Stewen Corvez | Le cherche-corps

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Tissage contemporain avec des pieds, des doigts et des bouts de cerveau dedans. Création musicale et poétique. Littératures et fictions en tous genres 24/24. Sur son site : www.defilmince.com et sa chaîne Youtube. Pas sérieux s’abstenir. Environ zéro publication à ce jour à l’exception d’une seule dont il n’est pas particulièrement fier et d’œuvres collectives (dont il est déjà beaucoup plus fier). Livre à venir sur le feu, brûlant. Il fait aussi de la photo de mariage ici : www.secondevue.fr et prépare actuellement une thèse sur la musique dans le Doktor Faustus de Thomas Mann.
proposition n° 1

Pour fabriquer sa matière Humphrey entre le pas souple dans le brouillard. On lui reproche sa nudité et sa légèreté pourtant il n’a rien de tout ça. Des montagnes d’os entourent la ville sauf dans une longueur où on trouve encore la mer. Il se dirige vers le port, lieu de réclusion mémorielle. Des bouteilles au sol, du verre cassé, des échardes. Et beaucoup de vent, on peine à soupirer. Les bateaux s’approchent à mesure qu’Humphrey descend les ruelles. Il ne se sera finalement cogné qu’à une ou deux enseignes et c’est tant mieux, car elles s’en fichent. Il n’a plus sa casquette de marin. Il ne faudrait pas qu’il s’effondre en arrivant sur le quai. Un mur à n’en plus finir cloisonnent le port d’un côté. Maintenant, il le dépasse d’au moins une tête. L’iode n’a pas grand chose à voir avec le dépôt jaunâtre sur les cloisons de la taverne, mais il lui en faudra plus pour ne pas se saouler. Humphrey n’a jamais mis les pieds ici dans cet état. Ce n’est pas vraiment douloureux, mais il se demande quand même s’il ne vaudrait pas mieux forcer un peu le trait pour être un peu plus à l’aise dans ce brouillard avec lequel il craint de se confondre. Peut-être en gonflant les joues ? Ou en pensant très fort à une goutte d’eau. Quand il est arrivé, personne ne lui a parlé. Et pour cause. Décidément, être mort est très limitant.

proposition n° 2

Mieux qu’une force, le bateau est noir. Sur les quais, des vents se poussent, on les croirait ivres. Le plan n’est pas fixe, on a l’impression qu’il bouge. Dénué de point de vue. Le bateau mitraille en direction de l’eau. Le bateau est gris, ou un peu moins. Des boulettes de pain sur le dos d’un vieux chien et le vieux chien sur trois pattes hurle à l’entrave. On lui a retiré sa gamelle pour qu’il danse encore plus fort. Alors le bateau est blanc. Juste une poussée formidable. Ses yeux sortent de sa carcasse pour engloutir la passerelle un peu rouillée et vermoulue. Les taches de vin sur les marches, des questions vitreuses et glissantes. Le vert domine et le cœur est à vomir. Invivables, les joues montent et descendent, on dirait des mares profondes. De la fumée blanche sort déjà, mais le pont s’angoisse. Le glacier, à l’arrière, entraîne l’ensemble vers l’immobilité malgré les vagues et leur halètement. Le bateau est aveugle, il ne supporte pas d’être vu au-delà du cadre. Sur le pont, d’autres morts s’accrochent aux rames d’un ancêtre hypothétique. Une alarme de cuivre roule entre leurs jambes ou passe tout simplement au travers. On lui reprochera sans doute d’avoir l’estomac trop ouvert, mais ça ne se voit pas. Il manquerait du sable pour les finitions. La neige le remplace, mais elle a fondue. Probablement qu’elle croasse, si l’on se fit aux taches noires qui la brouillent.

