Germain Dom | Les jets d’eau

–> AUSSI DANS CETTE RUBRIQUE

Mini bio et liens à compléter.

proposition n° 1

C’était là qu’ils étaient sortis, soleil aux lèvres, devant les jets d’eau.

« Une photo au milieu des jets d’eau ! »

« Ok » avait-elle crié, bravache, avant de renoncer à l’idée de tremper sa robe pour le reste de la journée.

Ça ne lui faisait rien, à sa grande surprise, de parcourir les pavés de la place de la Liberté, de regarder les jets d’eau. Non, ça ne lui faisait rien du tout. Même pas mal. Ils y croyaient si fort ce jour-là. Le sourire lui tirait les lèvres si fort qu’elle en avait des crampes. Ne pas pleurer, penser à autre chose pour ne pas pleurer se disait-elle. Elle pouvait pleurer aujourd’hui, mais elle regardait le rectangle maladroit de la mairie, la grande porte vitrée en haut des marches et l’adjointe au maire qui demande où sont les mariés.

« C’est nous. »

« Bleu, c’est très bien aussi. Ça change du blanc. » s’excuse-t-elle.

Ils étaient encore là, en haut des marches, les jeunes mariés au pari fou, celui de s’aimer malgré les taux de divorce, la conjoncture. Elle sourit, traverse la place lentement, surprise que le souvenir soit agréable. C’était si fort ce jour-là de croire qu’on allait s’aimer toujours.

proposition n° 2

Les jets d’eau alignés de la place de la Liberté se déclenchent comme les Dalton, par ordre croissant, inondant la pente bétonnée du bas des marches. Des marches grises, immenses, grimpent vers la façade vitrée aux poignées dorées. Derrière la vitre, des marches blanches, garnies de tapis épais, partent à droite et à gauche devant un long étendard tricolore. Bleu, blanc, rouge, étirés vers le plafond à dix mètres. L’imposant carré de l’après-guerre bétonnée se détache sur un ciel brestois, blanc et lumineux. Il est flanqué de chaque côté par une route de bitume, tramway à droite, et bus à gauche.

proposition n° 3

A ses pieds, la rue de Siam arborait son tram presque neuf et son klaxon léger, ses magasins de marques ou de lunettes, ses nombreuses banques, sa poste et ses assureurs, sa nouvelle boutique de sardines en boîte, ses deux bars PMU puis en descendant vers le pont de recouvrance, des pizzerias, moules-frites, kebabs et pubs où se vidaient quelques bières parce qu’il faisait beau. Ses larges trottoirs clairs invitaient à la balade utile.

proposition n° 4

Mais elle n’était pas d’humeur à sourire aux marchandes. L’eau des jets coulait en rafale dans son oreille gauche. Elle a filé tout droit, traversant les rails du tram, longeant l’hôtel Vauban et ses poignées dorées où quelques barbus riaient en terrasse. Tout droit jusqu’au Cap Horn devant la gare routière, puis la grande descente à l’odeur de soja, et bien sûr le point de vue sur le port de commerce et ses grues. Elle aimait s’y arrêter pour y respirer Brest. Je suis là. Je suis de retour.

proposition n° 5

Quelques cœurs de papier en désordre sur les dalles antidérapantes. Un petit jet démarre et retombe vers la gauche, immédiatement suivi d’un jet à peine plus grand qui retombe, aussi vers la gauche, le troisième puis le plus grand, qui retombe peu fier. Un instant de silence, et un petit jet, un moyen, un plus grand et un plus grand encore. Piètre musique qui retombe en flaque pour descendre la pente vers la grille d’évacuation, où les attend paisiblement la pompe qui les recycle vers la verticale, aussitôt retombée, sous le blanc du ciel plein de lumière. La sonnerie du tram, les voitures longeant de chaque côté l’îlot routier occupé par la mairie. Une île dans la ville, et ses palmiers d’eau. Juste en bas de la pente, sur la place, adossés aux murs, un ou deux dealers accostent le passant épisodique.

