Marie Carré | Points d’ancrage

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Mini bio et liens à compléter.
proposition n° 1

Un vieux portail rouillé prisonnier des herbes hautes, c’était par là qu’elle était entrée déjà. Ça avait commencé comme ça.

Elle avance dans le vague jardin un pas après l’autre silencieusement pour ne pas réveiller les morts. Les pierres tombales et les croix ne se sont pas redressées depuis son dernier passage. C’est un enchevêtrement de lierres et de lianes, d’arbres et de fleurs, un enchevêtrement de vie et de mort. Au milieu du vacarme de la ville, les christs en fer forgé et les angelots sculptés veillent sur le silence. Des noms imprononçables sont gravés sur le marbre fissuré sous les portraits des disparus. Elle se demande si elle pourrait retrouver la tombe de ces inconnus sur laquelle elle s’était arrêtée il y a quatorze ans, celle devant laquelle une petite chaise en fer lui avait proposé de faire une pause, eux à qui elle avait imaginé une vie, un enfant, une histoire. Eux à qui elle avait confié ses doutes. Seul le prénom de la femme –- Rodina -– lui revient. A nouveau, elle se sent vivante dans cet endroit qui repose en paix.

proposition n° 2

Comme un jardin qui s’abandonne au passant, rassurant et bienveillant. Comme un lieu hors du temps protégeant à jamais les secrets du passé. Le cimetière se dissimule aux yeux des touristes qui lui préfèrent le vieux cimetière juif plus central. Comme un livre que l’on ouvre pour s’extraire du temps, les lierres grimpent sur les tombes pour retenir l’histoire. Les allées se sont effacées et c’est un véritable labyrinthe d’ombre et de lumière où les arbres jouent à brouiller les pistes. Un capharnaüm végétal qui joue avec les tombes, les croix écroulées, éboulées et rouillées. Des petits bancs en pierre invitent ceux qui savent écouter le silence à prendre le temps de s’arrêter. Devant une pierre tombale, une chaise métallique est posée. Sur la stèle, un médaillon en porcelaine émaillée immortalise un couple, elle est à droite et lui à gauche, en lettres capitales au dessus sont gravés les noms de Rodina Lunagrova et Antonie Klimpova, il n’y a pas de date.

proposition n° 3

Au loin si on tend l’oreille on peut entendre les moteurs des voitures, rappel de la ville, rappel du vacarme, rappel de la vie qui passe et qui a besoin de le faire savoir. Face à la tombe, il y a d’autres tombes, d’autres arbres, d’autres christs abandonnés. Face à la tombe en hiver, surement, on pourrait voir le portail rouillé frontière entre le dedans et le dehors, la vie et la mort. De l’autre coté du portail, on pourrait voir les voitures et les bus passer dans ce quartier à l’écart du centre ville. Face à la tombe, on pourrait voir à travers les arbres nus, le béton et l’asphalte, les publicités pour les grandes enseignes qui ont colonisées la ville depuis qu’un mur est tombé. Face à la tombe le monde dans lequel elle se perd et auquel le temps d’un instant elle tourne le dos.

proposition n° 4

Tout autour du cimetière il y a des avenues et des rues où se pressent des travailleurs, tout autour du cimetière il y a la ville et l’argent, et le grand centre commercial. Elle, debout dans le jardin, respire, inspire, expire, elle ferme les yeux et son corps devient léger comme s’il se dissolvait dans l’air. Vu du ciel, le jardin ressemble à une peinture d’Hundertwasser c’est étonnant comme avec le recul, les détails se révèlent. Prendre de la distance. S’éloigner, dessiner mentalement les contours du monde, partir de la racine fracturant la pierre pour prendre de la hauteur. L’anarchie apparente du jardin devient une figure géométrique bien tracée, séparée en deux par une route, fragmentée en dizaine de petites parcelles. Il n’y a plus de relief, juste un plan à déchiffrer d’où émergent plusieurs chemins possibles, un peu comme sur ces jeux d’enfants où s’entremêlent les lignes et où pour rentrer chez lui un improbable personnage doit trouver celui qui le mènera à la clé. Ici tout est possible. Tous les chemins peuvent mener quelque part. Au fleuve qui se courbe comme au château sur la colline, aux peintres qui officient sur le pont comme aux marchands de marionnettes. Ici, ce n’est que le début, le nouveau point d’ancrage qui la relie à elle-même.

