Aurélien Marty | Ici à Siam Reap

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Mini bio et liens à compléter.
proposition n° 1

Le sourire triste de Carla contenait les souvenirs de nombreuses années de vie à Siam Reap.

Cette ville qu’elle avait tant connue n’existait plus. Il ne restait plus que les traces, les souvenirs mémorisés de chaque parcours. Le bitume avait recouvert la terre. Le vieux marché ne dégageait plus d’odeur. Le ciment et le béton avait remplacé le bois et la taule.

La même fureur transpirait de la rue des pubs. Le brouhaha des touristes en perdition faisait toujours vrombir le centre-ville.

Carla ne reconnaissait aucune enseigne. Les propriétaires chinois et indiens avaient lentement exproprié européens et américains. Pour les Khmers rien ne semblait avoir changé, ils étaient toujours dévolus aux tâches les plus basses : éboueurs, taxis, vendeurs à la sauvette.

Pressé par le trafic incessant, Carla se décida à traverser le pont. La gorge nouée, elle espérait encore retrouver ce coin de rue où elle avait vu Kathleen pour la première fois.

Ici à Siam Reap, Carla avait commencé sa seconde vie. Sa vie d’expatrié, loin du pays. Elle avait tout de suite su que la vie l’appellerait ailleurs, que le monde entier viendrait s’entasser ici pour encore une fois détruire une culture et le peu de paix qu’elle espérait trouver.

Elle avait compris qu’elle devrait partir à nouveau, avec ou sans Kathleen. C’était une question de nécessité, plus que de bonheur.

Entre les pubs, les magasins, les hôtels, les temples, les souvenirs s’étaient entassés. Combien d’expatriés avait-t-elle connu ? Dans les échos lointains de sa mémoire, Carla voyait des visages ressurgir.

Quelques années après les mêmes histoires s’étaient réécrites à Caracas. Une ville plus grande avec plus de tout. Là encore, la paix fut fragile. En voyant les mêmes Tuk-Tuk qu’elle avait connu il y a 20 ans, Carla compris l’instinctive volonté qui l’animait. Malgré sa profonde fatigue, elle cherchait une destination finale. Quelques mètres carrés pour dormir et se bercer d’illusions de petites morts.

Demain Carla s’enfoncera dans la jungle, campera trois jours dans un temple inconnu. Les villes de l’ancien empire Khmère offrent toujours un peu de paix quand elles sont cachées des touristes.

proposition n° 2

C’était là entre deux carrefours et au-dessus d’une rivière. De tôt le matin à très tard le soir, le trafic ne semblait jamais s’arrêter. Le pont vivait avec les couleurs et les formes du monde. La mobylette du pauvre côtoyait la jeep des militaires. Après un nuage de poussière c’est un rutilant quatre-quatre s’ébrouait. En pleine journée, il était dangereux de s’aventurer sur le pont à pied. Un accident était vite arrivé. Le barrang était vite déboussolé par l’absence totale de règle de circulation. Il fallait attendre les toutes premières heures du matin pour contempler le pont sereinement. Après les derniers taxis, les derniers retours de boîte, la voie était libre. On retrouvait alors le confort des images familières sur les balustrades en ciment, c’était une guerre comme le monde qui se jouait. Malgré le vacarme du jour, malgré la rumeur du monde, anges et démons, devas et asuras se battaient, tirant la corde du grand barattage de la mer de lait. On imaginait alors la rivière s’ouvrir en tourbillon. On pensait au très nombreux rendez-vous qui furent données ici, devant ses chapeaux pointus, ses visages grimaçants, ses costumes d’un temps bien ancien. C’était toute une mythologie imprimée dans le béton du présent.

