Juliette Derimay | Rue de la Soif

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« Je m’appelle Juliette Derimay, pas de site, pas de blog, mais envie d’écrire et de partager l’écriture. Je vis en Savoie, dans un petit village de montagne. Ici c’est surtout agri-culture et culture-physique entre ski, escalade et randonnée, donc un peu de culture tout court, ça complète bien. »
proposition n° 1

L’odeur. Eau de mer poisseuse, gasoil, algues, moules et poissons crevés, bien avant le GPS, son nez lui avait dit qu’il était arrivé. Il n’avait plus qu’à se garer, mais aujourd’hui dans un vrai parking. Goudron, peinture blanche, finie la poussière du terre-plein. La ville avait fini par avaler le port. Il restait quand même l’eau, elle était toujours noire, opaque, promesse de tourments plus que d’ailleurs. Le bâtiment de la communauté urbaine avait été rénové, il faisait toujours moderne malgré sa maturité. En lui tournant le dos, on entrait dans la ville. Entre le port et l’église, un trait d’union sur les cartes, la rue de l’Amiral Ronarc’h, de son vrai nom rue de la Soif.

A droite et à gauche, les immeubles bas en briques rouges. Il avançait lentement, tout avait changé. Plus de bistrot en dessous de chez lui, mais un assureur. Au coin de la rue, la boulangerie avait laissé la place à une bijouterie. Mais le numéro était formel c’était bien là, 14. Derrière la porte il y aurait le long couloir, les escaliers, le tout petit palier et le tournant dans lequel il restait toujours coincé, son vélo sur l’épaule, cherchant les clés qui se cachaient inlassablement dans l’autre poche. Le flotteur de filet qui lui servait de porte clé cognerait sur le bois, deux tours dans la serrure du bas, même chose en haut avec le petit cadenas et il serait chez lui.

proposition n° 2

Autour de la porte, pas de pierres taillées ostentatoires, juste la simplicité d’un mur de briques, simplement empilées. Mais l’empilement est savant, les jointures ne peuvent pas se superposer sous peine de fuites. Les joints doivent être réguliers, adhérer précisément jusqu’au bord des briques. Gris sur rouge pour dessiner un labyrinthe où se perd la goutte d’eau, le regard ou le doigt. La cuisson de la terre a donné du relief, des fissures, des couleurs, des écharpes sombres, de la vie à ces briques. La glaise rouge, de lisse quand elle est crue, devient froide au toucher, rugueuse et âpre une fois passée au four. Et le rouge avec tout ça resterait une couleur chaude ? En y regardant de plus près, on voit la main du créateur étaler le mortier, son œil vérifier l’alignement de l’empilement, on l’entend fredonner doucement. Elle est dans cette petite chanson du maçon, la chaleur des murs de briques.

proposition n° 3

Mur devant et mur derrière. Des briques, des briques et encore des briques. Vouloir en évaluer le nombre donnerait un tournis digne du recensement des grains de sable de la plage. Dans mon dos, une vitrine aussi. Une boutique de vêtement, là aussi une de plus, comme les briques. Les goélands à qui les subtilités de la vie humaine restent inaccessibles doivent se demander l’utilité de tant de magasins de costumes. Changent-ils de plumes, eux ? Un peu plus épais en hiver, soit, mais de là à changer tous les jours ! Pauvres goélands… Ils doivent voir passer des bipèdes semblables, mais quand même différents sans rien comprendre à ces disparités. Les pieds qui rétrécissent quand on passe des grosses bottes du port aux escarpins de l’église. La perception de la température aussi change : grosse veste au bord de l’eau contre tailleurs et costumes qui se pressent sur la place Jean Bart, alors qu’il fait toujours aussi froid. Et les couleurs… Les humains changent-ils d’espèce quand ils endossent une couleur de plumage différente ? Être un oiseau évite tous les soucis de garde-robe : depuis le port en bas de la rue jusqu’à l’église en haut, aucun changement, à peine deux coups d’ailes et aucun coup d’œil aux boutiques de vêtements.

Qu’il doit être doux, parfois, d’être un oiseau !

Il verrait quoi d’ailleurs ce goéland s’il s’éloignait, si on rembobinait son vol, avec les ailes qui battent à l’envers ? Qu’est-ce qu’il a de si particulier cet endroit qui ferait qu’on ne le perdrait pas de vue, même depuis les yeux d’un oiseau marin qui volerait à l’envers ?

proposition n° 4

L’antenne des voisins qui dépasse du balcon ? La voiture rouge garée juste devant ? Le néon du bar qui passait du bleu au rose n’est plus là pour accaparer le regard. L’arbre de la cour surement, d’un vert insolite au milieu des immeubles. Et les lignes. La géométrie des rues, le rectangle parfait des pâtés de maisons bien droits de Dunkerque la reconstruite, loin des ruelles sinueuses et pavées de ces vieilles dames du sud, ridées par les ans et épargnées par la guerre.

Ici la géométrie règne. Triangles, carrés, rectangles. Les formes se voudraient parfaites, mais forcées par la forme de la côte et les restes de l’histoire, les angles droits s’affaissent et se plient, font des concessions, laissent entrer un peu du désordre humain dans leur perfection mathématique.

proposition n° 5

Finis les trottoirs pour marcher. Maintenant ils se sont agrandis, attifés de terrasses plastiques et verre, se sont barricadés derrière des poteaux en ferraille, ouvragés soit, mais qui empêchent les voitures de stationner. Place aux siroteurs de café ou d’apéro branchés. On ne trotte plus sur les trottoirs, on s’installe. La piétonisation du centre-ville a gagné la rue de la soif. Finies les carcasses de vélo, cadres sans roues attachés au poteau qui interdisait, rouge agressif sur fond bleu policier de stationner les jours impairs d’un côté et les jours pairs de l’autre. Il y en avait suffisamment des poteaux pour tous les vélos de la rue. Certains laissaient même leur cadenas en place pour la nuit suivante. Et quand ont commencé les travaux, c’était encore plus confortable, plus besoin de se baisser ou de mettre les mains dans la pisse de chien, on avait son cadenas à hauteur, entre les mailles du grillage du chantier. Il y en avait de toutes les formes et de toutes les couleurs. De lourdes chaines pour les motos, entourées de tissus noirs ciglé grandes marques pour les plus riches, antivol en U toujours trop petit pour se fermer sans effort, jusqu’à l’indémodable câble entouré de plastique coloré, serrure à clé ou à code, mais toujours grippée. Le soir venu, les deux-roues rejoignaient leur dortoir, sagement attachés pour la nuit. Avec parfois un sac en plastique sur la selle, pour protéger de la pluie et des déjections des oiseaux marins venus se perdre dans cette rue du commencement de la ville.

proposition n° 6

Rue de transition, entre port et ville, ni vraiment dans l’un, ni réellement dans l’autre. Elle portait bien son nom, la rue de la soif, quand les marins débarquaient, bridés, restreints, rognés pendant tant de jours par la mer et les officiers. Maintenant la ville n’est plus fière de son port en lui-même, mais uniquement de ses chiffres. Rendement, tonnage, kilomètres de quai, rentabilité… Port et ville sont divisés. Strictement. Clôture, barbelés, portes, gardiens et laisser-passer obligatoire.

Alors la rue de la soif, vous pensez, ça faisait pas sérieux ! Tandis que Rue de l’Amiral Ronarc’h, ça sonne quand même plus glorieux, plus militaire, plus héroïque. Qu’importe que ce Ronarc’h au patronyme breton ait défendu vaillamment une position entre Ypres et Nieuport en territoire belge, c’était pendant la grande guerre, celle des tranchées. Parfait pour une rue, une tranchée entre deux rangées d’immeubles. Analogie… Et puis un amiral, ça fait quand même un peu maritime. Les bars aussi s’y sont perdus, transformés en cafés, fast-food, brasseries et autres chaines de restauration rapide. L’amiral aura réussi, fait rare, à gagner une bataille à titre posthume, à mettre au pas les buveurs de la mer. Et à faire de la rue de la soif un endroit enfin respectable, enfin digne de l’église Saint Éloi qui tient l’autre extrémité de ce champ de bataille.

proposition n° 7

L’église, le port, les deux pôles de la rue. L’église, pôle pour la ville peut-être, mais pas pour lui, définitivement port. Et ça n’a pas changé. Dans sa tête, pas d’images sombres et pieuses sous les voûtes de pierre et les vitraux, mais des souvenirs marins, humides, encombrés par les vagues, les oiseaux de mer, la pêche, les vraquiers, tankers et autres porte-containers, les balades en vélo sur les quais et les heures passées au dernier étage du musée maritime, à la bibliothèque. Picorer dans les rayons, cartographie, récits de voyage, BD… Et ses chers oiseaux. De quoi meubler toute une vie, jusqu’au manque d’air, au manque d’iode, jusqu’au besoin impératif et physique de mouvement. C’était si simple d’y aller. Mais… À pied ? En vélo ? Derrière la communauté urbaine ? Dans quel sens le tour du bassin ? Devant le bateau-phare ? Et l’entrée ? De l’autre côté du bâtiment ? Il avait un blanc dans son itinéraire, comme dans les films où on voit les personnages monter dans une voiture, en descendre et rien entre les deux, aucune image de l’intérieur. Il allait devoir réapprendre le chemin, se laisser guider par les images qui remonteraient à la surface, rappelées les unes par les autres comme les maillons d’une chaine au sortir de la baille à mouillage.

proposition n° 8

Il pleut. Chez lui la pluie est triste. Les ronds de l’eau dans l’eau réécrivent les mauvais souvenirs, le pont glissant, la vision étranglée par la capuche du ciré, la peau des mains affaiblie devenue vulnérable. L’accident. L’eau qui se teinte de sang, réveil en sueur.
Le temps avait éloigné les souvenirs, la pluie sur la ville les rappelle. Ciel noir, gris, sombre, bouché, chargé. La pluie joue sur la vue. Les couleurs deviennent teintes, tons et nuances. De l’objectif au subtil. La ligne d’horizon n’est plus là, elle a disparu. Tout comme l’Angleterre qui existe encore, sûrement, mais qu’on ne verra pas. La pluie comme repli, elle attache au proche. La pluie sur les lunettes déforme les images, elles passent à travers les gouttelettes, s’arrondissant, se grossissant, se déformant au fil des sphères liquides qui ébrèchent la réalité. Les éponges grossissent sous l’averse, les escargots sortent de leur coquille, mais lui y rentre, les reflets dans les flaques le renvoient à lui-même, l’y enferment.

