contribution auteur | Franck Queyraud

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Franck Queyraud (alias memoire2silence)
Flâneur, lecteur et bibliothécaire topographe (dans cet ordre). Adepte des #oloé
Ecrit sur le blog flânerie quotidienne pas tous les jours.
Rédige un journal extime quotidien : Dans la ville de S.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
Une forêt où les oiseaux tombent des arbres comme des feuilles avait titré le journal. On ne savait pas quand cela avait commencé précisément. On avait ramassé des centaines d’oiseaux, morts, autour de la grande forêt domaniale recouvrant un quart du département. Des experts étaient venus, alertés par les membres de la LPO locale et les gardes forestiers. Personne n’y comprenait rien. On avait tout de suite évoqué une pollution. On avait prélevé des échantillons. On avait analysé, sans résultats probants. Le problème s’était étendu. D’autres forêts avaient été touchées. Toutes sauf une dans le département. Celle de Nienne et de son père. Celle que Nienne n’entretenait pas. avait titré un autre journal. Les rumeurs allaient bon train, amplifiées encore par les réseaux sociaux. On pensait à une pollution cachée pour ne pas nous affoler. Il n’y avait pourtant ni centrale nucléaire ni aucun dépôt officiel de substances dangereuses. Cela devait être dans l’air. L’air qui venait d’ailleurs, bien entendu, ou celui qui venait du fond de la terre, puisque la région était parsemée de grottes, trous et autres plaisirs pour spéléologues. Les explications fusaient de partout.

L’arbre sur la colline, celui devant la cabane de Nienne, s’était également couvert de plusieurs dizaines d’oiseaux, chaque jour. C’était devenu un refuge. Les oiseaux volaient de cet arbre aux arbres de la forêt de Nienne. Nienne se demandait bien pourquoi il y avait autant d’oiseaux. Il s’en moquait car il ne les dessinait pas. Il dessinait son arbre. C’était son travail, sa façon à lui de mesurer le temps, de conjurer le quotidien mais surtout de tenter de saisir un bout de réel pour l’aider à respirer. Naufragé volontaire de ce monde irréel.

En fin d’après-midi, Nienne était comme de coutume à sa table. Sa table devant la fenêtre. Il dessinait. Un journaliste le surprit en toquant trois coups brefs à la fenêtre. Nienne sursauta, se leva d’un bond, se rua vers la porte. Que venez-vous faire là ? cria Nienne. Monsieur, savez-vous pourquoi tous les oiseaux se réunissent dans votre forêt alors qu’ailleurs, ils meurent tous ? Que me racontez-vous ? Laissez-moi, c’est une propriété privée, vous n’avez pas lu les pancartes en bas de la colline ? Le journaliste n’écoutait pas et était préoccupé par sa question qu’il reposa. Nienne le regardait héberlué. Nienne n’était au courant de rien. Non, il ne lisait pas la presse, n’écoutait ni la radio ni la tv, n’utilisait que rarement le web. Le journaliste s’arrêta de parler et fixa Nienne. Mais, que faites-vous ici tout seul, coupé de tout ? Comment vous appelez-vous ? Mais cela ne vous regarde pas. Quel culot ! Je dessine. Je dessine un arbre. Celui-ci. Qui est rempli d’oiseaux ? Oui et alors, ils sont libres de venir ou pas ! Vous ne savez pas que tous les oiseaux du département meurent dès qu’ils approchent d’une forêt ou d’un arbre ? Il n’y a plus que votre forêt qui accueille des oiseaux. Je ne sais pas, vous m’ennuyez à la fin, cela m’est égal. Nienne congédia le journaliste, ferma sa porte et se cacha dans la cabane. Il n’y a pas de rideau aux fenêtres. Tous ont été retirés. Aussi, il voit encore le journaliste regarder par la fenêtre, jeter un œil sur la table où est posé le dessin interrompu de Nienne. Dessin qu’il ne pourra continuer. Il fait entre chien et loup maintenant. Il entend des sirènes qui s’éloignent, le bruit d’un hélicoptère qui passe au-dessus de sa cabane éclairant momentanément son arbre. Le journaliste se lasse et part. Loin les arbres sont ombres sur ombres. Loin la colline.

