contribution auteur | Anne Dejardin

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proposition n° 9

Apocryphe 1
On avait retrouvé quelques pages épargnées par le feu et cet extrait : « Le lieu où j’écris, je l’habite davantage en rêve. [...] mais le lieu où j’écris, en réalité, j’en rêve toujours, et c’est toujours lui dans ma tête quand j’écris. Lui statique, quand je me déplace, ses odeurs et ses matières, et le silence, le silence dans ma tête. » La journaliste avait dû être impressionnée et dans son papier, voici ce qu’elle avait marqué un peu comme si elle prêtait sa voix à celle qui était morte carbonisée au milieu de ses tas de papiers.

« C’est ce qu’elle avait dû se dire en amassant du papier d’abord, des livres, des lettres, des revues, des cahiers. C’était parti d’un bureau surchargé, où les livres tenaient leur place en échafaudage de plus en plus hauts et oscillants. Après le recouvrement du bureau, des tables, des étagères, et l’occupation totale des bibliothèques, il avait bien fallu ériger des murs de papier contre les murs, lumière grignotée comme le reste. Petit à petit elle avait tapissé le lieu comme l’oiseau fait son nid. Elle préparait le lieu où elle écrirait, celui dont elle rêvait, toujours en train de modifier celui où déjà elle lisait. Il fallait plus d’étoffe, de moelleux, repousser le monde au dehors et avec lui le bruit de l’enfant qui court sur le parquet du haut, des talons d’une jeune femme aux pieds d’airain qui malgré une journée de labeur préférait la torture à la douceur des pantoufles lorsqu’elle rentrait le soir. Car le bruit lui était une souffrance, comme une lame qui entame la chair dans un mouvement lent d’archet sur un violon, dans un va et vient qui supplicie. Il y a un nom pour ce genre de pathologie, mais le nom ne soigne pas le symptôme. On ignorait si elle avait été diagnostiquée. Dans ce cocon feutré en cours d’aménagement, elle respirait mieux malgré la fenêtre occultée. Elle vivait dans un bruissement de feuilles et de papiers désormais, protégée de toute vie extérieure. Bientôt elle y écrirait... Peut-être était-ce encore ce qu’elle s’était dit, une dernière fois avant que le feu ne se déclare. »

Apocryphe 2
Ainsi il existerait une histoire universelle, fruit d’écritures mêlées qui unifierait toutes les versions issues de plusieurs maisons d’écriture et ce serait celle-ci : le passage de ce petit mort-né dans ce ventre-là serait venu purifier l’antre vicié de tant de préjugés, interdits, sentences, ignominies, cauchemars, angoisses et peurs, libérant les entrailles de Marie-Jeanne d’un flot de sang noir, symbole de ce ventre de femme irréductible et hors de contrôle, si effrayant pour tant d’hommes comme pour les femmes. Un petit passager qu’il faut remercier et laisser passer, comme un passage de texte hors lignée telle cette mèche blonde dans une famille de noirauds qui fait sens et porte guérison et pour sa lecture aussi il faut remercier.

Apocryphe 3
Il y a aussi ceux avec qui on est fâché pour de bon. Pour moi il est mort, dit-on, du temps de son vivant. C’est un départ dont on maîtrise le retour. Il suffirait d’écrire, de téléphoner, de presque rien pour se rabibocher. C’est un peu comme des faux départs. Il y a les départs qui résonnent à l’intérieur, lorsque dedans c’est devenu une caverne pleine d’échos, si bruyante qu’on ignore à chaque au revoir à qui on fait réellement signe. Jeanne n’est fâchée avec personne. Les au revoir viennent toujours des autres. Elle reste là dans son tablier à carreaux, la voiture et ses occupants ne sont plus visibles depuis longtemps, et derrière elle le portail ouvert. Elle ne le refermera pas tout de suite. Il reste ouvert durant trois jours parfois. C’est Conrad qui le refermera un soir en rentrant du bistrot avec son chien. Il le passera pour aller frapper à sa porte. Elle viendra ouvrir sans demander qui est là. Ils ont leurs habitudes. Elle apprécie sa discrétion. C’est qu’il ne viendrait jamais le premier soir de leur départ. Il la laisse avec son chagrin, ne veut pas déranger les images qu’elle garde de leur séjour. Elles tournent dans sa tête presque sans arrêt et elles lui font bonheur et peine tout à la fois. Non, il ne vient jamais le premier soir. Il se sentirait comme un intrus. Le chagrin, il connaît bien, il sait que ça se respecte. Ils boiront le café sans dévier de ce qui compose leurs échanges habituels, le jardin, le temps et leurs deux vieux chiens qui se sont couchés comme on se laisse tomber et ça fait un bruit sourd sur le plancher. Quand il se lève pour partir, elle dit : « A-t-on idée de vivre si loin des siens ! » Elle lui en veut à lui, le fils de l’Américain. Elle lui en veut à lui de tous ces portails qu’il a bien fallu ouvrir pour laisser partir. Ce n’est que justice si c’est à lui que revient la tâche de tirer les deux battants récalcitrants, qui grincent et se bloquent dans les cailloux et de lutter pour faire jouer le verrou rouillé. Elle ne dira pas merci. Pas bonsoir non plus, pas ce soir.

proposition n° 8

Marie-Jeanne, née sous X, père inconnu. Abandonnée à la naissance et adoptée par Jules Dumoulin, 50 ans, fermier et Henriette née Viguier, 42 ans, demeurant à la ferme de la Guilberdière, à Champeau. Disparue à l’âge de 8 ans.

