusieurs siècles, c’est combien un siècle déjà, combien d’années ? Oui, c’est ça, c’est cent ans. Donc, oui, c’est un vieux monsieur hein. Elle fait comme semblant de sourire…. Ils bougent tous, les enfants ; ils sautillent comme des petits moineaux, au sol….Elle ne sourit plus du tout, son visage se ferme brusquement et elle crie… JE T’AI VU JONATHAN. Si, je t’ai vu... La vieille femme pliée en deux force le passage… Pardon, madame, allez-y, passez. C’est pas bien large, hein… Non, je ne monte pas. C’est lui, il insiste alors que j’ai dit non. C’est quand même incroyable, hein…Maman ! S’il te plaît, maman… Il a l’air plus petit que les petits moineaux, à côté d’eux, quand la vieille pliée en deux lui parle comme ça. Alors… pour monter, on va y aller par groupe de trois, à la fois. Il y a pas la place. IL Y A PAS LA PLACE. VOUS VOYEZ BIEN. ON ATTENDS. ON SE CALME. JONATHAN. Je t’ai vu ! Pas tous en même temps ! Et vous redescendez vite ! Il fait froid et on doit repartir. Vous regardez juste en haut la petite pièce, la petite chapelle. Une chapelle ? Ce que c’est ? C’est là où l’on prie. Vous regardez vite. BON ! Mais…La voix change d’un seul coup, comme si à l’intérieur d’elle, quelqu’un faisait volteface. Elle prend une voix mielleuse. Allez-y, madame. Faites attention à vous… Regarde, j’ai pris ça ! Han mais on n’a pas le droit… Je m’en balec, je vais le vendre, ça doit valoir la masse de thune. Il est pourri cet arbre, t’façon… Il est où ? Il est où ? IL EST OU ? BASILE ? BASILE, il est où ? ON A PERDU BASILE ! Elle est tarée , en vrai, elle, à gueuler comme ça …

proposition n° 4

C’est un tout petit village. A côté de l’église, du petit cimetière, là où les pas crissent sur le gravier blanc, se trouve un arbre. C’est un arbre millénaire. Un chêne. Il date de l’époque de Charlemagne. Il se creuse avec le temps et deux petites chapelles ont été installées dans son ventre, il y a déjà plusieurs siècles. Un escalier en bois contourne son tronc et on peut monter jusqu’à sa cime, jusqu’à la deuxième cavité, la chambre de l’ermite, comme on l’appelle. Le tronc a été protégé par un joli manteau d’écailles de bois posé sur son écorce gris pâle et l’arbre est coiffé d’un adorable petit toit pointu sur lequel est piquée une croix en fer. Il est ridé comme un vieil éléphant, assis au milieu du village.

Il y a tout le temps des gens qui le visitent. En toutes saisons. Aujourd’hui, j’observe les touristes qui sont là. Et qui lui tournent autour. On dit qu’une fois, on a réussi à y cacher quarante enfants. On ne sait quel culte dendolâtre on a pu lui rendre. On ne les sait pas toutes exactement les histoires des arbres creux mais on les porte en nous. On les sait, d’une certaine façon, les légendes et les rites, les arbres cosmiques, les arbres-monde, les sabbats de sorcières, les créatures qui s’y abritent, s’y cachent dans les forêts. Ici, un vieillard y retrouve sa jeunesse, ailleurs, c’est une hostie qui se change en bébé, à l’autre bout du monde, on y guérit un enfant. Tout le monde croit en ses pouvoirs, partout. Tout se transforme à l’intérieur de l’arbre creux et même si on ne croit pas, si on ne se l’avoue pas, on y prie, d’une certaine façon. On cherche à les deviner les histoires, à s’en re-souvenir, en passant la main sur son écorce sèche. On voudrait connaître le nombre de gamins qui sont allés s’y cacher, en plusieurs siècles, dans celui-là. Voir leur œil qui se plisse, à chacun d’eux. Aujourd’hui, c’est un vieillard mal en point avec toutes ces ossatures métalliques qui le maintiennent. Il n’y a pas longtemps, quelqu’un a volé l’argent du tronc de la chapelle, comme on profite de la faiblesse des vieux. C’était la première fois qu’on s’en prenait à lui.