proposition n° 3

« Pourquoi le ciel ? » Carla nageait dans la mémoire de son enfance. Petite, sur la route, en allant à Clermont-Ferrand, à la deuxième heure de voyage, elle avait posé une question naïve. Aujourd’hui elle avait le cœur froid et les traits fatigués. Derrière elle, une montagne l’ensevelissait. La ville polluait la rivière avec ses reflux de poussières et ce parfum acre d’encens. Le soleil était tombé mais il ne faisait pas tout à fait nuit. Le rose du ciel se perdait dans des fumées noires. On distinguait les arrêtes des premiers bâtiments qui s’avançaient sur les rues. Pour une heure simplement, on pouvait faire le rêve étrange d’un désert de béton. Derrière les tours, des pagodes s’élevaient comme des aiguilles. Il fallait un œil acéré pour distinguer les imitations du vrai, l’ancien du nouveau. Bientôt lampadaires et enseignes et la ville s’adonnerait à une nouvelle vie. La seconde vie de perdition aux lumières criardes, visibles depuis le hublot d’un avion.

proposition n° 4

Le ciel devint incandescent. À l’horizon on distinguait les premières empreintes de la nuit. Un vieux chien s’aventura sur le pont et en déguerpit aussitôt. L’heure de pointe arrivait, le moment était venu de partir. Carla longea d’avoir la rivière. Une poussière dense s’élevait du sol. Le pont était maintenant écrasé sous le poids de mille véhicules. La route s’affaissait. Le soleil quitta le fleuve, laissant une plaque grisâtre au teint d’un argent mal nettoyé. Les Devas et les Asuras se dissipèrent dans la cacophonie ambiante. Attiré par les hauteurs, Carla se dirigea vers les pagodes. Le pont était noyé de poussière. On ne distinguait plus ces contours. C’était une silhouette mouvante traversé de mille corps. Derrière, la jungle dans la distance, semblait l’absorber. Le pont disparaissait, comme une bouche qui se referme, il s’affaissait dans l’eau. Il y eut comme un dernier soupir teinté de soleil. C’était comme si Carla apercevait ce pont pour la première fois. Le souvenir de Kathleen était vif.

proposition n° 5

Les racines des grands arbres griffaient la rive et plongeait dans le fleuve. Un singe courrait le long de la rive. Derrière un conducteur de Tuk-Tuk attendait le client, les yeux rivés sur son smartphone, il regardait un film porno. Il y avait une belle robe rouge dans une vitrine qui attendait le corps d’une occidentale. Au comptoir une jeune australienne comptait les minutes. La relève arrivait bientôt. Dans un vieux taxi blanc deux jeunes gens se tenaient timidement la main. Ils s’étaient rencontrés quelques heures plus tôt dans la rue des pubs. Des gravillons blancs envahissaient le bitume. Le vent du sud ramenait de la poussière. Avec la chaleur la route devenait liquide. À
cet endroit, on suffoquait. Dans sa voiture noire métallisée l’ambassadrice de France avait de mal à respirer. La sueur tâchait lentement ses vêtements. Elle pensait au tailleur de rechange dans le coffre. La jeep de la police militaire s’engagea sur le pont. Au volant l’officier était passablement alcoolisé. Au loin, on voyait le grand tigre de la pub pour la bière Asia.