André Borel, notaire à St Pair sur Mer. C’est son nom maintenant sur la plaque à l’entrée de l’étude. Avant c’était celui de Jacques Delorme. Il pourrait être son fils. Il fait tout pareil que lui, tout comme Delorme le lui a appris depuis qu’il est entré comme clerc dans son étude. Aujourd’hui il fait tout de la fortune de chacun sur plusieurs générations, les successions qui obligent au morcellement des terres comme les mariages qui permettent leur regroupement. Il les connaît par cœur tous ces dossiers signés du même nom, Delorme, seul change le prénom au fil des ans. C’est qu’ils sont notaires de père en fils chez les Delorme, jusqu’à Jacques, le dernier, qui n’a eu qu’une fille et elle est née bègue en plus. André Borel aurait pu l’épouser par intérêt car il y a beaucoup gagné à cette union à commencer par ce parrainage, l’étude et tout ce qui va avec. C’est ce que croient les gens et c’est ce qui se dit encore. Le vieux Delorme lui aurait donné plus encore pour qu’il se charge de sa fille handicapée. André, lui, l’avait aimée au premier regard bien avant qu’elle n’ouvre la bouche qu’elle n’ouvrait pas souvent. Son air timide, ses cheveux trop blonds, sa peau et ses yeux, tout semblait pâle plus qu’il n’est nécessaire. Il avait trouvé ça touchant tout cet effacement. Il venait d’une famille de noirauds où tous parlaient haut en se coupant la parole. C’est à peine s’ils avaient eu besoin de se parler pour s’entendre, André et elle. Entre eux tout avait coulé de source immédiatement. Et un sourire semblait avoir poussé sur le visage trop clair et ne s’était plus effacé. Plus tard ceux qui la rencontreraient pour la première fois penseraient : c’est une belle femme.

Pas tout à fait en face, juste après le virage, se trouve l’entrée de la carrière ou ce qui fut telle. Deux énormes blocs de granit de part et d’autre d’une allée au milieu d’un vaste verger de pommiers et une inscription gravée dans leur chair : les Perrières. La carrière est désaffectée aujourd’hui comme en attestent les trois grands chiens d’arrêt qui gardent le verger et aboient au portail au passage du facteur. La propriété est revenue au fils Morin, celui qui est propriétaire des trois jardineries du coin. Le père est resté vivre là-bas. On le voit sillonner les routes autant qu’on entend la minuscule voiture sans permis qu’il pousse autant que l’accélérateur le permet. Des caractères durs comme les blocs qu’ils ont réduits de père en fils. Des femmes qui meurent en couche, épuisées et usées avant l’heure, qui donnent des fils et puis s’en vont, des fils élevés par des hommes dans l’odeur de la dynamite et le bruit des explosions. De père en fils, l’aisance de la richesse et proximité constante avec la mort qui menace insidieusement comme le radon qui se dégage de la roche, être en permanence à la merci d’un accident, y soumettre ses fils et aussi les fils des autres, de tous ces ouvriers embauchés. Alors il y a les rancunes qui se multiplient au sein du village et la jalousie qui va de pair face à la réussite et tout cela s’amplifie au fil des ans. Jusqu’au dernier des fils qui ne porte pas le prénom des patriarches, Charles. A cause d’une mère qui a tenu bon, qui a tenu tête, son fils s’appellera Sébastien en premier prénom. Sébastien comme un talisman qui viendrait rompre un sort funeste. Lui, adulte, choisit le végétal, reniement ou résurrection, mais reste la richesse, la réussite et l’aisance financière, l’embauche des hommes, ceux qui ne trouvent pas de travail, des laissés-pour-compte sans qualification mais dont on connaît la famille depuis des lustres. Et la jalousie demeure. Le respect qu’on lui témoigne aussi.

proposition n° 7

Préparer le lieu. Il n’est jamais le même. En avoir un dans chaque lieu de vie. Parfois il est voué à cette unique fonction et se vêt d’exclusivité, ainsi la méridienne où personne d’autre n’oserait s’asseoir. Elle reste disponible et vacante pour celle qui écrit. On s’y laisse tomber juste tel qu’on s’est levé, vierge des pensées du jour qui sommeillent encore, le corps engourdi de l’immobilité de la nuit, haleine fraîche aussitôt gâtée par le café brûlant dans une tasse sans soucoupe, un mug, toujours le même qui tient bien en mains, auquel on peut se raccrocher, les paumes collées au réconfort de sa douce chaleur, quand le café sera bu, commencera le travail de la main droite griffant énergiquement le papier, tandis que sa sœur à gauche soutient. Elle maintient une planche de bois qui supporte le cahier ou tient ouvert le cahier neuf à la tranche pas encore cassée ou alors le cahier lui-même quand le temps presse et qu’il est urgent d’écrire pour ne rien perdre de ce qui se presse, s’énonce clairement, du moins c’est l’impression qu’on en a.