Quand on est enfant, c’est délicieux de pouvoir rentrer dans le tronc d’un arbre, de gravir les marches de l’escalier pour aller à son sommet. C’était près de chez nous, de là-bas. On y venait souvent, dans ce village. On allait y acheter des cigarettes, des trucs chez l’épicier, de la viande chez le boucher rigolard au nom marrant, on y portait le chat, le chien chez le vétérinaire, une autre fois, un oiseau estourbi au refuge ornithologique. Et parfois, si on avait un peu de temps, on nous laissait aller dans l’arbre. On y restait un peu dans la petite chapelle. Ne pas ressortir, disparaître, ou ressortir ailleurs, à une autre époque, dans un autre monde, dans l’envers du monde. A l’intérieur, on y ressent tout ce qu’il est : protection, refuge, abri, cachette, cercueil. Il paraît qu’il en a encore pour cent ans, pas beaucoup plus. Quelques années d’un point de vue d’humain. Je me demande si j’irai le revoir, lui aussi, comme on visite un ancêtre mal en point. Et est-ce qu’il est trop près de l’endroit où je ne peux plus aller ? Est-ce que cela pincera pareil ? Je cherche dans les paysages, les répliques des paysages de là-bas. Même si ce là-bas est très près. Parce qu’aujourd’hui, c’est dans ces paysages que je trouve consolation, dans les rangées d’arbres noirs dans l’hiver, les arbres de bocage devant des plaines fumantes survolées par les oiseaux, les arbres têtards. Arbres nus, colonisés par le lierre qui leur fabrique des petits manteaux dont les manches courent jusqu’au bout des branches. L’hiver, leurs houpiers ressemblent à des gorgones noires des cabinets de curiosité, à ces bouts de corail décoratifs, à des grandes mains aux doigts écartés dans le bleu du ciel. Leurs branches nues parsemées de boules de gui d’un vert éclatant. Cette contemplation terminée, se sentir à nouveau infirme.

Cet arbre, c’est le truc qui ne bouge pas ou peu, au milieu du timelapse de la vie. C’est pour ça qu’il s’est imposé, là. Ecrire, quand on ne peut plus recomposer avec les béquilles de la mémoire personnelle et du web, des errances sur Google Street view, quand on a rien noté, qu’on a laissé la vie filer, sans essayer de la saisir. Et les intérieurs des maisons, seules les quelques photos qui restent vous les racontent. Quand sur le coup, on essayait pas de retenir, et on essayait pas de comprendre, on était dans une sorte de vie à l’état brut. Se dire que ceux d’après, ils auront tellement de matériaux, tout le web pour se souvenir, pour recomposer. Se demander si un projet d’archives de Google Street View existe ou si chaque passage de la Google Car vient effacer les passages d’avant. Est-ce qu’on écrase à chaque fois la version du monde d’avant ? Aujourd’hui, écrire, c’est un peu fouiller ses poches pour voir si on y retrouve quelque chose de perdu, c’est aussi essayer de trouver quelque chose qu’on a oublié avoir perdu. Et aussi, on écrit comme on creuse des trous dans la terre, enfant, pour y planquer des trucs, des petits objets précieux.

proposition n° 3

Selon Hésiode, Héphaïstos a pris de l’eau, de l’argile et a modelé le corps parfait de Pandore, la première femme humaine. Aphrodite la fait belle et gracieuse, Athéna lui insuffle la vie, on l’habille d’une belle robe blanche, on la couronne de fleurs. Hermès lui donne la parole, le mensonge, la perfidie et la curiosité. Zeus, pour se venger du vol du feu par Prométhée, propose à son frère Épiméthée, d’épouser la jeune femme. Zeus confie une boîte à Pandore et lui interdit de l’ouvrir. La jarre contient tous les maux du monde : la maladie, la guerre, la famine, la misère, la folie, le vice, la tromperie, la passion, l’orgueil et aussi l’espérance. Pandore ne résiste pas, cède à la curiosité, ouvre la boîte, tente de la refermer mais c’est trop tard : tous les maux se déversent sur le monde. Tous sauf l’Elpis, l’espérance, qui est restée au fond de la boîte. Depuis ce jour, n’y a plus de bien sans mal, plus de naissance sans mort, plus de début sans fin, plus de bonheur sans malheur. Et l’espérance est restée enfermée dans la boîte et dans le cœur des humains.

Selon une deuxième version, il arrive à peu près la même chose à une certaine Eve, que l’on a accablée et rendue coupable. A partir de ce moment, la femme enfante dans la douleur, l’homme doit travailler, les humains deviennent mortels et le serpent devient apode — c’est un moindre mal —. Et cette honte, cette faute, ressentie encore aujourd’hui par certaines de ses filles, ne cesse d’être combattue.