proposition n° 9

Le temps a passé depuis l’accident. Maintenant, Thomas sait parfaitement réglementer le souvenir. Il a appris et s’est entrainé. Fermer les yeux, chasser les images, se concentrer sur les sons. Du plus près au plus loin, du plus fort au plus doux, pour forcer son cerveau à vivre au présent. Exercice désormais facile. La chaise qui grince, la machine à café qui travaille sa vapeur, la conversation hachée de l’homme au comptoir qui feuillette le journal et du cafetier qui essuie ses verres en faisant grincer le chiffon. Sur le trottoir un bruit de talons. Pas des baskets de jeunes, ni des talons de femme, c’est un autre rythme. Plutôt des chaussures d’homme chic à semelles de cuir, le style à la mode avec le bout pointu qui les rend beaucoup trop longues et les fait parfois frotter sur les dalles du trottoir. Il y a bien sur les voitures, son qui se rapproche et s’éloigne, se rapproche et s’éloigne, moteur puissant qui vrombit ou poussif de vieux tas de ferraille rouillé. Tiens, une mobylette, une vraie, une antique, pas un scooter. Ici les gens réparent, ils n’ont pas les moyens de changer. Et le rire d’un goéland qui survole la rue.

proposition n° 10

En poussant ses exercices pour chasser le souvenir de l’accident et se raccrocher au présent, il lui arrivait d’étendre la contrainte aux autres sens que l’ouïe.

C’était déjà l’odeur qui l’avait mené jusqu’à la porte de son ancien logement, l’odeur du port, de l’eau du port, qui n’est plus vraiment de l’eau tant elle est chargée de petites histoires, de bassesses et de pollutions humaines. Les découvertes, les grands exploits et les batailles navales dignes de donner leur nom à des rues ou à des places, c’est pour le large, le grand, le vivifiant et l’iodé. Le sauvage. Rien de commun avec le jus sombre des ports… Le port c’est une odeur poisseuse, qui colle et vous imprègne, nauséabonde et douceâtre. C’est surement l’odeur du port , de son eau dépravée qui donne envie de repartir.

Mais sur le port, Thomas trouvait le réconfort du toucher. Passer sa main encore valide sur le métal froid d’une coque, sentir les cristaux de sel se déposer sur sa peau au hasard des ondoiements de la dernière couche de peinture lui faisait l’effet d’une grande inspiration dans l’air frais du matin. Contacts plus rugueux, avec les aussières sur les anneaux du quai, les taquets ou les bittes d’amarrage des bateaux de pêcheurs du côté de la citadelle.

Râpeux quand on en fait le tour, la peau passant de fibre en fibre, le cordage perd sa rudesse quand on suit les fibres, tressage, alchimie du mélange et magie du nombre. Du fil unique si fragile quand il est seul jusqu’au grand nombre, à la multitude si solide quand ils se serrent bien fort les uns contre les autres. Au toucher il sait dire l’âge du cordage, lisse et poli jusqu’au glissant quand il est neuf, puis les frottements, les coups et les tensions trop fortes cassent et font ressortir les fibres, du simple duvet à la toison fournie qui alertent le doigt, lui disent une histoire, une fragilité. Un danger parfois, juste avant la rupture.

Mais sur le port, pour la douceur du toucher, il préférait de loin la peau du poisson tout juste sorti de l’eau, dans le sens des écailles, promesse de festin. Le goût du poisson cuit en papillote, enfermé dans ses saveurs à lui, sans court-bouillon, fioriture épicées ou tralala de sauce compliquée. La chair bien cuite se détache en écailles quand la langue la presse sur le palais avant que les dents ne s’y attaquent, doucement, pour faire sortir une à une les autres saveurs, l’impression de croquer des vagues. Avec toujours dans un coin de la tête lors de la dégustation, l’injonction de manger doucement. L’arête. Le revers de la médaille, la mauvaise surprise, celle qui se plante dans la langue, la gencive ou entre deux dents. Ou simplement, celle qui gâche avec sa rigidité, toute la voluptueuse douceur de la bouchée. C’est elle qui nous oblige à savourer, doucement, nous permet d’avoir le petit goût d’algue, l’iode avec juste ce qu’il faut d’amertume. Le poisson, ça ne se dévore pas, ça ne s’engloutit pas, c’est presque aussi difficile à manger qu’à pêcher. Ça se mérite.

proposition n° 11

Au bout du quai des pêcheurs, il y a le pont à bascule. Pas d’horaire, c’est selon les arrivées de bateau. La mer a priorité sur la terre. Feu rouge, on attend que le pont bascule, que le bateau passe et que le pont revienne à sa place. Ensuite on passera. Et les gens qui attendent, ensemble, au même moment, au même endroit, forment un petit groupe éphémère. Suivant les personnes présentes, l’ambiance change. Radicalement. C’est le premier qui parle qui donne le ton. Toujours. L’impatient qui râle et bougonne, parce qu’il est pressé, lui, qu’il travaille, lui, ou simplement qu’il estime ne pas devoir attendre, lui, c’est le plus fréquent. Alors pendant cinq ou dix minutes, on va refaire le monde. Sans bateaux, évidemment. Puis refaire le port, en mieux, nécessairement. Et sans pont à bascule, ça va de soi ! Une assemblée d’expert en urbanisme portuaire amateurs qui se dissoudra dans la vie une fois le pont revenu à sa position de repos. Il y a parfois d’autres conversations de spécialistes, commentaires sur le navire qui passe, sur la grande roue qui fait basculer le pont, la force qu’il faut pour soulever et retenir une telle masse, le rôle du contrepoids, quelques notions de physique. Ou simplement, les remarques sur la météo, entrées en matières universellement efficaces. Parfois les gens se connaissent et continuent à échanger déroulant le fil de leur entretien. Tout ça dans l’odeur de graisse du mécanisme et, si le vent ne se met pas de la partie, les gaz d’échappement des voitures qui attendent, elles aussi, mais sans pouvoir profiter de ce moment étrange, de ce rapprochement de fils de vie qui vont aussitôt s’éloigner de l’abri fragile, de la petite avancée de toit qui se rempli les jours de pluie, de chaque côté du pont à bascule.

proposition n° 12

Doucement le chemin lui revient, il tire délicatement sur la ficelle, pour que le cerf-volant puisse reprendre de la hauteur et s’éloigner. Une fois passé le pont à bascule, c’est le quai en pierres, les bars équivoques. Sans équivoque. Vie nocturne, ancien prolongement de la rue de la soif, de toutes les soifs des marins enfin à terre. Enfin, c’était. Ça doit aussi être devenu respectable, verre poli et métal brossé, bois sombre mais pas sale. Il faudra aller voir. Un peu plus loin sur ce même quai, le musée maritime, les expos qui sentent la poussière, le vieillot et le cliché. Mais en haut, il y a la bibliothèque maritime. On y rentre comme au musée, mais en disant qu’on monte. Tout simplement. Et ici pas d’équivoque. On rentre sans payer, en confiance, toujours un peu étonné que la culture ait encore une telle puissance : si c’est pour lire, alors c’est gratuit. Au début, il y serait bien allé juste pour savourer ça, la gratuité du savoir. Là-haut, la vue devait être très belle, mais il n’a jamais vu personne regarder par la fenêtre et n’y a lui-même jamais pensé. Tous, ils étaient là pour les livres. Cartographie, manœuvre, météo, BD, océanographie, faune et flore, romans, archives… Étagères, tables, silence. Sans jamais s’être parlé, on savait qu’on avait un petit quelque chose en commun.

proposition n° 13

Pour avoir la meilleure place, pour avoir le bouquin déjà pris par quelqu’un d’autre la dernière fois, parce qu’on n’a rien d’autre à faire ou parce que là, ça presse vraiment trop de savoir, on était parfois plusieurs à attendre devant la porte du musée maritime pour monter à la bibliothèque. Attendre. Sur le quai ou sous le porche, suivant la météo et ceux qui sont déjà là : affinité, ou pas … Mais toujours dos au mur, jamais personne ne se tournait vers la porte, qu’on espérait tous pourtant voir s’ouvrir. On regardait de l’autre côté, au loin, besoin d’espace pour poser les yeux, de pouvoir étendre le regard ? La vue serait-elle claustrophobe ? Devant, la rue, puis le bassin. Les voitures passaient rarement, plus souvent garées en face, bien rangées l’une à côté de l’autre, disciplinées, ordonnées. Blanche, noire, bleue, blanche, beige, grise, grise : couleurs passe-partout, rien d’intéressant. Mais derrière cette palette de fadeurs, le rouge du Sandettie. Le bateau-feu. Vieille coque rouge-bâbord, avec en son centre le mât et le feu, la lanterne salvatrice. Fait rare chez les bateaux, le Sandettie était né pour ne pas bouger, pour rester le plus exactement possible au point qu’on lui avait assigné, pour baliser le banc de sable auquel il devait jusqu’à son nom, au milieu de la Manche. Tous les jours, il envoyait ses observations météo pour affiner les prévisions. Dans la brume, il cornait ses avertissements à intervalles réguliers et bien sûr, la nuit, il éclairait. Arriver en avance à la bibliothèque du musée, c’était profiter de cette mise en condition, échauffement indispensable. Quelques minutes à le regarder et une fois la porte ouverte, vous étiez parfaitement préparé à partir voguer, assis sur votre chaise, à recevoir avec reconnaissance les informations, les avertissements et les lumières de tous les livres du dernier étage, voyageurs immobiles sur les étagères déchainées…

