Nathalie Fragné | Elle

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proposition n° 1

Avance. Dans la lumière blanche d’été. Dans la lumière de partout et de chaque été apparaît La rue, cette rue-là. Continue à avancer. Dans cette rue qui était dedans. Rien n’a changé. Ça se met à trembler dans le corps. Avance où ? Dans cette rue ou dans celle qui est dedans ? Rien n’a changé, deux trois détails, non elle est là, revenue. Avance longue droite déserte blanche, tremble fort, la rue ou le corps ? Au bout la maison, ab-so-lu-ment pareille, la même, Elle.

proposition n° 2

Deux baies vitrées, grands yeux carrés ouverts sur le jardin. Reflets d’arbres. Pierres blanches et pierres orange pâle par morceaux irréguliers ou par rectangles se chevauchant. Terrasses arrondies, table et chaises en bois repliées posées contre mur entre les baies. Parterre de roses fanées. Dedans, derrière les vitres, deux larges espaces. Gauche : canapé, fauteuils, vagues, inconsistants. Droite : longue, lourde, table de ferme qui mange le carrelage, bois dur, entaillé, couturé, sombre, derrière elle vaisselier ancien. Puis du vide qui comme se cogne à deux portes fermées sur la gauche et s’enfonce dans un couloir.

proposition n° 3

La voie ferrée s’il se tourne, herbes entre les traverses, talus et buissons au-delà, odeur du ballast dans la chaleur, poteaux en bois écorché, lignes vibrantes dans le vide, un peu plus loin la gare, un pauvre bâtiment au milieu de nulle part, une large rue où personne ne va, silence lourd de la désaffection, au loin il distingue quelques lignes noires suspendues dans du blanc éblouissant, un toit en zinc, un entrepôt stagnent dans la lumière, il est mal à l’aise avec son regard perdu dans cette zone de fin du monde où il n’allait jamais.

proposition n° 4

S’éloignant, elle voit pour la première fois le grand J que forme le trajet entre la première maison, en haut de la rue de la gare, et la deuxième au début de la route de Tranzault, la première petit pavé gris, vilain domino bancal, qui cache à la rue le jardin de toutes les merveilles, la deuxième qui trône en haut de son allée, allongée comme un fauve, étendue comme un bateau. S’éloignant encore, il lui semble voir pour la première fois la ligne bleue de la rivière derrière l’église romane, entre les deux rives l’îlot , noir de feuilles, de branches, d’écorces, dont la sauvagerie transformait en Robinson, faisait rêver de pirates, ramenait au début du monde, la pierre austère de l’école des filles plus imprenable qu’un bunker, les peupliers du champ de foire que seul le ciel domine et qui surplombent le cimetière de leurs silhouettes sévères, les petites maisons serrées comme des dents, étroites comme des horloges, et qui trébuchent sur le pont, le gros cube de la mairie escaladé par un perron où s’assoient ceux de vingt ans, qui ne partiront pas, pour voir sortir les mariés de l’église en face. S’éloignant encore plus, elle distingue trois rues montantes bordées de maisons plus récentes avec de grands jardins, une nationale — barrière qui protège le village du présent, ou flèche à suivre pour le retrouver ? — et déjà des champs apparaissent. Puis c’est la folie des forêts, les prairies qui font des taches vert anis dans leurs obscurités, les étangs comme des yeux éclos à la surface de la Terre, qui sont les yeux de la Terre, et, couché dedans, avec les oiseaux les nuages les étoiles pêle-mêle, le ciel.

proposition n° 6

… mais ça on s’en fichait éperdument, du nom de la piscine, même pas que ça ne comptait pas, ça n’existait pas, c’était la piscine, alors que la route de Tranzault c’était important, on aimait que ce soit route et pas rue, et ces deux syllabes tenues ensemble par ce z exotique, ça commençait dans le rêche et le dur, ça finissait dans le mystère, la beauté de ce ault, de ce l qu’il fallait laisser au silence, on ignorait alors que trans-ault c’était le lieu au-delà des bois, dommage pour le rêve.

La place Saint-Martin et la place Saint-Vincent, le champ de foire Saint-Martin et le champ de foire Saint-Vincent, on ne connaissait pas les deux rives de la capitale mais on savait bien qu’il y avait clivage, partition silencieuse, on avait choisi Saint-Martin le plus vieux le plus ensauvagé le plus humble du village, et puis c’est là qu’on habitait, après tout, on connaissait à peine les place et champ de foire du haut, on avait ici tout ce qu’on désirait, la rue la rivière les arbres et les fruits la piscine et la route qui emmenait vers les prairies.

Gustave Sauvaget : Inoubliable ce nom, ce très vieil homme qui habitait à la Forge Haute, cour des Miracles du village, ce petit vieillard bossu en sabots, pantalon à rayures bretelles et béret, Gustave Sauvaget seul avec son ânesse depuis la mort de la mère mais, dans la pièce unique de la masure, après les débris de clapiers le bois les vieux journaux les outils épars, deux petits lits : le sien et celui pour celle qui viendrait, un jour il l’avait confié à l’infirmière il attendait sa fiancée il était prêt tout était prêt ici puisqu’il y avait ce lit près du sien, propret presque coquet, ce lit comme un bibelot au milieu du désastre, son oreiller blanc au-dessus de l’édredon fleuri, un jour elle viendrait se coucherait dans ce lit à côté du sien rien de plus ou peut-être, certains jours, de fatigue ou de joie, se prendraient-ils la main avant de s’endormir. Gustave Sauvaget, sans doute dépositaire ultime de plusieurs siècles de sauvagerie depuis le premier, l’ancêtre dont la sauvagerie devint l’identité, Gustave dernier maillon d’une chaîne de silence, d’’émotions ravalées, de terre noire au lieu de mots, cœurs battant contre le flanc des bêtes, chagrins noyés dans les brouillards, Gustave peut-être tout ce silence amassé tout cet effort devenu dureté rassemblés dans sa bosse, toute cette sauvagerie qu’on lui a mis dedans poussée sur son dos le dominant l’inclinant vers le sol, et pourtant ce petit lit pour elle.