proposition n° 6

Place de la Liberté, tout un programme pour des jeunes mariés. Une place créée et reconstruite après les bombardements, sur une pente douce qui soutenait les fortifications. Place des glacis s’appelait-elle avant que sa pente douce apprenne la symétrie architecturale. Elle décroche dans le paysage, cette cuvette symétrique sous la mairie, et elle reste déserte. Place de la liberté, terminus du bus n°8 direction Ty ar Menez à Plougastel-Daoulas, terminus de la rue de Siam, où subsiste une boutique de produits exotiques.

proposition n° 7

Elle se rappelait bien sa présence à sa gauche, mais il n’y avait pas d’image. Des souvenirs des autres, la famille, mais de lui elle ne restait que le poids dans l’air à sa gauche, la proportion de son mètre quatre-vingt douze au-dessus d’elle à gauche. Elle avait beau chercher l’image, elle n’avait que la sensation physique côté gauche, l’empreinte.

proposition n° 8

Il pleut. Premier réflexe parisien tendre les muscles rentrer le cou baisser la tête froncer les sourcils ronchonner à l’intérieur. Puis le deuxième, accepter la pluie toute fine, détendre les muscles sortir le cou relever la tête étirer les sourcils et se laisser mouiller, doucement. Autour, personne ne se protège. Pas de parapluie, pas de course précipitée, pas de visages furieux. Il pleut et personne ne remarque.

proposition n° 9

Drr, Drr. Le tram klaxonne deux fois en passant, une fois en partant. Très aigu, il envahit tout le paysage. Seuls les jets d’eau insistent. Ils bombardent le sol à répétition en retombant, un puis deux puis trois puis quatre en même temps. De plus en plus fort. Un temps d’arrêt, et le premier se lance, puis deux puis trois puis quatre. La pluie épaissit les silences, sans bruit.

proposition n° 10

Les vêtements s’animent sous la pluie. Bien arrosés, ils se manifestent par une odeur acide qui vous enveloppe et vous suit. L’odeur du chien mouillé disent certains. La laine mouillée vous rappelle qu’elle n’a pas vocation à être mouillée si vous la voulez discrète. Le pull devient tout doux, avec son stock de gouttelettes à la surface, jusqu’à ce qu’elles pèsent et l’envahissent, le détrempent et collent à la peau, épaissies de ce cachemire.

proposition n° 11

Repérer l’entrée du Carrefour city. A peine un mètre de large. Un escalator une personne en panne, gravi en lisant les mots sur la partie verticale des marches : poissonnerie, pâtisserie viennoiserie, dans un bain de vert pâle estampillé Carrefour city. Le boyau aux marches étroites débouche sur un hall électrique, aux allées larges. Ici, l’espace est permis. Déambuler devant les baguettes et leur étui de plastique, le pain de campagne bio, les melons et les tomates en grappe. Chercher les œufs, comme toujours, chercher les œufs dans tous les rayons avant de trouver leur cachette. Lumière néon électrique et musique douce qui épuisent les sens et la capacité de choix. Les pardons Madame en se croisant au rayon fromage. Choisir encore, en fonction de la couleur, du souvenir, du goût, du prix, de l’humeur, de la faim du moment et des invités éventuels du lendemain, de l’habitude de l’amant, de l’effort pour s’en saisir, de la publicité pour les crêpes vue du bus n°8 pour Plougastel tous les matins, de la conviction pour le local, du poids du panier qu’il faudra ramener à pied, de l’envie de se réconforter, de l’équilibre quotidien dans l’alimentation, du désir maintenant qui appelle ce produit-là. Choisir sa caisse en fonction du temps estimé des clients précédents, évaluer la validité de son pari au fur et à mesure de l’avancée des caisses, regretter à moitié de ne pas avoir choisi la file voisine, plaisanter avec le caissier qui n’est pas là pour rire, racheter un sac plastique car tout ne tient pas, repartir trop chargé, comme d’habitude.

proposition n° 12

Passer sous l’abri du tram, deux mètres sans pluie, frôlant les genoux de ceux qui attendent, dans leur espace d’usager. Prendre la galerie abritée qui longe le magasin de chapeaux et celui de lingerie, s’y attarder un peu à l’abri puis accélérer devant l’espace en plein air de la librairie Dialogues, pour ralentir de nouveau dans les 60 centimètres de sec d’une devanture de mode.