proposition n° 6

Wat Bo Road était toujours inhospitalier pour les piétons. Malgré les décennies cette piste, qui fuyait du centre-ville vers les Temples, avait peu changé. Soulevée par les motos, les Tuk-Tuk et autres véhicules, une poussière épaisse volait sous la jupe de Carla. Elle nageait dans les souvenirs de jeunesse. Cette première fois, où folle de joie, elle roulait à toute berzingue sur cette piste au nom exotique. Rien n’était définitif. Autour d’elle tout semblait se construire. Les immeubles de cinq étages poussaient comme du chiendent autour d’une rue qui n’existait pas. Partout dans l’aéroport trônait le visage calme de Jayavarman VII, mais c’était juste un « aéroport international ». Pour y arriver il fallait prendre l’avenue Charles de Gaulle ; avec les cafés Malraux, c’étaient des traces de France en terrain de dictature. Ça ressemblait à une mauvaise blague. Charles de Gaulle était coupé en deux par la Nationale 6. Même en étudiant longuement une carte Carla n’avait jamais trouvé les extrémités de cette bande de goudron. Seule certitude : elle emmenait à la capitale. Les routes et les rues étaient un brouhaha permanent, un incompréhensible capharnaüm, où avec l’énergie de ses deux pieds il était impossible de démêler les détails importants. Même les panneaux de circulation jouaient une inaudible cacophonie. Carla était habituée à la fatigue engendrée par ce vertige. Maudit syndrome de Paris qui vous saute à la gorge dès votre arrivée à Roissy Charles de Gaulle. Elle voulait oublier. Être vierge de tout passé. Être sans-nom comme la rivière de Seam Reap, ce pauvre cours d’eau pollué. Carla sourit. Elle se rappela qu’entre la ville et les temples d’Angkor, la jungle offre de très nombreux chemins sans noms.

proposition n° 7

La musique. L’air trembla. Carla crut s’arrêter définitivement. Elle trembla. Elle respira et repris le rythme normal de sa marche. Les notes du morceau poursuivaient leur progression dans sa tête. Elle pourrait reconnaître entre mille les percussions et leurs rythmes en introduction. Elle avait cette musique dans la peau. Il avait suffi de quelques notes crachées par un autoradio pour faire revivre à Carla la fureur d’une soirée.

La musique avait habillé la vie de Carla. Elle aimait composer méticuleusement les bandes originales des mois, des années, des villes, des voyages. Certaines chansons portaient en elles un souvenir particulier. Il y a 20 ans Youtube faisaient déjà des ravages chez les Khmères. De ces premières nuits dans les guest-house, Carla se souvenait des femmes qui du bout des lèvres fredonnaient « Shape of You » d’Ed Sheeran. C’était le tube de l’été précédent. Le monde garde des distances malgré tout. Carla écouta la chanson lors d’une soirée. Piscine. Rooftop. Alcool. Un hôtel luxueux. Un vrai repère de français. Certains devinrent des amis. Certains prirent la route. D’autres dansaient à Caracas. Des souvenirs en flash. Carla vaguement immobile dans la poussière de Wat Bo Road. Les territoires de la mémoire prenaient l’emprise de ses pieds. Les chemins de la jungle. La première guest-house. Hôtel de la fête. Des noms de stations de métro. Chronologie reconstituée. Où étaient ces lieux ?
Qu’étaient devenus ces espaces dans cette ville en chantier ? De quel côté de la rivière fallait-il chercher ? Plein des images du passé, les yeux de Carla étaient creusés jusqu’à l’ivresse, jusqu’à la moelle épinière.

proposition n° 8

Au moment précis où Carla était au comble du bonheur, la pluie se mis à tomber. Ce n’était pas une mousson du mois de mars, c’était un orage d’été. Ces pluies ressemblaient à celles d’Amérique du Sud et des tropiques. Ces pluies-là, elles ne s’annonçaient pas. Carla avait d’abord appris à aimer les orages à Lyon. Un ciel lourd, une chaleur stressante, suivi d’une longue pluie froide. Ici les pluies émanaient d’un ciel vaporeux. La chaleur de l’eau se mélangeait à la sueur et pénétrait toutes les intimités du corps. Carla imaginait toutes les Kathleen qu’elles avaient connues. L’eau tombait à grosses gouttes clouant la poussière au sol. Là-bas dans la jungle, l’eau mariait les arbres et les pierres des temples. Y-a-t-il un Dieu caché dans la pluie ? Pleuvait-il ce jour fatidique de la défaite des Siams ?