proposition n° 7

Où est-ce ? Comment pourrais-je trouver ce que je cherche, moi qui, systématiquement, essaie de sortir d’un cabinet médical par la porte des toilettes ? Je suis peut-être au bon endroit mais il y a un trou, c’est comme une bouche sans langue, ah oui, tiens, sans langue ! Un trou, et j’ignore si je suis dedans ou à l’extérieur, à quel endroit je suis tombée dedans ou dehors, mais dans quoi hors de quoi, à quel moment est-on dedans, et faut-il en sortir si on y est ou y entrer si on n’y est pas, il y a un trou, mais ce n’est pas parce que c’est troublant que c’est forcément là qu’il faut aller pour trouver, la juste place le lieu où dire la bouche la mienne celle où se trouve ma langue elle est où, tourner, cette fois, la langue dans ma bouche, ça me hante, mon grand-père me disait tourne sept fois la langue dans ta bouche mais à force je l’ai avalée c’est pour ça que je la cherche, ce que je veux c’est tourner, cette fois, LA langue dans MA bouche, plus dans la bouche de l’Éducation nationale du Grévisse du Robert, et même plus dans celle de Flaubert Proust Faulkner Beckett, à chaque fois, d’ailleurs, ça m’en bouche tellement un coin que la feuille se vide l’écran se vitrifie les mots les mots, les mots pour dire le monde pour dire la beauté sortent de ma bouche de la chaleur de mon haleine me tombent dans les mains pantelants désarticulés figés c’est peut-être ça qu’il y a dans le trou tous les mots que j’ai trahis en voulant me hisser leur monter dessus, faire la belle, les mots ça ne rigole pas ça ne joue pas et c’est fragile faut pas les faire chanter ils ne cèdent jamais pas leur mentir ils sentent tout pas essayer de les enjôler ils sont inflexibles, alors c’est où peut-être pas dans la bouche finalement peut-être dans le ventre, ou dans les yeux, dans le regard oui dans le regard si je me défais de la tentation si j’arrête d’être une cracheuse de virgules si j’abdique toute prétention à, peut-être alors que je trouverai, enfin, que je dirai quelque chose de la beauté du monde quelque chose qui ne sera pas que des mots.

proposition n° 8

Il pleut. La pluie d’ici est sans dialogue, sans complice, sans ennemi. Ni vent du Nord ni vent du Sud, ni mer ni soleil ni tempête. Elle n’a à voir qu’avec les nuages. Entre eux et la terre plate il n’y a qu’elle, cette pluie qui dégoutte d’eux sans cesse, impalpable comme un voile, cette eau à peine. Au-dessus des champs et de la ville, des bosquets perdus des arbres maigres des chiens attachés à de lourdes chaînes dans des cours de ferme du colza jaune à perte de vue des rues vides à se pendre des cimetières des églises des cafés sales des filles perdues des rideaux crochetés pour épier de la terre grasse de la pierre grise des jeunes aussi vieux que les vieux. Les nuages si gros, si gonflés qu’ils suintent en permanence, qu’ils s’écoulent goutte à goutte, incontinents comme des vieillards mais avec une pudeur de jeune fille, sans faire de bruit, en gouttes légères, presque une vapeur. Dans le jardin, sur un brin d’herbe penché vers la terre, un minuscule globe d’eau a capturé le ciel le toit rouge de la maison une fleur de magnolia dont l’ivoire étincelle.

proposition n° 9

Tant de silence dans les rues que l’éclat parfois, d’une voix, d’un rire, le bruit feutré, régulier, monotone des roues d’un vélo dans l’espace vide, le claquement soudain d’une porte, la volée d’une cloche, la cognée d’une hache au loin, le chant d’un coq, chacun à son tour se déploie dans sa véritable splendeur, dans sa lumière d’aurore, ouvre et développe un monde, le monde entier, dans sa note unique, remplit l’espace parfaitement vide de sa vibration, se fait connaître alors, se révèle, et ça tord le ventre d’empoigner à ce point l’être entier qui n’est plus qu’oreille, matière évidée, fruit dénoyauté, coupe profonde et vaste qu’un seul son remplit à ras bords, qu’un écho submerge — le monde perçu en une seule note, la vie reçue dans un éclat, chant d’un coq cognée de hache volée de cloche claquement de porte roues de vélo une voix un rire peu importe mais il n’en faut qu’un pas de mélange rien qui gâche la saveur, un et c’est le monde reçu comme un coup de couteau dans le ventre indicible inoubliable mais sans souvenirs, gravé dans le corps, entré dans la chair, fabuleuse cicatrice.

proposition n° 10

Les odeurs, le toucher, le goût... premières sensations... les plus étroitement liées au monde... les plus primaires... les plus violentes... la préhistoire de soi.
L’herbe, son odeur délicate, douce, très douce, humide, la mousse dans les forêts, molle, gorgée, le parfum du sous-bois entre fleur et cadavre,

le poids de la terre au creux de la main, son odeur sa fraîcheur de cave.

le poli de l’évier en pierre, la douceur de glace là où il s’arrondit, se love s’emboîte dans la paume,

l’odeur d’une maison, un jour, odeur grisante de son poêle à bois dans la pénombre de la cuisine,

disparition de la vie qui bouge, vibre, fait du bruit, étincelle, s’ouvre et déroule sa fraîcheur, disparition de toutes les merveilleuses merveilles du monde, quand la porte se referme, de la maison du vieil homme. Dans le tic-tac qui règne sur le silence et qui étreint le cœur, une odeur inconnue, on s’en irait en courant si on pouvait, si on était libre, si on était seule, si on n’était pas bien élevée. Cette odeur nous parle à l’oreille, nous murmure ce que nous ignorions, nous annonce que notre vie nous échappera bientôt, que notre jeune corps ne va se développer que pour s’affaisser, et d’abord exhaler ce relent d’air vicié un peu aigre. Le monde, alors, perdra-t-il lui aussi son éclat ? Y a-t-il un temps où cessent, un temps où l’on ne voit plus, ne perçoit plus the splendour in the grass, glory in the flower ? Vieillir d’accord, de toute façon on n’a pas le choix, mais pas ça. De l’autre côté de la porte, tout recommence !

la tranche épaisse, en carton, des pages du premier livre, après être tombée sur la route par la portière mal fermée, la pièce de cinq francs posée sur la bosse,
la tiédeur des pétales de roses sur les joues, les lèvres,

la poudre blond orangé de la scierie, les piles de planches fraîchement coupées presque une odeur de viande fraîche, comme une chair de jeunes animaux, qui sature les narines.

les impatientes qui éclataient entre le pouce et l’index, cette vibration comme une mouche coincée entre les doigts, envie de retirer sa main mais toujours recommencer,

la magie d’un jour de punition dos tourné à la classe assise à la longue table du fond couverte de feuilles mortes, marrons, bogues de châtaignes, brindilles, cailloux, tous ces petits éclats de nature, lisses, ronds, piquants, secs, craquelés, grenus, pris dans l’odeur de craie, de salpêtre, de vieux papier, de la salle,