Parfois le lieu dédié est surchargé, encombré. Ce bureau a une histoire. Avant d’être promu, il a été table de petit format et insignifiante, destinée aux grandes lessives chez une grand-mère morte depuis longtemps avant d’être remisée dans un débarras à la génération suivante. A celle d’après, poncée, peinte aux couleurs actuelles, taupe bien sûr, ce gris chic qui s’étale partout, pas totalement recouverte pour que l’œil savoure le toucher de velours du bois brut, elle a été investie. Quelques objets fétiches, la carte postale de C. W. et le marque page plastifié reçu en cadeau posé sur un plateau en céramique récupéré, sauvé d’une maison qu’il faut liquider, conservé parce qu’insolite, indéfinissable, sans origine mais original et qui a le mérite de se faire modeste et de laisser un maximum de place au cahier... Il teinte lorsque la plume accélère et s’énerve. On l’avait choisi pour cela, pour le fait qu’il était petit et pour le fait qu’il n’encombrerait pas, on l’avait élu et nommé bureau, placé dans un angle. Devant lui, tout contre, un mur blanc et pareil à gauche. L’esprit ne s’échappera pas, on espérait ainsi le garder concentré. Le voici écrasé sous le poids des cahiers entamés et des livres qui devraient servir de référence pour l’écriture de ce roman abandonné en cours de route avec un prénom qui revient dans les post-its colorés qui sont restés plantés sur la grande feuille de base censée illustrer le plan. Un prénom qui a longtemps tenu l’histoire jusqu’à ce que la magie de ce prénom ne suffise plus. Il est enseveli. On ne peut plus le dégager. Désormais il ne s’y écrira plus rien. Il faudra aménager ailleurs. Un autre lieu... Dénicher une autre place, la faire sienne, la tester avant de l’évaluer : envie d’y revenir ou pas ?

La tension dans le corps. On ne parle plus. On ne pense plus qu’à cela, rendre praticable l’écriture, que la main puisse agiter le stylo en y mettent toute l’énergie dont elle est capable. Le corps se tend, les muscles fournissent le travail qu’on attend. Pousser le fauteuil, empoigner des coussins, une planche à déposer sur les accoudoirs du voltaire, des accoudoirs fermes, solides et embourrés, velouté du tissu, sur eux le corps fatigué d’écrire peut se reposer, pour peu s’abandonner tandis que la main trace comme sous la dictée inaudible à une vitesse difficile à suivre.

Le choix du cahier. Parfois l’idée de ce qu’on veut est précise. Parfois on doit tâtonner. Saisir celui-ci, l’entrouvrir, hésiter, aller jusqu’à lui laisser croire que c’est bon, qu’on l’a adopté et avant de s’asseoir rien qu’en l’ouvrant à nouveau être certain de s’être trompé. Les lignes ou les carreaux vous sautent au visage et on ne voit plus qu’eux. On aurait l’impression d’écrire en travers des barreaux de prison. Le livre claque lorsqu’on le referme. Il faut en dénicher un autre, où chaque page est une marée vierge et immaculée. Pas trop beau... Ces cahiers-là, on les aime. On se les offre parfois. Parfois on vous l’offre. On n’y écrit jamais. L’injonction de ne pas gâcher crierait aux oreilles à chaque page et la cacophonie empêcherait l’écriture. Parfois les lignes ne gênent pas. Parfois est un possible auquel on ne comprend rien. Parfois on ne sait plus ce qu’on a envie d’écrire. Parfois on voudrait juste oublier qu’on a besoin d’écrire pour vivre. Parfois la tête s’incline et les paupières tombent. Il est temps de fermer tout et de s’abandonner au sommeil.

Parfois il faudrait se retenir d’écrire.

