contribution auteur | Xavier Georgin

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Né à Levallois-Perret, occupant d’autres heures à Paris et là où les trains de banlieue l’envoient pour la marche ou le travail. Visible sur Instagram et lisible sur Facebook, ainsi que sur son blog sons & images.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
C’est à force de le voir posté chaque soir au même endroit que j’ai fini par trouver sa présence fascinante. Qu’attendait-il adossé au même mur, des heures parfois, scrutant les visages des voyageurs ? Il avait l’immobilité butée d’un amnésique. Voilà, me suis-je dit après quelques semaines d’observation, cet homme n’a conservé en mémoire qu’une porte de la gare St. Lazare et y revient, chaque soir, dans l’espoir qu’un passant posera la main sur son épaule : « Quelle chance de te trouver là après tout ce temps ! » Ce lundi un voyageur a ranimé quelque chose en lui. Il était 18h11 à l’horloge de la porte du Havre. L’amnésique lui a emboité le pas et moi, à bonne distance, happé par cette histoire sans paroles, je les ai suivis. Nous étions mille, peut-être plus, difficile de distinguer dans la foule du métro la personne qu’il pistait. Ligne 14, direction Olympiades. Changement à Gare de Lyon. Nous avons laissé passer deux RER. Sur le quai nous étions cent. Le troisième train était le bon. Direction le sud dans un semi-direct bondé. L’amnésique est descendu trois stations avant le terminus, dans une gare des années 80 construite pour accompagner la croissance des zones pavillonnaires, leur morsure dans les champs et les plaines. Vingt ou trente personnes sont descendues en même temps que nous. D’étape en étape, le nombre de gens que pouvait filer l’amnésique se réduisait. Certains sont partis vers la gare routière. Nous avons pris le souterrain qui menait au parking de l’hypermarché. La plupart des voyageurs sont montés dans les voitures qui les attendaient, moteurs tournant à petit régime pour maintenir la chaleur à l’intérieur. Ne restaient du train que six personnes : quatre inconnus, l’amnésique, et moi. Nous sommes entrés dans un quartier de pavillons aux volets rouillés, de façades écaillées qu’escaladaient des pères noëls de tissu. Des odeurs de soupes, des sifflements d’autocuiseurs sortaient des cuisines aux vitres embuées. Les lampadaires traçaient des cônes de lumière bleue sur les trottoirs. Chacun rentrait chez soi dîner. La silhouette que nous suivions depuis Paris finit par se révéler. C’était un homme de même âge et de même carrure que l’amnésique. Il marchait sans se retourner, sûr de sa destination, ignorant ceux qui le filaient. Je ralentis le pas et laissai les deux hommes prendre de l’avance. Une vision étrange me saisit alors : lorsque l’amnésique apparaissait dans un cône de lumière, l’autre s’évanouissait dans l’obscurité, comme si un seul homme à la fois pouvait être rendu visible. La rue butait sur un champ gras, sombre dans la nuit. Arrivés au bout ils poursuivirent leur chemin, s’enfonçant dans l’obscurité avant de se confondre, loin, loin de moi – deux corps semblables finissant par n’en former qu’un, disparition par fusion dans la nuit d’hiver. J’attendis longtemps qu’un mouvement se dessine dans le champ boueux mais rien ne bougea, rien. Les hommes de glaise étaient retournés à la terre.

proposition n° 8

Né en 1946 le corps secoué de convulsions, chéri par ses parents communistes. Des études comme ci comme ça. Bifurcation vers le lycée technique en 1959. Un essai dans la coiffure, un essai dans la mécanique. Pas le goût d’apprendre. Vivote et séduit les filles avec ses 45-tours de Cliff Richard. En 1968 ouvre un bar à cinq minutes du Panthéon avec son ami d’enfance. L’affaire bientôt capote. Rencontre sa première femme, lui fait un enfant. Arrive Jacques Chirac, l’UDR, l’appel de Cochin, les nervis. Des nuits à coller des affiches, des soirées à scander « Chi…rac ! Chi…rac ! » dans les meetings surchauffés. Le jour retour à son poste de représentant. 1981 : haine de Giscard, vote Mitterrand. Trompe sa femme. Rencontre sa seconde épouse. Elle est blonde, mère de deux enfants. Divorces simultanés. Installation en banlieue nord. S’égosille toujours : « Chi…rac ! Chi…rac ! » Prend des responsabilités locales, grimpe dans l’appareil. Un enfant en 1986, un enfant en 1988. Grisonne, s’empâte, devient notable, incontournable, se signe à l’église, se fait élire, réélire, vise sans doute le nom de rue, prend sa retraite, pleure le jour de la mort de Johnny Hallyday. Satisfait de lui-même, vit seul aujourd’hui.