proposition n° 3

La neige, aussi, sur le mur perpendiculaire au bord du quai. Un immense point de fuite jusqu’aux hangars. Vertige d’horizontalité, le froid condense les formes. Le brouillard est tel que le mur semble s’éteindre doucement, malgré la marée grouillante qui se déverse des grands bâtiments. Le gris se soulève dans une gerbe de désespoir pour s’auto-mâcher. Puis il tort le mur dans des positions impossibles. Il n’en reste que des fissures et une rigole de sang noir qui rejoint la mer. Aucune porte ne se dessine, il faut nécessairement faire le tour ou savoir voler. Ou le traverser à coups de pioche. Pour passer de l’autre côté, la dernière alternative reste l’enseigne extralucide qui brille dans le brouillard comme une morsure. Mais il faut faire la traversée. C’est un jeu de dupe. La ville baisse les bras et entraîne avec elle les vestiges d’une peau brune et jaune, des odeurs d’urine et de bière qui s’étalent jusqu’aux bateaux. Entre les deux, il y a un monde flanqué d’une majesté contrariée. Le seul été qui reste implose chaque nuit avec la même énergie, avec les mêmes excuses et les mêmes draps trempés. La lune sert parfois de contrepoint, jusqu’au poids où l’univers tout entier lui retombe dessus en rougissant de honte. En général, on n’entend la lumière orange qu’à la lueur de la nécrose, quand une partie de soi a déjà disparu avec les navires achevés au large.

proposition n° 4

Humphrey rêve de se rouler dans la neige, forme de retrouvailles avec le glacier. Dans le prolongement de l’horizon paradoxal, une montagne pousse, alors que plus près, rien d’autre que les gouttelettes qui le traversent. Chaque mesure déchante sous l’humidité et le froid. Ce qu’un fantôme ressent, même Humphrey en doute. La neige forme d’énormes tas à intervalles réguliers. L’espèce de rue qui longe le mur n’est rien d’autre qu’un entrepôt où les habitants de la ville abandonnent leurs déjections blanches. Une ligne droite, infinie, qui se noie dans les marais après avoir écumé les pignons bouchés par les ardoises d’hiver. Avant les gelées, l’eau remonte par le sol et transforme le quai en une sorte de presqu’île. C’est pourquoi à l’extérieur de la ville, les habitations sont perchées sur des pilotis. Ils sont dévorés lentement par des larmes mortelles, juteuses. Humphrey se déploie sur la frontière imaginaire entre la ville et la pourriture qui le secouent malgré tout. La neige de dissout dans les herbes hautes et la puanteur. les mouches ont laissé des traces sur les briques de terre cuite qui servent à colmater l’horizon. La boue n’a pas de limite visible, pas d’arêtes palpables. Mais Humphrey croit qu’il peut voler en dehors des clous pour rejoindre la montagne où il ne sait pas quels seront les enfermements les plus nobles.

proposition n° 5

La pourriture commence dès l’auberge où Humprey a appris à se découdre. Tout à gauche de la porte, un cadre en bois rappelle au sans-emploi qu’à peine deux cent mètres plus loin on trouve le bureau d’engagement où viennent se dissoudre des paquets de poivrots. Ils se comptent par centaines, comme les fourmis qui grouillent sous le cadre, au pied du mur. Le petit trou de la fourmilière donne sur un anneau en métal rouillé. Un anneau énorme qui doit mesurer à peu près une circonférence équivalente à celle d’un cou d’homme adulte. Bien sûr, impossible d’y passer la tête. Mais peut-être est-ce le souvenir d’une visite à un peuple de réducteurs de chefs vivant sur l’une des îles de l’archipel. Les fourmis se baladent parfois dessus mais elles s’en lassent très vite. Pas assez distrayant. Pas assez sucré. Quelques unes tentent l’aventure jusqu’au cadre en bois. L’exploration est assez peu intéressante en soi, mais pour les plus malines (toutes ou aucune, donc), donne accès à un monde-miel. Suffit de pousser un peu plus loin et on découvre une gouttière qui permet d’accéder directement au toit où sont perchées les cinq ruches et demi (pas un quart de plus ou de moins) de l’aubergiste. Peut-être y songeront-elles systématique dans cinq ou six générations ? En attendant, personne ne dérange les abeilles et la rencontre avec les habitantes du monde d’en bas ne donne généralement lieu qu’à de vagues escarmouches peu convaincues.

