contribution auteur | Vincent Francey

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Prof de français et d’histoire, clarinettiste et chanteur amateur, fribourgeois, suisse et lieur de ratures : lie-tes-ratures. Voir aussi sa chaîne YouTube : le journal recalé.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
L’homme assis sur le muret n’avait pas toujours eu cette allure de citrouille bedonnante. Il n’avait pas toujours eu ce regard dur, méprisant. Il n’avait pas toujours haï les étrangères. Adolescent, il était descendu à la ville jouer les fiers-à-bras. Le vieil instituteur lui avait dit : « Mon petit, tu es doué, tu iras loin, fais des études. » Ça lui était monté à la tête. Il s’était pris pour un savant, était entré à l’internat, avait vite déchanté. Plusieurs fois, il avait fait le mur, était sorti dans les bars, avait frotté son corps alors svelte à de ces filles de la ville qui savent y faire. Il portait beau en ce temps-là. Bien sûr, il avait fallu qu’il s’amourache de l’une d’entre ces filles de la ville qui savent y faire, une blonde platine très maquillée, il avait fallu qu’il se ruine pour elle et qu’il se fasse virer du collège parce que ça s’était su. Alors, il était remonté au hameau et il s’était empâté jusqu’à ne faire plus qu’un avec ses courges. Il ne fallait plus lui parler d’étrangères ni de belles manières. Et pas question qu’on le prenne en photo. Pas dans cet état.

source de l’apocryphe

Dans sa tête tellement encombrée de ce rouge, le rouge de la charrue le sang de l’homme qu’on aime les yeux qui n’arrêtent pas de pleurer, elle cherche un creux une grotte une tanière, un lieu sombre où elle pourra recroqueviller son squelette et passer le reste de sa vie à toucher pour de bon sa mort, qui bientôt viendra la délivrer. Dis charrue, qu’y aura-t-il d’autre que ma mort maintenant que l’accident me l’a pris ? Que faire d’autre que rouiller avec toi ? Nous serons pour toujours deux carcasses d’animaux perclus et tu me raconteras – dis charrue, tu me raconteras ? – le garagiste quand il était bébé et les hommes qui te tenaient par le bras et les femmes penchées sur les champs et les chevaux de trait et je te raconterai l’homme qui est mort, la force chaude des muscles, les joies de la chair. Nous aurons froid ensemble et je m’écorcherai à tes socs émoussés, ce sera le souvenir d’une caresse, un baiser de tes lames à la terre, enfin le vide dans ma tête tellement encombrée par ce rouge qui a tout envahi.

source de l’apocryphe

Personne ne savait. On parlait. Il fallait une explication. Comment un jeune homme brillant, apprécié de tous, a-t-il pu se jeter du pont sur la voie ferrée ? Ma voisine a parlé. Un homme en remontant la rue a parlé. Mon voisin de table a parlé. L’employée de la grande surface a parlé. Tout le monde a parlé. Sans savoir.
T., depuis qu’il avait acheté une moto, rêvait de liberté. Il cherchait à échapper à ses deux demi-familles et à son père, dont il était le fils unique. Il passait des heures sur son ordinateur, venait de commencer un apprentissage d’informaticien. Tout le monde pensait que c’était la bonne voie pour lui, depuis tout petit il aimait cette solitude devant l’écran et il cherchait à comprendre ce qu’il y avait derrière, dans le ventre de la machine. T. n’aimait pas l’école. Il se mettait toujours au fond de la classe, avec G., son pote de l’école primaire, son pote du CO, G. qui était toujours là aux cours professionnels. Avec G., ils n’écoutaient pas les blablas du type devant, ils avaient toujours tellement d’histoires à se raconter, avec G., des histoires drôles souvent, des histoires tristes ces derniers temps. T. fumait, pas de la forte. C’était pour se sentir libre. À la pause de midi, on ira se cacher pour quelques taffes, ça nous détendra. G. lui souriait : d’accord. T. parlait beaucoup de Chloé. Ils étaient dans la même classe au CO. Elle était partie en séjour linguistique. T. se réjouissait de son retour. « Je l’aime vraiment » a chuchoté T. dans l’oreille de G. Le prof de français n’a rien vu venir. Il croyait à de banals bavardages.