à la fin du voyage l’odeur âcre de l’océan entrée soudain avec le vent dans la voiture,

la brûlure des coups de soleil entre les draps frais et tendus, le goût de la mer sur la peau, le sable resté collé sur le corps, doux comme un voile,
là où la mer se termine sur la plage, dans cet ourlet de mousse blanche s’allonger, sentir le flux et reflux sous son corps du sable et des débris de coquillages, se laisser rouler, enrouler, entraîner, ramener par les vagues, tourner, retourner, contourner par les vagues, ballotter, gifler, brûler, égratigner par les vagues,

les mouches ce jour d’été pendant la somnolence d’une sieste, qu’elle avait laissées se poser sur son corps en maillot de bain, se faisant violence pour ne pas les chasser les sentant parcourir ses bras ses jambes son ventre, leur laissant toute sa peau d’enfant, s’abandonnant à ce premier trouble érotique,
dans un petit hôtel où logeait la famille attendant de passer de la rue de la gare à la route de Tranzault, dans cette oscillation la découverte de la soupe au tapioca, les billes minuscules sur la langue, furtives, glissantes,
le dégoûtant premier baiser, qu’on s’était crue, emmenée à mobylette à 3 kilomètres de chez soi, contrainte d’accepter, de subir sous la menace tragique d’être laissée là « Ariane, ma sœur, vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée », la salive, tiède, douceâtre, gluante, d’un autre que soi dans sa bouche, quelle horreur !

la répugnante mollesse, inconsistance de la cervelle sur la langue, comme on s’enfoncerait dans un marécage. Plus jamais depuis,

mais la délicieuse, l’onctueuse mollesse de la mousse au chocolat qui se déchire, s’ouvre, se défait sous la cuillère, et qu’on laisse dans la bouche craquer, s’amoindrir et fondre dans un imperceptible crépitement de toute sa chair,

la feuille d’ortie pliée rêche et mâchée,

le morceau de pain de chez Massereau avec une barre de chocolat noir, l’odeur de la banane mûre mêlée au pain et au chocolat quand, en exceptionnel éloignement de la maison, on ouvrait la boite pour le goûter,

les huîtres sauvages comme on prendrait tout un océan dans sa bouche, le léger craquement de leur chair sous les dents.

proposition n° 12

La grotte est terriblement sombre. Chaque torche accrochée à ses parois semble augmenter son obscurité. Semble, non, elle l’augmente réellement en annulant ses nuances, en noyant la douceur qu’on pourrait y trouver dans du noir d’encre, elle la transforme en caricature d’elle-même en lui opposant sa clarté brutale, les yeux la fuient alors qu’ils auraient pu s’y habituer, les îlots de lumière attirent à eux tous les regards. On rate quelque chose, on le sent obscurément, mais on ne sait pas lutter contre son instinct de papillon. Et puis on ne fait que passer, on veut juste traverser, aller de l’autre côté. On nous avait dit « Tu verras, c’est plus court par en-dessous », mais c’est long, quand même. « Ce n’est pas vraiment une grotte, c’est un tunnel », on nous avait dit, « T’en fais pas, tu en verras le bout ». Pour le moment on ne voit rien, juste les torches et, dans leur lumière, de temps à autre, à leur entour, d’inexplicables protubérances rondes, comme des verrues de pierre, ou plutôt des sangsues, on dirait que c’est mou, le doigt s’y enfoncerait, peut-être.

Au-dessus, on entend toute la ville nous marcher sur la tête, des milliers de pieds marteler le sol, des mouvements de groupe, des entassements brusques. Ça pèse sur le crâne, ça enfonce les yeux jusque dans la gorge. De temps en temps, parce qu’il fait froid, parce qu’on étouffe un peu, parce que, par moments, on croit sentir une peau glacée s’enrouler autour d’une cheville, on demande à ceux devant nous « Alors, la sortie ? Vous la voyez ? », et toujours c’est non. Derrière nous aussi, ça pose des questions « Alors, la sortie ? ». « Plus court », on nous a dit, mais pas « Plus agréable, plus intéressant, plus distrayant », on aurait dû demander des précisions, parce qu’après tout, en y réfléchissant, la distance, et le temps qu’on met à la parcourir, ce n’est pas forcément le plus important. Un raccourci, c’est pas un truc à prendre à la légère, finalement, il faudrait savoir exactement contre quoi on troque la longueur. Le temps gagné, qu’on choisit de vivre ailleurs, autrement, est-ce qu’on est sûr de le récupérer ? On réfléchit, comme ça, en avançant, on remue des mots dans sa tête comme des morceaux de sucre dans une tasse et ça fond pareil. On se sent un peu seul parce que, devant, il y en a qui s’éloignent, qui, en plus d’avoir pris un raccourci, le raccourcissent en sautant d’une torche à l’autre, par bonds de crapaud. On a de plus en plus froid et on commence à douter qu’il y ait une sortie. Peut-être qu’on tourne en rond, depuis le début... Un raccourci enroulé sur lui-même... Infini... Soudain, vraiment d’une seconde à l’autre, c’est un grondement terrible qui remplit le tunnel, un tumulte d’Apocalypse, comme des milliers de pierres s’abattant sur la terre au-dessus. On finit par reconnaître, par comprendre que c’est la pluie, une de ces pluies torrentielles qui semblent vouloir en finir avec la Terre, tomber une bonne fois pour toutes, tomber pour la dernière fois et tout emporter. Pourtant aucune cavalcade, aucun bruit de pas précipités. Aucun bruit de pas, quels qu’ils soient. On n’avait pas fait attention mais c’était devenu silencieux, au-dessus, pas fait attention parce que, peut-être, ça avait décru progressivement, tous les coups sur le sol, les mouvements. La nuit... c’était à cause de la nuit, les êtres humains s’étaient endormis, ils dormaient dans leurs maisons, couchés dans leurs lits, rangés dans leurs boites comme des jouets. On a cette impression parce qu’on marche sous la terre, parce que le sol nous sépare, nous écarte, nous rend dissemblables de la masse humaine. Il a suffi de peu, ça y est, on est autre. En perdant le ciel, on ne s’est pas rendu compte, on n’y a même pas pensé, mais en perdant le ciel, de vue... pendant... on ne sait pas... quelque temps... en voyant, lorsqu’on lève la tête, pas grand chose, presque rien, en tous cas pas le ciel... on a cessé d’être humain. On continue à avancer mais on ne demande plus « Alors, la sortie ? Vous la voyez ? ». On ne saurait dire pourquoi, on n’a plus envie de savoir, on n’est plus pressés, on ne pense plus à dehors, il n’y a plus de dehors. On se contente de marcher d’une torche à l’autre, de s’interroger à propos des verrues sur la pierre. Sans y toucher, surtout, on n’aurait plus de doute, sinon, plus de mystère pour supporter l’obscurité. Brusquement, tout au bout — d’un seul coup il y a un bout — la sortie, petit point clair parfaitement cerné par les ténèbres, d’abord bien rond, puis ovale, et, finalement, de plus en plus étroit au fur et à mesure qu’il grandit, en forme de chas d’aiguille. Sa lumière nous réveille, nous ramène, on avance plus vite, de plus en plus vite, on dirait qu’on a des ailes. De papillon. Mais quand même des ailes.