proposition n° 8

1. Nienne lui a dit un mot affectueux dès leur première rencontre. Elle lui a répondu - que cela faisait une éternité qu’elle attendait ce mot. Comme <éternité> était un peu excessif, il a ri. Elle avait vingt et un an et lui, dix-neuf. Le lendemain, elle lui a donné l’exemplaire de son livre préféré, , tout abîmé, les pages cornées, des mots soulignés et des notes dans les marges, dans sa langue... illisible pour lui. Elle lui faisait confiance. Elle ne voulait plus retourner de l’autre côté de la mer. Il l’appelait Naeco et quelques fois, pour la taquiner : sa brute épaisse, à cause du métier qu’elle apprenait. Elle voulait être chaudronnière. Ingénieure chaudronnière. Sa famille voulait la marier. Elle est devenue ingénieure, puis, elle a disparu.

2. Auguste. C’est Auguste qui a construit la cabane. Son nom de famille ? Tout le monde au village l’appelait Auguste ou . Avant de mourir, il a vendu à mon père, la cabane et le terrain tout autour, une colline et une forêt que nous lui louions l’hiver. Je pourrai connaître son nom sur les documents d’achats de la cabane. Mais en quoi cela serait utile pour évoquer Auguste. Son prénom était son nom. Mon père m’a raconté qu’Auguste jouait au fada mais ne l’était pas du tout. Il avait une bibliothèque emplie de livres, de livres de Gaston Bachelard qu’il lisait quotidiennement et de livres de poésie. Je ne sais pas s’il écrivait. C’était notre seul visiteur quand j’étais enfant. Mon père et lui discutaient pendant que je dessinais ou jouais avec le chat qui nous rendait visite aussi. Cette colline et cette forêt étaient le seul bien de mon père. Il n’avait jamais voulu être propriétaire. Il voulait laisser vivre la forêt et surtout ne pas « l’exploiter ». C’est ce qui avait plu à Auguste. Je ne l’entretiens pas, non plus. Les arbres tombent. Ils meurent en enrichissant le sol de la forêt. C’est devenu un enchevêtrement extraordinaire, digne d’une forêt primaire sans aucune intervention humaine. Les chemins et les sentiers en son cœur ont été recouverts. Les gens du village voient cela d’un mauvais œil, ce « patrimoine » non entretenu. J’ai reçu plusieurs lettres du maire me rappelant l’obligation de débroussaillement pour éviter les feux de forêt. Ma forêt - qui n’est pas « ma » forêt - est isolée - loin de toute habitation. Le risque n’est pas si grand. C’est peut-être pour cela qu’il y a une faille administrative et que tout cela ne va pas plus loin que les lettres jusqu’ici reçues. Le Maire était aussi un ami d’enfance de mon père. L’humain bloque parfois la machine administrative. Je me réconforte de cet oubli. Quand on y pense, il est incroyable que nous ne puissions pas utiliser le temps à notre guise. Je récupère seulement du petit bois pour me chauffer le soir ou je m’amuse à me perdre dans ce dédale végétal. Les grosses bûches pour l’hiver me sont livrées par un entrepreneur de bois de la ville proche, qui m’a déjà proposé de s’occuper de ma forêt. Il me regarde toujours d’un drôle d’air quand je lui dis qu’on verra plus tard. D’après le peu de ce que je sais d’Auguste, je pense que cela lui aurait plu. Il a vendu colline et forêt à mon père, en partie, pour embêter les gens du village, mais surtout, parce que mon père et lui aimaient les mêmes livres. C’est sans doute pour cela que nous n’avons pas été acceptés dans le village. Nous n’avons rien fait pour améliorer la situation. Il faut parfois refuser la communauté qui vous veut du bien. Si ma mère avait été là, peut-être eusse été différent.