proposition n° 9

Wat Bo Road se finissait. Les klaxons des Tuk-Tuk, les motos pétaradantes couvraient par intermittence le bruit de l’eau qui frappait le sol. Loin derrière elle Carla distinguait Pub Street et son bruit. Dans les rues, dans les bars et les boîtes de nuit, une centaine d’enceintes se faisaient concurrence. Saturés à l’excès, Pub Street baignait le centre-ville dans une électricité assourdissante. Carla leva la tête elle percevait le bruit du vent. En faisant quelques pas, elle trouva un abri sous des palmiers. En ce point un autre monde commençait. Le bois d’un arbre craqua. Les roues d’un bus soulevèrent des flaques d’eau. Une voiture passa. Au loin on entendait la rumeur du trafic de la Nationale 6. La route s’enfonçait dans la forêt. Carla eut un sourire. Elle percevait le cri des singes.

proposition n° 10

1

Les narines de Carla se soulevèrent. Le vent se levait amenant avec lui toutes les odeurs de midi. Carla n’avait pas besoin de tourner la tête pour savoir où elle se trouvait. Ce lourd parfum aux embruns discrets transportait Carla partout où elle avait habité, dans chaque ville, dans chaque pays, dans chaque appartement. Cette odeur elle l’avait prise ici et l’avait faite sienne. C’était ici à Siem Reap que l’on trouvait l’odeur dans ses meilleures dispositions. Elle se mêlait au grand air. Carla voyait ses volutes dans les rayons du soleil. Un parfum de crépuscule qui laisse les narines lourdes et qui enfume le cerveau. La fumée s’accroche aux vêtements, se loge dans le tapis pour mieux se faire oublier. C’est parfum de calme et de spiritualité. Santal ou jasmin, l’encens joue sur les mêmes notes douces et graves, ne varie jamais dans sa pulvérulence. Carla se tenait droite, des pieds à la tête, elle se sentait relier au ciel, prête à voler et disparaître dans la fumée de l’encens. Carla savait parfaitement où elle était. Elle était un point sur une carte. Si elle l’avait choisi, elle serait venu les yeux fermés. Carla laissa la jungle sur la droite, franchit le portail et entra dans le temple.

Une dizaine de braise rouge brillaient dans la clarté du jour. L’encens se délivrait à tout crin. Carla le respira à plein poumons. Elle se rendit ivre. Dans la fumée flottait tant de souvenirs. Les temples du Laos. L’enterrement du père. La petite maison en banlieue lyonnaise. La chambre du frère quand ils étaient adolescents. Les soirées de sucrerie et d’amour avec Kathleen.

2

La transpiration coulait à grosses gouttes sur la peau de Carla. Elle avait les mains moites. Dans les délices de la mémoire, c’est tout son corps qui s’ouvrait en deux. Du bout des doigts, elle présentait la peau de Kathleen. À Siem Reap Carla avait fait de l’amour sa religion. Elle goûtait le sol de sa propre sueur. Elle effleurait ses hanches. Elle cherchait des traces de Kathleen sur son propre corps. Les grains de sa peau se soulevaient. Carla prit le temps de toucher le tissu de ses vêtements. Elle se sentait dénudée.

3

Le restaurant de fruits de mer. On le trouvait sur une piste perpendiculaire à Wat Bo Road. Les tables et les chaises étaient posées à même le gravier. On commandait la nourriture par grandes plâtrées. Du crabe de Kep, du poivre de Kampot, du riz du Vietnam. La bouche bien remplie, c’était une onctuosité rêche qui envahissait le corps. Quelques notes de soda artificiel venaient adoucir tout le sel de l’océan. Les crevettes se mangeaient à profusion. Séparée de leurs peaux, elles rappelaient les deux saisons de Tonslé Sap.