proposition n° 5

La petite chaise est toujours là, devant la stèle fissurée qui ressemble à un tableau que l’on aurait posé sur un chevalet de pierre. Sur la pierre tombale recouverte de terre, de cailloux, de branchages et d’herbes mortes, une ancienne plaque de porcelaine émaillée que le temps a rendue illisible a dû, il y a longtemps, tomber sur le vase en terre rouge le cassant en deux morceaux parfaitement symétriques. Aucune trace sur la poussière recouvrant les fleurs grises et séchées, c’est un peu comme si elles s’étaient fossilisées avec les années sous le regard de Rodina et d’Antonie. La photo souvenir est en noir et blanc, elle et lui regardent l’objectif. Elle se tient devant lui, ils posent et ont revêtus leurs habits du dimanche, ils ne sourient pas vraiment, immobiles pour l’éternité, ils ne jugent pas, ils écoutent, ils observent…

proposition n° 6

Aucun repère auquel se rattacher, même les noms écrits, elle n’arrive pas à les prononcer. Dans les allées du cimetière, elle se perd, tous ces accents, toutes ces consonnes qui s’enchainent ne facilitent pas son manque de sens de l’orientation. Elle sait que Kafka est enterré quelque part par là, mais où… Elle sait que la tombe de Rodina se trouvait dans un coin abandonné du jardin… Elle a déjà du mal à se repérer dans métro, alors réussir à s’orienter entre Vojenská pohřebiště et Grave Jaroslav Ježek… Il lui est plus facile de répéter un nom entendu ou une phrase que de la déchiffrer. Elle aime prononcer le nom du fleuve –la Vltava— dont les lettres roulent aléatoirement dans sa bouche, Vlttttavaaa, Vlata, Ftalva. Elle aime marcher sur le pont Charles -– Karlův most -– à l’heure où les touristes sont absents, elle aime la voix incompréhensible dans le métro qui prévient chaque arrêts d’un approximatif mais plaisant « ostup anastup dévetchézé zahir ahi.

proposition n° 7

C’est la troisième fois qu’elle vient dans cette ville, elle se repère de moins en moins, tout a changé, plus vite qu’elle. Mais le sentiment de se sentir chez elle dans ce lieu où elle est étrangère est toujours et peut-être encore plus présent chaque fois. Dés son premier voyage, un lien particulier s’était tissé entre elle et la ville. Quand elle a besoin de s’extraire de sa vie elle y revient en souvenir. Elle est limaille attirée par l’aimant. C’était son premier grand voyage, elle avait traversé le pays en stop, s’éloignant de la ville sans jamais réussir à la quitter totalement. C’était ici qu’elle avait rencontré le golem et les fantômes des alchimistes. A l’époque le pays s’appelait encore Tchécoslovaquie. C’est dans le métro qu’elle avait rencontré pour son premier amour. Jeunes adultes à peine sortis de l’adolescence, ils avaient laissé au hasard le soin de décider du sens à suivre. Il avait 20 ans, elle 18 ans. Depuis sa vie avait pris d’autres directions, mais peut-être était-ce le souvenir de cette insouciance qu’elle revenait chercher. Elle prend des bus et des trams au hasard, descendant au terminus dans des endroits improbables, à la recherche d’un regard complice, à la recherche d’un sourire gravé dans sa mémoire. Se fabriquant, à la recherche hier, des souvenirs pour demain.

proposition n° 8

Dans le cimetière, Rodina pleure des larmes de pluie, le ciel s’est assombri. Dans le centre, les touristes se pressent dans les stations de métro et dans les cafés pour se mettre à l’abri. Ça lui plait bien une ville sous la pluie, l’agitation qui s’empare de chacun comme si les gouttes qui tombaient avaient le pouvoir de tout désintégrer. Le ciel et la terre qui ne font plus qu’un. Elle marche dans les allées vides, ici ou ailleurs, cela n’a pas d’importance. La pluie est la même partout quand elle se déchaine. L’eau lui rappelle qu’elle est vivante. Le vent se lève et retourne les parapluies et le brouillard qui s’élève des trottoirs chauds rend la ville encore plus douce à ses yeux.

proposition n° 9

Elle marche dans les allées au rythme de la voix de David Bowie, au son de la voix du Major Tom perdue dans l’espace qui l’accompagne depuis le début de ce voyage de retour.

proposition n° 10
1

L’odeur de la ville après la pluie masque les pots d’échappements et l’entêtante odeur de gras universelle des fast-food en tout genre qui ont fleuri depuis la chute du bloc communiste.