proposition n° 14

Une fois en haut, on se dispersait sur les tables et dans les rayonnages après être passés à l’accueil pour s’inscrire. Derrière le bureau, toujours la même femme entre deux âges, cheveux mi- longs, jupe mi- courte, chemisier pastel, yeux gris-bleu. Mais là, juste à la base du cou, une petite veine qui bat à vous donner envie de lui enlever ses trop grosses lunettes. Pour voir. Table Nord, l’étudiant. Toujours avec un tas de feuilles éparpillées, crayons, règle Cras, compas, calculatrice. Et les cheveux en pétard, comme il se doit quand on se triture constamment la tête dans l’espoir d’y faire entrer plus de choses qu’elle ne semble pouvoir en contenir. Côté Sud, le fauteuil du lecteur de BD. Cheville gauche sur genou droit, ou l’inverse, pourvu que ses jambes forment un repose-livre adapté au format. Il vivait entre les pages qu’il tournait vite avec le visage tendu ou doucement avec une larme au coin des yeux ou encore tranquillement, un doux sourire aux lèvres ou l’air concentré. À droite la table Est, le gourmand. Il a dû lire que la matière grise carbure au glucose, alors il y va de bon cœur en écumant avec méthode le rayon du droit maritime. Chemise, cravate un peu lâche, et surtout, veste avec deux grandes poches dans lesquelles il pioche régulièrement et espère-t-il, discrètement… tout en rêvant qu’un jour, on inventera enfin des emballages moins sonores que la cellophane pour les paquets de bonbons. En face de lui, l’Ouest. Le coucher de soleil. Longs cheveux roux toujours lâchés qui lui cachent régulièrement un morceau de page et qu’elle renvoie en arrière d’un coup de tête aussi machinal qu’étudié. Histoire aussi de distribuer dans l’atmosphère quelques parfums fleuris, invitations discrètes à finir sur la plage un soir d’été et sentir ses cheveux se mélanger sous vos doigts aux couleurs du couchant.

proposition n° 15

Dans cette salle de lecture, je te regarde, te fouille, t’étudie en acteur qui s’attaque au personnage qu’il va devoir jouer, pas seulement incarner, parce que donner sa chair c’est facile, mais le corps n’est qu’une toute petite partie d’un être humain, l’acteur va devoir déposer un peu de son âme dans ce qu’il va mettre en œuvre pour chercher à te comprendre, il va falloir qu’il sache ce que tu ferais, toi, le héros de cette histoire, dans cette situation ou bien dans celle-là, comment tu pourrais réagir en face de telle personne ou bien de celle-là, homme, femme, enfant, vieux, en loques ou en costume, en larmes, heureux ou indifférent, il faut bien que je sache, que je t’observe, que je note, que je me souvienne, il me faut savoir ce que tu détestes et ce que tu vénères, alors je te regarde manger, te déplacer, aller au cinéma, choisir un lieu de promenade et là, dans cette bibliothèque, je te regarde choisir un livre sur les étagères, pourquoi celui-là, pourquoi pas la couverture bleue juste à côté, pourquoi pas dans un autre rayon ? il faut que je sache pour comprendre, assimiler et être juste, pour que le spectateur t’aimes toi, le personnage et m’oublie totalement, moi, l’acteur.

proposition n° 16

Je t’observe devant la porte de cet appartement où tu as vécu avant. C’est l’adresse que tu as donnée à l’hôpital le jour de l’accident. Tu n’es pas rentré, tu n’as pas longé le couloir, monté l’escalier, ouvert la porte de gauche. Peur de retrouver tes larmes sur le lino ? Et dehors, en passant devant le poteau où tu attachais ton vélo, je t’ai vu faire une pause, toute petite, mais une pause quand même, toujours pas possible de tenir un guidon ? C’est vrai, il existe des voitures adaptées, comme la tienne, mais pas de vélo. Pas rentable sûrement. Ensuite tout le trajet à pied jusqu’au musée, tu marchais le regard au passé, déséquilibré au bout du trottoir avant de traverser, ne reconnaissant qu’au fil des pas, parfois, un de ces endroits de passage où tu n’as fait que passer. Dans la salle de lecture, je te vois poser entre les pages, sur le livre ouvert, ton pansement, ton bras sans main.

proposition n° 17

Mais la réalité ne frappe pas uniquement des gros coups, elle titille, elle taquine aussi tout le temps, pour nous rappeler que la douleur existe, qu’on ferait bien de s’y préparer en faisant provision de ces souvenirs qui font sourire bêtement afin d’être en mesure de lui résister, de lui tenir tête, pour survivre, voire même vivre, le plus longtemps possible. L’automne, en ville, il faut le chercher, lever la tête pour le voir. Pas de feuilles sur les trottoirs, pas de fruits sur les arbres qui vous invitent par l’odeur à découvrir qu’ils ont mûrs. Mais la mer du nord envoie ses tempêtes pour vous le rappeler. Lignes électriques malmenées, panne de courant ce soir-là, plus d’éclairage dans la rue, pas facile de distinguer les poteaux… Et le lendemain, œil au beurre noir ! Encore un œil au beurre noir un peu plus tard, l’autre œil. Mauvaise journée, une bonne crève et un tas de choses à faire le lendemain. Alors il a bien fallu descendre demander aux fêtards qui avaient attaqué tout le répertoire du carnaval de baisser un peu la voix… Échange peu courtois, puis clairement violent : œil gauche cette fois-là. Ou encore : pas simple de rentrer chez soi sans les clés. Une des solutions consiste à attendre qu’un autre occupant de l’immeuble rentre, assis sur le seuil, recroquevillé pour éviter le froid et immobile pour ne pas faire fuir la chaleur. Si immobile et si assoupi qu’un chien peut venir tranquillement lever la patte sur tes chaussures.

proposition n° 18

« La ville avait fini par avaler le port » … D’où pouvait bien être venue une telle image ? Avaler … Anthropomorphisme ? pour une ville ? Alors que la ville est le port. Pas d’opposition puisque l’une vit par et pour l’autre. Soudés, mêlés, indissociables. Comme une épissure, « assemblage de deux cordages par entrelacement de leurs torons » : chaque brin de l’un est tissé dans les fils de l’autre, pour former une section de cordage encore plus épaisse, plus solide, plus résistante aux tensions qu’un simple nœud. Dans « avaler », il y a dominant et dominé, avaleur et avalé, le grand et le petit. La ville plus grande que le port ? Réduire le port à ses quais ? sa surface ? la ville à ses rues et ses bâtiments ? Au nombre d’habitants, ça irait. Surtout la nuit. Mais ce serait trop simple. Simpliste, même. Métaphore, alors ? Là tout va mieux. Ville, civilisation, modernité, contre la brutalité et la dureté de la vie de marin. Policées les bordées des gens de mer, relégués plus loin et plus profond la vie nocturne, le « vice » des instincts crus…. La tendance n’est pas récente, aboutissement ou peut-être simplement étape d’une mutation en cours. Du brut au déguisé. Hypocrisie ou civilisation ?

proposition n° 19

La ville, le port, vus de haut, depuis un ballon-météo, ou avec les yeux d’un oiseau, ça ne fait qu’un tout petit point. Un point avec un trait de plage de chaque côté. Un peu comme tous les ports, points sur les cartes, entouré de côtes, trait de côte… Un trait, un point, un trait. K en morse. Souvenirs de lecture scolaires, « Le K », cette toute petite nouvelle plus remplie de notre vie que bien des pavés. Le temps qui passe, les barrières réelles ou supposées, la peur, le si actuel « lâcher-prise » qu’on accueille ou pas, on peut trouver tout ce qu’on veut dans cette nouvelle pour prendre de la hauteur et réfléchir plus loin. Un port serait un K ? Pondichéry, Valparaiso, Hambourg, Vladivostok, New-York, Gènes, Djibouti, San Francisco, Alger, Maracaibo… Ou encore les plus petits, les K Bretons, si différents d’une heure à l’autre, assaillis par les vagues ou mollement assoupis dans la vase suivant les heures de la marée. Rêves d’ailleurs, de voyages, bien loin des interrogations du K. Ou finalement pas si éloigné que ça… Comme dans les comptines, une idée en amène une autre, puis celle-ci la suivante. Marabout, bout de ficelle, selle de cheval, cheval de course, course à pied… Où ça va me mener de tirer sur cette ligne ? Y aura-t-il quelque chose sur l’hameçon ?

proposition n° 20

En ce moment, pas trop de suspens. Quand je tire sur le fil, au bout, toujours la bibliothèque. Les livres m’y ramènent comme un cheval rentre chez lui. Même la nuit, quand elle est vide, que les humains sont partis, lumières fermées, portes closes, ouvrages bien alignés et chaises retournées sur les tables pour faciliter le passage de l’aspirateur le lendemain matin. Alors, sûrement, l’envers du décor, l’antimatière prend le relais. Les chewing-gums collés sous les chaises reviennent sur le devant de la scène, ce sont eux, roses, blancs ou verts, témoins de présences humaines qui occupent les lieux. Ce qui reste de nous. La lumière verte de la sortie de secours, elle, ne s’éteint jamais. La nuit elle est toujours là. Elle donne aux images sur les couvertures, aux portraits des auteurs, des visages de cadavres glauques. Momifiés. Ils attendent le jour pour retrouver leur couleur, pour être à nouveau en mesure de faire de l’œil au lecteur potentiel qui cherche son bonheur sur les rayonnages. Double-vie de la bibliothèque, rythmée, comme la nôtre, par la lumière. La présence des hommes, rationnelle le jour, devient fantastique la nuit à l’heure des rêves et des cauchemars.