proposition n° 13

Au point exact où la route traverse les remparts, un décrochage dans la pente : un mur de pierre, une route, un plat. Un aménagement qui défie la géographie, comme la place de la Liberté. Mais ici, il fait bon attendre l’odeur de la mer, le vent sur le front, à l’abri dans cet espace accroché à plat dans la pente. Un canon derrière sur le gazon, un muret pour s’accouder. Le poids du mur qui porte la ville de l’autre côté de la route, une route qui descend rapidement dans un grand virage. C’est paisible dans le corps, cette pleine vue sur les grues, sur les immeubles en bas, la salle de sport, l’entrepôt bleu transformé en centre d’arts de la rue, les fresques immenses sur immeubles de bureau chics et vue sur mer. Plus bas, l’espace est gagné sur la mer. Gagné ? Remblayé. Quelques petits bateaux de pêcheur, un gros bateau de touristes, le terminal pour les îles de Ouessant, Sein, Molène. C’est juste en bas, agité, mais ici c’est calme. Un banc près du canon. Des arbres. Ici l’attente est délicieuse, pleine de promesses, au calme face à l’agitation, dans une niche de la pente face à l’immensité. Le plaisir d’un petit observatoire tranquille face à l’immense, pour absorber le paysage sans s’y noyer, appuyé sur la muraille, rassurantes, à quelques mètres. Une étape sur le chemin de croix, juste à côté de la tour américaine, comme une tour d’église, qui affiche un hommage gravé aux Américains qui ont libéré Brest, qui est territoire américain, donné en remerciements, au milieu des remparts. Les herbes sauvages s’infiltrent entre les pierres, sauf dans la tour américaine, lisse et impénétrable. Quelques voiles tranchent sur le gris sombre de l’eau calme. La rade accueille sans sourire.

proposition n° 14

Derrière une fille est assise jambe tendues sur un tissu. Bronzée, le nez droit défiant, les cheveux délavés en dread locks retenus par un foulard en bandeau, elle moule son buste musclé dans un débardeur rose, bretelles de soutien gorge. Elle lance une balle à son chien en riant, penchée vers l’avant, souple et détendue. Un homme s’approche, sac à dos usé sur une épaule, poitrine en avant. Peut-être trente six ans, peut-être philippin, peut-être marin. Petit, trapu, avec les muscles de celui qui met son corps au travail au quotidien et qui vibre de cette énergie prête à dégainer. Il regarde partout, observe, s’accoude au muret qui surplombe la ville, sourit, regarde la fille et son chien, regarde les grues sur le port, jette un œil derrière, puis reprend sa descente vers le port, vers deux retraitées en baskets et coupe-vent rouges qui remontent en discutant. Cheveux courts ondulés, lunettes de couleur, elles sont assorties. La première a les épaules qui s’affaissent et le mollet ferme qui surgit de son pantacourt ; la deuxième marche d’un pas décidé malgré le ballottement de sa chair à chaque pas, perceptible sous la toile fine de son pantalon beige : la fesse, le ventre, la cuisse.

proposition n° 15

Tu as caressé le muret large du plat des doigts, lentement, en suivant les grains de la pierre avec un plaisir qui a détendu ton front ; un appui, face aux grues, tout en jetant des coups d’oeil amusés aux deux vieilles randonneuses qui sont passées devant toi à bon pas ; un appui pour tes épaules, puis pour tes fesses, que tu poses un temps sur le bord, dos au vide, pour regarder le canon et les jeunes qui piquent niquent pendant que tu hésites à repartir sur tes pas, à remonter vers la place, à entreprendre la grande descente vers le port, à rester ici à regarder les autres ou le paysage ; puis tu te retournes vers la mer et ton visage retombe au calme : tes yeux ont trouvé un appui.

proposition n° 16

Allez viens que je t’explique. Tu sens cette odeur de céréales industrielles dans un bol de lait le matin ? C’est le soja qui arrive là, juste en bas, importé d’Amérique latine pour aller nourrir nos bêtes d’élevage dans les hangars. Tu te crois seul au monde, au bout du monde ? Ici c’est un carrefour, un port d’échange, un maillon dans la chaîne agricole mondialisée. Tu respires cet air frais aromatisé soja ? Bois ton verre de lait produit en Bretagne par des vaches nourries au soja brésilien. En boire tous les jours nous ont-ils seriné lors de la surproduction laitière. C’est joli ce bout du monde, c’est frais, c’est nature. Tu vois la presqu’île en face ? Juste derrière, il y a une centrale nucléaire, qui alimente les sous-marins nucléaires de l’île Longue. C’est calme, c’est frais par ici. L’armée mesure la radioactivité dans les productions des paysans. Tout est calme par ici.