proposition n° 7

C’était. Souvent, c’était, en fin de journée : l’arrivée de la lenteur, accompagnée d’un sentiment de plénitude. État qui permettait l’écriture. Le lieu où écrire était généralement catalyseur. Ce sentiment et ce lieu créaient un hors du temps. Où lire, où écrire. Un hors du temps qui naissait d’une atmosphère et d’un environnement. Une musique - répétée en boucle - pouvait également provoquer cette sorte de mélancolie de jubilation, propice à l’élargissement de tous les sens. C’était une autre personne qui prenait le contrôle. Le lieu, c’était par exemple, le jardin botanique. Non à cause de son cadre idyllique - présent et passé mélangés - mais parce que c’était là, au milieu des arbres, que pouvait s’épanouir cette lenteur, qui m’était nécessaire pour écrire. La disposition particulière d’une branche happée par un nuage suffisait pour enclencher l’écriture. Tout allait rapidement, ensuite. Les doigts dansaient sur le clavier de l’ordinateur de poche. Je ne relisais pas. Je ne savais jamais ce que j’allais écrire. Je suivais une partition intérieure. Un musicien ne s’arrête pas dans son interprétation pour rejouer le début de la partition. C’était la même chose. Je déchiffrais des évidences, créais des images, ajoutais des silences - qui, jusqu’à ce moment, m’étaient complétement inconnus ou invisibles. Il y avait ces lieux, cafés, bibliothèques, où lire, où écrire, peuplés de solitudes égarées ou emplis d’une foule de personnes s’interpellant. Écrire, c’était comme jouer un instrument, respirer enfin, sans ces heurts du quotidien qui constamment brisaient la musique de vos jours. Quand cette lenteur et cette plénitude étaient présentes, peu importait les bruits autour, rien ne m’importunait plus. La concentration se fixait au zénith, et mon stylo, pointe fine noire, courrait sur des petits carnets, récupérés ici ou là. Plus tard, je recopiais sur la page du billet de blog, mon traitement de texte préféré. D’autres fois, au café, le petit ordinateur de poche remplaçait les carnets et je n’avais plus besoin de recopier. Je posais le texte d’un seul jet, comme celui-ci en ce moment même. Je ne raturai pas ce texte numérique, si je peux dire ainsi. Je le laissais reposer, n’y pensais plus du tout, l’oubliais. Un jour ou une semaine après, j’effaçais, corrigeais, remplaçais ce qui était trop... trop intime. Cela importait peu d’être publié ailleurs que sur ce blog. Cela n’avait aucune importance. Ce qui comptait, c’était cette mélancolie de jubilation, et la tentative de la retrouver chaque jour. Le lieu en soi a besoin d’un lieu extérieur propice au chant intérieur pour ne pas être apatride à son propre corps. C’est le présent de mes jours.

proposition n° 6

Faudrait se couper de la réalité, qui dit. Y dit que ça. Il ne parle pas sinon. Il est silencieux. Il reste silencieux. Il n’aime que cela, je pense, le silence. Il aime écouter les bruits dans sa tête. Qui jamais ne le laisse en paix. Tic tac. Tic Tac. Ce n’est pas le temps qui passe. Tic tac. Tic Tac. Ce sont les images qui perlent d’un côté, qui perlent de l’autre. Et jamais ne s’arrêtent. Parfois, il parle. Et c’est un fleuve qui naît d’un barrage dévasté. Qui jette les mots les uns contre les autres. Certains rebondissent, essaient de trouver un passage, ralentissent, puis s’échappent comme ils sont venus, suivent le courant, hésitent et rejoignent la mer. Tout ce silence qu’il a en lui. Une noix, oui, c’est ce qu’il a vu la première fois qu’il est arrivé dans ce pays de montagnes et de neige. Il ne regardait pas les montagnes environnantes, éclatantes de santé. Non, il regardait ses pieds. Et la noix à ses pieds. Ses pieds à la noix qui l’avaient porté là. Et il était semblable à une noix sans son fruit. Coque vide. Cloche qui ne sonnait plus. Sonnant creux. Une partition désossée sans clé. Le sol, s’échappait sous ses pieds. Une noix ? Boite, cercueil vide sans son artefact de cerveau dedans. Pardon, pardon, avec le cerneau... Deux hémisphères, un cerneau, ça ressemble, non ? Il était semblable à cette noix tombé au sol. Il attendait de renaître. Sur ce sol, malgré ce sol, où plus rien ne poussait quand il y avait un noyer qui, de son ombre, éloignait toute vie. Une noix, qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix ? Qu’est-ce qu’on y voit quand elle est ... ouverte ? Ouverte ? Mais alors ça change tout ! On n’a pas le temps d’y voir, on la croque et puis bonsoir, on la croque et puis bonsoir les découvertes ! chantait le fou chantant. Il croque la coque. Quelle idée ! Il se casse une dent. Il reste recroquevillé dans son silence. Comme un brou, un brou, un brouillon. De noix, de montagnes, de neiges éternelles. Il ne parle plus. Silence.