2

Ses pieds laissent des traces dans la terre meuble et moite, ses mains caressent la pierre encore chaude du mur d’enceinte qui sépare le jardin du reste du monde, bientôt elle ouvrira la petite porte en fer forgé, sentira le froid du métal et retournera à la vie.

3

Avec dans la bouche, le goût de découvrir de nouvelles saveurs, l’envie d’écrire une nouvelle histoire.

proposition n° 11

Un tourniquet en métal flambant neuf, c’était par là qu’elle était entrée déjà. Ça allait recommencer comme ça.

Au milieu de la foule qui se presse, anonymat. Monter dans un wagon. Être immobile en mouvement.

7h30, des hommes et des femmes en tenue de ville, baillent, consultent leur portable, assis, debout. Un homme est couché sur deux sièges, il dort, il sent la sueur et le vin. Des étudiants révisent leur cours se retenant aux barres métalliques. Les livres ont presque tous disparu remplacés par des rectangles lumineux reliés par des oreillettes sans fil. Regarder la jeune femme aux cheveux bleu qui rit en regardant son téléphone, croiser un regard, sourire. Les corps se serrent, les odeurs de parfums se mélangent, les yeux tentent de rester ouverts. Les corps se touchent, se tordent, s’évitent. L’espace vital se réduit. Sentir la présence de l’autre, étranger, qui rayonne et impressionne. Toucher sa peau moite, s’éloigner, être dans la sensation. Prononcer un « pardon, désolé », premier contact, expression. Entendre « c’est pas grave », être en communication, début de la relation. « y’a du monde ce matin… ». « Oui c’est la rentrée, va falloir s’y habituer ». Les portes s’ouvrent, sortir pour laisser sortir et revenir, action. « Vous descendez ? ». « Non, à la prochaine ». « Bonne journée ».
18h30, des hommes et des femmes un peu débraillés, baillent, consultent leur portable, assis, debout. Un homme est couché sur deux sièges, il dort, il sent la sueur et le vin. Des étudiants rient et bavardent se retenant aux barres métalliques. Les livres ont disparu remplacés par des rectangles lumineux reliés par des oreillettes sans fil. Regarder la vieille femme aux cheveux gris qui parle toute seule, croiser un regard, sourire. Les corps se serrent, les odeurs de parfums se mélangent, il ne fait pas bon être petit en fin de journée quand le nez est à hauteur d’aisselles. Les corps se touchent, se tordent, s’évitent. L’espace vital se réduit, certains restent sur le quai, ils espèrent pouvoir monter dans la prochaine rame. Chercher la présence de l’autre, cet étranger croisé le matin, être ému. Eviter les peaux moites, s’éloigner, respirer par la bouche. Prononcer un « pardon, désolé ». Entendre « Faites attention ! ». Les portes s’ouvrent, sortir pour laisser sortir et revenir, soupir. « Vous descendez ? ». « oui ».

proposition n° 12

Lumières artificielles, passage habituel, quotidien perpétuel, sous la ville citadelle, couloirs impersonnels, obstacle accidentel, concurrence irrationnelle, absence totale de coccinelle, déplacements prévisionnels et structurels, intimité conjoncturelle, hypocrisie relationnelle, manque de poubelles, destination directionnelle, panneaux informationnels, rythme générationnel, odeur soudaine de mortadelle, jolie demoiselle, affiche promotionnelle, changer de mutuelle, vider le lave vaisselle… manque de sommeil, trop tôt le réveil, photo d’un porte-jarretelles, prévention des maladie de l’intestin grêle, rapport pluriannuel…
Dans le métro ça manque de ciel.