proposition n° 6

Beck supporte difficilement la promiscuité. C’est pour cette unique raison qu’elle ne comporte que quatre lettres. Elles s’étendent tellement qu’elles rendent la liste des noms propres de la ville instable, fragile, cassante. Tellement de passage que les Rues Gustave Mortier, Jules Carré ou Max Calfeutre tombent systématique dans la caricature dès qu’on les prononce. Les habitants des quartiers ne les connaissent pas, ou peu. On ne sait d’ailleurs pas d’où viennent ces noms. Peut-être un armateur a-t-il voulu s’approprier la ville en lui arrachant des personnalités, en collant des affiches ou en imposant ses propres pancartes. Le directeur de la Compagnie des Archipels de Berg, Alban Fluss se sera fait élire à coups d’or gelé en revendant à prix monstrueux sa parcelle de marais. C’est fort probable, vu ce qu’on trouve dans les archives quand on prend la peine de fouiller un peu. Mais qui aurait cette curiosité ? Tout le monde s’en fiche. Tout le monde a oublié Alban Fluss. Il se pourrait qu’il n’ait jamais existé, que son nom ne soit apparu que pour raconter une histoire de Beck. Les légendes naissent parfois de cette manière. Beck est une ville cosmopolite qui ne vit que par la présence de ceux qui n’y sont pas morts. Dans le cimetière, les pierres tombales sont gravées de noms tout petits. il faut se baisser pour les lire. Les beckiens sont bien trop occupés pour ça, alors ils finissent par s’oublier et laisser leurs noms se gaver de poussière.

proposition n° 7

Humphrey est le nom de quoi ? Beck et les questions comme des aspirations du ventre. Et ce ventre, un débordement. Avant le bureau d’engagement, quelque vapeur s’écartèle au-dessus du port. Entre la montagne et la mission, la signature. Tout ça est arrivé quelque part entre le quai et l’innocence fétide des marais. Tout en longueur, l’espace habité se comporte comme un trou en soi, une abondance de démâtages violents. POor devenir fantôme, il faut avoir eu un corps pensant, vivant, car la pensée ne peut naître que de la chair. La chair s’est perdue en route. Une mort soudaine et froide. Pas forcément attendue aussi rapide, mais prévisible. Tout ce qu’il reste aujourd’hui, c’est un vague tapis d’arrogance, de certitude d’être plus important que la chaleur des neiges visibles tout là-haut. On ne perd pas son corps n’importe comme ni n’importe où. Il faut suivre un protocole précis, hors des temps historiques, au-dessus de la pensée, mais totalement imprégnée d’elle-même. Le seul risque est celui de la démesure, ce qui est impossible. Alors il faut s’enfoncer encore plus profondément dans l’itération des doutes. Renoncer à la simplicité et adopter la répétition comme seule valeur d’espace. Chaque poignée de porte a sans doute gardé des odeurs qu’il faudrait pouvoir recueillir et comparer. Mais comment reconnaître parmi des inexactitudes ce qui n’a peut-être jamais existé ? Le chemin à cueillir dénonce l’oubli et l’arrachement à un passé désincarné en cela que la chair est devenue quantité négligeable. Retour à la non-vie qui précède de peu, la mort.