proposition n° 5

Tu dessines toujours le même motif, c’est lassant à la fin. Je ne sais faire que cela. Tu verrais ta tête quand tu me regardes. Quoi ? Tu as l’air tellement sûre de toi. C’est tout le contraire. On dirait pas. Tu te moques mais je ne peux pas faire autrement, c’est mon chemin et je ne rencontre aucune intersection pour le moment, je laisse aller. Tu exagères comme d’habitude, dans ce dessin, tu as mis un oiseau dans ton arbre. Lequel ? Celui-ci. Mince, j’ai oublié de l’effacer, un moment d’égarement, un excès d’imagination. Tu m’agaces, tu veux toujours avoir raison. Tu ne comprends pas, il me faut d’abord des bases solides pour ancrer mon dessin sur la page. Oh, tu dessines des arbres, je t ‘assure que l’on imagine bien que les racines sont enfouies dans le blanc du papier et ressortent derrière la feuille. Ça ne suffit pas, je ne peux pas te faire voir le reste du monde, et sa beauté, surtout sa beauté, si mon arbre n’est pas réel, si tu n’y crois pas. Tu compliques tout, l’art ce n’est pas le réel et pendant ce temps, nous ne sommes pas ensemble. Oui je suis désolée. Que tu dis mais tu aimes être seule. Oui, mais un jour, tu verras il n’y aura plus d’arbres dans mes dessins. Ah, voilà, il n’y aura plus qu’une feuille blanche et tu nous fera le coup de ces artistes qui nous demandent de tout imaginer à leur place. Oui, peut-être, c’est fort non ?, mais non, je dessinerai une noix. Une noix ? La noix du noyer, c’est ce que je dessine, des noyers. Sur tes noyers, il n’y a pas les noix. Ben non, c’est pas la saison. Tu te fous de moi. Oui un peu. Tu es incorrigible. Non, un jour, je ne dessinerai plus que la noix, je serai noix. Moi, j’aimerai que nous soyons nous. Je serai noix et je te ferai du vin avec. Ce sera ta période noix, c’est pas un peu vain tout ça ? Vas-y, moque toi. Tu vas finir par te noyer. Très drôle, moque toi de moi...

