contribution auteur | Igor Chirat

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Ses contributions à l’atelier ville.

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proposition n° 4

C’est une ruelle que l’on connaît déjà, on l’a empruntée, plusieurs fois même, des jours plus lumineux moins ternes, on connaît et on préfère ne pas regarder, on a senti tout de suite quelque chose de délabré, on vient de traverser la voie ferrée une sensation de nu, du métal, de l’abandon, on a ça au fond de la tête et on se dit qu’il vaudrait mieux arriver neutre, vide, alors on ne regarde pas vraiment on sait qu’au-delà il y a la passerelle et le point de confluence entre le béal et la rivière, l’Alagnon, c’est son nom, l’Alagnon elle vient de plus haut et donne son nom à la vallée qu’elle a creusée, la vallée de l’Alagnon, on sait déjà cela alors on avance sans regarder la maison, l’état de la maison, on voit simplement l’empilement des parpaings sans crépi, nus eux-aussi, la grisaille, c’est ce qu’on se dit : la grisaille et on ne regarde pas trop pour ne pas se faire une idée trop vite une idée toute faite une idée faussée, on s’approche de la porte et on frappe.

Au début, c’est sa voix. Et le bruit de la télévision. Une voix d’homme, puissante. Pour couvrir celles de la télévision. Il fait face à l’appareil. On le regarde. On tente. Il sourit. Il parle. On voudrait faire le tour de la pièce avec les yeux. Pour trouver quelque chose. Une photo par exemple. Avec des corps, des visages, une famille. Voilà, on voudrait lui donner une famille. Il dit qu’il a deux neveux, un boulanger et un pâtissier, dans une petite ville à vingt kilomètres. En équilibre sur les meubles, il y a juste des calendriers qui se dressent surmontés du bandeau de l’établissement qui l’a financé. Il est cloué à sa chaise. C’est lui qui le dit. Ses jambes ne fonctionnent plus. Les lèvres brûlent de lui demander ce qu’il faisait avant. On retient les mots parce qu’on comprend vite. Avant c’est ce qu’il ne peut plus faire. À cause de ses jambes. Avant, il allait à la pêche et à la chasse. Un jour, il a tué soixante-quatorze truites en une journée. Aujourd’hui, on ne pourrait plus, il n’y a plus de poissons. Il a dit : tuer.

Comment sortir de cette écriture vieux rose ? La creuser pour qu’elle devienne ? Pour qu’elle se tienne ? On aimerait une langue vive, virevoltante, une langue qui bouscule qui emporte qui chavire. On n’en peut plus du vieux rose. On voudrait dépoussiérer. Parfois, avant d’écrire, on se dit : « on va travailler l’énergie, le mouvement, le tourbillonnement ». Et puis on écrit. Et puis, ce sont les images qui décident. Et puis, c’est vieux rose. Encore une fois.

On se demande ce qu’on peut faire avec soixante-quatorze truites mortes. On lui demande. On les donne aux amis, c’est ce qu’il répond. Il ne porte pas de gilet jaune parce qu’il a été obligé de vendre son 4x4. Il ne pouvait plus conduire. Maintenant, il est coincé dans sa maison, il se lève le matin, il passe aux toilettes et puis, après, le reste de la journée assis à la table de la cuisine devant la télévision qui crie. Il ne sort plus, il ne peut plus conduire. Avec son 4x4, il grimpait les chemins pour aller à la chasse, il chassait seul. C’est ça qu’il me dit. Il ne le dit pas avec des mots. Il ne me dit pas qu’il passerait sans doute un peu de temps sur les ronds-points avec ceux qui s’habillent d’un gilet jaune. Dans ma voiture, j’écoute la vie d’Anita Conti sur France Culture, elle a suivi les pêcheurs sur les océans et elle a vu la ressource disparaître, non pas s’épuiser, disparaître. Elle dit racleurs d’océans. La puissance des hommes. Dans les chaluts, il n’y a que des hommes, tuer n’est pas un boulot de femmes. J’ai lu plusieurs textes de l’atelier d’hiver et je n’ai pas encore trouvé de traces de gilets jaunes. Cela confirme les propos d’Edouard Louis. On tait cette parole des classes inférieures, on les tient au silence. Ils ont tué des poissons, des millions de poissons, de la morue sur d’immenses chaluts, on les a encouragés. Ils ont tué pour que d’autres profitent. Ils sont terrés dans la cuisine devant la télévision qui crie. Il n’y a plus de ressources et on cherche où tirer encore du profit. On réclame des efforts. On autorise l’utilisation de la glu pour tuer les oiseaux. Sous la fine membrane qui me tient de peau vibre l’angoisse de ce qui se prépare : le dérèglement ultime. L’accélération des disparitions. L’étau qui enserre les soupçons de vie. Dans le silence, désir insatiable ritualisation incessante dévoration compulsive. Tuer.

proposition n° 3

Selon la légende, Orphée franchit toutes les portes pour atteindre les Enfers grâce à la perfection de sa musique, si bien qu’Hadès lui accorde Eurydice puis la lui reprend lorsqu’Orphée se retourne avant d’être parvenu à la lumière du jour.