proposition n° 21

Livre ouvert, retourné, pages vers le bas. Comme un oiseau stylisé à la Folon qui volerait sur le dos. Code barre, éditions Pocket. Début de couverture avec des dessins de fleurs dans la brume. Ouvert vers la fin, il ne reste plus que le quart ou le cinquième du bouquin à lire. / Un pinceau poils en l’air et un crayon à la mine toute arrondie qui aurait bien besoin d’être taillé retenus ensemble par une ellipse noire sur laquelle est posée un bout de photo. Une main potelée de petite fille, les ongles sales, présente à l’objectif des fraises des bois à peine rosé, encore bien loin d’être mûres. Fond flou, tons marrons avec des taches de couleurs rose et violet. Le bord de la photo est blanc, beau papier. Le pinceau projette son ombre sur la photo. / Batterie de secours, plastique noir, étiquette blanche sur la tranche façon alu, bords arrondis. C’est la neuf. Griffes sur le métal, traces de frottements sur l’étiquette. / Plaque de coupe verte, quadrillage tous les centimètres en traits bleu turquoise. Les lignes tous les cinq centimètres sont plus épaisses. La plaque est loin d’être neuve, traces de coupe, évidemment, mais par endroits, elle est même entamée, là où on a coupé en bais, un morceau a été enlevé. / Câble de chargeur, embout alu et câble blanc. Le témoin de charge est orange, la batterie n’est pas pleine. Câble USB branché tout à côté, les deux câbles partent vers la gauche en s’éloignant légèrement l’un de l’autre.

proposition n° 22

Évier inox cabossé, coulures de calcaire sous le robinet, humidité. Chauffe-eau au gaz blanc fixé au mur, deux gros boutons en plastique gris et une petite flamme bleue qu’on aperçoit par une fenêtre carrée. Les bords de cette fenêtre sont arrondis, rentrés vers l’intérieur, sûrement pour éviter qu’on ne se coupe en allumant la veilleuse. Par terre le carrelage est une antique faïence matte, cassée par endroits. Un des carreaux est fissuré en diagonale, avec encore une fente qui part du centre vers un coin, comme une tarte carrée partagée équitablement. Un des coins de la table en formica a dû prendre l’eau, le bois a gonflé et il sort du placage. Sur toute la tranche court une bande de plastique noire, en haut, les petites fibres de bois agglomérées visibles sont coincées entre ce noir et la plaque du dessus, blanchie sur sa tranche. Vieille gazinière émaillée blanche quatre feux. En dessous, un four dont la porte est cachée par un torchon blanc à quadrillage bleu pendu à la poignée.

proposition n° 19
proposition n° 23

Par la fenêtre de la chambre, il y a l’immeuble d’en face. Symétrique, miroir du mien. Briques rouges, fenêtres blanches à la peinture plus toute jeune et en dessous, boutiques. Boutiques de choses, mais ça change si vite, pas la peine de s’en souvenir. Pour traverser le quai des Hollandais, il faut toujours faire une pause sur le terre-plein. Ça permet de voir le bâtiment de la communauté urbaine. Mélange étrange qui se veut tout, en prenant le risque de n’être rien. Les fenêtres sont encadrées par de la pierre blanche et par des briques rouges. Qui soutient qui ? Addition ou hésitation ? Au bout de la rue, le beffroi est dressé en face de l’église Saint-Éloi. Mais pas de banc, pour observer le fronton de l’église, il faut s’asseoir sur le gros plot en pierre qui interdit l’accès au monument aux morts. Le fronton de l’église est aussi en pierres claires, sculptées, voire ajourées façon andalouse, avec quelques briques quand même, mais pas rouges, jaunes pâle. Trop peuple pour une église, le rouge ? Sur la terrasse du café d’en bas, on est directement dans la rue. Maintenant en sens unique, elle laisse libre une moitié de la tranchée entre les deux haies d’immeubles. Les tables sont séparées des voitures par des panneaux transparents, et de la terrasse d’à côté par une palissade en bois. Fines lames régulièrement espacées, assez pour ne pas avoir l‘air d’un mûr, mais trop pour pouvoir clairement savoir qui a préféré aller boire à côté. L’appartement du dernier étage a une grande terrasse qui donne sur l’arrière du bâtiment. Assi, on ne voit pas la rue en contrebas ni les immeubles d’en face, moins hauts. Des bacs à fleurs remplis de mégots, avec juste un squelette de basilic desséché dans un pot turquoise marquent la fin du balcon. Turquoise. Presque bleu, comme le ciel entre les nuages potelés, inoffensifs chérubins.

proposition n° 24

Fin, puis début. Parce que ça doit continuer. Fin de la guerre, la rue de la soif était décidément trop proche du port. Le mûr le plus haut mesure à peine un mètre, il est adossé à un tas de gravats. Ruines, ruine partout. Les débris ont été poussés sur le côté, c’est à cela qu’on reconnait encore la rue : c’est toujours une tranchée, même si les pavés ont été ensevelis. Eux aussi. Quand la reconstruction est terminée, ou presque, on peut de nouveau habiter rue de la soif. Cafés et commerces au rez-de-chaussée et appartements au-dessus : on s’y retrouve. La brique rouge a repris son rôle, elle abrite de nouveau, finis les tas, elles sont maintenant sages et bien alignées, en quinconce, séparées les unes des autres par des joints en ciment gris, pour le côté sobre et bien élevé de cette couleur feutrée. Contraste au-dessus des enseignes de néons colorées nettement plus racoleuses. Fin de siècle, fin de millénaire, même. L’idée est au chic. Alors fini le trottoir en macadam plus ou moins rouge et fissuré, vaincu par les plantes qui annoncent le retour de la nature. La nature ? En ville, hors de l’expertise des parcs et jardins ? Mais vous n’y pensez pas ! Le trottoir sera donc revêtu d’un costume, à grands carreaux, gris là encore, très distingué, pour soutenir les terrasses de café. Ah oui, maintenant ce sont des cafés. Finis les bars. Et encore plus les bar-tabacs. Prochaine étape dans la vie des trottoirs, la fin de la cohabitation piétons-circulation ? Mais si plus à côté, alors dessous-dessus ? Et dans ce cas, à qui la lumière et l’air moins sale du pont supérieur ?

proposition n° 25

Je ne sais pas quel nom on pourrait donner à un ensemble du mûrs, toits, routes, bâtiments, câbles de tram, ponts et même jardins publics dans lequel il n’y aurait personne. Peut-être une ville-fantôme, une ville-inanimée, une ville-squelette. Il faudrait créer un mot pour ça, le construire. On ne doit pas pouvoir parler de ville sans parler de ses habitants, des vies qui se servent d’elle et qui la font vivre. Je ne sais pas quel nom il faudrait réserver à un squelette urbain dans lequel il n’y aurait pas d’odeur, pas de mouvements et pas de bruit. Peut-être que c’est ça la troisième dimension, celle qui donne vie à la ville. Latitude, longitude et sensations.

proposition n° 26

La ville m’est apparue ville la première fois qu’elle s’est dépliée devant mes yeux dessinée sur un plan. Couverture orange, un pli, deux plis, trois plis... Et encore un très long au milieu. C’était immense. Ça ne tenait pas sur la table, mon père l’avait étalé par terre. Avec des rues et des rues, bien au-delà du trajet que j’empruntais pour aller à l’école, faire les courses avec ma mère ou pour rendre visite à ma tante. Carrés, ronds, triangles, longs rubans, couleurs pastels. C’est beau une carte. Mais sur le dessin, ma rue était toute petite, mon école ridicule, le parc où j’ai appris à faire du vélo, une minuscule tache verte alors que les allées me paraissaient si longues quand il fallait en venir à bout à coups de pédales hésitants et cramponné à un guidon tremblant... Et sur ce plan, tout était aplati. Finis les montées et les descentes, le haut beffroi n’était plus qu’un simple carré : il fallait pas mal d’imagination pour tout reconstituer comme en vrai, sans oublier les copains, voisins, chiens, chats, voitures, car tout ce qui habite la ville est absent de la carte, squelette de squelette, désossé à l’extrême. Juste une ossature, un treillis, pour faire pousser des histoires, pour faire exister la ville « en vrai ».

proposition n° 27

Sortie 62. Dunkerque centre, Dunkerque Malo, Dunkerque Rosendaël. Sortir de l’autoroute, c’est détricoter l’arc en ciel. Dans le gris de l’asphalte, tout est mélangé. Puis un peu sur le côté, le vert, mélange de jaune et de bleu. Ciel et soleil, pour donner les champs de maïs et de betteraves qui regardent passer les voitures, leurs racines bien enfoncées dans la terre. Zone commerciale, retour aux couleurs primaires. Jaune, magenta, cyan pour le béton habillé de tôles. Enseignes vives, souvent agressives. Tout pour se faire remarquer, pour attirer le client, le piéger, sans qu’il puisse s’échapper. Ensuite le retour au gris un peu plus ancien, béton sans placage. Entrepôts, travail brut, sans l’apprêt de la vente. Couleurs plus complexes dans l’ancien qui a eu le temps de se composer une patine, une teinte qui lui donne un air de sagesse. Puis les maisons. Lotissements tous pareils, un peu de vie sûrement le matin et le soir. Tondeuses le week-end. Plus loin, gradation comme dans les entrepôts. Brique rouge, ardoise, on est bien toujours dans le nord. Faubourgs, centre-ville, les mêmes immeubles bas, mais avec des boutiques au rez-de-chaussée. Réapparition des enseignes. Et le retour du gris, bâtiments officiels, églises, trottoirs. Parfois pavés. Et enfin l’eau du port. Noire. Absence de tout, de lumière comme de couleurs. Parking sur le quai. J’arrête le moteur et reste un moment assis, sans bouger, sans ouvrir la portière, sans laisser entrer les odeurs ni les sons. Sur l’antenne de la voiture d’à côté, un moineau s’est posé. Il me regarde. Je le regarde. Petit, fragile, plein de vie. Ses plumes ont toutes les tonalités du brun, gris, marron, blanc sale. Un arc en ciel de nuances de triste. Et pourtant il gazouille.