proposition n° 11

De nombreux hommes étaient entassés sur les banquettes du salon de coiffure. Les enfants jouaient sur leurs téléphones portables. Le sol était jonché de cheveux. Les hommes les plus âgés utilisaient entre eux des moyens détournés pour parler de leurs vies sexuelles. Debout face au miroir les trois coiffeurs s’arrêtaient souvent. Ils ponctuaient le brouhaha ambiant d’un commentaire scabreux. Ils donnaient une poignée familière aux habitués qui passaient. Il n’y avait pas de vitrine. Le salon se jetait sur le dehors. Le désordre se prolongeait jusqu’ici. Les coiffeurs hélaient des amis dans la rue. Les conducteurs de Tuk-Tuk s’arrêtaient pour prendre un café. Dans la glace, un marmot de 11 ans rêvait d’adolescence. Le ciseau virevoltait, marquant un rythme régulier, une pause, un rire émane du salon. Les femmes khmères n’osaient pas s’aventurer ici. Elles se réunissaient à l’arrière des comptoirs des guest-house. Aucun de ces détails n’échappèrent à l’occidental qui se trouvait là. Trois dollars la coupe, c’était une belle expérience.

proposition n° 12

Seam Reap, comme toutes les villes, avait ses passages cachés et ses raccourcis. Ils changeaient d’une année sur l’autre au gré des chantiers et des nouveaux murs de béton qui se montaient. Les rues creusaient leurs lits comme une rivière. Elles étaient des pistes, elles devenaient des ruelles, l’installation d’un commerce conférait le statut de route ou de rues selon la localisation. Certaines routes n’attendirent que les hôtels pour s’agrandir un peu plus. Les constructions à l’occidental poussaient comme du chiendent. Les khmères se réfugiaient dans les recoins : derrière les comptoirs des hôtels et sous les étals des marchés. Dans cette jungle urbaine toujours mouvante les expatriés trouvaient vite leurs repères. Parfois la solitude était une question de survie mentale. Il fallait fuir chez soi, courir au plus vite, loin des autres et du bruit.
Les visages de la ville défilaient alors en quelques minutes. Une suite de paysages et de lumière dans laquelle on abandonnait son corps. La marche était rapide, l’esprit se pétrissait inconsciemment des détails.

Pour rentrer chez soi au plus vitre, il fallait d’abord rentrer dans Old Market sous ce cloître de vieilles tuiles, on guidait ses pas par des lampes lunaires. Des viets vendaient du poisson, des pieuvres, des méduses qui exsudait le grand air de l’océan. Certaines allées étaient empreintes de l’odeur de mille épices. Mais tout cela, les yeux connaissaient, le nez connaissait, il fallait parfois le rappeler à la bouche. Et que veulent tous ces gens, étrangers dans leur propre pays, qui n’ont rien demandé. En sortant du marché à l’arrivée sur Pub Street, le soleil surprenait toujours. Pour être rapide il fallait sourd et regarder droit devant soi. Tracer sa route et oublier tout ce que la rue proposait : de la mauvaise musique, du mauvais alcool, des rades trop chers, des prostitués malades. Bien souvent un grand chaos fait grandir la paix intérieure.

Il fallait couper cet angle de trottoir peint en blanc, suivre le caniveau et ignorer la musique. Rapidement on arrivait dans un petit bras de rue. Une traboule empruntée des seuls connaisseurs. Il fallait franchir la grande route et le carrefour pour arriver à Little Pub Street. Plus petite et plus calme que sa grande soeur. À gauche un haut mur laissait deviner les pagodes et les constructions d’un temple. Diverses figures étaient peintes à la bombe. Les conducteurs de Tuk-Tuk faisaient leurs siestes ici. À droite, on avait excavé les murs pour ouvrir des bars. Des simples comptoirs qui donnaient à même la rue. Quelques tabourets traînaient dans la poussière. Le soir, la composition de la clientèle en disait long sur les tenanciers. Il avait un bar de français où l’on se séduisait beaucoup. Il y avait un bar d’américain où l’on s’embrassait beaucoup. Il y avait quelques salles d’intérieurs, mais ces interstices se jetaient vite sur le dehors. Les clientèles se mélangeaient et d’un bar à l’autre on perdait son chemin.