Née en 1953 dans le Loiret. Quitte ses parents pour un conscrit de la marine, elle dix-sept ans, lui dix-neuf. Premier enfant. Comment joindre les deux bouts ? Mariage en 1971, emploi de secrétaire, poste de fonctionnaire. Grimpe les échelons, porte des pantalons évasés et les cheveux jusqu’aux reins, fume cigarette sur cigarette, se ronge les ongles. Deuxième enfant (un garçon) en 1978. Rencontre le représentant et sa femme (des amis d’amis) en 1981. Séduite par lui, intimidée par elle, plus élégante, plus cultivée. Le représentant l’entraîne dans un slow au réveillon 1981 (« Honesty » de Billy Joel). L’amour est là, divorce immédiat. Coupe ses cheveux, les fait friser. Installation en banlieue nord. Toujours un pas derrière son second mari aux cérémonies. Un enfant en 1986, un enfant en 1988. S’occupe du linge, fait des tartes aux merises, approuve et désapprouve la violence de l’homme, panse les plaies et les rouvre, prend sa retraite et la passe à peindre. Satisfaite d’elle-même, vit seule aujourd’hui.

Né en 1978. Trop jeune pour conserver des images de la vie avec son père. Élevé par son beau-père représentant. Brimé dès le plus jeune âge, contraint à la timidité et au secret, s’évade en sortant le chien. Pique des cigarettes à sa mère, tombe au collège amoureux d’une fille délurée. L’épouse à sa majorité. Interrompt ses études pour quitter le domicile familial. Devance l’appel puis s’engage dans la marine. Devient père à dix-neuf ans. Envisage une mutation en Nouvelle-Calédonie, loin, très loin de la famille. Ce sera la Bretagne. Trompé par sa femme, consentant puis, n’en pouvant plus, la quittant pour une autre, plus douce, plus honnête. Remariage. Conception d’un deuxième enfant. Vit à Brest, entouré de ses enfants, heureux, autant que faire se peut.

proposition n° 7

Voilà, nous sommes à cette table tachée d’encre, les fesses et le dos mal calés sur cette chaise d’école avec la vue, derrière les fenêtres que personne ne sait ouvrir, sur le parc et ses marronniers en hiver, sur le manège des enfants, la mairie et son beffroi en brique rouge, ce bâtiment si lourd qui évoque, direction le nord, l’hôtel de ville de Stockholm. Le territoire qu’arpente le crayon ne s’ouvre qu’en présence d’un ailleurs possible. Voilà ce qu’offrent cette pièce, cette table tachée d’encre, cette chaise inconfortable : un recoin dans la ville si familière qui diffère – mais si peu – du monde alentour. Ici personne ne nous salue. Ici personne ne nous connaît plus. Nous avons longtemps vécu à trois rues mais le quotidien s’est perdu, le sillage refermé. On vient noter ce qui reste en mémoire maintenant que les magasins ont changé de propriétaire, les écoles été rebaptisées, les noms sur les boîtes à lettres couverts de nouvelles étiquettes. Assis à une autre table, les fesses sur une autre chaise, les mots nous viendraient-ils si bien ? Et pendant ce temps la vie s’écoule dans le parc en contrebas, sur les marches de la mairie, au Café des Sports. Une main se pose sur notre épaule. Bientôt la fermeture. Il est temps de rentrer, mon garçon.

proposition n° 6

Le téléviseur ne marchait pas sans ce pavé de fonte noire, lourd et lisse, posé dessus. Grâce à un jeu d’équilibre entre l’antenne au pied de marbre et le pavé, on parvenait, les soirs de pluie où la réception était meilleure, à régler une image à peu près nette du film que diffusait une des trois chaînes disponibles alors. Avant le pavé il fallait donner un coup de poing, deux fois, trois fois, avant d’avoir une image provisoirement stable. Avant lui les corps des acteurs ondulaient, sautaient, se figeaient – impossible de suivre un film dans ces conditions. Et puis pépé a eu l’idée de poser sur le téléviseur ce pavé de fonte pour exercer une pression constante sur le tube cathodique, les transistors et les fils électriques défectueux, à cet endroit qui, d’un soir à l’autre, inexplicablement se déplaçait de quelques centimètres sur la droite ou sur la gauche – une idée de chaudronnier qui a passé sa vie à modeler le corps des avions chez Caudron, chez Bloch, chez Blériot. Grâce à ce pavé de fonte, Ben-Hur que ma mère aimait tant étant petite, nous arrivait en Cinémascope légèrement brouillé et distordu – matérialisation du souvenir tel que le temps l’effrite auquel le génie pratique de pépé nous permettait, à chaque rediffusion, d’accéder.