proposition n° 8

Gilbert au cantonnier, une fois devenu vieux, faisait des allers-retours. De sa jeunesse, on ignorait tout, sauf que son père avait été cantonnier. De son âge adulte, on ne savait rien non plus. Gilbert au cantonnier était resté vieux garçon. On ne l’avait jamais vu fréquenter personne. Ce qu’on savait, c’est qu’une fois devenu vieux, Gilbert au cantonnier faisait des allers-retours. Aller le matin, retour l’après-midi. Il traînait derrière son dos voûté une mallette à roulettes, prenait le train pour Fribourg et revenait par le train de Fribourg. Il allait rendre visite à son frère. Un jour, le frère est mort et Gilbert au cantonnier n’est jamais plus sorti de sa maison.

Il ne reste de la vie de Johanna que quelques traces dans le journal intime d’un ancien camarade de classe. Jeudi 3 septembre 1998 : « Nous commençons par la gym où nous faisons un sport que je ne supporte pas, du volley. Cela me permet de faire connaissance avec ma partenaire, Johanna. Nous terminons bons derniers. » Vendredi 9 octobre 1998 : « Avec Johanna, Julie, Virginie, Sandrine, Lucien et Jacques, nous faisons une petite fondue. » Samedi 4 mars 2000 : « Je me promène un peu dans la ville à la recherche de quelqu’un et trouve Virginie et Johanna, déguisées respectivement en tournesol et en piment. » Je crois me souvenir que Johanna était blonde.

Conducteur de locomotive, c’était son rêve de môme. Un rêve devenu réalité. Il avait vu du pays. Des montagnes. Des lacs. Des villes. Il avait passé sa vie à admirer son pays. Des ponts. Des chalets. Des forêts. Il disait toujours que qu’il avait une chance extraordinaire de réaliser son rêve de môme et que conducteur de locomotive, c’était le plus beau métier du monde. Il avait vu de tout. Des tunnels. Des talus. Des suicidés. Trois fois. Il vient de demander sa retraite anticipée.

proposition n° 7

L’écriture s’éparpille. Elle ouvre des cahiers, des classeurs, des fichiers. Elle tapote et elle trace. Ouvert sur la table : mon vieux journal intime, les longues jambes de mes lettres d’alors ; il s’agissait, avant d’achever ma journée, d’écrire tout, d’aligner les détails, de ne rien omettre afin que rien ne se perde dans les méandres de ma mémoire. J’y lis des prénoms – Johanna, Julie – et je ne vois plus de visages. Échec. Ouvert aussi, plus discret : mon carnet d’ailleurs ; quelques remarques éparses, des annotations minuscules, une dizaine de mots fugitifs tracés à la va-vite afin de saisir la fragilité d’un lieu. Plus loin sur la table encombrée : une feuille volante – deux photogriffouilles, la 180 et la 181 – les légendes elliptiques de photographies absentes. Avec le temps, l’écriture rétrécit. À peine commencée, elle prend fin sur une pirouette, sur un mauvais jeu de mot, sur un pied-de-nez tricheur. Aussi sur la table : deux Petit Robert pour diconner, le propre et le commun ; des mots tirés au hasard et le plaisir de leur inventer un sens insensé. Enfin, aux quatre coins du salon : l’appareil-photo, le micro, le trépieds et l’édition folio junior du Bon Gros Géant pour l’autre écriture, celle qui désormais se passe des lettres, celle qui cherche à faire remonter l’ivresse du souvenir par la seule parole, celle qui se risque à rester pour toujours à l’état d’improvisation. L’écriture petit à petit s’évapore.