Silence

proposition n° 4

1 – Comme c’est l’hiver et qu’il fait encore jour, Nienne est assis devant sa table qui est installée devant la fenêtre. La fenêtre encadre un arbre dans sa totalité. On dirait que la maison a été construite uniquement pour mettre une fenêtre à cet endroit et présenter, saisons après saisons, l’arbre à ceux qui y vivent. Seul, Nienne vit dans cette maison qui est plutôt une cabane, une cabane au sommet de la colline. Elle appartenait à son père. Quand on est en bas de la colline, on ne voit que l’arbre et la cabane est invisible. Nienne est assis à sa table et observe l’arbre. Il prend son crayon de mine et commence à tracer sur une feuille en papier le dessin de cet arbre. Il esquisse le tronc, les branches qui s’étoilent tout autour du centre de l’arbre. Il regarde, se penche, dessine, regarde l’arbre. Recommence. Chaque jour, depuis son arrivée dans cette remise, il passe une ou deux heures à dessiner après avoir passé le même temps à l’observer. Il commence par repérer la structure générale, même s’il ne comprend pas pourquoi telle branche part dans ce sens, et celle-ci, à l’opposé. Quelles seraient les raisons pour qu’un grand architecte ait édicté des règles concernant le sens des branches ? Nienne a décidé, il y a déjà un bon moment, qu’il ne pouvait pas tout comprendre et ne voulait surtout pas s’en remettre à des explications délirantes. Il ne savait pas, point. Il préférait regarder. Voir simplement. Voir ce qu’il voyait. Ce qui n’était pas si simple en soi. C’était son métier de voir. Dessiner. L’arbre au bord du monde, l’arbre au cœur du monde. Parfois, il démarrait par un bout de branche mais ne réussissait jamais à finir son dessin quand il procédait ainsi. Quand Naeco a disparu, il est venu dans cette cabane. Il fait nuit. Il termine son dessin par l’œil de l’arbre qui le fixe. Il ne distingue plus qu’une ombre d’arbre et les étoiles sont si lointaines qu’elles n’éblouiraient que le fonds de la pupille de l’œil d’un poète. Nienne pose son dessin sur la pile de l’étagère, après l’avoir daté et horodaté. Il le regardera demain matin et décidera s’il le garde. Il y a déjà quatre cent dessins. Au début, il dessinait plusieurs dessins dans une journée. Ne gommait jamais. Le trait devait être réalisé d’un jet, sans hésitations, ne devait pas être une suite de tentatives. Il déchirait beaucoup. Il recommençait. Cela faisait presque un an, qu’il dessinait cet arbre, et il n’était toujours pas satisfait du résultat. Il ne savait pas vraiment pourquoi il s’était mis à faire cela. L’année était passée comme une minute et les dessins s’étaient accumulés sur l’étagère, insensiblement. Arbres sans feuilles, arbres avec bourgeons puis arbres avec feuilles et de nouveau, sans feuilles. Parfois, il ajoutait un oiseau, et l’effaçait. Moment d’égarement. Les oiseaux ne restent pas et s’enfuient toujours. Ils ne tiennent jamais la pose. Quoi de plus mobile qu’un oiseau ? Il ne savait pas vraiment ce qu’il cherchait en dessinant tout le temps le même arbre. Nienne descendait régulièrement au village pour faire provisions du nécessaire pour vivre et achetait quelques crayons de bois, au tabac près de l’église. Il parlait très peu aux villageois, qui le prenaient pour un hurluberlu. Malgré les antennes paraboliques sur les toits, ici, on vivait encore comme au siècle dernier. On l’appelait, au village, l’obscur. Il ne souriait pas beaucoup, c’était peut-être pour cela. Maintenant, il est installé dans le noir, dans son fauteuil et regarde le reflet de la guirlande qui clignote, dans son verre de lunettes. C’est le seul mouvement qui le rattache au monde à l’exception du bruit du vent qu’il perçoit à l’extérieur. La guirlande de noël est celle que son père accrochait sur la cheminée tous les ans. Ils venaient tous les deux dans ce refuge d’hiver. Peintre, son père lui avait demandé de dessiner l’arbre pour apprendre à regarder. Son père, pendant ce temps, lisait. C’était le seul moment de l’année où son père ne se consacrait pas à son art. Il fendait du bois, allumait le feu, préparait le repas. Lisait. Puis, commentait les dessins de son fils qui ne s’appelait pas encore Nienne. Il aimait bien ce temps passé avec son père. Dans le noir, il pensait qu’il pourrait maintenant dessiner le flux du vent autour des branches de l’arbre de son père, son arbre à lui aujourd’hui, celui qui fut planté par son père. Et comment il pourrait s’y prendre pour les représenter, l’arbre et l’air, et le vent qui passe entre les branches. Van Gogh s’était amusé à dessiner des volutes sur certains dessins ou dans certaines peintures, mais c’était trop brut. Et puis, il l’avait fait ainsi, Vincent et on ne pouvait pas le refaire. Comme on ne pouvait plus utiliser le je me souviens de Pérec. Malgré ce problème (de dessinateur), il pensait qu’il n’y avait rien de plus difficile à dessiner qu’un arbre : figure de l’immobilité et de la permanence. Il avait regardé des quantités de dessins et de peintures des siècles passés. Mais, beaucoup trichaient. Et plus il pensait à cela, plus il se disait qu’il ne savait pas vraiment dessiner un arbre malgré les milliers de dessin qu’il avait déjà réalisé, seul ou avec son père. Vouloir représenter le vent ? Qui souffle comme bon lui semble. Quelle prétention. Il lui fallait maîtriser l’immobilité avant de prétendre vouloir représenter le mouvement. Il avait le temps devant lui, tout le temps et plus aucune attache, hormis cet arbre, encadré par la fenêtre de la cabane.