En journée, on ne faisait que passer. On souriait à un souvenir de soirée laissé sur un tabouret, un comptoir, un verre ou un pan de mur. La petite rue faisait un clin d’œil. Elle se terminait par un bar gay-friendly à gauche. On sortait face à la rivière. On passait devant un fabricant de meubles en rotin (il fournissait toutes les guest-house de la ville). Et finalement on rejoignait le pont sur la droite. À la vue de l’eau on gagnait un peu de quiétude.

proposition n° 13

Elle se courbait légèrement en arrière, laissant son dos reposé sur le mur. L’horizon clair de ses yeux se dissipait derrière la fumée d’une cigarette. Le parfum gris se mariait bien avec la chaleur du grand air. En diagonale sur le béton, ses jambes semblaient fatiguées. La nuit se cofondait avec ses cheveux noirs. La grande porte de verre s’ouvrait intempestivement laissant déborder la fraîcheur de la climatisation. Un groom poussant un massif chariot s’y engouffra. Les bagages étaient fait d’un tissu grossier et râpeux. Ces touristes-là n’étaient pas de la première classe, c’était de la classe moyenne chinoise qui envahissait le monde dans les files indiennes des voyages organisés. Sans broncher, elle regardait les Tuk-Tuk et les taxis passés. L’agitation ambiante la faisait disparaître sous la masse informe des voyageurs. Il fallait regarder le smartphone. Il fallait vérifier la réservation de l’hôtel. Il fallait trouver son guide. La valise devait rouler, s’enfourner rapidement dans le taxi. Du trottoir un avant-goût des temples d’Angkor s’offrait à la vue. Des statues, des colonnes, des visages de pierre au sourire de Joconde, des archanges menaçants.

Les lumières jaunes rasaient le goudron. Dans le lointain on apercevait la Nationale 6. Les Tuk-Tuk ne se faisaient pas prier pour attendre. Il y avait du client à foison. Pour quelques dollars une aventure pouvait commencer dans une campagne lointaine ou un bordel de la périphérie.

Elle n’y prêtait plus attention. Elle rêvait du hasard. Elle espérait quelque chose d’incertain. C’était cette part d’incertitude qu’elle essayait de déceler chez les jeunes hommes. Elle les voyait venir et pourtant il restait en eux une grande part d’inconnu. L’espoir secret et revanchard que les choses pouvaient encore changer. Il y avait un jeune homme qui prenait de l’aplomb pour cacher son manque d’expérience. Il se déplaçait à grandes enjambées autour d’un groupe, donnant des indications, transportant des bagages, sortant d’importants papiers. L’ombre gagnait sur lui et sa part de beauté en sortait grandit. Ce jeune homme, c’était moi.

proposition n° 14

À Little Pub Street dans la fin des années 2010, c’était le monde entier qui traversait la rue. Accoudé à la table haute d’un bar, un jeune homme en polo bleu grillait une cigarette. Il épiait les clients et les filles. Il était barman.

Un khmer basané et aux cheveux longs riait à gorge déployée avec des touristes américains. Il était de passage depuis la capitale. Son voyage était sans fin. Il voulait être ailleurs.

Une anglaise en salopette à fleurs enchaînait les bières. Du coin de l’œil elle avait repéré le barman français, sans savoir si elle aimait son regard ou non. Elle plongea ses mains dans ses poches et se posta devant le comptoir. Elle voulait une conversation. Elle voulait oublier.

Un indien pressait le pas. Turban vert, veste blanche, barbe sel-poivre taillé de près ; un personnage comme ça ne s’invente pas. Il était un touriste d’un genre nouveau. Il conquérait des rues, des espaces, des territoires pour étendre ses commerces. Il se mit à califourchon sur un scooter gris et disparu dans le vacarme du carrefour.

La démarche lente et assuré, un jeune moine passait devant les bars sans détourner le regard. Il avait l’air suspicieux. Locaux et expats renvoyait cette suspicion dans leurs regards : pourquoi était-il devenu moine ? Était-il corrompu par le gouvernement ?



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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 septembre 2018.
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