proposition n° 6

Elle fume sur le balcon. Il fait encore nuit. Une seule lueur : la cigarette qui se consume. Elle aspire une bouffée. La dernière. Le paquet est vide. La lueur s’est éteinte. Rien d’autre que la nuit. Elle écrase le mégot dans le cendrier. Elle compte : sept mégots. Cela n’a aucune importance. Pourtant, elle ne peut s’empêcher de les regarder fixement, ces sept mégots morts qui forment un petit tas sale au fond du cendrier qu’il faudra bientôt vider. Sept. Elle tente de se souvenir : deux hier soir, un autre vers cinq heures, encore un après manger. Sept dans la journée d’hier. Sept : six en tas, au milieu du cendrier, le septième un peu sur la droite, seul, à l’écart. Triste fin. Encore une cigarette ? Le paquet vide est posé à côté du cendrier. Elle regarde l’heure. Dans vingt minutes, le premier train. Elle prend le mégot solitaire dans sa main. Il est déjà froid. Il n’y a plus rien à faire. C’est juste du papier chiffonné, un filtre, du tabac brûlé. Elle l’écrase une seconde fois dans le cendrier : il a rejoint le tas. Bilan de la journée d’hier : sept fois le même cylindre de papier, le briquet, cette lueur éphémère de la nicotine qui fait du bien, puis un petit tas sale dans le cendrier. Tout ça pour ça. Tout à l’heure, ça recommencera : elle ira acheter un paquet chez Denner et elle fumera une cigarette toutes les heures sur le balcon, remplissant à nouveau le cendrier de sept mégots qu’elle videra dans la poubelle quand le tas sera devenu trop haut. Le reste du temps, pendant qu’elle ne fumera pas, elle s’ennuiera. Ou alors, cette cigarette écrasée dans le cendrier, il faut se résoudre à la considérer comme la dernière. La dernière cigarette du condamné. Dans dix minutes, le premier train. Déjà les premières lueurs du jour. Il est temps.

proposition n° 5

Le silence, un silence aux pensées de cendre, un silence traversé de chuchotements gênés, un silence brouillé par les cris intérieurs. Du fond de l’église, on ne voyait rien, ni le cercueil ni l’effondrement de ceux qui reniflent. Un silence qu’il fallut briser. Une voix à peine distincte des larmes qui pleuvent sans arrêt. Une voix invisible, surgie du silence, ne le brisant pas, comme si c’était le silence lui-même qui cherchait à parler. Il m’aimait vraiment. Elle. Seize ans. Il m’aimait vraiment. Au fond de l’église, l’écho : il m’aimait vraiment. Rien de plus : il m’aimait vraiment. Elle a seize ans et lui, il avait seize ans et il l’aimait vraiment. Puis les larmes. Et le silence. Il m’aimait vraiment. Tout est dit. Elle. Seize ans. Sur le pont. Tu m’aimais vraiment. Lui. Sans âge. Silence. Elle penchée sur lui. Tu m’aimais vraiment. Dans ma tête : le corps de cette enfant sur le pont toujours plus penché vers les rails. Tu m’aimais vraiment. La même phrase qui tourne en boucle, la même phrase submergée par les larmes, depuis une semaine, il m’aimait vraiment, depuis une semaine, il m’aimait vraiment, dans ma tête à moi aussi, il m’aimait vraiment, et les larmes qui ne s’arrêteront jamais, pas quand on vit quelque chose comme ça. Elle essaya d’arrêter de penser à lui. Il m’aimait vraiment. Cela ne s’arrêtera jamais. Les larmes. Je t’aime vraiment. Le train. Silence.

proposition n° 4

Deux voies. Sans issue. Le regard se perd dans ce qu’elles ont de rectiligne. Deux voies. Parallèles. Trois destins. Coupés. De l’autre côté, derrière la grille, la prison des questions. Sans issue. Il a neigé. Il a rouillé. Ils ont sauté. L’horizontal contre le vertical. Le vertige contre l’horizon. Ont-ils tremblé ? Ici, il ne reste rien d’eux. Les trains passent. Frisson du conducteur. À chaque fois.

Pourquoi ? Tout a été dit. Partout. Par tous. Il y a quelque temps, un jeune homme s’est suicidé en se jetant du pont sur la voie ferrée. Comme toujours en ces cas-là, un vent d’effroi a parcouru le coin. Tout le monde voulait savoir ; puis tout le monde savait. Rien n’a été dit. On a entendu « drogue », on a dit « dépression », on a ajouté « chagrin d’amour ». Ils ont affirmé que. Elles ont prétendu que. On ne sait pas : on parle.
J’ai voulu me rendre sur les tombes. À quelques mètres l’une de l’autre, dans le cimetière de mon enfance. D’un côté de l’église : des visages sans âge, mes grands-parents, l’oncle et la tante, Gilbert au cantonnier. Des sourires. De l’autre côté : j’avance avec peine, je ne les ai pas encore vus ici, où sont ceux qui sont morts jeunes ; je m’arrête. Il est debout devant elle. Il fait le signe de la croix. J’avais oublié qu’il restait aussi des vivants. Je fuis.