proposition n° 14

La béquille plus grosse qu’elle et qui marche devant — le mois dernier c’était un bras en écharpe, le mois d’avant un énorme pansement sur le front — elle traverse la place en claudiquant énormément, corps maigre et long plus béquille que la béquille, elle dit, rien d’autre, pas qu’elle souffre, pas au secours (la souffrance est accessoires) : Vivement ce soir que j’me couche ! / La belle fille que sa guitare ses bottes son jean dans ses bottes ses longues cuisses dans son jean ses cheveux noirs son rire emportent déjà loin d’ici, chacun de ses pas est un départ, enjambe les rues, les cafés, transforme la ville en quai de gare / Celle-là dont on pourrait reconnaître le père sans l’avoir jamais vu, croit-on, car son profil bourru, carré, efficace, bout du nez cassé, lèvres plates, mâchoire rentrée mais forte, ramassée plutôt que rentrée, celle-là dont on croit tout savoir par la brièveté du geste et la rudesse de la démarche, celle-là dont les rêves nous laisseraient peut-être imbécile, stupéfait / À la caisse du supermarché, une femme avec un visage doux, son petit chignon de ceux qu’on fait en trois gestes faute de temps, des bras graciles mais elle en a dix, courses enfouies dans les sacs, attrape un gosse, portefeuille, le petit dernier remis dans la poussette, carte bleue, appelle le plus grand qui court loin, fait un pauvre sourire à la caissière « Vous avez des garçons ? Qu’est-ce qu’ils mangent ! Ils mangent tout le temps ! Tout le temps ! »/ Dans le même supermarché, cette femme enceinte, quatre enfants, ils sont petits, elle est jeune, tenue moderne, décontractée, ses yeux se posent sur les articles des rayons ou sur ses enfants, jamais ailleurs, jamais sur les autres, toujours ils vous effacent, glissent sur vous sans s’arrêter, ou c’est une fraction de seconde, sans vous voir, comme s’ils regardaient à travers vous / Elle était assise à une terrasse devant un grand crème, regardait avec ennui un jeune homme qui traversait l’avenue, avec ennui jusqu’à ce qu’elle remarque ses pieds, leur liberté de mouvement très singulière, comme une part d’autonomie qui semblait le contrarier parfois, le gêner dans sa marche, des pieds fascinants, souples, plus libres que tout le reste du corps, comme doués d’une vie et d’une volonté propres.

proposition n° 15

Écrire, dit-elle, mais tu y arrives pas, tu y es toujours dans le couloir, t’en es jamais sortie, t’en sors pas, qu’est-ce que tu fous encore là-dedans depuis le temps, à ramper ramper ramper, évidemment que tu te sens à l’étroit dans tes phrases t’es dans ton putain de couloir comment tu veux t’envoler là-dedans tu te cognes aux murs alors toujours polies toujours bien coiffées tes phrases trop envie de plaire hein, pas vrai, trop peur de te mettre debout au cas où ça dépasserait, quelque chose, au cas où ça serait pas homologué pas recevable un truc qu’on fait pas le couloir tu crois quoi si tu te lèves pas si tu cognes pas dans les murs, qu’il va s’ouvrir tout seul que le toit va disparaître que la pluie va te tomber dessus le vent te cueillir comme une jolie fleur, fais gaffe le vent c’est les feuilles mortes qu’il emporte feuilles mortes tu entends t’en as pas marre de les accumuler les feuilles mortes rangées dans tes tiroirs, feuilles mortes ça fait mal hein, t’as mal hein avec tes tiroirs pleins dans ton couloir vide, tes jolies petites phrases bien astiquées à la salive de la maîtresse qui faisait si peur et qui voulait pas que tu sois première toujours deuxième t’avais beau faire t’en devenais folle t’avais beau faire des soirées entières à refaire les mêmes taches sur le papier avec ta main gauche avant d’aller ramper dans le couloir ton putain de couloir avec au bout à atteindre la chambre des parents avec au bout à atteindre le bureau de l’éditeur qui t’astiquerait tes phrases avec la salive des rotatives tes pauvres phrases avec sujet verbe complément accord si cod placé avant auxiliaire avoir majuscules accentuées comme il faut obéissance servile aux règles orthographiques et syntaxiques parce que c’est bien parce que pour plaire parce que devenir la première pour oublier le couloir au lieu de sortir du couloir de devenir qui tu es t’as pas compris qu’être deuxième c’était une chance peut-être même un honneur parce que ça débordait toujours quelque part parce que « Trop d’imagination » écrit en rouge sur une de tes rédactions parce que tu ressemblais pas à une première de la classe et que c’était bien alors lève-toi bordel et sors de ce putain de couloir qui sent le moisi ou apprends à voler entre les murs avant que le désespoir te bouffe en entier et écris et tu les emmerdes les règles grammaticales ceux qui savent le code de la route littéraire et les grands auteurs ce qui se fait ne se fait pas les censeurs les lecteurs les modèles les conseils les préceptes les opinions qu’est-ce qu’écrire lettres à un jeune poète marguerite duras les certitudes de flaubert les adoubements les rejets tous les yeux dans ton dos pendant que tu écris, écrire c’est pas obéir écrire c’est devenir