proposition n° 28

Faire le chenal au moteur pour le boulot, c’était la routine. C’était juste un moment de transition entre le port et la mer. Passage obligé. No man’s land entre deux mondes. Ranger les aussières, sortir les pare-battages, fermer son ciré ou le jeter à l’intérieur, on ne regardait même plus dehors. Routine. Et un jour, ce chenal je l’ai fait à la voile, avec Jules. Le vent n’était pas tout à fait dans l’axe, mais presque. On avait rangé les bières, ça soufflait quand même un peu. Un long bord pour avancer, un plus petit pour se recaler. Marée presque basse. Jetée en pierres d’un côté, poutres de bois de l’autre, pas droit à l’erreur. De longs cheveux verts sur les poutres, recoiffés à chaque vague comme un ados replace sa mèche d’un coup de tête étudié. Du vert et du gris, sortaient des algues, des coquillages, chapeaux chinois, moules par paquets, joints entre les pierres, échelles rouillées. Et plus haut, le phare qui grandissait, nous obligeant à lever la tête pour voir sa lanterne noire en haut de la tour blanche lacérée de fenêtres aussi étroites que des meurtrières. D’un côté on regardait vers Malo. Les immeubles au-dessus de la digue, un cerf-volant bleu et noir qui agaçait les nuages de ses courbettes affolantes. « Paré à virer ? On vire ! » Et sur l’autre bord, les grues du port, les mats de l’écluse, des piles de containers, les entrepôts Nicodème. Les bâtiments sur les quais se faisaient plus urbains : ils avaient des fenêtres. Le vent devenait instable, en force comme en direction, canalisé par les rues. Bientôt le pont, il faudra finir au moteur, attendre de pouvoir passer, en profiter pour plier les voiles, ranger le bateau et pendre son ciré au plafond du carré, puis changer de chaussures, monter sur le quai et essayer de marcher droit sur le trottoir, sans tenir compte du vent.

proposition n° 29

J’ai rencontré Jules par soustraction. Lui, assis dans son cockpit avec un livre, moi, assis sur le quai avec un livre. Entre nous deux, une grosse barcasse plastifiée, qui, en se retirant, nous a laissés face à face. Regard, sourire, signe de la main et je me suis retrouvé sur son bateau à boire le café. Café, puis apéro, puis un mélange baveux d’œufs et de patates pompeusement baptisé tortilla au bout de la troisième bière. D’un bateau un peu plus loin, nous avait rejoint Alvaro. Espagnol à l’accent du nord, arrivé là tout petit avec sa famille qui avait voulu s’installer en France, loin de Franco et de ses restes. Il avait été élevé dans le souci du détail, lui donnant pour preuve qu’entre France et Franco, une petite voyelle pouvait faire toute la différence. La présence d’Alvaro avait étoffé la conversation sans en changer le fil. Des livres, on avait glissé aux histoires qu’il y a dedans, puis à nos histoires à nous et on tournait en rond revenant aux uns pour mieux repartir aux autres. On était en mer dans la ville. Dans la ville où j’habitais, au bout de la rue où était mon appartement. Et pourtant. À la fois dans l’air et sur l’eau, ballotés par les vagues, ballotés par le vent, résidence mobile. Mais aussi installés au milieu de la stabilité des immeubles, des bâtiments en lourd et en dur, posés là et seulement là, eux, jusqu’à la destruction. Nous, on était flottants. Un statut à part, privilégié, permettant de profiter de la ville sans en subir l’immobilité. Un bateau, promesse de voyage, à réaliser ou non, mais toujours là, sous la main, prête à partir, rassurante. Je pourrai venir lire sur le bateau quand je voulais, pour profiter du mouvement de l’eau. La clé était « cachée » sous la bouteille de gaz, dans le coffre tribord.

Mademoiselle Jeanne. Je ne connaîtrai pas son nom, mais Jeanne lui allait bien et elle rosissait, voire rougissait au moindre souffle, comme l’éternelle fiancée de Gaston Lagaffe. Pourtant le jour où nous sommes croisés à grand coup d’épaules dans l’escalier, elle tenait plus de la détermination d’une Jeanne Barret transportant tout le matériel, les échantillons et autres cartons à dessin de son Commerson, que de la secrétaire un peu naïve d’un journal pour enfants. En ramassant tous les rouleaux de cartes qui en avaient profité pour rouler en bas des marches, évidemment, je me suis excusé en bafouillant, et évidemment, elle m’a dit que ce n’était pas grave. Évidemment, en rougissant... Et puis il y a eu l’accident. Quand je suis revenu, elle avait été remplacée par une mégère acariâtre. Depuis, je prends l’ascenseur.

proposition n° 30

En habitant à Dunkerque, rue de la soif qui plus est, parfaitement impossible d’y échapper. Il met toutes les saisons à l’envers. Ici, l’hiver est chaud, coloré et festif comme peut l’être l’été plus au sud. C’est la saison du carnaval. Le premier carnaval, c’était pour voir, en spectateur. Erreur. À bord, au boulot, tout le monde en parlait. Ce serait l’occasion de sortir et de se faire une idée de cet incontournable de la culture régionale. Alors j’ai vu, j’ai compris et je l’ai revécu l’année suivante, de dedans. Le cortège se tortille dans la ville, avec la musique devant. Et derrière, tout le monde pousse. Les dockers à la poitrine velue, perruque blonde, voilette, bas résille et chaussures de sécurité, le médecin en sorcière boutonneuse avec un balai déplumé et la directrice des affaires culturelles en lapin, avec dents démesurées, oreilles gigantesques et un panier de carottes à distribuer aux petits comme aux grands. Son panier sera vide à l’arrivée sur la place de l’hôtel de ville. Si elle a de la chance, elle pourra y déposer un morceau déchiqueté des harengs fumés jetés par Monsieur le maire depuis son balcon. En attendant, la musique retient la foule qui pousse de toutes ses forces, de toutes ses origines sociales de toutes ses couleurs. On partage. La bière, la chaleur humaine, la fête, et un petit quelque chose en plus, très difficile à nommer : pas mieux que « ferveur » pour l’instant. C’est ce qui fait tomber les gens à genoux quand ils chantent, ensemble, l’hymne à Jean Bart sur la grande place du même nom qui ce jour-là n’est pas noire de monde, mais colorée de tout un passé plus que présent.

proposition n° 31

Aujourd’hui pas de pêche. Sur la « fleur des ondes », un homme est tombé à l’eau, de nuit, bêtement, en allant pisser dehors, alors que le bateau chalutait. Le temps de se rendre compte du manque, de remonter le grand filet pour pouvoir manœuvrer, de faire demi-tour, d’appeler les secours, de dérouter les autres bateaux sur la zone... La météo n’était pas si mauvaise, rien que du normal en mer du nord au mois de février. Mais ils ne l’ont pas retrouvé. Sûrement emmené au fond par ses bottes pleines d’eau. Hypothermie, noyade... L’embarras du choix. Alors aujourd’hui, pas de pêche, pour se recueillir, pour penser que ça aurait pu être chacun de nous. Que ça aurait pu être moi. Mais surtout pour penser à sa famille qui va devoir faire un enterrement sans corps à enterrer, sans cercueil, sans corbillard fleuri à suivre dans les rues de la ville. Avec un petit bout d’espoir de rien du tout, une incertitude, un doute microscopique et surréaliste qui va venir polluer le deuil avec ses gouttelettes d’espérance. L’an dernier, on a enterré ma grand-mère. Dernière visite au corps dans ce funérarium gardé par une femme qui tricotait un chausson rose, église, discours, fleurs, cortège, fosse, terre, allées en gravier, fleurs en plastique sur la tombe d’à côté, conversations décalées, retrouvailles et ensuite le pot, pour remercier tous ceux qui sont venus, même ceux qui ne sont venus que pour le pot. C’était fini, pour de bon. Mais là, disparu en mer... Comment faire pour enterrer l’absence ? Dans ces cimetières de gens couchés, il y a un mur debout pour les disparus. C’est à ça qu’on reconnait qu’on est dans un port, le cimetière est en deux dimensions.

proposition n° 32

À Malo c’est facile. J’attache mon vélo à un poteau sur la longue promenade qui va jusqu’en Belgique et je descends sur la plage. En haut, il reste toujours une bande de sable sec pour pouvoir s’allonger. Et regarder le ciel. Ce ciel si bas qu’un canal s’est perdu, ce ciel si bas qu’il fait l’humilité, ce ciel si gris qu’un canal s’est pendu, ce ciel si gris qu’il faut lui pardonner. Quand les madones flamandes, laiteuses et boudinées ont déserté le ciel, décrochées par les diables en pierre habitants des noirs clochers, alors ce ciel n’est plus qu’un seul nuage. À l’horizon, l’air et l’eau s’unissent, se mélangent, se confondent. La brume fait leur union. Pudique voile. L’une et l’autre se rejoignent comme les pages d’un livre qu’on referme. On ferme les yeux pour savourer la crainte et le plaisir de finir laminé, étiré, intégré, entre ces deux immensités, quand elles unissent leur gris, elles leur donnent la puissance de faire naître la nuit.

proposition n° 33

Il pleut, une petite bruine toute fine et toute grise qui vous ramolli toutes vos envies. Le front posé contre la vitre, il regarde dans la rue, les yeux tournés vers l’intérieur. Une dame passe avec une baguette à la main. Elle a dû rencontrer la boulangère avec son tablier à volants et son serre-tête assorti. L’hygiène a bon dos en matière de ridicule vestimentaire... Cette même boulangère qui demande aux clients « Qu’est-ce qu’il vous aurait fallu ? » Tournure grammaticale étrange, comme si elle trônait dans un magasin vide, en rupture de tout, alors que l’odeur, la chaleur, la vue de toutes ces croutes dorées et artistiquement craquelées alignées dans leurs bacs et les bruits du fournil derrière elle ont tout pour nous faire saliver. En face il y a l’assureur derrière son double écran. Ça ne se bouscule pas dans sa boutique, alors il guette, derrière les publicités de sa vitrine et derrière son ordinateur. Ce qui lui donne un curieux mouvement du cou quand quelqu’un passe dans la rue, hip hop... À côté, magasin de vêtements. Là aussi on sacrifie au petit rituel. La vendeuse qui s’occupait discrètement derrière son comptoir s’avance vers le client qui entre tout en lissant immanquablement ses habits du plat de la main avec un coup d’œil rapide à sa tenue déjà impeccable. Ce serait elle, le mannequin ? Encore à côté le bistrot. Pardon, le café. Fini le temps du petit blanc avant d’attaquer. Lavazza a remplacé Jupiler. Heureusement, le patron a toujours le torchon sur l’épaule. De quoi vous donner envie de descendre malgré la bruine, de commander un café, de savoir qu’il sera servi tout seul, sans sucre, sans cuillère et avec le traditionnel « Alors, quoi de neuf ? », parfois accompagné d’une considération météo qui sert tout à la fois d’amorce à la conversation et de signe de reconnaissance. En plus, en ce moment, vers dix heures, les ouvriers du chantier du bout de la rue viennent faire une petite pause. Il y aura Oscar l’ancien marin portugais qui parle si bien des ports de son pays. Veste, clés, c’est décidé, il descend.

proposition n° 34
NORD

Au nord, c’est la digue, la plage et puis la mer, la flotte, la grande mare, l’eau, le bouillon, l’onde, l’horizon, un ou deux bancs de sable, les flots bleus (ou gris), la Manche, le Channel, the water, the sea, the shore..., de quoi boire un bon nombre de tasses avant d’arriver en face, en Angleterre, ennemi préféré depuis si longtemps. Et au milieu la frontière. Sommet de montagne, rivière, ou ligne aussi imaginaire qu’arbitraire, elle est toujours matérialisée par les innombrables charniers de nos guerres ouvertes et conflits larvés. Pour les frontières maritimes, traits plus épais au tracé moins net, s’ajoutent aux cadavres humains les épaves de bateaux, histoire d’additionner à la destruction du créateur celle de ses créations. Génie humain...