2 – L’Obscur. La lumière. Ce serait une maison. Ou un trou. Une cabane. Spacieuse, assez pour mettre les livres dans une bibliothèque. Les livres sont des solitudes qui attendent le bon moment pour qu’on les écoute. Plus faciles à ouvrir qu’une huître dès que nous sommes à maturation. Je suis un escargot nommé l’obscur. L’escargot qui porte sa bibliothèque sur son dos ne peut aller que lentement. Et, long est le temps pour ouvrir chaque livre. Et les lire. Et tenter de profiter de leurs lumières, de leurs nuits et de leurs silences. Ce qui ne s’écrit pas, ne se dit pas, se suggère, s’effleure, se susurre entre les lignes, entre les feuilles. Les livres sont dans le couloir, posés sur le sol. Dans le noir. La cabane est trop petite pour abriter une bibliothèque. Les livres n’attendent pas. Les livres n’attendent rien. Je suis à peine silencieux. Sommeille d’un lieu à l’autre. Couvert de nuit et de silence.

3... on rêve, d’ailleurs. On ne sait pas pourquoi, on ne sait pas de quoi, on a mis une virgule pour ne pas en dire plus. On rêve de rêves, qui ne sont pas nôtres, pas de nous, et d’ailleurs, qui s’en soucie ? De l’ailleurs et de tout le reste. Ici, là-bas, en haut, en bas ? Le ruisseau coule en suivant la pente : la sienne. Pouvons-nous nous comparer au ruisseau qui coule de source ? Nous, nous la cherchons toute notre existence, cette fluidité du ruisseau. Ivre que je suis, livre resterai. Ouvert ou fermé. Avec de la nuit et du silence. Le rêve est une fuite vers un ailleurs qui n’est pas pour nous. Faudrait se couper de la réalité, s’isoler sur une île perdue, pour enfin connaître nos rêves, les nôtres, qui ne seraient pas des rêves matériels. Qui ne seraient pas – je l’espère – des rêves matériels. Car, sinon, à quoi bon rêver ? Et puis, d’ailleurs, est-ce que le rêve a quelque chose à voir avec l’imaginaire ?

4 – C’est face à la mer qu’on est seul. Et pas au-dehors d’elle mais au-dedans d’elle. L’endroit ? Une plage. Je pourrai vous donner les données topographiques précises. Je vous les donne : 43°25’14.1"N 6°51’28.5"E. Il suffit de l’écrire, ici. La date, on s’en moque. C’était en 1997, en septembre. C’est face à la mer qu’on est seul. Et qu’on décide de bouger, parler, rire, dessiner, peindre, créer… ou réaliser son propre film. Coupez. Silence

proposition n° 3

Cercle polaire, œil de la terre. L’aurore boréale était rouge. Je n’aimais pas ce flou. Œil rouge. Soleil noir. Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? Un poète peut-il être sans lumière ? Tant de manques. A quoi bon des poètes en un temps de manque ? Un œil triangulaire, on n’a jamais vu. Cela ne servirait à rien. Voir, c’est d’abord une optique. Mais laquelle ? As-t-on encore besoin de voyants ? rimbaldise-t-il, en écho. Ton appareil photo me scrute. Les yeux sont partout, jour et nuit. Tout autour de nous. Que veulent-ils nous prendre ? Ta lumière, pardi, me dit-il. Je me ferme comme une huître et deviens perle. La coquille de l’huître est un Etna qui crache feu ou fumée, c’est selon... L’œil fulmine. L’œuf est un œil aveugle. On ne voit sa pupille, jaune, que si on l’ouvre. Je te fais un clin d’œuf mais ça ne rime à rien. Une friche de pensée ivre. Hébété par la rouille qui vieillit mes paupières. Il écrit, Edouard L. : une série se reflète dans la rétine d’un œil. Photographie. Simulacres. Je ne peux pas m’empêcher de penser à Hervé Guibert, Vivian Maier, Saul Leiter, Denis Roche, Alix Cléo Roubaud. Leurs poésies lumineuses – d’un air de ne pas y toucher - se sont incrustées sur ma rétine. L’œil maîtrise le cadrage à la perfection, ne respecte pas toujours la règle des tiers, zoome, puis se floute à cause d’une larme, inopinée ou à-propos. C’est direct, pur, sans intellect. Ébloui, l’œil ne sait pas penser. Il ne fait plus la mise au point. Trop d’images. Kaléidoscopes permanents. Il n’y aurait que la blanche banquise pour remettre à zéro, mon oeil. Quand tu escaladais des montagnes, ce que tu aimais le plus, c’était le retour vers les pâturages. Les couleurs revenaient et chaque retour dans la vallée était un printemps de l’œil. Comment voient les aveugles de naissance ? Comment imaginent-ils les formes, les couleurs, les paysages, les objets ? Leur monde est fait de sons, de touchers, de sensations… quoi encore ? Jadis – aussi- je voulais peindre la nuit. Littéralement. Je peignais la nuit. Le matin, je pouvais vérifier si j’avais reproduit les images nées dans ma tête. Je n’ai jamais réussi à faire mieux que des amas d’ombres et de lignes, des marines dignes de Hugo dans le meilleur des cas. Quant à l’œil d’Hugo, c’est une autre optique, aiguë et anesthésiante . Un musicien sourd, oui, mais un peintre aveugle ? La peinture, art de la lumière. Comment la représenter si on ne peut la percevoir ? 404. - Un homme dicte des tableaux à ses assistants. Dans une série, il voit le travail se dérouler sous ses yeux, dans l’autre il ne le découvre qu’à la fin. Re-Levé, un 404 : message d’erreur qui indique qu’une page n’existe plus sur le web, ne peut plus être vue. Silence.