proposition n° 17

Un jour t’as voulu t’arrêter là dans un élan romantique, mais il était pressé. Un jour, tu ne voulais pas t’arrêter mais le port était barré. Vous n’avez pas le droit d’emmener des boissons sur le port a dit le grand gars en noir. J’habite ici. Ce sont les consignes, aucune boisson sur le port. J’habite ici, c’est pour ce soir. Appelez votre chef. La négociation ne traîne pas trop, fouille rapide et je passe le barrage, blocs de bétons et barrière. Rassurer les passants. L’Etat s’occupe de vous, faîtes la fête en paix, les terroristes resteront à l’entrée. Votre sac s’il vous plaît. Un jour t’a voulu t’arrêter là mais il y avait un homme avec un sac à dos aux bruits de bouteille, qui voulait s’y arrêter aussi. Alors tu es partie pour éviter le dialogue, éviter de faire connaissance, éviter la collision. Surtout, préserver l’anonymat, je reviendrai voir les grues, humer le soja, sans personne, quand l’endroit sera vide.

proposition n° 18

L’imposant carré de l’après-guerre bétonnée se détache sur un ciel brestois, blanc et lumineux. L’imposant carré des épaules d’après la guerre bête. On naît, se détache sur un si, elle brest, oie blanc, elle lumineux. L’imposant car aide l’après-guerre. C’est important d’avoir un car pour l’après-guerre, pour fournir l’eau et les vivres aux guerriers éreintés. Ajoutez un massage, aussi, pour les muscles bétonnés par la guerre. L’imposant carré de l’après-guerre bétonnée se détache sur un ciel brestois, blanc et lumineux. Se détache sur le ciel, silhouette carrée bétonnée pour pouvoir voler. L’après-guerre bétonnée se détache pour voler dans le ciel blanc comme une mouette. Heureusement que le ciel est blanc, sinon le gris s’y verrait mal, question de contraste. Peut-être qu’il a fallu le gris du béton pour voir que le ciel était blanc et lumineux, par contraste. L’imposant carré de l’après-guerre bétonnée se détache sur un ciel brestois, blanc et lumineux. L’après-guerre est carrée, logique, sans éparpillement ni arabesque. De l’utile, s’il vous plaît, nous reconstruisons. On n’est pas là pour faire du beau, mais pour en imposer. Voilà mon après-guerre, ma paix bétonnée, retranchée dans la grandeur de l’imposant carré de l’après-guerre bétonnée. Se détacher de l’après-guerre ? Ah, oui, entrer dans l’après de l’après-guerre, dans le lumineux du ciel brestois, blanc et lumineux. L’imposant carré de l’après-guerre bétonnée se détache les amarres pour s’envoler vers le blanc lumineux du ciel brestois, où son gris tranche si bien. L’imposant carré de l’après-guerre bétonnée se détache sur un ciel brestois, blanc et lumineux, pour y trouver sa place.

proposition n° 19

Un gros bloc de béton près de l’eau. Pourquoi le béton se laisse-t-il mieux apprécier près de l’eau ? Pourquoi ce sont ces contrastes qui attirent : la silhouette effilée d’une tour se découpant sur la baie. La mer vue d’une tour, vue du gris. Ce qui coûte le plus cher, d’ailleurs, alors qu’un peu plus loin, la mer sans les tours se fait moins cher. Hong Kong surtout, des tours par poignées, comme des mauvaises herbes à arracher, au milieu d’une jungle en pente presque verticale. Le point de vue sur la ville du haut du Peak, la nuit. Regarder la ville s’agiter sur fond de mer calme, ce privilège du point de vue.



Tiers Livre Éditeur, la revue – mentions légales.
Droits & copyrights réservés à l'auteur du texte, qui reste libre en permanence de son éventuel retrait.
1ère mise en ligne 8 juin 2018 et dernière modification le 20 juillet 2018.
Cette page a reçu 344 visites hors robots et flux (compteur à 1 minute).