SUD

Pour la plupart des Français, Lille c’est le Nord. Mais depuis Dunkerque, Lille, c’est le sud. Déjà presque un avant-goût d’huile d’olive, de bouillabaisse et de cigales. Mais avant, il y a Bergues, le canal et les champs de betteraves. Les Flandres. La terre des Flandres colle à la peau, elle colle sous les pieds, elle colle aux roues des tracteurs qui la déposent ensuite sur les routes. À la saison des betteraves, tout devient boueux, les chaussées autant que les bas-côtés, on ne roule plus, on slalome entre les betteraves tombées des remorques. L’air près des usines est saturé en sucre, collant et sirupeux comme les noms des villages submergés de voyelles. C’est la magie de l’industrie : transformer une betterave aussi appétissante qu’une trogne de vieillard alcoolique en sucre cristal, blanc comme neige et prêt à remplir les cales des cargos du port. Pour le sucre, on dit pourtant raffinage et non blanchiment. Même si quelques jolies fortunes se sont nichées derrière les murs d’élégantes demeures en briques rouges, entre caries et diabète.

EST

Malo les bains, la longue plage qui va jusqu’à la Belgique. Les bains, dans le nom de la ville, c’est surtout fait pour inciter. Parce que seuls les enfants et les intrépides se baignent avec délice dans cette eau pas si chaude. En tout cas, ici, on nage davantage à grands mouvements amples, qu’on ne fait la planche. Le sable mouillé, régulièrement humidifié par les vagues, c’est pour les sportifs qui courent en tenue technique et sautillent élégamment comme des chats qu’on arrose à la moindre avancée de l’eau salée. Sur le sable plus sec, les parents attendent que leur marmaille ait enfin terminé de construire leur château, tout neuf et déjà en ruine, à l’âge des architectures innovantes et des glaces vanille-chocolat qui croquent sous la dent quand le vent secoue la plage. Plus haut, il y a ceux qui marchent à deux, se tenant la main du bout des doigts, quand l’un voudrait plus que l’autre. Et puis il y a les amoureux à deux qui marchent d’un même pas, un bras autour des épaules et un autre autour de la taille, avec, parfois, une main qui descend un peu plus bas que la bienséance réglementaire, en préparation de cette nuit où on va peu dormir. Tout en haut, sur la digue de mer, et ses larges carreaux en béton décolorés c’est le royaume de ceux qui roulent et de ceux qu’on roule. Poussettes, premiers tours de pédales zigzagants avec les petites roues à l’arrière ou grand-mère dans son fauteuil avec le plaid à carreaux bien tiré sur les genoux, qu’on pousse comme une corvée en pensant à autre chose, sans penser un instant qu’elle, elle pense encore.

OUEST

L’ouest, le sens de l’histoire. Le paysage comme une frise historique. On commence par la vieille ville. Pas si vieille que ça d’ailleurs, mais reconstruite à la façon de. Avec Jean Bart, impressionnante statue faite pour marquer les temps, héroïques, évidemment car qui veut se souvenir de la misère sur les bateaux des corsaires et des grands explorateurs. En tournant à gauche, on saute à l’ère industrielle. Tuyaux, cuves, fumées, portiques et bâtiments noircis aux émanations, reliés entre eux par des ponts roulants, gigantesques et effrayantes araignées. C’est le temps de la bête humaine. Suivent les cuves du terminal méthanier, au bout du canal des dunes, long ruban d’eau calme, allée pour bateaux, séparé de la vraie mer par quelques monticules de sable et une chaussée en béton inclinée sur laquelle viennent s’enrouler les vagues rageuses. Après on entre dans l’utopie de l’indépendance énergétique. Le nucléaire. Et la centrale de Gravelines. Village choyé, abreuvé aux subventions pour étouffer sous les infrastructures grandioses et les services pléthoriques, toute opposition éventuelle à l’atome. Après Gravelines, il faut franchir la rivière, l’Aa. Aa, double début ? début de commencement ? La frise historique continue vers le futur pour les écologistes optimistes, avec la réserve naturelle de Grand Fort Philippe...

proposition n° 35
NORD

Au nord, c’est la digue, la plage et puis la mer, la flotte, la grande mare, l’eau, le bouillon, l’onde, l’horizon, un ou deux bancs de sable, les flots bleus (ou gris), la Manche, le Channel, the water, the sea, the shore..., de quoi boire un bon nombre de tasses avant d’arriver en face, en Angleterre, ennemi préféré depuis si longtemps. Et au milieu la frontière. Sommet de montagne, rivière, ou ligne aussi imaginaire qu’arbitraire, elle est toujours matérialisée par les innombrables charniers de nos guerres ouvertes et conflits larvés. Pour les frontières maritimes, traits plus épais au tracé moins net, s’ajoutent aux cadavres humains les épaves de bateaux, histoire d’additionner à la destruction du créateur celle de ses créations. Génie humain, qui pense pourtant aussi à rajouter un pont sur la Manche au tunnel sous la Manche, pour mieux profiter de la vue.

SUD

Pour la plupart des Français, Lille c’est le Nord. Mais depuis Dunkerque, Lille, c’est le sud. Déjà presque un avant-goût d’huile d’olive, de bouillabaisse et de cigales. Mais avant, il y avait Bergues, le canal et les champs de betteraves. Les Flandres. La terre des Flandres collait à la peau, elle collait sous les pieds, elle collait aux roues des tracteurs qui la déposaient ensuite sur les routes. À la saison des betteraves, tout devenait boueux, les chaussées autant que les bas-côtés, on ne roulait plus, on slalomait entre les betteraves tombées des remorques. L’air près des usines était saturé en sucre, collant et sirupeux comme les noms des villages submergés de voyelles. C’était la magie de l’industrie : transformer une betterave aussi appétissante qu’une trogne de vieillard alcoolique en sucre cristal, blanc comme neige et prêt à remplir les cales des cargos du port. Pour le sucre, on disait pourtant raffinage et non blanchiment. Même si quelques jolies fortunes se sont nichées derrière les murs d’élégantes demeures en briques rouges, entre caries et diabète. Souvenirs, maintenant que le sucre a été déclaré nuisible et interdit, comme l’alcool et le tabac, par le ministère interministériel et transversal pour la santé publique.

EST

Malo les bains, la longue plage qui va jusqu’à la Belgique. Les bains, dans le nom de la ville, c’est surtout fait pour inciter. Parce que seuls les enfants et les intrépides se baignent avec délice dans cette eau pas si chaude. En tout cas, ici, on nage davantage à grands mouvements amples, qu’on ne fait la planche. Le sable mouillé, régulièrement humidifié par les vagues, c’est pour les sportifs qui courent en tenue technique et sautillent élégamment comme des chats qu’on arrose à la moindre avancée de l’eau salée. Sur le sable plus sec, les parents attendent que leur marmaille ait enfin terminé de construire leur château, tout neuf et déjà en ruine, à l’âge des architectures innovantes et des glaces vanille-chocolat qui croquent sous la dent quand le vent secoue la plage. Plus haut, il y a ceux qui marchent à deux, se tenant la main du bout des doigts, quand l’un voudrait plus que l’autre. Et puis il y a les amoureux à deux qui marchent d’un même pas, un bras autour des épaules et un autre autour de la taille, avec, parfois, une main qui descend un peu plus bas que la bienséance réglementaire, en préparation de cette nuit où on va peu dormir. Tout en haut, sur la digue de mer, et ses larges carreaux en béton décolorés c’est le royaume de ceux qui roulent et de ceux qu’on roule. Poussettes, premiers tours de pédales zigzagants avec les petites roues à l’arrière ou grand-mère dans son fauteuil avec le plaid à carreaux bien tiré sur les genoux, qu’on pousse comme une corvée en pensant à autre chose, sans penser un instant qu’elle, elle pense encore. Et enfin, dernière construction, la plus récente, le trottoir roulant à double sens, qui permet de se déplacer sans bouger et concède d’éviter ainsi tout risque de collision quand on regarde l’écran de son smartphone souple, à mémoire de forme.