proposition n° 5

« C’était un séducteur. Fin 68 il tenait un bar, un bar de rien du tout derrière le Panthéon. Je travaillais à la mairie et le midi, voilà, j’allais déjeuner dans ce boui-boui. C’est comme ça que… – Vous aviez quel âge, à ce moment-là ? – Lui vingt-trois, moi dix-neuf. Je venais de terminer l’école de sténo. Il sortait d’une histoire avec une autre. La rupture était récente. – Lui ou elle ? – Lui. Elle était timbrée. Elle disparaissait, comme ça, des semaines entières. À son retour elle racontait des histoires invraisemblables. À ce que j’ai compris elle était nympho sur les bords. Il a fini par rompre. – Et toi ? – Oh moi. Il y avait eu ce garçon mais c’était…très chaste. On était plus frère et sœur que fiancés. – Tout le contraire d’avec le barman… – Tout le contraire d’avec le barman. Il avait sa garçonnière rue Saint-Denis. On ne s’est plus quittés. – Tes parents ? – Je leur ai présenté assez vite. J’étais mineure, quand même. – Ils l’ont trouvé comment ? – M’as-tu-vu. Beau parleur. Mes amies de chez Pigier pareil. Résultat, sans le vouloir, j’ai fait le vide autour de moi. – Tu t’es installée rue Saint-Denis ? – Mais début 70 son affaire a périclité. Il ne savait pas gérer ses comptes. Il a baissé le rideau, on a quitté la rue Saint-Denis les huissiers aux fesses et on s’est installés chez ses parents. Des gens très bien. Ils idolâtraient leur fils. Et puis… – Et puis ? – Et puis ce qui devait arriver arriva. – Au bout de combien de temps ? Un an, à peine. J’étais enceinte jusqu’aux yeux le jour de notre mariage. Ressers-moi un verre. Il est bon, ce whisky. – À cette époque-là vous étiez sur la même longueur d’ondes – Oui, mais l’enfant, bon, enfin…On se comprend. Début 71 on s’est installés à Fontaine-Michalon. Il a pris ce boulot de représentant. J’ai continué la sténo. On avait un bel appartement. La porte toujours ouverte, les copains, les copines, il y avait tout le temps du monde à la maison. – Et l’enfant ? – En 74 ou 75 on a quitté Antony pour Asnières. C’était plus simple pour son travail et ça le rapprochait de ses parents. – Il était dans quelle branche ? – Il travaillait pour une entreprise de robinetterie, rue de la Jonquière. Il visitait les clients. Le midi il allait manger chez papa maman. Moi j’ai pris ce poste de secrétaire à Pont-Cardinet – Et l’enfant, il avait quel âge à ce moment-là ? – En 77, 78, c’est là que ça a commencé à mal tourner. – "À mal tourner" ? – Des colères, oui, il est devenu colérique. Un rien le mettait en rage. – Il a déjà levé la main sur toi ? – Comme le lait sur le feu. Imprévisible. Fin 80 je suis retombée enceinte. Pour lui, un second enfant, c’était inenvisageable. – Alors ? – Comment voulais-tu ? Dans la foulée il a rencontré cette femme. Une amie d’amis. Elle est entrée dans notre cercle. Et puis voilà… – Si vite ? – J’avais des œillères, si tu veux. – Et il t’a quittée comme ça… – Les longues histoires meurent à petit feu. Ça travaillait en souterrain, si tu vois ce que je veux dire. En six mois de temps il avait emménagé avec elle en banlieue nord – Et l’enfant, je veux dire, l’enfant, il… – Ce grand appartement, et plus rien pour le faire vivre. Tout à revoir, tout. J’ai avalé une boîte entière de pilules. Parfois on a si peu le choix. »

proposition n° 4

Le périphérique est tout près, sa rumeur insistante. C’est une rue étroite, sans commerce autre que cette pizzeria qui, en 1983, était un restaurant algérien tenu par des Kabyles comme il en reste encore mais si peu dans ce quartier d’anciens hôtels garnis où habitaient les Maghrébins qu’employait l’usine Citroën à la chaîne des 2CV qu’on voyait, tout juste assemblées et luisantes de peinture, sortir des ateliers sur les quais de Seine. Ce restaurant kabyle éclairait la rue Deguingand. Il était ouvert sept jours sur sept, midi et soir, Noël et Jour de l’An compris. Aujourd’hui c’est une pizzeria comme il y en a tant. Sur sa façade le Vésuve clignote en néons. J’ignore si la Margherita est bonne.