proposition n° 13

La place est pavée de bonnes intentions, il y a des bancs pour s’arrêter, des jeux pour les enfants absents, quelques plantes enfermées derrière des barrières. Des jeunes passent à vélo, sans s’arrêter. Autour de la place il y a la terrasse du « café de la place », où un homme seul boit une bière, il a une alliance, il regarde son portable. A coté du café il y a la terrasse de la pizzéria, face à la mairie et aux bâtiments d’inspiration soviétique qui doivent être des bureaux. Des hommes seuls pourtant en grappe en sortent et marchent droit les yeux sans doute rivés à leurs GPS. Ils portent leurs costumes sombres comme une punition.
La place est un lieu de lent passage pour certains, comme ce vieil homme qui tente de la traverser, posant ses pieds méticuleusement au sol comme s’il allait tomber dans le vide, avant arrière, avant arrière, il se balance d’avant en arrière et les sacs de courses qu’il tient dans chaque mains se balancent au rythme de ses hésitations, cela arrive quand le cerveau n’arrive plus à commander le corps. Une jeune femme passe à vélo, cheveux longs attachés, mini short et tee-shirt échancré, non, tiens… en fait elle n’est pas si jeune que ça, sa peau est fripée, sa bouche crispée. Une autre femme pousse un landau, c’est désuet un landau… elle s’arrête près d’un des bancs, se penche sur le berceau et au lieu d’en sortir un nouveau né sort une bouteille de vin avant de s’assoir. Un homme vient la rejoindre et s’invite au baptême.
Devant la mairie, des fontaines jouent avec le vent et les arbres. Des enfants qui viennent d’arriver crient en tentant d’éviter les gouttes. A la terrasse du café, un homme est seul, il boit une bière, il a une alliance, il regarde son portable.

proposition n° 14

Dans la salle du café, se mélangent les époques, sur la banquette devant le miroir recouvrant un mur entier, il y un jeune homme et une plus jeune fille. Il est brun, cheveux ni courts ni longs, frisés, sûr de lui, grand et mince, il parle en faisant des grands gestes, quand il marche on dirait qu’il a des ressorts qui le font rebondir sous ses semelles. Il a de grands pieds. Il étudie la photographie, il parle de politique. Il parle beaucoup et la jeune fille le regarde en souriant béatement bêtement. La jeune fille est brune cheveux attachés, qu’elle détache et attache pour lui montrer qu’elle l’écoute. Pour lui montrer sans lui dire qu’elle veut le séduire. Elle a le charme de sa discrétion, personne ne fait vraiment attention à elle. Elle est petite, pas très grande, elle a des talons qui lui donnent l’impression d’être plus à la hauteur. Elle vient souvent dans le café dans l’espoir de le voir. Elle a souvent un livre ouvert devant elle avec l’espoir de le fermer rapidement. Dans un coin, un peu cachés derrière le comptoir, il y a un autre couple, l’homme a une barbe de quelques jours, signifiant sa volonté de rester à la mode malgré ses cheveux blancs. Il a les cheveux blancs, poivre et sel, plus exactement comme il dit. Il parle beaucoup, de lui, de ses enfants, de sa femme, de son travail. La femme, plus jeune que lui hoche la tête en l’écoutant, en le regardant. La femme est brune cheveux attachés, qu’elle détache et attache pour tromper son ennui, elle s’observe dans le miroir.

proposition n° 15

Je ne sais pas, je ne sais pas qui tu es, et à bien réfléchir je ne me connais pas moi-même, tu ne m’a pas donné de nom, tu m’as à peine esquissé, je m’esquive mais, elle, l’autre, celle qui me, te ressemble, elle fait comme si je n’existais pas, mais j’existe puisque tu m’as regardé, dans le reflet du grand miroir, tu m’as regardé droit, froid dans les yeux, tu me regardes, tu me juges, elle t’échappe, je m’évite et me perds dans ce je, elle c’est tu, mais alors qui est je, un réseau de fils invisibles nous entourent et nous relient, et si tous nous n’étions que les fragments d’une même silhouette, une somme de mensonges dont le dessein serait de dessiner ta vérité…

proposition n° 16

Ecoute, ferme les yeux, pose tes mains sur les tables. C’est poisseux, ça rentre dans les pores de ta peau, surface visqueuse qui t’empêche presque de respirer, qui t’empêcherait de voir si tu avais les yeux ouverts. Ecoute ces voix qui te parlent une langue inconnue qui soulignent ta solitude. Tu ne sais rien, tu voudrais remplir le vide. Moi, je peux te dire qu’ils se sont embrassés ici, que d’autres se sont quittés, ils ont ri, ils ont pleuré, ils sont venus se réfugier pour un temps, ils ont cru exister. Tu peux sentir leur odeur, l’odeur du désir dégoulinant sur leur corps, l’odeur de la pluie sur leurs vêtements dégoulinant, l’odeur de la soupe froide laissée pour compte au fond des assiettes. Sur cette chaise, cette chaise sur laquelle je suis assise tu étais venue t’assoir et tu avais attendu que le temps s’écoule, minute après minute sans savoir ce que tu attendais, est ce que tu t’en rappelles ?



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1ère mise en ligne 24 juillet 2018 et dernière modification le 29 juillet 2018.
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