proposition n° 2

… et ces instants de bascule dans notre vie – dangereuse par nature - ne sont pas toujours voulus. Sont automatismes, réactions épidermiques et salutaires parfois, comme disait l’amnésique Jonathan, perdu au fond d’une vallée tibétaine à la recherche de celle qui aurait pu briser son silence. J’escaladais un arbre au cœur de la forêt. Je me réfugiais tout en haut de la canopée et je regardais l’horizon. Je regardais le ciel. Je regardais les nuages. Je souhaitais être tranquille. Seul. On ne distinguait rien d’autre que la cime des arbres, à perte de vue. Les arbres étaient devenus notre refuge désormais. Aucun topographe n’avait encore donné de nom à cette gigantesque forêt primaire, en pleine renaissance. Il n’y avait peut-être plus de topographes vivants. Je n’étais rien. Un simple membre de ma tribu. Il me restait un nom, celui que m’avait donné mon père. J’étais Nienne. Je ne savais d’où lui était venue cette idée. C’était un érudit mais surtout un lecteur. Il n’avait pas eu le temps de m’expliquer. Notre fuite des villes, en feu, avait été précipitée. Peu avait survécu. Tout le monde s’était dispersé. Le soleil allait se coucher dans quelques minutes. Les chants d’oiseaux étaient innombrables ce soir. Nous étions où ? Je ne savais pas. Avec mon groupe, ma tribu, nous avions marché pendant des semaines pour trouver ce refuge. Pas au Tibet en tout cas, en Europe ou au Brésil avec Blaise ? Blaise, c’était mon père qui me l’avait fait connaître. Dans mon sac, je n’avais qu’un livre : la légende de Novgorode. Je ne sais pas pourquoi mon père m’avait confié celui-là, plutôt qu’un de nos livres préférés comme celui qui se passe à Venise. Pour m’éviter de penser au vieux monde ? Peut-être. Novgorode, ce livre était une légende en soi. On ne l’avait retrouvé qu’à la fin du vingtième siècle. Tout le monde pensait que c’était une facétie directement sortie de l’imagination foisonnante de Blaise. Des doutes sur l’authenticité du livre avaient surgi dès sa découverte. Mais plus j’y pensais, plus je me disais que mon père m’avait confié un message. Choisir le premier livre d’un écrivain avait obligatoirement un sens. Qu’offrir de mieux à des survivants qui avaient la difficile tâche de tout reconstruire ? Le feu avait tout brûlé, ravagé, il y a vingt ans aujourd’hui. Tout comme l’écrivain qui a une œuvre à construire, les derniers des vivants devaient réécrire leur monde. Le livre expliquait aussi le choix du pseudonyme : Blaise Cendrars. La perte de son aimée, Hélène, disparue dans le feu. Mon père aimait cela. Du feu, des braises et des cendres, nous avions nous aussi vécu cela. Il m’avait donné un nom qui venait de nulle part : Nienne. J’étais son oiseau phénix. Que transmettre à ces enfants pour rebâtir un monde à partir de rien ? Je me souvenais encore de quelques textes de Blaise, du rythme des poèmes et de leurs musiques et de la première fois où mon père avait Les Pâques. Tous les livres de mon père ont tous disparu avec lui. Mais j’ai eu le temps de les lire. Je n’étais plus d’accord avec Blaise quand il disait, écrivait, répétait et répétait qu’écrire, ce n’était pas vivre. Notre vie avait complètement changé. Je me demandais quelle réalité pouvait être supérieure à celle de l’imaginaire. Surtout quand ce monde était totalement détruit. On écrivait tout le temps, en réalité. On imaginait. Dans notre tête. A la moindre pause. On imaginait. Simplement, on ne prenait pas toujours le temps de poser les mots sur un support. Peut-être, par manque de courage ou de suite dans les idées. Par modestie, aussi. On imaginait parce que construire était dans notre nature et que nous avions peur de l’ennui. J’aimais bien monter dans la canopée. Je sortais ce vieux calepin et notais tout ce que je voyais ou ce qui nous arrivait avec Naeco, avec les autres, ceux de la tribu qui vivait dans les arbres. J’écrivais petit. Mon carnet était mince. J’étais devenu aussi perdu que Jonathan, mon héros préféré de bande dessinée, à la différence près que je ne savais pas conduire une moto sur les pistes chaotiques des hauts plateaux de l’Himalaya. La vie dangereuse, oui, Blaise, certes. Cela prêtait à sourire, aujourd’hui. La vie dangereuse. C’était le contrat initial. On connaissait le début, en principe, on ne connaissait jamais la fin. On avait de l’appétit ou pas. On souriait ou les crampes d’estomac étaient notre quotidien. Je n’aimais pas toutes les croyances humaines mais je ne leur en voulais pas. Je n’étais pas certain des miennes. Il fallait réapprendre l’optimisme. L’oncle Howard – l’oncle de Jonathan - était un homme singulier et un homme comme un autre dans le même temps. Il n’avait pas su réagir à la jalousie et à tous les sentiments qu’on nous demande d’adopter dès notre naissance. Il n’y avait pas d’écoles de gestion des sentiments. Ce n’était pas cela qui était grave. L’oncle Howard était un simple mortel. Il n’avait pas su voir et accepter la beauté du monde. Il ne l’avait tout simplement pas découverte, ou seulement par bribes et rarement, de temps en temps. Cette quête était la seule qui comptait, se disait Nienne. Quant à l’absolu, ce désespérant absolu, bourré d’idéaux qui nous conviaient à attendre un hypothétique arrière-monde édénique...