proposition n° 6

Le camélia ou l’art de la chute. C’est ce qui me trottait en tête depuis quelques jours. Ecrire là-dessus. Voilà qui me semble trop simple. Se méfier de sa première idée lorsqu’on veut écrire un scenario. Alors écarter le camélia. Deux pommes qui traînent sur la table de la cuisine. Presque identiques. Mais il y en a une qui est un rien plus petite, un rien, justement ce rien à propos duquel il faut écrire. Un rien plus petite. Un rien plus déformée. Leur différence tient en ce rien. Même ton, même état d’avancement. Deux petits jaunes dans le fouillis de la table de cuisine et c’est là que le cahier a choisi de s’ouvrir ce matin. Deux petits jaunes de forme sphérique comme un rappel des deux autres de forme parallélépipédique, jetés dans une caisse en bois avec un écriteau « servez-vous » chez un opticien du centre du village. Hésitation à y regarder de plus près. Sont-ils à échanger avec d’autres ? A-t-on le droit de les emporter ? Pour toujours ? La couverture plastifiée avec un code en lettres sur la tranche lève le mystère sur leur vie antérieure. Une bibliothèque a voulu s’en débarrasser. Besoin de place. Sommés de dégager. Même couverture et même couleur, unis par un éditeur commun qui a fait de ce ton flamboyant sa marque de fabrique. Pas de photo aguicheuse, c’est qu’on présente de la grande littérature. Un tout petit titre de rien du tout, un mot unique sur l’un : prison. Le prénom et le nom de l’auteur ne sont guère plus longs. Et son jumeau de Pierre Bergounioux. Stupéfaction, ces deux-là naufragés rescapés échoués sous mes yeux dans un lieu où mon passage était improbable ne peuvent être que pour moi ! Il suffisait de presque rien, peut-être un quart de dioptrie en moins pour que... Et ils auraient fini ailleurs une dernière fois lus ou même pas. Les pommes en couple improbables continuent à me questionner dès que je lève les yeux. On parlait de quoi au départ ? Ah oui, de vous. De vous pas vraiment à votre place au milieu d’autres objets improbables réunis comme pour une nature morte qu’on nommerait désordre : deux pommes jaunes avec un flacon de médicament sans bouchon, un verre avec sa cuillère inclinée en toboggan, des bagues fantaisie volumineuses, deux prospectus pour la toute nouvelle piscine, la pancarte en bois avec les lettres H, O, M et E, ramassées sur la paillasson, envolée du clou rouillé planté dans la porte d’entrée, montage savant bricolé avec amour pour un couple légitime, honoré, affiché dès la porte d’entrée, tout le monde a le droit d’avoir un rien de mauvais goût, les lettres décollées en vrac à côté des deux pommes et on ne sait laquelle des deux sera mangée la première et comment ce choix se fera car à l’œil nu elles semblent aussi mûres l’une que l’autre, identiques du moins de ce point de vue-là. Ecrire sur rien, est-ce d’une quelconque utilité pour quelqu’un d’autre que celui qui écrit ? Ecrire sur rien, c’est ce que je fais de mieux, il dit, celui qui me lit chaque matin au saut du lit, celui qui dort pendant que j’écris, que j’écris pour rien. Sur les pommes ou la fleur de camélia qui personnifie l’art de la chute. Tombée à peine éclose. Toute la puissance de sa floraison l’entraîne dans sa chute. Trop lourde pour la tige qui ne peut le retenir. Sa nature lui fait préférer l’ombre et les régions pluvieuses. Les pluies fréquentes la gorgeront d’eau. Le bouton longtemps demeuré clos, encapuchonné de vert sombre, va se délester comme on s’ébroue. Il ne peut retarder sa floraison. Quand c’est parti, c’est parti. Il faut y aller. Une pluie toujours cueille la fleur de camélia, l’alourdit, jaunit les bords de ses pétales. Celle-ci est intacte, tombée en pleine perfection. Elle pourrira sur place dans ce nid d’herbes sauvages qui a atténué sa chute, mais hâtera sa putréfaction. Fraîche contre la paume de la main, elle y tient tout entière, en épouse le creux, s’y love en confiance. Renflée juste ce qu’il faut. Rose celle-ci. Alors que dans la pensée le camélia ne peut qu’être blanc, émouvant comme celle qui en est l’emblème, cette actrice jouant son rôle dans le film en noir et blanc, beauté diaphane et éphémère, chantant encore à pleins poumons alors qu’elle ne devrait plus que tousser, mourant jeune... Et ce sentiment d’injustice. Serait-ce moins triste, si elle n’était si belle ? Pleure-t-on la mort de la fleur de pissenlit ? Est-ce seulement une émotion qui s’ajoute à une autre, celle éprouvée face à la beauté doublée du choc face à l’injustice. La main s’ouvre. Cette fleur-ci va connaître un destin exceptionnel. La main s’incline. Le camélia va tomber une seconde fois.

proposition n° 5

Les phrases qui ne s’achevaient pas, juste quelques mots suivis de trois points de suspension comme pour s’arrêter avant de prononcer l’irréparable. On savait se tenir. Et se retenir, enfin jusqu’à un certain point. On était une famille unie. Il fallait préserver cela. Assis en demi-cercle devant le bureau du notaire. Mais tous les visages tournés dans le sien lui donnaient le sentiment d’être dans le box des accusés. Tous contre lui, unis. Juste à cause de ce qu’il avait dit en privé au notaire après la lecture du testament. Quelque chose qu’il s’était empressé de faire passer. Et maintenant ces phrases tronquées. As-tu pensé à ... Comment peux-tu espérer... Toi, qu’est-ce que tu vas pouvoir... Sais-tu seulement... Il connaissait chacune de leurs phrases. A peu de chose près les mêmes. Celles d’il y avait trente ans. Les mêmes. Il aurait voulu leur répondre mais ils ne parlaient pas le même langage. Ils s’agitaient sur leur chaise et celles-ci grinçaient comme pour acquiescer. Le notaire tournait un stylo plume tout aussi boudiné que ses doigts. Alliance et chevalière en or. Il dévissait le capuchon pour le revisser aussitôt. La plume aussi était en or. Bientôt il les interromprait pour leur montrer qu’il tenait son rôle, mériterait ses honoraires.