proposition n° 16


— Qu’est-ce que ça te fait d’être ici, dans ces rues désertes ?
— Elles ne sont pas désertes, tu ne vois pas ces enfants qui courent, se poursuivent, ces petites filles qui vont à l’école ? Là, au bord de l’eau, ces deux gosses qui se coupent au poignet pour échanger leur sang, parce que leurs mots ne savent pas dire à quel point c’est grave, l’amitié, l’amour. Et cette gamine qui sort de la bijouterie, regarde-la, avec ses 8,20 francs dans la main, la tête baissée, qui voulait acheter l’horloge comtoise pour sa mère, tu ne la vois pas ?
— Non, je n’ai pas de mémoire. Qu’est-ce que ça te fait d’être ici ?
— Rien n’a changé, c’est pour ça que je tremble, je ne m’attendais pas...
— Tu ne t’attendais pas, tu attendais quoi ?
— Je cherche quelque chose à quoi me raccrocher, un nouveau bâtiment, une maison disparue.
— Il n’y a personne dans ce village...
— Décidément, tu es aveugle, moi je vois la vieille derrière son rideau de crochet, Sourire d’avril sur le seuil de sa boutique, qui se tord les mains comme des torchons à essorer, l’amant de toutes les Bovary du village qui se repent à genoux en plein champ, le maire qui déambule grave et gras et c’est le même mais il a oublié, Gustave et sa bosse et surtout son magnifique sourire quand quelqu’un lui dit bonjour, mais qui arrive si lentement, son sourire — un vrai sourire, c’est pour ça — si lentement que, lorsqu’il est là, magnifique au milieu des rides, il n’y a plus personne pour le voir...
— Non, arrête, je vais te raconter, moi.
— Tu ne te souviens pas, tu as dit...
— Justement ! À la place je flaire, je sens ce qui traîne ici, j’en ai plein les narines, plein la gorge, ça me descend même jusqu’aux poumons, tout est là, en suspension, des décennies, des siècles, tu ne sens pas ?
— Non.
— Pourtant c’est puissant, si tu arrêtais de te souvenir tu sentirais, si tu arrêtais de les voir tu serais saisie à la gorge par tous ces rêves, ces désirs empoissés, rancis, ces morceaux d’idéal recrachés comme des glaires, ces monceaux d’espoir, ces tournoiements de fantasmes, ces résidus de révolte qui sentent le fond de bouteille, le fond de tiroir-caisse, le fond de culotte de vieux garçon, et de l’attente à n’en plus finir, de quoi aller jusqu’à la lune et en revenir, avec, au bout, de la belle grosse résignation, planquée sous les voiles de mariées, trempée dans le bénitier, enfouie dans le linge sale des gosses et le plaisir sale des médisances, tout ça figé dans un ennui à crever, crevé seulement, comme par les bulles à la surface de la soupe, par les adultères, les rumeurs d’adultère, les suicides croustillants ; le malheur et la mort ça excite, ici encore plus, moins on vit, plus ça excite.
— Tu es contente de toi ?
— Contente, non.
— Et la tendresse ?
— Tant pis... Une autre fois...

Elle s’arrête comme ça, elle trouve ça bien de finir sur cette phrase, on pourrait lui tordre le cou, elle n’ajouterait pas un mot ; je le sais, j’ai essayé.

proposition n° 21

Du blanc, du jaune, de l’orange. Sur le blanc, rien, sur le jaune des mots noirs, moment présent, ce qui est là, des lignes rouges, sur l’orange d’autres mots noirs, terrible beauté, mots entre eux, des rouges,l’auteur en l’écrivant, des verts, L’Homme devient, à partir du ventre, des lignes noires. Objet cylindrique, transparent, vertical, à moitié plein d’un liquide incolore. À travers son plastique bleuté, on voit des sourcils et des yeux très noirs. Un des yeux semble reposer au creux de l’espèce de vague qui entoure l’objet, la vague remonte à la naissance d’un nez et s’abaisse, frôlant un autre œil, en travers d’une pommette. Plus haut, dans le prolongement d’une rondelle fixée à l’horizontale au sommet du cylindre, les lettres URNAL. Autre objet cylindrique, plus petit, gradué, au fond duquel repose un liquide mordoré. Bloc de pierre de forme ronde, dont la face est recouverte, en intaille, d’une douzaine de cercles. Surface plane en bois blond roux, sillonnée de veines plus sombres ; un nœud qui, avec ses deux cernes, un large, un très petit, fait un œil étonné. Enchevêtrement en cascade : perles plates et brillantes d’un rouge très doux, petites pierres bleu-vert, billes violettes, triangles argent décorés. Rectangle en carton entièrement turquoise accroché à une surface blanche rayée d’ombres. Cône bleu qui coiffe un objet rond très brillant. En hauteur, masse jaune de flocons en grappes tombantes. Surgissant au-dessus au bout de longues tiges, trois têtes mauves hérissées. Accrochées à d’autres tiges, minces rondelles beige clair infléchies comme des chips, piquées de taches sombres. Bloc rectangulaire et plat, dos marron glacé strié de lignes dorées, un rectangle d’un vert solennel couvert de lettres pareillement dorées ; deux fines bandes de tissu dont le jaune acide jure avec l’ensemble, dépassent d’un côté, courtes, raidelettes. Chiffre 27 en dessous du mot Température. Minuscule objet rond, rouge autour d’une face blanche barrée par trois aiguilles immobiles. Blancs sur un vert flou piqué de points rouges, les signes 09:27 et, en-dessous, 01/09/2018. Bras plié en bois, au creux du coude un peu de poussière et une toute petite figurine dorée. Zone blanche en papier, de forme rectangulaire, dont la partie centrale est couverte de mots. Bague étincelante en forme de fleur, un pétale bleu, un rose, un mauve, le cœur vert, seul l’adjectif « ravissante » peut véritablement lui convenir. Drapé en pierre vert pâle, usé, craquelé, devant lequel une antenne oblique.

proposition n° 28

2013 : Aucune des années de ma vie n’a été coupée en deux comme celle-ci. La plus belle et la plus tragique de mon existence. On était en mai et j’arrivais, sans le savoir, à la fin de la partie lumineuse, éclatante, pleine d’exaltations, qui était en train d’opérer en moi une sorte de résurrection. Je venais de passer plusieurs jours à Montpellier pour suivre les cours d’une formation en animation d’ateliers d’écriture. Comme à chaque fin de session, j’allais prendre le car qui retournait à Millau. La tête pleine de phrases magnifiques, l’esprit effervescent et repartant à regret, je savourais pourtant déjà, en allant à la gare, les joies du voyage, la beauté du ciel sur le Larzac que nous traverserions encore une fois au crépuscule. Quand le car, rouge, vieux, arrivait sur le causse, vert, neuf, à chaque fois c’était la même folie, le ciel déchaîné dans son immense immensité, le soleil éclaté dans les nuages vibrants répandus en étages flamboyants, puis dorés, puis oranges, puis roses jusqu’à l’horizon. Éperdue, je passais d’un côté à l’autre, d’une vitre à l’autre, prenais un cahier, essayais, dans un mélange de joie, d’admiration et de désespoir, de prendre dans les mots cette beauté insensée, pensant, murmurant même « Comment le dire ? Comment dire cela ? », rêvant d’être peintre, musicienne, chanteuse, oiseau, nuage. Sous ce ciel terrifiant de beauté, la terre que je traversais me paraissait humble et pourtant sublime, si nue, si pauvre, quelques arbres, quelques pierres, des cabanes aussi usées que les pierres, devenues nature autant qu’elles, et les genêts éclatants, leurs taches d’or comme tombées du ciel. Bientôt, il ferait nuit.