Selon une deuxième version, la musique et la douceur des mots font tourner les têtes des mortels, les anesthésient au point de leur faire oublier les disparus qu’ils chérissaient.

Selon une troisième version, Eurydice refuse de suivre Orphée, fait mine de ne pas le reconnaître lorsqu’il s’avance vers elle, bienheureuse de sa place de choix auprès des Dieux.

Selon une quatrième version, les portes de l’Enfer s’ouvrent en grand à l’approche d’Orphée qui glisse dans l’étroit couloir sombre sans parvenir ni à se retenir à la moindre anfractuosité ni à freiner sa chute.

proposition n° 2

La fenêtre de la pièce dans laquelle ils vivent donne à l’est, elle annonce le soleil, les rayons qui chauffent la vitre et les fleurs du jardin d’agrément. À proximité de la fenêtre, un lourd radiateur en fonte et, posé au sol, un tout petit terrarium d’où s’échappent des stridulations régulières. Lorsque l’on s’approche, on découvre quatre ou cinq gros grillons des foyers encouragés dans leur partition par la chaleur alentour.
Lorsqu’il revient avec une théière, il remplit les verres en terre cuite. Sur leurs flancs, des paysages s’étirent, paysages de terres brûlées, de neiges persistantes, de traînes brumeuses, de lambeaux de lumière et de nuages sombres. Les mains que l’on pose sur les parois, se laissent guidées par les formes, les lèvres caressent les bords lisses et les vapeurs réchauffent le corps avant même que le liquide glisse au fond de la gorge.
Son corps à lui incarne cette chaleur, sa barbe fournie et sauvageonne ne parvient pas à dissimuler le sourire que ses yeux brillants surlignent. Ses mains disent les heures à façonner les formes sur le tour. Sa voix à elle, d’une délicatesse fragile, flotte longtemps même lorsqu’elle se retire au jardin. Ses mains disent la patiente présence accordée à chaque pousse, la précision des tailles et des boutures, la puissance qui rend la terre fertile.

Nous parlons des saisons, du parfum et des couleurs diffusées par les fleurs au fil des mois, du vent qui éloigne les nuages et dépose le sable saharien ou le gel sec. Nous parlons de ce qui nous tient, le désir de création dont l’issue toujours nous échappe, de la surprise à l’ouverture du four. Il est alchimiste, il implore le feu, attise l’oxydation, insuffle des carbones, pousse à la réduction, apporte de l’air, les peaux d’argile se révèlent, apparaissent des visions intérieures insoupçonnées. Elle est magicienne, elle magnifie les plantes.

Il nous ressert un peu de thé.

proposition n° 1

Une porte encastrée dans un mur épais et sombre. On lui fait face tout en sachant qu’en vis-à-vis, dans notre dos, une autre porte identique est encastrée dans un mur épais et sombre.
La lumière arrive par la droite, elle remonte le long de l’escalier par les larges baies vitrées dépolies de chaque entresol, elle ne parvient pas à atteindre le plafond du palier.
La porte est parfaitement lisse, habillée d’une unique serrure. On ouvre la porte avec une clé. Aucun bruit, aucune trace de vie dans les appartements autour.

Ça s’engouffre dans le tuyau du poêle et ça fait claquer le volet mal crocheté de la voisine. Les vantaux du portail se sont ouverts brusquement et ont projeté au sol la poubelle qui les calait. Maintenant à chaque nouvelle bourrasque, ils frappent contre le conteneur. Il fait trop nuit pour que l’on discerne le mouvement de chaque chose déplacée dehors. L’oreille déforme les perceptions.

Ratatinée dans son fauteuil, tout son corps la ramène vers la terre qu’elle fixe, tout son corps se fripe tendu vers le sol qui l’attire, elle attend une visite, l’heure du repas, le médecin, rien. De ceux qui l’entourent, ses yeux ne captent ni les mouvements, ni les sourires, ni l’énergie des voix, elle est enfermée dans sa chambre, dans son corps, dans ses rituels, dans son isolement, dans son attente.



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1ère mise en ligne 28 décembre 2018 et dernière modification le 6 janvier 2019.
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