Leurs voix par-delà le mur. Tu ne viens pas ? Non, il préférait ne pas entrer. Ne pas se mêler à eux. Leur façon de s’énerver contre la grille qui résistait, la rouille, c’est tout pourri, dans quel état c’est... Leurs gestes brusques, maladroits, irrespectueux. Leurs mains empoignaient, poussaient, secouaient. Parfois leurs pieds venaient à la rescousse. Tu as vu... On n’imagine pas... Quand je pense comme c’était avant... Ils étaient pourtant descendus des voitures en silence, berlines au coloris sombres avec ce qu’il fallait de chrome, garées à la queue leu leu contre le mur mais trop près. A cause des ronces qui avaient enjambé le mur et retombaient jusqu’aux carrosseries au point qu’ils se sentaient menacés, à deux doigts d’être déchirés, eux, leurs habits, la peinture métallisée de leur voiture, rayée. Vous n’y pensez pas... Les voix se sont faites plus fortes à mesure que croissait leur indignation et au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient dans le parc, les murs qui auraient dû les atténuer faisaient caisse de résonance. Ils s’adressaient au notaire le prenant à témoin des dégradations, de l’état du parc redevenu friche et quand la lourde porte d’entrée fini par abdiquer pour leur livrer passage, le silence repris possession des lieux jusqu’à ce que quelqu’un ouvre en grand l’une après l’autre toutes les fenêtres comme pour chasser le plus loin possible l’esprit ambiant. Aérer, combattre l’odeur de moisissure qui imprégnait les tentures, les tapisseries, le bois des meubles et des châssis... Dans cet état, vous imaginez ce que ça va lui coûter, une fortune pour remettre à niveau. Peut-être que son niveau à lui... Cela dépend du niveau d’exigence... On ne va pas la lui laisser pour rien... Qu’est-ce qu’il s’imagine... Nous aussi... Nos enfants... Par les temps qui courent...

En dehors. Au-delà du mur. Il restait sur la route, les pieds dans l’humidité des mauvaises herbes qui avaient quartier libre entre l’asphalte et le granit du mur. Il les entendait sans les entendre. Était sur leurs talons sans y être. L’agitation des arbres, le bruissement de leurs feuilles retenaient son attention. Le jardin aussi avait envie de lui parler. Le puits... Les arabesques en fer forgé formaient un dôme au-dessus de son cercle de pierres hésitant entre la peinture blanche et la rouille. Oui, allez jouer dans le parc, mais ne vous approchez pas du puits. La voix de sa grand-mère qui par ses mises en garde répétées en faisait le principal attrait du jardin. Lui attribuant sans le savoir le rôle du personnage maléfique. Du coup toutes leurs histoires se construisaient autour de lui. Une fois les méchants vaincus, c’est là qu’ils finiraient, déjà morts ou encore vivants pour finir noyés, leur imagination débridée par les lectures du moment variait les supplices à l’infini.

Un doigt pointé, ongle manucuré, rouge sang, se tendait vers le visage de la mère de plus en plus âgée et une voix aiguë immobilisait les présents. C’est elle qui l’a volée... Ta bague de fiançailles... Tu le sais très bien. Mais tu la couvres comme d’habitude. Tu pourrais l’admettre pour une fois... Une seule fois... Les yeux clairs que les rides ont enfoncé profond dans leurs orbites se sont rétrécis. Ils papillonnent pour ne pas loucher sur cet index accusateur trop proche des lunettes qui ont glissé sous le coup de l’émoi. Une phrase, elle ou sa jumelle, qui finissait par débouler d’on ne sait où et surtout lorsqu’on ne s’y attend pas. Et l’indulgence de la mère qui tente de défendre sa fille. Envolée, sa fille, appelée par la grande ville, la ville lumière comme on dit, morte trop jeune, laissant l’enfant derrière elle, comme un fardeau, disaient les tantes, ses sœurs, comme un cadeau reprenait la grand-mère devant le petit lorsqu’il a grandi. Cette indulgence, c’est ce qui les révoltait. Comme si elle leur retranchait une partie de l’amour qui leur était dû, à eux, les autres enfants, qui étaient restés. Restés près d’elle, restés vivants, alors que l’autre... ça a toujours été ta préférée... Tu peux bien l’avouer...

Trois grilles à 4 mètres d’intervalle. La voiture entre par celle de gauche, identique à celle de droite, tandis que la centrale porte à son sommet un entrelacs d’arabesques qui rappelle celles au-dessus du puits et témoigne de l’a créativité d’un ferronnier. Un cèdre puissant et trois camélias de plus de 3 mètres se sont regroupés pour unir leur force. Ils ont décidé de pousser les murs du parc. A cause de la lézarde qui a crevé le mur de granit, quelqu’un a tenté maladroitement de stopper leur soif d’extension en liant leurs troncs à l’aide d’une corde épaisse pour les retirer en arrière.
Dans ses rêves, la grille centrale est dégagée. Elle ouvre sur l’allée qui mène au perron. Une petite fille est agrippée aux barreaux. Elle pleure bruyamment et personne ne l’entend. Il n’est pas dans le rêve. Il n’est nulle part. Il ne peut rien pour elle. Il entend les sanglots. Il ne comprend pas pourquoi ceux qui sont dans la maison ne sortent pas, restent à l’intérieur. Son impuissance est une douleur physique pour un corps invisible. L’impossibilité de réintégrer ce corps pour le réveiller ou pour le porter au secours de l’enfant. Il se réveille en nage. Ces nuits-là, il ne peut plus se rendormir.

proposition n° 4

Un volet qui claque au vent. Tu l’entends de loin, bien avant que tu le voies. Pour cela il faut laisser l’église dans ton dos. Celle de St Michel des Loups, bizarrement positionnée, en hauteur comme sur un promontoire alors que tout le bourg est plat. Depuis l’église bousculée de tombes ramassées comme une cité à forte densité en expansion, il faut passer le mur et descendre des escaliers. La route à 1km fait une fourche au lieu-dit Mila, un nom qui sonne comme une borne. Il ne faut pas suivre le panneau le Bosq à droite qui mène à la falaise puis au-delà à la mer.