Il s’agirait d’écrire pour cesser de fuir. Mais écrire quoi quand c’est le vide qu’il faut affronter ? Écrire pour leur redonner vie quand c’est parce qu’ils sont morts qu’il y a à écrire ? Écrire quoi quand le livre s’est refermé avant même d’avoir été ouvert ? Il avait seize ans. Simplement écrire cet âge – seize ans – suffirait. Ou alors reconnaître que tout a déjà été écrit. Et cesser d’accumuler les figures de rhétorique. Laisser le dernier mot – le seul – à Marguerite Duras : « Et puis un jour, il n’y aura rien à écrire, rien à lire, il n’y aura que l’intraduisible de la vie de ce mort si jeune, jeune à hurler. »

proposition n° 3

Pourquoi ? Ils racontent : elle s’ennuie. Rien de plus. Elle s’ennuie. Alors voilà. Elle fait la cuisine. Elle fume sur le balcon. Elle attend qu’il rentre. Elle s’ennuie. Elle fait la vaisselle. Elle repasse. Elle s’ennuie. Alors voilà : il y a les trains qui passent.

Pourquoi ? Ils disent : ça la ronge de dedans. Quoi, ça ? Elle ne sait pas. Elle sent simplement que c’est là. Elle est dans son fauteuil. Elle soupire, essaie de penser à autre chose. C’est toujours là. Ça la cloue. On dirait une pierre dans le ventre, un aimant qui la tire vers la terre. Elle regarde par la fenêtre : il y a les trains qui passent.

Pourquoi ? Ils savent : c’est un coup de folie. Elle se réveille. Elle ne sait plus qui elle est. Elle regarde les horaires. Ce n’est déjà plus elle : c’est un zombi. Elle sort de la villa. Elle marche tout droit. Elle sait où elle va mais pour de vrai elle ne le sait pas. Ce n’est plus elle. Et il y a le train qui passe.

Pourquoi ? Personne ne sait rien. Seule certitude : le train est passé.

proposition n° 2

A quoi pensent-ils juste avant ? Hemingway nettoie son arme. Il ne pense pas. Des images surgissent, tremblent, disparaissent, des images de guerre, des femmes, des corps déchiquetés sur des plages, des arbres foudroyés. Hemingway n’écrit plus. Trop de souvenirs se disputent sa cervelle fatiguée, trop de cris, trop de coups, trop de tombes. Il nettoie son arme, machinalement, parce qu’une arme, ça doit rester propre. Hemingway boit. D’autres images, intempestives, le noient dans ses obsessions, des flashs de Paris qui l’aveuglent, des charniers en Italie, l’œil tuméfié d’un boxeur à terre. Il n’a plus la force de se battre. Il réassemble l’arme, pense à son père. Un lâche.

proposition n° 1

Qu’ont-ils vu juste avant ? Qu’est-ce que c’est, voir juste avant ? Voir noir. Trois silhouettes debout, immobiles, perdues, trois apprentis fantômes, trois ombres, debout sur les traverses, immobiles, perdues, trois fois le même scénario, eux debout sur les traverses, elle, puis lui, puis elle parce que lui, et trois fois le train, le vacarme, la vitesse. Peut-être est-ce cela qu’ils ont vu juste avant : la vitesse.

Des mains d’enfant se sont posées sur l’écorce. Il compte. C’est à la fois rugueux et doux. Il a les yeux fermés. Dans l’herbe, près des bottes en caoutchouc, les noix pourrissent dans leur brou. Il compte lentement. S’endort en comptant. Des vélos dévalent la pente derrière l’écurie. Des vélos dans sa tête d’enfant. L’écorce écrit sur ses doigts des marques un peu brunes.

Et puis il y a ce corps allongé sur cette plage à Majorque. Il y a ce pied qui creuse le sable et l’œil qui remonte lentement ce corps allongé sur cette plage à Majorque. Il y a le mollet, il y a l’arrière du genou, il y a la cuisse. Il fait chaud. Est-ce qu’elle dort ? Il y a le rêve, puis il y a la réalité. Un corps de poster érotique qu’on punaise au-dessus de son lit. Le maillot de bain était rouge et la peau dorée. Il y avait le flux et le reflux de sa respiration et mon souffle coupé.



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1ère mise en ligne 19 décembre 2018 et dernière modification le 18 février 2019.
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