proposition n° 31

Processionnaires en colonnes, gardiens des morts, porteurs de morts revêches et muets, colombes noires jetées à terre, à la queue leu leu défilant le long des rues, processions noires entre les trottoirs, fils d’Ariane mais noirs pour revenir de chez les morts, sortir du labyrinthe de la mémoire. Les porteurs se rassemblent au centre de la ville, noircissent la place de leurs voiles noirs, voilettes obscures, costumes de grand deuil, robes sombres qui finissent déployées sur le sol. Puis, s’ébranlant par groupes, laissant ceux qui sont encore intacts sur la place, ils s’en vont vers tous les points cardinaux et chaque rue devient noire, la ville une énorme araignée au milieu de la campagne découpée en parcelles. Par groupes, chacun se dirigeant vers son cimetière, les porteurs s’acheminent à la queue leu leu, porteurs de morts enlevant ou ajoutant de la mort aux morts. Ainsi ils se souviennent, de lui et d’elle, et ils aiment se souvenir, un instant saisir, ressaisir, la présence, la densité, la singularité des disparus. Parfois ils combattent, parfois c’est la guerre, parfois ils y vont, sur les tombes, pour jeter une pelletée de terre en plus, pour, à force, laver leur mémoire. Parfois encore, entre gardiens et morts, se tissent des liens étranges de soumission et de domination, qui est le maître, qui l’esclave ? On dit que les morts ne peuvent plus se défendre, qu’ils n’ont plus ni arme ni parole, mais ils ont la somme de leur vie ; de toute leur vie refermée comme une porte, parfois claquée au visage, ils se défendent, avec chaque souvenir qu’ils ont semé çà et là dans les mémoires, avec les sourires qu’ils faisaient, avec leur drôlerie, leur démarche, leur voix, leurs préférences, leurs indignations. C’est ainsi que les choses se passent dans cette ville. Et on trouve souvent des vivants tués par leurs morts, parfois des morts ressuscités par les vivants ; quelquefois, ceux-là se croisent. On voit quelqu’un apparaître sur la place, une silhouette supplémentaire se lever tandis qu’une autre s’effondre. Ou on ne voit rien mais quelque chose se passe, c’est lui mais ce n’est plus lui, elle mais plus elle, un vrai tour de passe-passe. « Elle a fini par le manger » dit-on alors, ou bien « Il lui a cédé la place ». Les habitants de cette ville naissent avec un coefficient de légèreté nettement inférieur à la moyenne mondiale. On ignore pourquoi. La courbe de l’oubli y est donc bien plus longue. La rancune et la reconnaissance y prennent des allures d’éternité. Alors, quand meurt un être qu’on aime, on meurt aussi. Souvent, complètement. Ou on n’est plus qu’une ombre, un fantôme. Mais les plus solides résistent. Certains combats durent des années. Le vivant appelle au secours, supplie le mort de revenir, se livre à toutes sortes de repentances, hurle sa colère contre lui, contre ce qui l’a tué, exige qu’on le lui ramène, qu’on lui rende son amant, son frère, sa fille, qu’on lui rende son amour. Puis, un jour, il regarde la terre, il sent le printemps, se cabre dans la lumière, retombe au sol, se brise, se relève en mille morceaux, comme un géant disloqué se rassemble contre le ciel, crache du feu dans sa mémoire, se brise à nouveau. Il arrive fréquemment qu’on voie ces personnes déambuler dans les rues avec les marques du combat, la poitrine ouverte, les yeux crevés ou tenant leurs entrailles. On ne peut rien pour eux. Il faut attendre, s’ils survivent, de les voir rejoindre la procession. Un jour, vêtus de noir, ils viennent sur la place à l’heure dite, mêlent leur noir au noir des autres, et procèdent à la queue leu leu jusqu’à la tombe. Même si le combat n’est pas terminé, ils sont sauvés, toujours amputés, mais sauvés.

Les tombes, oui, finalement on va tous sur les tombes, même si on sait qu’elles sont vides, que les morts, ici, marchent en-dessous de la ville.

proposition n° 32

C’était dans les tout derniers instants du jour, un quart d’heure environ avant la nuit. Le croissant de lune, limpide et clair, était d’une finesse extrême. Un bleu très pâle, très tendre l’entourait. Plus loin, à gauche, à droite, c’était un rose de porcelaine qu’une nuée d’oiseaux, puis une autre, une autre encore, caractères d’une langue indéchiffrable, ont traversé.

Ça, c’est du rose tyrien, ça s’élance et ça s’étire au milieu de l’immense gris solennel chargé d’aube. Ça strie et ça découpe au couteau de boucher ce gros morceau mélancolique de ciel. C’est tellement rose et fin et acéré que ça échappe à l’horizon, que ça ligote le ciel, que ça le mettrait bien à mort pour être aussi « bas et lourd ». Ça, c’est brûlant et vif, ça griffe l’immense humidité de notre ciel à nous pauvres pécheurs, ça voudrait le marquer au fer rouge, l’arracher à son humilité. Mais les humains ont trop de chagrin, ce ciel pèse juste assez pour eux.

Ces ciels noirs, terribles, qui parfois nous plaquent au sol, nous dominent et nous écrasent comme les cathédrales surplombant vertigineusement les parvis, étroits autrefois afin qu’on ressente, levant la tête, sa petitesse face à Dieu. Sous ces ciels-là, sublimes, tragiques, éventrés par des nuages énormes, avec ou sans Dieu, lever les yeux semble déjà un sacrilège.

Oui, le ciel comme une cathédrale, et ses nuages, quand le soleil s’y baigne, de larges vitraux mouvants.