Le volet claque. Ton pas aussi sur l’asphalte. En disharmonie. Tu arrives au rendez-vous. Les arbres inclinés comme pour te faire signer, t’interpeller. Ils ne craignent pas le vent violent. C’est qu’ils en ont vu d’autres, connu tant de tempêtes. On est dans un pays de marins. Tout près, c’est Granville et la pêche à la morue à Terre Neuve... Les départs, des au revoir, des mains qui se serrent en poings dans les poches des femmes, mettre son mouchoir par-dessus le chagrin, rien ne sera dit, écrit, pleuré, un départ à minima, sans pleurs parce qu’ici c’est la dignité avant tout.

Le nom n’est pas effacé sur la boîte aux lettres attaquée par la rouille. Il faudra descendre à la mairie, celle de Jullouville, consulter le cadastre pour en savoir davantage sur les propriétaires.

La guerre est déclarée depuis longtemps entre les arbres de la propriété et les hauts murs de granit aidés de trois grilles en fer forgé. Les arbres savent qu’ils vont gagner. Il ne se pressent pas. On assiste à une guerre d’usure. Les fissures sont profondes déjà. Elles courent sur les murs impunément.

Le manque de quelque chose. Une intrigue. Des personnages peut-être. Rien de tout cela et pourtant une envie d’écrire comme on honore une mémoire dont on ignore tout. Juste le flou du décor, un bruit de volet et la sensation d’un départ. Et ça suffirait pour écrire ce qui doit être écrit et qui est porté en soi, ailleurs, dans un flou indéfini, dans un utérus mal équipé avec l’incertitude de l’alchimie, du miracle qui pourrait avoir lieu. Tout autour il reste cet inconfort de vie qui empêche de vivre profondément, totalement. Parce que quelque chose doit s’écrire qui ne s’écrit pas. Jusqu’à ce que ça s’écrive et alors on peut se remettre à vivre. Le claquement du volet, on ne l’entendra plus.

Le texte issu de la proposition de F. Bon, il en existe deux versions :

Voici la première :
Le mythe de la chèvre de Monsieur Seguin, il en existe 4 versions.
Dans la première, Blanquette se libère de la chaîne à laquelle M. Seguin l’avait attachée pour qu’elle ne tente pas d’imiter la Noiraude qui s’était aventurée en montagne et avait fini dévorée par le loup. Et bien sûr Blanquette connaît le même sort.
Dans la deuxième version, c’est M. Seguin lui-même qui, à force de louer le courage dont la Noiraude avait fait preuve, racontant comment elle avait lutté toute la nuit pour retarder le moment où elle se fait dévorer par le loup, induit chez Blanquette cet impérieux besoin de l’imiter espérant inconsciemment être autant aimée de M. Seguin que la chèvre d’avant elle.
Dans la troisième, c’est le collier de la Noiraude qui est simplement trop large pour le cou de Blanquette qui n’a qu’à tourner la tête pour se dégager. Car ce que veut Blanquette, c’est juste brouter l’herbe qui est un rien devant son nez et de fil en aiguille, herbe après herbe, elle avance et se retrouve loin de la maison, et si elle lutte, ce n’est pas pour l’amour de M. Seguin, pas pour qu’Alphonse Daudet fassent sangloter les enfants avec des histoires tristes qu’ils seront obligés de lire, si elle lutte, c’est par bête instinct de conservation et quand elle rend son dernier souffle, Blanquette, elle ne pense à rien, plus à rien, ni à Daudet, ni à Seguin, elle veut juste se reposer, ne plus rien sentir. Juste fermer les yeux et dormir.
Dans la quatrième version, c’est d’un loup pacifique qu’il s’agit. Pacifique mais un peu sanguin et au premier coup de corne de la chèvre qui ne connaît du loup que ce que ce con de Seguin lui a raconté et se croit obligée de porter le premier coup. Un coup de cornes dans les côtes d’un loup famélique puisque pacifique, ça fait hyper mal. Et c’est drôlement injuste, c’est ce qu’il se dira après coup, le loup, pour se donner bonne conscience. Car surpris par cette douleur fulgurante entre les côtes, son sang ne fait qu’un tour et hop un coup de dents plus tard, la petite chèvre ne respire plus.
Lorsque M. Seguin en fait le récit à la chèvre numéro 8, seul reste l’inexplicable chagrin.