OUEST

L’ouest, le sens de l’histoire. Le paysage comme une frise historique. On commence par la vieille ville. Pas si vieille que ça d’ailleurs, mais reconstruite à la façon de. Avec Jean Bart, impressionnante statue faite pour marquer les temps, héroïques, évidemment car qui veut se souvenir de la misère sur les bateaux des corsaires et des grands explorateurs. En tournant à gauche, on saute à l’ère industrielle. Tuyaux, cuves, fumées, portiques et bâtiments noircis aux émanations, reliés entre eux par des ponts roulants, gigantesques et effrayantes araignées. C’est le temps de la bête humaine. Suivent les cuves du terminal méthanier, au bout du canal des dunes, long ruban d’eau calme, allée pour bateaux, séparé de la vraie mer par quelques monticules de sable et une chaussée en béton inclinée sur laquelle viennent s’enrouler les vague, rageuses de se voir ainsi éconduites. Après on entre dans l’utopie de l’indépendance énergétique. Le nucléaire. Et la centrale de Gravelines. Village choyé, abreuvé aux subventions pour étouffer sous les infrastructures grandioses et les services pléthoriques, toute opposition éventuelle à l’atome. Après Gravelines, il faut franchir la rivière, l’Aa. Aa, double début, début de commencement. La frise historique continue avec la réserve naturelle de Grand Fort Philippe, agrandie l’an dernier pour abriter les oiseaux migrateurs toujours plus nombreux à faire une halte sur cette côte protégée.

proposition n° 36
NORD

Au nord, c’est la digue, la plage et puis la mer, l’onde, l’horizon, un ou deux bancs de sable, les flots gris. En face, l’ennemi préféré. Depuis si longtemps. Et au milieu la frontière. Sommet de montagne, rivière, ou ligne aussi imaginaire qu’arbitraire, elle est toujours matérialisée par les innombrables charniers de nos guerres ouvertes et conflits larvés. Pour les frontières maritimes, traits plus épais au tracé moins net, s’ajoutent aux cadavres humains les épaves de bateaux, histoire d’additionner à la destruction du créateur celle de ses créations. Destruction ? Des corps et des choses, oui, mais pas des esprits. Esprits, âmes, souffles, fantômes, émanations, spectres, quel que soit leur nom, ils se retrouvent les jours de brume, portés par les vapeurs au ras de l’eau, pour échanger, discuter, se raconter leurs familles et leur vie d’avant le massacre. Afin que soit moins longue l’éternité de l’oubli au fond des mers comme au fond des cœurs.

SUD

Le sud d’ici, ce n’est pas l’huile d’olive, la bouillabaisse et les cigales. Pas tout de suite. D’abord le canal et les champs de betteraves. L’eau et la terre, la fange. La boue colle à la peau, elle colle sous les pieds, elle colle aux roues des tracteurs qui la déposent ensuite sur les routes. Cocon gluant qui sèche et paralyse. Ce pays retient ses proies dans une camisole de glaise qui s’épaissi d’une couche nouvelle chaque automne. À la saison des betteraves, tout devient boueux, les chaussées se transforment en bas-côtés. On ne roule plus, on slalome entre les betteraves tombées des remorques. L’air près des usines est saturé en sucre, collant et sirupeux comme les noms des villages submergés de voyelles. C’est le sortilège de la gourmandise, seul capable de transformer une betterave aussi appétissante qu’une trogne de vieillard alcoolique en sucre cristal, blanc comme neige et prêt à faire naître les contes les plus délicieux, nichés derrière les murs d’élégantes demeures en briques de sucre rouge, cloisons en pain d’épice et toitures en plaques de chocolat.

SUD

La longue plage va jusqu’au bout. La plage où seuls les enfants et les intrépides se baignent avec délice dans cette eau pas si chaude. En tout cas, ici, on nage davantage à grands mouvements amples, qu’on ne fait la planche. Le sable mouillé, régulièrement humidifié par les vagues, c’est pour les sportifs qui courent en tenue technique et sautillent élégamment comme des chats qu’on asperge à la moindre avancée de l’eau salée. Sur le sable plus sec, les parents attendent que leur marmaille ait enfin terminé de construire leur château, tout neuf et déjà en ruine, à l’âge des architectures innovantes et des glaces vanille-chocolat qui croquent sous la dent quand le vent secoue la plage. Plus haut, il y a ceux qui marchent à deux, se tenant la main du bout des doigts, quand l’un voudrait plus que l’autre. Et puis il y a les amoureux à deux qui marchent d’un même pas, un bras autour des épaules et un autre autour de la taille, avec, parfois, une main qui descend un peu plus bas que la bienséance réglementaire, en préparation de cette nuit où on va peu dormir. Tout en haut, sur la digue de mer, et ses larges carreaux en béton décolorés c’est le royaume de ceux qui roulent et de ceux qu’on roule. Poussettes, premiers tours de pédales zigzagants avec les petites roues à l’arrière ou grand-mère dans son fauteuil avec le plaid à carreaux bien tiré sur les genoux, qu’on pousse comme une corvée en pensant à autre chose, sans penser un instant qu’elle, elle pense encore, avec à l’œil cette étincelle de malice. Elle pense au château de sable qu’elle avait soigneusement élaboré sur la plage et dans lequel elle a vécu avec son mari, ses enfants et ses petits-enfants durant plus de soixante-dix ans, une fois son vœu exaucé par la fée des dunes.

OUEST

L’ouest, le sens de l’histoire. Le paysage comme une frise historique. On commence par la vieille ville. Pas si vieille que ça d’ailleurs, mais reconstruite à la façon de, pour marquer les temps héroïques, évidemment héroïques, car qui veut se souvenir de la misère sur les bateaux des corsaires et des grands explorateurs ? En tournant à gauche, on saute à l’ère industrielle. Tuyaux, cuves, fumées, portiques et bâtiments noircis aux émanations, reliés entre eux par des ponts roulants, gigantesques et effrayantes araignées. C’est le temps de la bête humaine. Les temps modernes. Suivent les cuves du terminal méthanier, au bout du canal des dunes, long ruban d’eau calme, allée pour bateaux, séparé de la vraie mer par quelques monticules de sable et une chaussée en béton inclinée sur laquelle viennent s’enrouler les vagues, rageuses d’avoir été ainsi éconduites. Après on entre dans l’utopie de l’indépendance énergétique. Le nucléaire. Village choyé, saoulé aux subventions pour étouffer sous les infrastructures grandioses et les services pléthoriques, toute opposition éventuelle à l’atome. Après, il faut franchir la rivière. Passer le pont, la limite. La frise historique continue, avec la réserve naturelle, aujourd’hui peuplée de quatre générations de dragons, tous installés dans des maison-fruits...

proposition n° 37

Mobilier standard : chaises, tables, étagères. Ou pas d’étagères. Une table et beaucoup de chaises dans les cafés d’en bas. Tables carrées, pratiques à réunir quand on vient en bande, en équipages tout entiers. Et des chaises en bois, toutes en bois blanc, plateau en bois, dossier en bois, juste un coussin, orange assorti à l’enseigne, avec les attaches dans les coins qui s’arrachent tout le temps et qu’il faut sans cesse recoudre. Sur le comptoir, à l’ombre de la pompe à bière et de ses trois bras en fausse porcelaine et en vrai plastique blanc, trône une trop haute pile de sous bocs ronds, ou carrés avec les coins arrondis, en défi aux lois de la pesanteur : s’écroulera, s’écroulera pas ... À côté, l’assureur. Une seule chaise et une seule table qui fait office de bureau. En face, pour les clients, on a mis des fauteuils. Pas trop confortables, mais quand même, avec des accoudoirs, pour montrer qu’on fait attention au confort de la clientèle potentielle. Magasin de vêtements, pas de chaises, pas de tables. Mais des étagères. Ici, on ne s’arrête pas. À peine un tabouret pour poser ses affaires dans la cabine d’essayage. Même dans le bâtiment de la communauté urbaine, petites tables basses et rondes, fauteuils rembourrés, pour attendre on ne sait quoi. Personne ne s’installe jamais dans ce lieu où on a aucune raison de s’installer. Mais ça fait accueillant, ça meuble le hall en l’absence des grilles des jours d’exposition. Chaises, tables, étagères : valeurs sûres, on les retrouve partout. Style, matière, couleur, ce sont elles qui disent le lieu.

proposition n° 38

 « Rue de la soif ». Rue de toutes les soifs. Soif de quoi ? Qu’est -ce qui nous est indispensable ?

 « Bordures, ruptures » Frontières, côte, rivage… On se heurte à un changement de milieu, de langue, de mode de déplacement. Autre culture, autre façon de voir et de faire les choses. Et tous ces changements en quelques centimètres. Imposés par la nature ou par la nature humaine…

 « La main coupée ». Je sais, le titre est déjà pris. Il faudra trouver autre chose après avoir explorer ce qu’apporte la perte d’une main, comment on peut vivre la dissymétrie de son corps, ce qui change alors dans notre perception et notre rapport au monde quand on est plus comme les autres, plus comme soi-même l’instant d’avant.

 « Souvenirs de batailles ou batailles de souvenirs ». Monuments aux morts, boites de photos dans le grenier, vieilles cartes postales, histoires familiales, souvenirs personnels, stigmates… Comment survivre à tout ça, vivre avec tout ça ?

 « Conte sans fée »

 « Bleu, vert, gris » et aussi bleu-vert, vert de gris. Humeurs, sentiments, sensations, émotions… et couleurs. Quelles correspondances pour daltoniens et aveugles ?

 « Par l’intérieur ». La ville seulement par ceux qui vivent en elle. Construire une ville avec des personnages, avec des habitants.

 « Par l’extérieur ». Construire un personnage par ce qui l’entoure, par son extérieur, sans accès à son intérieur.

 « Se retourner ». Le chemin dans un sens, puis dans l’autre. Exactement dans les mêmes pas.

proposition n° 39

Chantier sur le port. Boue, échafaudages, camions. On détruit pour reconstruire. Transition. La ville avance, les godets des pelleteuses viennent prendre l’espace encore libre de la « friche industrielle » de leurs grosses mains aux doigts serrés pour tout aplanir, faire des buttes autre part, remblayer et creuser le nid d’un autre bâtiment. Pour construire un nid, oiseau ou humains, on s’y prend tous de la même façon. D’abord choisir l’endroit, c’est le plus important. Ensuite nettoyer le lieu, poser l’armature, du gros au fin, de l’extérieur vers l’intérieur. Pour finir avec un lit de plumes. Chaleur, confort, empathie. Seule différence chez les humains, certains nids ne sont pas là pour abriter les petits, mais plutôt des concepts, des idées, des pratiques : hôpital, mairie, cafés, restaurants, gymnases, musées… rien de tout ça chez les oiseaux.