Selon une troisième version, Pandore n’aime pas Epiméthée, il l’ennuie et l’âge d’or, c’est chiant. Et comme, contrairement à son frère, celui-ci comprend tout trop tard, il ne voit pas les éclairs dans l’œil de sa femme. Elle avait regardé dans le trou de la jarre, avait bien vu ce qu’elle contenait et de rage, a tout déversé. Pandore a sorti l’Elpis de la boîte et l’a gardé pour elle, au cas où. Le monde est devenu un tableau de Jérôme Bosch.

Reste le sentiment d’incomplétude qui est peut-être la malédiction trouvée pour ces humains qui inventent trop d’histoires, dans tous les sens, pour se dédouaner du malheur qu’ils s’infligent les uns aux autres.

proposition n° 2

Le linge tourne derrière le hublot. Il surveille sa montre, puis replonge le regard dans le carrelage. Le roulement, le bruit semblent accompagner la pensée en mouvement. Un bouton en métal frappe le tambour à chaque tour qu’il fait. Il faut chercher les gosses, le temps est compté et le bruit du bouton de métal semble compter les secondes. Au clac, il ouvre le hublot et sort les chemises, les pantalons, les chaussettes, les jette dans son sac. Il fait glisser le sac, lourd des vêtements trempés, sur le sol, se poste devant les séchoirs, il y en a quatre, tous occupés. Les femmes attendent, la laverie est bondée, il y fait chaud, les fenêtres sont recouvertes de buée. Le lieu est bruyant des discussions, du ronronnement permanent et parfois des accélérations des machines au moment de l’essorage qui font alors vibrer toute la laverie. Les vêtements tournoient dans le séchoir, une danse lente et gracieuse, comme si on avait tout notre temps, ici. Les séchoirs, eux, n’ont pas le même tempérament, ils sont plus désinvoltes, moins dans l’urgence. Un des séchoirs ralentit doucement puis s’arrête de tourner et le linge qui volait, fluide, aérien, retombe lamentablement, d’un seul coup. Raymond s’apprête à prendre la place, pousse son sac du pied mais la femme ouvre, tâte le linge, referme et glisse un dollar. Ray souffle, il regarde sa montre, rougit, calcule et se dit qu’il va être en retard pour récupérer les gosses à l’anniversaire. Il s’assied sur le sac de linge mouillé, toutes les places assises sont prises, il prend son carnet dans la poche intérieure de sa veste et y écrit quelque chose.

Combien de fois faudra-t-il regarder le linge tourner. Peut-on passer sa vie à ça et perdre le peu de temps qu’on a. Raymond comprend que sa vie c’est ça d’abord, laver les affaires des gosses, s’occuper d’eux. Est-ce que les écrivains ne doivent pas avoir plus de temps qu’il n’en a ? Les vrais écrivains. Ce n’est pas grave, oui, c’est juste une laverie et puis parfois on peut y discuter, y écrire, ce n’est pas le bagne, c’est sûr mais c’est quand même une petite privation de liberté, un enfermement, ces corvées. C’est aussi précisément ces moments qui le nourrissent. Observer la dame qui sort son linge, le déploiement compliqué de cet énorme soutien-gorge coincé dans le linge mouillé, les gamins qui fument contre le mur, dans la rue, leurs gestes, leurs expressions, la vie qui passe à travers eux.

proposition n° 1

Une pièce éclairée à la bougie, les mouvements des ombres sur les murs comme des intentions, celles de la maison elle-même, l’envers du décor, l’éclairage qui transforme une pièce connue en lieu inquiétant.

Petites silhouettes debout dans l’herbe, à côté d’un torrent bouillonnant, une image fixe, qui dit tout ce qui pourrait advenir si le mouvement s’invitait dans l’image, qui interroge celui qui regarder sur ce qui se passait vraiment, ce qui s’est passé avant et après. Le fait que certaines images fixes empêchent complètement de comprendre ce qu’elles représentent. Parfois, même pour des portraits, on a cette impression.
Ce qu’on ne voit plus cesse d’exister et ce sont les paysages qui se mettent à baver comme des peintures derrière notre passage, toutes les couleurs se mélangent, comme une peinture sous la pluie, les sourires se tordent et les visages dégoulinent. Les paysages brouillés comme ceux derrière les vitres de trains.



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1ère mise en ligne 28 décembre 2018 et dernière modification le 20 janvier 2019.
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