Voici la seconde :
Quatre légendes rapportent l’histoire de Blanquette, la chèvre de Monsieur Seguin.
Selon la première, Blanquette qui connaît pourtant le sort qu’ont connu les six chèvres précédentes de M. Seguin préfère la liberté et finit comme les autres dévorée par le loup.
Selon la seconde, Blanquette pour mériter l’amour de son propriétaire se doit de lutter vaillamment contre le loup, bien qu’elle connaisse à l’avance l’issue tragique du combat.
Selon la troisième, c’est M. Seguin lui-même qui, par ses récits où transpirent l’admiration et le regret qu’il a des chèvres d’avant Blanquette, la pousse vers son funeste destin.
Selon la quatrième, cet amour de la liberté ne pousse chez la petite chèvre qu’à l’instant où elle en est privée. Entre les quatre murs de sa cabane, le mythe du loup revêt des dimensions qui dépassent et explosent toutes les limites.
Restait l’inexplicable fracas de l’abandon.

proposition n° 2

Cécile, Claire et moi. Nous étions là toutes les trois et parlions de la quatrième, Annie, et des inconvénients qu’il y a à être un écrivain connu, reconnu. De l’éditeur qui se croit tout permis comme si c’était grâce à lui, tout ça, ce succès, et qui sous ce prétexte fallacieux devenait grand maître du temps, du précieux temps de son poulain, empiétant alors sans vergogne sur son temps d’écriture, celui qui lui restait et qui s’amenuisait au fil des années. Ce sentiment d’urgence, il semblait bien que nous le partagions. Dédicaces, conférences, rencontres et tous ces déplacements, même en première, c’est épuisant, ces chambres d’hôtel et l’interruption surtout comme un arrêt brutal de la machine écriture qu’il faudrait relancer dans une débauche d’énergie, et toujours cette crainte qu’elle ne reparte pas. Je les laissais parler comme souvent, n’étant pas du sérail des agrégés et des normal’sup. La conversation tournait autour de cela. Nous étions d’accord et conscientes du fait que chacune de nous aurait bien aimé connaître la célébrité d’Annie. Ne disions-nous pas cela pour nous consoler de tous nos écrits vains ?

Claire avait proposé qu’on se retrouve chez elle. Elle habitait désormais la maison de sa mère, de celles qui m’ont toujours fait rêver, avec des chemins ratissés qui ignorent la ligne droite pour mener au perron, mais préfèrent prendre leur temps et contourner une étendue de pelouse circulaire ou encore un parterre de massifs floraux, à vous faire hésiter entre celui de droite ou celui de gauche et pendant que vous tergiversez ou déambulez, la façade haute et équilibrée vous observe ouvertement depuis son balcon central et plus subrepticement depuis les divers œil de bœuf qui percent les combles. Le perron accessible par un amoncellement de blocs de pierre, larges à base pour aller en diminuant comme un château de cubes d’enfant, exactement comme je les aimais mais que mon handicap ne me permettrait bientôt plus de franchir. Au pied du mur j’avais eu le temps de repérer le rosier dont il est question dans un de ses livres, peut-être dans « C’est de fatigue que se ferment les yeux des femmes », mais je n’en suis pas sûre. L’hiver avait eu raison de sa production et je m’étais fait la réflexion qu’on perd souvent à vouloir confronter la réalité à celle vivante, vibrante et odorante que l’on s’est construite à la lecture.

Le thé était préparé au salon. Claire n’avait pas changé. La sauvagerie de ses cheveux passés du blond au blanc et la sveltesse de sa silhouette contredisaient les années passées. Son mari était absent. Jamais elle ne trouverait la volonté de le quitter, pas plus que de mettre à exécution son envie de le tuer. Qu’avait-il été d’autre qu’un prétexte à écriture ?

Deux d’entre nous étions devenues grands-mères mais entre nous il n’y aurait pas de ces ridicules échanges de photos immédiatement visibles sur nos téléphones portables dernière génération. Grand-mère, certes, mais moderne ! A qui le dégainerait la première ! Non, nous étions certaines ici d’échapper à ce conditionnement. Ecrire nous avait permis d’y échapper et d’en être réduite à ce seul statu de Mamie. Cécile n’avait pas d’enfants. J’ignore si elle le regrettait. Sa vie était bien remplie entre ses deux casquettes d’écrivaine et de traductrice.

La sonnerie du téléphone nous a fait sursauter. Claire s’est levée. Elle était nue. Elle a quitté le salon, traversé la salle à manger où avait été exposé le cercueil de sa mère. Sa démarche était décontractée, son corps jeune et parfait et cela ne m’a pas étonnée. Elle en avait toujours pris grand soin. N’avait-elle pas écrit :

« Kafka écrit que la vie lui eût été aisée sans l’obstacle de son corps mon Dieu comment peut-on ressentir aussi négativement sa chair sans mon corps je me flingue tout de suite c’est mon meilleur allié mon outil de vie c’est absurde bien sûr d’écrire ça mais ça dit ce que ça veut dire moi c’est mon corps qui me rattache aux joies de ce monde j’adore mon corps ou plutôt la vie qui en émane qui en jaillit c’est plus exact et celle qu’il accueille en son sein tiens ce sein-là est creux j’en ai donc trois tant mieux il ne manquerait plus que ça qu’on me retire mon corps il me resterait mes fantasmes quel cadeau merci bien mens sana in corpore sano je clame sans cesse mon ventre c’est une corne d’abondance et du désir de l’homme qu’il abonde... »