À gauche ciel gris terre noire, quelques têtes d’arbres la pente d’un toit sous des bandes de nuages plats. À droite la montagne sous une pellicule de brouillard. Glissement du car en direction du soleil écroulé dans du rose incandescent et du jaune orange. À nouveau, c’est la montagne qui mange le ciel, la masse se molletonne, se capitonne. Têtes rondes des arbres comme des choux-fleurs. Au sommet d’une colline un peu de pierre, comme prise et tirée entre deux doigts. Et puis de la lande, très sèche. Planté au milieu, un arbuste s’amaigrichonne. Le car s’arrête contre la paume ocre d’un champ labouré. Plus bas, c’est l’horizon exhalé par le sol, le brouillard, sa masse fraîche comme une chair, sa douceur d’ombre. S’allonger, tomber dedans, respirer en dessous, oublier tout, s’évaporer.

proposition n° 34

Au Nord, c’est tout au nord, plus au nord que ça, ça n’existe pas, y a pas mieux qu’ici comme Nord, on peut pas plus, même en poussant ou en tirant ou en soulevant, ou en appuyant de toutes ses forces. On risque même, si on appuie trop, de glisser doucement, sans s’en rendre compte — le glissement est toujours sournois — vers l’Ouest ou vers l’Est. Non, n’essayez pas d’aller plus loin, n’en demandez pas plus, ici, c’est Le Nord, le Nord du Nord, le Nord extrême, le Nord parfait. Et pas la peine de s’élever, de prendre de la hauteur, n’y pensez même pas, qui veut faire l’ange fait la bête, vous vous retrouveriez illico au Sud. De toutes façons, on n’est pas bien, ici ? Perdus pour perdus... Aller où, sinon ? L’Est, non merci, l’Ouest, surtout pas, le Sud, aucune idée mais je préfère ne pas savoir. Ici, l’air et le ciel sont sans tendresse, le sol est glacé, la matière coupante, mais on peut se tenir debout, se tenir droit sur la Terre, quelques instants voir et respirer, sentir et dire.

Le Sud. Cette rue monte à partir du ventre de la ville, ses grosses racines dans les entrailles mais le tronc qui s’envole, au bout c’est l’explosion, la montagne vient s’encastrer comme une grosse bête entre les dernières maisons avec du ciel au-dessus. La montagne d’une verdeur étincelante, tellement verte, un vert tellement saturé qu’on s’attend à ce qu’il vire au violet, ou, plus encore, à une couleur nouvelle. Sous les nuages dodus, mais d’une blancheur qui n’est pas d’école, pas enfantine, qui n’est pas non plus immaculée, froide et pure. Une blancheur d’huître, cette petite masse de lait presque palpitante entre les franges noires, et le même moelleux, et son bombé délicat. Un peu plus loin, en contrebas, c’est la rivière parsemée de canards et de cygnes, sur l’autre rive on voit quelques ombres qui, doucement, mollement, comme n’y croyant plus, comme fatiguées d’être, bougent sous les arbres.

À l’Ouest les choses s’effacent. Et, s’il fait nuit, c’est quelquefois, par hasard, à moitié. Dans le ciel, quelques étoiles pendent. Le ciel c’est beaucoup dire, un cyclorama de fortune qui a trop servi — la toile est déchirée — barbouillé à de multiples endroits, chiffonné, les angles cassés. Vague mais réussissant à surgir de la brume, sous l’angle inférieur gauche du ciel un cimetière, cercueils creux empilés les uns sur les autres comme des cartons à pizza vides. On décèle de temps à autre des signes de vie, on sent parfois, tout près de soi, des haleines froides, dans le brouillard qui est poussière de choses disparues on devine, mieux que les silhouettes, les gestes les plus vifs. Il semble que des gens se battent, luttent pour ne pas s’effacer, donnent des coups de poing, des coups de pied à la poussière, mais qu’à peine le coup envoyé la main, le pied s’effritent, disparaissent, rejoignent la poussière. Des pans de maison parfois apparaissent, affaissés à demi sur leurs ruines, un clocher d’église, suspendu dans le vide, soudain se dissout dans un nuage noir. Ici et là, des morceaux de rues semblent vouloir encore vous emmener quelque part, dans le brouillard on se heurte à une vitrine qui s’effondre sous le choc, on traverse un supermarché rempli d’emballages vides — à l’Ouest aussi, le plastique est coriace —, on passe par un couloir dont la maison a disparu, quelques murs branlants, raccourcis, noircis, l’encadrent de ci de là, grotesquement plantés comme un reste de dents dans une bouche vide. Sur des lanières encore visibles de papier peint, des bonshommes en chapeaux bruns et manteaux orange dansent en rond. Au sol une poupée nue, jambes en l’air ; son œil unique, fixe et bleu, transperce le ciel, y découpe une petite lune.

Il reste l’Est. Le ciel illumine cette terre plate comme une main. Partout des prairies, des rivières. Les étoiles volent, les oiseaux brillent. Ici, on est si petit qu’on sourit à tout le monde, si petit qu’on croit au Père Noël pour la vie, qu’on n’a peur ni de donner ni de prendre.

proposition n° 37

Une autre particularité de cette ville, c’est que ses rues sont enroulées dans une unique spirale qui part de la place — il serait d’ailleurs plus juste de parler d’une seule rue — et que tous ses bâtiments, maisons, immeubles, magasins, locaux de toutes sortes, sont reliés entre eux par les couloirs qui les traversent. Un seul couloir reliant tous les rez-de-chaussée, un seul reliant chaque étage. Quand les bâtiments ne sont pas mitoyens, le couloir se fait passerelle. Personne ne sait avec certitude pourquoi et d’où vient cette bizarrerie. Il paraît que c’est pour le vent, pour que le vent traverse tout l’intérieur de la ville en une seule rafale. Et, en effet, il le traverse, avec des sons étranges de pépiements d’oiseaux, de froissements, de battements d’ailes. Au début, les habitants ne savaient pas comment appeler ce passage qui trouait et tenait toute la ville comme le cordon d’un collier, curieusement ils n’utilisaient jamais le mot couloir, ils disaient « Passe par le vent », ou « Vas-y par le goulot ». Et puis, avec le temps, peut-être à cause des sons qui parcourent ce passage, peut-être par contraction des deux mots qu’ils utilisaient pour le nommer, le couloir est devenu et est resté l’Engoulevent. Ici, la rue n’est pas un endroit qu’on peut utiliser sans une bonne raison ; il y a des motifs valables — très peu et presque toujours collectifs — d’autres pas. D’où l’importance de l’Engoulevent. Plusieurs fois par jour, on traverse des maisons, des ateliers, on passe par les églises et les théâtres, la mairie et le tribunal. Selon les lieux, et de manière, semble-t-il, aléatoire, ces allers et venues sont plus ou moins gênantes, dans certains bâtiments l’Engoulevent semble respecter l’intimité en contournant chaque pièce, dans d’autres, sans détours, il éventre salons, salles de réunion, cuisines et chambres. On s’est habitué. À être traversé, à traverser. On se dit bonjour, on prend des nouvelles, on s’inquiète de voir que Mamie Mam’ est encore au lit, en passant on jette un coup d’œil aux devoirs du petit Lor’, on s’esquive en s’excusant lorsqu’on arrive au mauvais moment, quand, au milieu d’un repas, Minar’ met le feu au journal que lit son mari au lieu de l’écouter, ou que Fan’ et Kohal’ de toutes leurs forces se donnent et se prennent sur le divan. À force, on connaît tout l’intérieur de la ville : la scène du théâtre où parfois on lance une réplique en passant, desserre une corde autour d’un cou, embrasse une duchesse avant de disparaître en courant, les vieilles cuisines avec tic-tac retentissant de la pendule et odeur de soupe aux poireaux, les austères salles-à-manger qui dressent en plein milieu quatre chaises à haut dossier de chaque côté d’une table au froid verni, les salons voluptueux avec sofas et lourds rideaux de velours, les chambres d’enfants où les petits lits et les jouets s’entremêlent et celles où trône, large et ornée, la couche conjugale, les bibliothèques surchargées de mondes et de siècles et les maigres étagères où trois ouvrages techniques ennuient cinq romans à l’eau de rose et vice-versa, les salles de bains aux murs lépreux et celles où brillent le marbre et la faïence. S’il reste, ici aussi, de grands écarts dans les conditions de vie, il y a pourtant ce fait mille fois répété : les riches voient leurs maisons traversées par les plus pauvres, leurs secrets découverts, leur intimité devenir familière à chacun, et doivent circuler chaque jour à travers des logements étroits et misérables où ils découvrent des êtres humains qui, comme eux, connaissent la peine et l’amour. Aucune dérogation n’a jamais été accordée, sauf pour les trajets que la spirale rendrait vraiment trop longs, partant des abords de la place pour finir à la périphérie de la ville. Pour ces cas-là, et seulement à certaines heures, des passerelles adventices permettent de couper court à travers quelques spires. Mais l’Engoulevent reste incontournable, la traversée des logements obligatoire. Chacun, pour arriver à son but, doit passer par, chez les autres. Il y a eu, grâce à ce système qui abolit les cloisonnements, de grandes amitiés, des prises de conscience, des interventions généreuses, pas de changement radical. Le quotient de légèreté a baissé, il est moins insoutenable qu’ailleurs, c’est vrai, mais l’être humain supporte bien les remords et la honte. D’ailleurs, pour tous ici, la question essentielle, passionnante, n’a pas à voir avec les inégalités, mais avec ce qui les rend tous égaux : ce vent qui les traverse sans qu’ils sachent ce qu’il est, d’où il vient, où il va.