proposition n° 8

Pas de saisons à Beck. Pas vraiment. Des apparitions humides, des prétextes aux infusions, à l’alcool, au sexe. Encore que. Manger, manger, manger. La faim bondit dans les cerveaux et tasse, renverse. Déverse ses canicules enfouies dans une dernière vase chantée. Ici l’eau ne se rencontre jamais que par un consentement, un contrat déloyal mais accepté. La mer écrase le regard contre la masse de pierre taillée égrainant l’anxiété. Le ciel gris est une articulation et chaque averse une luxation, une entorse ou un déboîtement. On se prend à regretter que l’eau ne gèle pas directement en tombant du ciel. Il y aurait des morts par glissade, beaucoup, mais moins de disparitions en mer puisse qu’il deviendrait inutile d’aller chasser des glaciers là où la pluie au-dessus de la région de Beck passerait pour une tartine de pain à l’eau. Ici au moins les virages sont gris et il y a des survivants. Parfois les habitants de Beck ne savent plus trop ce qu’ils veulent. Ils aimeraient être au sec et pourtant ils le sont, au sec. Ils finissent juste par oublier qu’avoir les bras trempés n’est pas une norme. Tous, finalement, devraient essayer d’être fantôme un jour. Pas dit qu’ils le deviennent, mais ça leur ferait les dents. Et il se sentirait moins seul, Humphrey, à ne pas subir la trempe jusqu’aux os. Voir. Humphrey, joie de l’humidité et de la pluie qui l’atteint au-delà de la peau, de la chair et de l’eau : son presque rien. Le corps d’Humphrey est la totalité du vide entre les gouttes.

proposition n° 9

Un corps vide est-il mort ? Pas de sens en dehors des miettes de feuilles inexistantes, on pourrait tout imaginer. Des cloches, on pourrait courir. Et aussi des barres de métal qui se hissent en haut de leurs bagarres et dominent pour quelques instants seulement la totalité de l’espace en couinant. Des mouettes râlent sur des chasseurs de glaces pendus à leurs cigarettes moroses dont il ne reste qu’un souffle. Leurs voix sont brunes, enclavées dans un soupir muet qui traverse la poitrine d’Humphrey de part en part. Ce qui, bien sûr, ne fait aucune différence. Humphrey compte sur les lanières de ses bottes en cuir pour tromper les visiteurs des rues. Elles claquent très légèrement au sol. Ça en agacerait plus d’un. Lui, ça lui donne le sentiment d’être vivant. Pur mensonge, mais il faut tenir. On mesure la force du vent au temps de séchage des chemises qui claquent sur les dizaines de fils à linge tendus entre le mur et les habitations qui le longent. Parfois, ce flou couvre celui des portes qu’on ouvre pour mettre fin à la torture des sous-vêtements. L’auberge est pour l’heure aussi silencieuse que le corps d’Humphrey qui s’agite dans sa frustration. Il peut encore s’échapper vers ce brouillard sonore qui prend un malin plaisir à brouiller les pistes et les frontières entre la non-vie et la non-existence. Comme une vague froissade, on distingue au fond de l’échoppe, des coups de fourchette étouffés sous les nappes et la tristesse de la pain de mie transformant les assiettes, terrains de jeu, en pierre tombales.

proposition n° 10

L’entrée de l’auberge se comporte comme une nausée. Humphrey ne se préoccupe pas des échardes qui couvrent les parties de l’escalier griffées par les chats de l’aubergiste. Peut-être avec des gants percevrait-il quelque douleur ? Se couvrir devient une rengaine pour se sentir vivant. Il file dans les toilettes où rien ne se passe. Généralement on fuit ce puits seulement accessible aux micro-organismes qui se précipitent dans les narines pour se reproduire et à défaut, pour faire fuir la clientèle dont ils sont jaloux. Là, il enlève ses chaussures, son pantalon, son chapeau et le reste. Il les pose sur un rebord de fenêtre. Comme la première fois qu’il est venu ici, il n’a pas un sou en poche. Ce qui ne l’empêchera pas de déguster. Il n’y a que le vestiaire entre les toilettes et la cuisine. Il se précipite vers le frigo dans lequel il se cache. Les employés s’activent, il est bientôt onze heures. La crème lui gèle le bout du nez, mais possède la douceur d’un savon moussant. En l’étalant, il s’habille. Maintenant qu’il est coincé entre les barreaux, il peut se laisser aller au contrepoint. Le beurre, les épinards et surtout, les énormes courges. Le zoo glissant sur les doigts en emportant des restes de mélancolie, malgré la douleur pesant sur la poitrine griffée par des cures-dents oubliés dans un bol de salade de fruits. Il secoue ses pieds posés sur des petits monticules de glace, des billes gelées amoureuses de la voûte plantaire. Humphrey vit dans une fenêtre étroite et sclérosée. Souffrir pour le plaisir d’être un peu chair, répits avant de retrouver l’attente.