proposition n° 1

La faim du temps. Un daim dans une clairière. Le nain de jardin dans la forêt. Le pain, perdu comme petit poucet. L’inquiétance à la place de l’inquiétude. Etre autre chose qu’une chose : une fin en soi. Pourquoi est-ce presque toujours le soir ? T’es IN poète.
La peur de l’ennui. Le brouillard qui tombe. La vue qui se trouble. Un étourdissement lié aux mouvements trop rapides, trop saccadés, dû au changement de lunettes. Ça en fait des mondes disait le temps. Tirer les deux grands rideaux de la scène ? Les rideaux rouges dans la série Twin Peaks : le sol et ses zébrures en noir et blanc, obsédantes. Le temps perdu sans madeleines.

Le mouvement perpétuel. La déchetterie, ses recyclages vertueux. Un cycle, pas la bicyclette. Qu’est-ce qui sonne derrière moi ? Un tintinnabule autour du cou d’un basilic. Le temps qui nous attend. Et celui qui ne nous attend pas. Qu’est-ce qui cloche ? L’éthique, compulsive. Le balancier et la balançoire. Un matin et une lenteur inconnue. Une tête sans un corps, ce n’est rien. Le peintre ne fait que des tableaux qui correspondent à son nom. Ne sait rien faire d’autre qu’avec ses mains. Le poète, lui, est un maelstrom, le mouvement est sa condition humaine.

Silence.



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1ère mise en ligne 20 décembre 2018 et dernière modification le 22 février 2019.
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