proposition n° 44

Cette phrase : « On ne se souvient de rien », je m’en souviens, moi. De sa mélancolie, de cette mélancolie partie d’elle qui envahissait tout le texte, s’ajoutait à la grisaille, par brefs segments de phrase, de virgule en virgule, dans un rythme parfois envoûtant. Cette phrase aussi : « tout est parti il y a longtemps et très vite... », j’ai oublié la suite... ces phrases comme des gouttes d’eau, tombées comme des gouttes d’eau, au milieu du texte. Je me souviens aussi des ballons de basket dans un gymnase, ils m’importunaient, je les voyais revenir sans plaisir, je voulais qu’il, lui l’auteur, fasse tomber d’autres gouttes d’eau, pas des ballons, mais c’est « pour faire revenir une dernière fois, à l’intérieur, un match, un dribble, un panier à trois points, quelque chose d’un bonheur adolescent. » qu’il y revenait sans cesse. Il y avait aussi des champs, beaucoup, du blé, des étangs, des bois, si peu décrits et pourtant ils apparaissaient avec force, toute la désolation du lieu et la mélancolie de l’auteur s’écrivaient par cette sobriété, presque ce silence. Du silence encore, poignant : « Je ne peux désormais que tourner en rond entre deux villages et quatre champs boueux... », et c’est l’adieu, c’est fini, la mélancolie jusqu’au bout et le bout trop vite arrivé, ce goût en moi de trop court, trop peu, de dommage, j’en aurais voulu plus.

… et elle refusant d’avancer davantage, s’immobilisant soudain en pleine rue au milieu du trafic, sans un regard pour l’homme à côté d’elle qui crie, la prend par le bras, la secoue, et, la tête penchée vers le sol, tendant la main vers ce qu’elle regarde sans cesse, dans le vacarme des klaxons, des bruits de moteurs, des voix exaspérées qui l’insultent, tandis que l’homme, furieux, embarrassé, stupéfait, a finalement lâché son bras et a rejoint le trottoir, pour ne pas être, surtout pas, assimilé, englobé par la colère de la rue, regardant autour de lui les visages, disant « je ne sais pas, je ne comprends pas... » à ceux qui l’interrogent du regard, et pensant « Comment peut-elle me faire ça ? », furieux, stupéfait, alors qu’elle, tendant la main vers ce qu’elle a vu alors qu’elle marchait paisiblement avec son compagnon le long des boutiques, fondue dans la foule des touristes, invisible et paisible, vers ce qu’elle a vu qui l’a émerveillée, happée complètement, attirée jusqu’au milieu de la rue et arrêtée là, au milieu des voitures, dans l’ébahissement et l’indignation des conducteurs, des piétons, des patrons de bars et des gérants de magasins, se penche davantage, fléchit les genoux, alors que l’homme qui l’accompagnait, craignant qu’on l’observe, se tourne vers une vitrine pour ne pas être, surtout pas, englobé par la colère de la rue, « une sale histoire », pense-t-il, « J’avais vraiment pas besoin de ça ! », pense-t-il encore, contemplant les cafetières ultra-modernes et les tasses design (venant peut-être de Chine) dans la vitrine, et l’apercevant dedans, elle, au milieu des reflets, voyant qu’elle s’accroupit entre les tasses, qu’elle s’accroupit sur les cafetières ultra-modernes, alors cette fois il n’en peut plus, il s’éloigne presque en courant, alors qu’elle ramasse une feuille morte dont les couleurs, c’est vrai, sont exceptionnellement belles, qui allait, c’est vrai, être écrasée, salie, anéantie, à peine arrivée sur le sol, qui allait disparaître sous les pneus, et ses couleurs perdues, à jamais, tandis que, sur elle, les insultes s’abattent, les coups de klaxon, les regards courroucés, elle sourit, « Qu’est-ce que tu es belle ! » murmure-t-elle, et maintenant s’écartant, laissant enfin la rue aux voitures qui repartent dans des hoquets de fureur, cherchant du regard l’homme qui a disparu dans la foule, elle s’éloigne avec la feuille, pensant, peut-être, « Je n’aurais pas dû... », mais ne parvenant pas à regretter.

C’était entre le très sombre et une sorte d’exaltation, du noir d’encre, qui pouvait mettre mal à l’aise, et de l’émerveillement pourtant. Par moments des cris, de colère ou de douleur, parfois de la douceur.



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1ère mise en ligne 11 juillet 2018 et dernière modification le 24 juillet 2019.
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