Entre canal et chenal. La ville s’installe. Finie l’ère industrielle, ou presque. Les phares et balises sont restés, sûrement parce que les bouées sont de couleurs vives, rouges, jaunes avec des rayures et toutes hérissées de boules, de cylindres et de cônes, c’est « sympa ». Sans oublier les panneaux solaires. Ça fait moderne, un panneau solaire. Et ici on ne rigole pas avec le moderne. Surtout depuis l’arrivée du FRAC. Moitié entrepôt, moitié serre. Pour faire pousser des artistes là ou grandissaient les ouvriers. Avec l’activité, la population de cette quasi-presqu’île a changé. Finis le bruit, les grincements, les sifflements, métal contre métal. Finis les travailleurs en bleus, avec les chaussures de sécurité et le port du casque obligatoire. Maintenant, on ne vient plus ici pour gagner de l’argent, on vient en dépenser.

Pourtant il y a encore quelques marins, et la mer, elle n’a pas changé. Mais s’ils veulent, comme ceux d’avant, aller vite, et même le plus vite possible, la fraicheur du poisson à vendre n’est plus en cause. Pôle course au large. Évolution. Les cirés ne sont plus jaunes mais rouges. Finie la toile cirée, on est aux vêtements techniques, membranes et compagnie, l’épaisseur ne fait plus la qualité. Ça sent le plastique et la colle polyuréthane, mais plus le poisson, le métal chauffé, le gasoil ou l’huile de vidange. Le loisir prend la place du travail. La société habille la ville à son image. C’est nous qui changeons la ville ? Ou c’est elle qui nous change ? Une ville vide, c’est un tas de ruines. Mais qui entraine qui dans cette histoire ? Jouer aux gendarmes et aux voleurs parmi les bateaux de courses, entre les coques en carbone et les voiles en kevlar, c’est pareil que de courir au milieu des amas de tôles et des rouleaux de câbles du chantier naval ? Ce serait les mêmes enfants qui feraient les bons et les méchants ? Ça change quoi dans nos utopies, de boire un coup avec les copains devant les pontons du port du grand large ou sur le quai de la citadelle à côté du bateau—feu ? On aura les mêmes valeurs, les mêmes combats, les mêmes rêves ? Ville en chantier, vies en chantier…

P

proposition n° 40

C’est le bout de la jetée. Pas moyen d’aller plus loin, sauf à escalader la grille. Alors il s’installe là, avec sa canne à pêche et son panier. Tous les jours. Casquette les jours de soleil, long ciré jaune de pêcheur les jours de pluie. Il est au bout du monde et en son centre. Adossé à la grille, il a le port à droite, la plage à gauche. Et tous les bateaux dans le chenal d’entrée. Qui arrivent ou qui partent. Voiliers, pilotes, bateaux de pêche, petits caboteurs, remorqueurs parfois, quand ils vont s’amarrer en attente sous le phare, juste à la porte de l’écluse. Tous passent devant lui. À pied les touristes ou les promeneurs s’arrêtent à la porte de son royaume pour faire demi-tour. Petite pause pour profiter de la vue, et ils repartent, satisfaits de leur bol d’air, de l’odeur des algues, du parfum d’iode, de l’idée de voyage. De cette incursion au large, entre digue et barrière. Lui a coincé sa canne à pêche entre les barreaux de la rambarde et la grille de la porte. Il dessine. Debout devant la digue qui lui sert de table, un Bic bleu à 30 centimes et, pour contrer les rafales de vent, son bras droit sans main, posé sur un paquet de feuilles pas toujours bien blanches, souvent déchirées ou chiffonnées. Qu’importe. Il dessine des oiseaux. De temps en temps, son tracé de la main gauche est encore un peu maladroit, le trait trop épais, trop tôt, dans un croquis encore en construction, mais ses morceaux de papiers se couvrent de plumes, de becs et de pattes dans toutes les attitudes, du détail d’une aile, au vol de tout un groupe. Parfois en rentrant chez lui, il pousse un peu vers la ville, s’essaie à tracer un bateau, un bâtiment, un pont, parfois même une silhouette, toujours au Bic, toujours en bleu. Ça lui rappelle la mer, elle est toujours là, dans son dos quand il regarde la ville.

proposition n° 41

L’odeur. Eau de mer poisseuse, gasoil, algues, moules et poissons crevés, bien avant le GPS, son nez lui avait dit qu’il était arrivé. Il n’avait plus qu’à se garer, mais aujourd’hui dans un vrai parking. Goudron, peinture blanche, finie la poussière du terre-plein. [1]

La ville avait fini par avaler le port. Il restait quand même l’eau, elle était toujours noire, opaque, promesse de tourments plus que [2] d’ailleurs. Le bâtiment de la communauté urbaine avait été rénové, il faisait toujours moderne malgré sa maturité. En lui tournant le dos, on entrait dans la ville [3]. Entre le port et l’église, un trait d’union sur les cartes, la rue de l’Amiral Ronarc’h, de son vrai nom, rue de la soif.

À droite et à gauche, les immeubles bas en briques rouges. Il avançait lentement, tout avait changé. Plus de bistrot en dessous de chez lui, mais un assureur. Au coin de la rue, la boulangerie avait laissé la place à une bijouterie. Mais le numéro était formel c’était bien là, 14. Derrière la porte il y aurait le long couloir, les escaliers, le tout petit palier et le tournant dans lequel il restait toujours coincé, son vélo sur l’épaule, cherchant les clés qui se cachaient inlassablement dans l’autre poche. Le flotteur de filet qui lui servait de porte clé cognerait sur le bois, deux tours dans la serrure du bas, même chose en haut avec le petit cadenas et il serait chez lui. [4]

proposition n° 42

entre 10 et 11

Le goût du poisson. Poisson, pêche, bateau, accident. Pas assez de temps, pas assez de travail dans sa tête, toutes ses pensées sont des élastiques, elles le ramènent toutes, quelles qu’elles soient, inlassablement, à sa main absente, à son pansement, à son reste de bras en écharpe. Aujourd’hui, coincé, obligé d’attendre devant le pont à bascule, il se force à se concentrer sur ce qui l’entoure. Les gens, ce qu’ils se disent, comment, leur attitude. Pour éloigner ses idées du sang, de la douleur, de l’accident. Appliquer un peu de baume de vie ordinaire sur sa tragédie. Rééducation psychologique. Exercice.

entre 17 et 18

Qu’un chien te prenne pour un objet, un parapet, une roue de voiture… Sensation étrange, changement de statut. Faire partie des meubles, ou plutôt des murs. Les êtres pourraient donc passer de sujet à objet ? Dans l’autre sens ça marche déjà plutôt bien : personnification, incarnation voire métaphore. Alors, la ville comme être vivant ?

entre 32 et 33

Les rêveries en regardant le ciel, maintenant, c’est son boulot quotidien. Finies les balades en vélo pour l’instant, pas pratique avec le bras en écharpe. Alors, son incapacité de travail, il la promène à pied. Il a le temps. Le temps pour observer, pour regarder, pour remplir le vide de sa vie avec la vie des autres.

proposition n° 43

Ce qu’il me resterait à écrire…

Il me resterait à écrire un chapitre (ou trois tomes) sur ce qui s’est passé pour mon personnage entre son départ de Dunkerque et son retour. Quelques mois avec sa famille dans les Alpes, quittée pour aller vivre en marin sa contestation ? Ou un long voyage, avec d’autres villes, d’autres paysages, une aventure, des rencontres, un peu à la façon des romans picaresques, avec un peu de noir, juste une fine ligne d’ombre... Pourquoi pas en Espagne d’ailleurs, jusqu’au bout de l’Espagne, au bout de l’Europe, là d’où on peut voir l’Afrique. De Dunkerque en face de Ramsgate à Algesiras en face de Gibraltar, la boucle serait bouclée avec messieurs les Anglais. Un non—migrant faisant le trajet à l’envers ? En bateau avec Jules et Alvaro ? Marcher un peu, pour savourer la lenteur et le cinoche des nuages dans les ruisseaux… Retrouver Jeanne ? Tisser des liens entre les personnages ? Le décor est bien là, la ville, le porte-greffe solide et sain. Reste juste à y placer le greffon d’une petite histoire, quelques acteurs et un peu d’action…

proposition n° 44

Ça croque sous la dent, ça crisse, ça grince, ça craque comme du bois sec, ça couine comme une branche qui frotte sur un toit en tôle. Ça ne sent pas la poussière mais ça pourrait, si le vent ne s’en était pas mêlé. Ça sent plutôt l’humus, le bois décomposé. Attention, pas pourri, décomposé, reparti pour un tour en quelque sorte, nouveau tour dans le cycle de la vie dont fait partie la mort. Évidemment et simplement. Puis ça roule, ça sautille, ça glougloute sur les cailloux en ricanant. Et ce rire des ruisseaux donne aux vieilles pierres la légèreté des nuages. Pour contempler tout ça, même quand le jour décline, on s’emmitoufle dans un drap chaud et doux, fait de simplicité, de passé et de présent tricotés ensemble, mélange subtil de souvenirs et de ces petites émotions du quotidien qui donnent toute sa saveur à la vie de tous les jours.

Bon, ça part un peu dans tous les sens tout ça… Mais finalement, s’éparpiller… est-ce-que ça ne serait pas la seule façon de faire le tour d’une ville ?



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1ère mise en ligne 12 juillet 2018 et dernière modification le 25 septembre 2018.
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[1Le bruit était resté le même, un mélange étonnant. Les goélands, toujours prêts à lancer leur rire en ricochet à la face de ces humains prétentieux, dédaigneux mais incapables de voler, les gamins qui crient en se courant après dans le parc, les moteurs de voitures, arrêt au feu, puis redémarrage. Mais l’emballage de tout ça, était maintenant design et propret, couleurs vives, blanc immaculé et traits nets.

[2de voyage, d’évasion ou

[3en entrant dans sa rue

[4ou plutôt, il aurait été chez lui s’il n’avait pas quitté Dunkerque.