Gisèle Remone | Comme un mirage (titre provisoire)

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Mini bio et liens à compléter.
proposition n° 1

Le jour où il est revenu dans sa ville de naissance, il s’est senti un étranger. 1958. Il n’était pas revenu depuis 1958, peut-être même avant. A quelle date précisément a-t-il pu voir sa ville de naissance pour la dernière fois ? Il en a des souvenirs, pourtant : les jeux à l’école primaire avec des scorpions que l’on enferme dans un cercle d’essence enflammée et que l’on regarde attaquer entre eux, un florilège d’insultes qu’il aime répéter, comme une sorte de mantra le rattachant à une époque de sa vie dont il n’est plus tellement sûr qu’elle lui appartienne. Des souvenirs d’enfant, mais aucune de vision de la ville. Pas de murs, pas de couleurs, pas d’image.

Alors quand il finit par revenir, il observe. Il scrute tout avec avidité, dans l’espoir qu’une connexion neuronale improbable se fasse et qu’un souvenir resurgisse. Même le plus infime, même le plus trivial. Il marche lentement dans ces rues larges. Il écoute le vrombissement des moteurs de voiture assourdis par la chaleur, qui se mêlent aux blatèrements des dromadaires pelés en attente le long de la route. Il reçoit dans la confusion les exhalaisons des pots d’échappements et celles des bouquets de menthe fraîche, les mots qu’ils ne comprends pas et ceux qu’il comprend. Il s’arrête devant un haut minaret couleur sable, qui semble consacrer le triomphe des hommes sur la sauvagerie du désert. Il lit le guide vert à voix haute. Il traverse la grand place, assez déserte encore à cette heure de la journée. Des hommes en djellaba claire tentent de l’interpeler pour lui faire tenir un serpent ou un petit singe. L’esplanade semble en souffrance sous l’écrasement de chaleur et de lumière, et des restaurants fatigués prodiguent de tristes chaises en plastique aux touristes vaincus. Il recherche la médina pour continuer son exploration, mais son coeur se pince de plus en plus, car cette intuition qu’il ne redécouvrira rien de son enfance se confirme à chacun de ses pas.

proposition n° 2

La porte-fenêtre est prolongée d’un petit balconnet aux moulures fissurées. Elle est au premier étage, donne sur une rue qui bruisse des conversations apaisées par la fraîcheur vespérale. Les promeneurs mangent des glaces, évoluent par groupes, parlent leur langue. La fenêtre les surplombe, sans arrogance. Elle n’est pas éclairée. Y a-t-il encore quelqu’un pour l’ouvrir de temps à autre ? On ne le saura pas, parce qu’on ne fait que passer dessous. On la regarde. Elle est importante, cette fenêtre à laquelle personne ne se trouve, parce qu’une jeune femme blonde s’y est un jour tenue, peut-être fumant une cigarette à la faveur du soir. Maintenant elle est noire, fermée. Elle tait dans le crépuscule les histoires de toutes les femmes qui se sont penchées au petit balconnet pour héler une amie, attendre un amoureux, ou simplement regarder les passants. On la devine peinte en blanc, mais d’un blanc qui s’écaille sous le gonflement du bois de ses montants. Le plâtre du mur s’effrite lui aussi. La nuit finit de tomber et rend la fenêtre muette indiscernable.

proposition n° 3

Derrière lui perçoit la ville qui vit. Il se retourne lentement, arraché à ses vains efforts de souvenir, et observe cette rue de la ville nouvelle, celle où il a pourtant vécu et qu’il ne reconnait pas. Un carrefour s’ouvre à quelques mètres, une voiture de police est stationnée de l’autre côté, et deux agents en uniforme en sortent, échangeant des propos très passionnés. Les passants raréfiés sortent progressivement d’un café aux larges baies vitrées, et, alors qu’il sort de sa rêverie, il commence à percevoir les basses amplifiées qui s’en échappent, puis les mélismes d’une voix masculine séduisante, sirupeuse, même. Les néons bleus et roses qui habillent la façade lui confirment qu’il s’agit d’un bar branché. De grands palmiers surgissent du trottoir aux pavés irréguliers et de loin en loin des lampadaires jaunâtres projettent un halo solitaire sur le vide de la nuit.

Il ressent de la haine pour cette ville qui a continué de vivre, depuis tant d’années, et qui l’a oublié.

proposition n° 4

Celui qui s’éloigne est l’ombre d’un souvenir. Il ne se retourne pas car il ne connaît que trop bien la ville qu’il quitte, il en a déjà photographié inconsciemment chaque méandre. Il sait l’impression que lui laisse sa maison, quand il ferme le portail du jardin, l’odeur de jasmin et de fleur d’oranger s’estompe progressivement, et la poussière que chacun de ses pas soulève sur le sol de la rue préfigure les horizons qui l’attendent. Les maisons ocres ou blanchies de chaux se succèdent au rythme de son pas lent. Des femmes profitent de la fraîcheur du matin pour balayer leur perron. Certaines jettent de l’eau sur les dalles et en chassent l’excédent à grands coups de balais de paille. On est au printemps mais dans quelques heures la chaleur sera déjà intolérable. Les maisons se font plus rares et la rue devient insensiblement route. Et la route commence à monter, doucement. Il ne se retourne pas car il sait sa ville. A mesure que la route s’élève vers les montagne, il perçoit son rétrécissement, il connait le bruit des matins, roues des calèches, moteur des voitures, invectives masculines, claquement de portes, le bruit des éveils auxquels il aime ne pas prendre part. Il aime sentir ce brouhaha grandissant qui pourtant s’estompe à mesure qu’il marche vers son ailleurs. Quand le dénivelé de la montagne se fait plus aigu, il est un point de la route où il a l’habitude d’arrêter son cheval : après ce virage, la ville aura disparu, pour longtemps. À ce tournant il ne descend jamais du cheval mais c’est là qu’il fait face à cette ville qu’il surplombe, pendant de longues minutes. Il noue lentement son chèche autour de sa tête. Déjà il n’entend plus ses échos du matin et, comme toujours, il est frappé qu’elle soit devenue si minuscule en si peu de temps. La chaleur commence à devenir écrasante et un halo semble s’élever au-dessus des toutes petites toitures. Peut-être est-ce l’eau qui commence à fumer sur les carrelages. Peut-être est-ce la poussière soulevée par le pas des hommes, tous éveillés maintenant.

C’est un phénomène qu’il observe à chaque fois, et qu’il ne cherche pas à expliquer, car sa ville lui apparaît comme un de ces mirages que les voyageurs assoiffés disent avoir vu dans le désert.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 juin 2018.
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