Il faudrait entrer dans la salle, commander une quatre-saisons et demander au serveur : Savez-vous qui tenait ce restaurant en 1983 ? Savez-vous ce que sont devenus les ouvriers de Citroën quand l’usine a fermé ? Et les chauffeurs de taxi de Tizi-Ouzou qui déjeunaient là entre deux courses avec leurs cousins qui logeaient, à trois ou quatre, dans les meublés de la rue Victor Hugo ? Le patron était un vieux Berbère doux et taiseux, un homme des montagnes – est-il mort, est-il vivant ? Et les habitués, Tahar, Samia, Kamel, Rachid, Ari ? Quelqu’un les connaît-il encore ? Et ma mère, qui pour se souvenir d’elle rue Deguingand ?

Dans le verre biseauté, sur le bord de la table, les glaçons fondaient, troublant le brun de l’alcool. La nuit en novembre tombait tôt sur la rue Deguingand. Ma mère venait là en sortant du bureau le vendredi. Il y avait dans cette habitude récente un retour vers le pays quitté dix-huit ans plus tôt après tant d’années à le confiner loin de soi, tant d’années à l’ensevelir pour n’en exhumer que les feux follets des vacances à bronzer sous ce soleil qui ne se lassait jamais de dorer la terre et les corps. Des corps démembrés par les bombes, des chars dans les rues, de l’exil de 66, longtemps rien ne put émerger.

On choisirait un vendredi de novembre, un soir de vent et de neige fondue. Il y aurait, dans son manteau en fourrure de lapin, une amie, une collègue, une complice. Quel prénom portent les femmes nées en 1950 ? Je ne me souviens que d’Annie, d’Arlette, de Fatima. Sur la table une nappe en papier gaufré, le whisky qu’on boit sans compter, dans des bols en terre le couscous qui fume, ce couscous algérien un peu fade sans le safran et la coriandre qu’y ajoutent les Marocains, et la bouteille de ce rosé infect qu’on buvait alors. On suivrait de près les cigarettes qui s’enchaînent, le paquet souple, froissé à moitié, le cendrier plein, les mégots et l’empreinte du rouge à lèvres à chaque bouffée imprimée, les étourdissements et les joues qui se colorent, la prise qu’on lâche le vendredi quand et parce que personne ne vous attend à la maison. Le patron baisserait le rideau. Dans la fumée et dans l’ivresse on se mettrait à danser sur le raï d’Oran. L’air confiné qu’on respirerait et qu’il faudrait rendre je ne sais trop comment serait celui de 1965 – l’air de la Pointe Pescade ravivé, souffle venu du désert encore chargé de sable qui irrite les yeux jusqu’aux larmes, parfois. La nuit neigeuse de novembre 1983 s’affranchirait d’elle-même et imaginerait, dans l’alcool et les rencontres d’un soir, une existence sans massacres et sans exil – un rêve qu’on aura bien du mal, trente-six ans plus tard, à retrouver sous le Vésuve de néon de la pizzeria de la rue Deguingand mais qu’il convient, parce que le temps passe et presse, de ranimer avec le peu qu’il nous reste en main.

proposition n° 3

Noël 1965.

Selon mon grand-père il n’y avait aucune raison de s’en faire. La vie allait bientôt reprendre son cours, modifiée à la marge, dans la couleur du drapeau, dans l’uniforme des policiers, dans la langue que parlait l’État. Les cercueils de carton cloués sur les portes, l’inquiétude aux abords de l’école des enfants, tout cela finirait par se tasser et l’on pourrait retrouver les habitudes des jours anciens, le cabanon en été, la plage après le travail, notre vie au soleil de la Pointe Pescade, génération après génération recommencée.