Claire décroche le combiné et déclame avec une voix d’enfant qui ânonne sa récitation un texte qui n’est pas d’elle :

« J’ai attendu en vain un jour, deux jours, trois. J’ai fait le tri des photos et je possède désormais une sélection drastique mais satisfaisante. Les meilleures photos que j’ai jamais faites. Et il ne les verrait pas ? Il faut que je les expose, pas dans l’habituelle galerie confidentielle qui se contente de m’accueillir sans chercher à faire connaître mon travail, non, il faut quelque chose de grand, des affiches partout, sur les panneaux mobiles, dans la rue. Où qu’il soit il se verrait et verrait la façon dont je le vois, une silhouette furtive, quelqu’un qui s’échapperait, saisi. Il y a une part de hasard, il y a une part de chance mais j’ai capté quelque chose. Le moyen de d’exprimer concrètement une pensée abstraite, une ressemblance. La condition humaine. [...] Lui prouver et prouver au monde que j’existe, ce que j’ai du mal à croire, seule dans mon deux pièces depuis des années. Chercher les autres, soi. Ecouter. Retrouver ce qu’on a connu, reconnaître. La photographie prouve que cela a été. »

Je connaissais ce texte mais la voix inappropriée me dérangeait et il m’était impossible de savoir d’où il venait, à qui il appartenait.

Cécile s’était levée dans un mouvement de panique. A présent elle marchait bras ballants autour de la table basse d’un pas étrange que je ne pus m’expliquer qu’après avoir compris qu’elle évitait de poser le pied sur les motifs bleus qui interrompaient le liseré rose du tapis. Sur sa poitrine un appareil photo que je n’avais pas remarqué jusque-là semblait jouer au pendule et vivre une vie propre, retenu par une lanière en cuir clair.

La voix au téléphone s’était tue mais Claire ne revenait pas dans la pièce. Peut-être était-elle allée se rhabiller. En suivant des yeux l’appareil photo au cou de Cécile, qui poursuivait le tour de la table, je compris ce qui m’avait dérangée : le texte récité par Claire au téléphone n’était pas le sien. Il avait été écrit par Cécile dans ce livre publié chez Christian Bourgeois et intitulé Totale Eclipse.

proposition n° 1

Des images mentales. Récurrentes... A déplier, susceptibles de l’être, dépliées mais surtout ne pas le faire, interdiction d’écrire. Chemin barré.
Qui ose m’interdire d’écrire ? Les images se vengent. Elles se refusent, soupe à la grimace et cul tourné. Vide et néant. Plume blanche, c’est ce que je montre ou promets de faire. Chou blanc. Blancheur de l’écran. Néant.
Il y aurait bien, mais vaguement alors... une maison abandonnée, inoccupée mais debout, imposante encore, et un volet battant au vent crânement, ignorant, ou voulant le faire croire, l’annonce d’une fin programmée. Et une grille où la rouille aurait remplacé la couleur et qui traîne comme un poids mort, une petite fille agrippée à ses barreaux, ceux du bas, à cause de sa taille, comme si elle voulait entrer. On n’en saurait pas plus.

Des trottoirs comme le sont ceux des maisons de village, disparates, mal raccordés, désaccordés, un bout de pavés comme ci, un bout de pierres comme ça, avec des joints qui ne relient plus rien, les gelées successives les ont fait sauter, on finit par abandonner pour marcher sur la route qui n’est guère en meilleur état. Il fait nuit mais pas tout à fait. Est-ce le jour ou plutôt sa fin qui menace ? Un entre-deux mais pas l’obscurité complète. Au loin une lumière orange comme un espoir un peu pourri. Une femme marche d’un pas qui précise qu’elle se rend quelque part. Il faudra qu’elle y arrive. De temps en temps un pré ou un champ interrompt le lot de maisons et aussi les trottoirs. On est au milieu de nulle part dans ce paysage sans début et sans fin. Reflet d’une nouvelle en devenir.

Un bloc de béton émergeant du sable durci, balayé par les vagues comme on lave à grandes eaux. Un cube dont un seul angle affleure. D’un côté une rigole se creusera pour tenter de garder un peu de cette mer qui déjà s’éloigne, sable et eau salée aux couleurs qui se fondent dans une uniformité grise d’absence de lumière. Un anneau de fer fiché dans le ciment offre son demi-cercle pour qu’on y accroche on ne sait plus quoi, là où est arrivé le bloc, vestige d’une utilité perdue. Il ne retient plus que le regard...

Rose effacé de la façade du bâtiment, un moulin en bordure de la Semois, une roue qui trempe dans l’eau juste ce qu’il faut pour qu’elle le fasse tourner.

Au bout des jambes, des pieds supprimés par le travail des vagues et du sable meuble dans une cohérence synchronisée. Résultat : un corps sans pieds, enraciné.



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1ère mise en ligne 23 décembre 2018 et dernière modification le 4 mars 2019.
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