Selon ma grand-mère plus rien n’était possible. La femme du consulat lui avait dit : « Vous n’êtes pas en sécurité dans ce pays. Trois enfants en bas âge et un quatrième à naître. C’est de la folie. Partez. Dès que possible partez. Avec ou sans l’accord de votre mari. »

Selon mon grand-père chacun finirait par retrouver ses esprits. Selon lui les hommes accoudés au comptoir allaient bientôt reprendre la conversation que les bombes avaient assourdie. Selon lui personne n’était assez con pour voiler ce soleil qui, indifférent, tous nous réchauffait.

Selon ma grand-mère on disparaissait encore. Hommes, femmes, enfants s’évanouissaient – cendres aux cendres depuis quinze ans amoncelées. Selon elle les verrous des maisons n’isolaient plus du chaos dehors. Selon elle ils chassaient ceux qui, trois ans plus tôt, avaient refusé l’exil. Selon elle les gosses en avaient assez vu. Il fallait laisser s’enfricher les cimetières, partir pour le nord, valises entourées de corde. D’ici il n’y avait plus rien à espérer.

Février 1966.

Sur le carrelage allongé, l’homme seul, ventre ouvert au couteau, gémit. Dehors la vie s’écoule à la Pointe Pescade, sur les ruines de Tipasa, dans les allées du Jardin d’Essai, sous un soleil d’hiver généreux et antique, ce soleil d’ici qui se moque de tout.

proposition n° 2

En éveil dans la belle nuit de Noël. Alentour le silence, plus épais qu’à l’accoutumée (c’est la neige qui étouffe le jardin, le petit bassin gelé, la route de Fantoine à Agapa que personne n’emprunte ce soir, tous attablés qu’ils sont, solitaires en assemblées repues). Le bureau est là, acajou et échardes sous les doigts, et l’enveloppe bombée, si légère dans sa main qui la soupèse. L’homme veut y consacrer la belle nuit de Noël, savoir si de l’enveloppe décachetée s’échapperont des vapeurs de réveillons anciens, des résidus de drames, du vécu, un peu, auquel se raccrocher. Ce soir il ne sait plus rien. Son esprit s’est vidé de ses ruminations en recevant, au courrier du 23, ce présent différé, deux cents grammes qu’il malaxe, tâchant d’imaginer, sous la pression des doigts, quelles matières mêlées se baladent dans l’enveloppe. Des cartes postales, des feuilles volantes, des griffonnages, des billets de cinéma sans doute et puis un carnet, oui, un carnet (ce carnet qui contiendra des adresses de gens à contacter qui, peut-être, lui diront : « Moi aussi je l’aimais »). Il repose l’enveloppe. Les outils sont alignés : le bleu pour écrire, le rouge pour souligner, le crayon HB pour hasarder des pistes sitôt tracées sitôt effacées sur le papier ligné vierge encore d’impressions. Sur la route une voiture noire passe à petite vitesse, creusant dans la neige sa trace hésitante. Non. Ce n’est pas pour lui, pas ce soir. La belle nuit de Noël personne ne se soucie du fils vieillard, dégarni et sans postérité.

proposition n° 1

Voici l’entre chien et loup de novembre. La cour de l’immeuble sans lumière, les voisins encore au travail, les intérieurs en blocs de noir dans le jour qui décline. On reste dans la pénombre de la chambre à guetter les bruits dans l’escalier, à jouer à se faire peur, par goût pour l’inquiétude, par défi. Voici l’entre chien et loup de novembre, le jour en lambeaux, la nuit embusquée, l’heure du cœur flottant que rien ne raisonne.

Dans le verre biseauté, sur le bord de la table, les glaçons fondent, troublant le brun de l’alcool. À portée de main les cigarettes dans le paquet rouge, souple, froissé à moitié, le cendrier plein, les mégots et l’empreinte du rouge à lèvres à chaque bouffée imprimée. La lumière du chevet traverse le verre biseauté et trace des courbes d’arc-en-ciel sur le vernis de la table. La bouteille peu à peu se vide. Il n’est pas encore trop tard.

La main caresse la peau de mouton. Elle sent encore l’animal. L’œil fixe le trait de lumière qui passe sous la porte, l’oreille écoute leurs murmures, leurs sanglots, les rires qui s’en suivent. La main caresse la peau de mouton – son odeur de peau n’est pas encore odeur de cuir. De l’autre côté de la porte, la frontière franchie, elles parlent et parlent encore. Seul le jour qui se lève les contraint à se taire.



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1ère mise en ligne 18 décembre 2018 et dernière modification le 22 février 2019.
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