proposition n° 11

Ici, on vient le matin, quand les mouettes sont encore rouges. Oldtimer est le premier servi parce que qu’il le premier levé. Il habite pourtant assez loin du port. Il demande toujours la même chose, mais ça importe peu à Humphrey qui ne peut rien boire pour l’instant. Les clients arrivent au fur et à mesure, encore propres. Au fond de la salle commune, un ancien militaire commente à sa manière les nouvelles reçues par radio. Personne n’aime vraiment écouter la radio, on préfère travailler le matériau au corps, façonner les rumeurs qui, peut-être, voleront au-delà de la montagne. On chante un peu, aussi, même au gris. Des râles âcres, verdâtres et mélancoliques. Les quelques vieux survivants avisent les plus jeunes qui ne sont pas toujours les moins expérimentés. Les revenus du jour sont noirs de rage et se lavent à l’alcool fort. Mais ce ne sont pas eux qui seront saouls ce soir, car il y a roulement. Le port est vaste, mais les cargots-glaciers se jalousent. Alors on évite au possible d’arriver en même temps. Une flaque de brume entre dans le soleil, même quand il neige. On dirait un univers ventre qui transforme en terreur chaque goutte de sueur froide. La boulimie des secondes secoue les premiers à partir, quelques écorchures en sortant et des veines en feu. Les écailles se dispersent aux pieds de l’insolence des futurs vaincus. Ils ne s’effondreront pas avant d’avoir craché les derniers éclats de verre. Ils sortent en rang d’oignons, il ne vaut mieux pas croiser leur regard qui vous déverse leur océan de culpabilité.

proposition n° 12

Le drame des passages, un coup de plâtre. Voix radine et humide. Une forme de continuité, un allant, vers la ville, mais déjà conquise. On s’y ennuie, s’y enjambe. Les traces hors des flaques et même dedans. Le calcaire sur la semi-horizontalité fixe l’irréel. Marque l’extrême devenir des passants, s’y terre, même. Seul refuge du plus humide, du plus ancien. Le gris au-dessus s’avance parfois pour éclaircir la chair vieille qui lui colle aux racines. Le pont mène à la disparition, à son évitement. Les griffes laissent dans le discours à la fois une impression de souillure et de promesse. Il y aurait un repos à y formuler. Mais c’est impossible. Au moins tant que la pluie y grèvera le temps. La neige même s’y frustre. Les moustiques s’en balancent et se démontent et roucoulent et s’e battent. On trouverait des morts sous les pierres, mais il faudrait fabriquer d’autres morts. Mieux vaut les laisser tranquilles et passer des moustiques aux mouches. Elles sont d’autres travées, des missions spéculantes. Les abeilles cachées derrière les mouches ne s’attardent jamais. Sous les ponts est la mesure de l’effort, de la souffrance parfois. L’affrontement entre la joie à décevoir et l’armure d’une capacité prochaine, peut-un d’un frottement entre la faim et l’ennui. Au bout du cycle, c’est aussi l’annulation de la peur. Parce qu’elle la contient, comme un sac, voire un tonneau. Les ficelles se relèvent pour renifler les marques de pneus dans la boue, se dévissent et s’accrochent aux lacets, aux pédales, aux bas de pantalon. Humphrey appelle ça la foi.

proposition n° 13

La guerre commande aux idiots. La mer s’offre aux flux d’autres et à l’invention des voûtes. Le porche, la croissance d’une œuvre cynique, d’un plateau d’armoiries. De ce côté du mur, tout semble encore plus infini. Au bout de l’infini, il y a probablement un autre mur avec encore plus d’infini. Mais juste là, le petit infini est bercé par son propre moins infini. L’infini asymétrique, ou l’inventivité du fantasme. Les gorges grises débordent et le chiendent aborde les libertés. Il faut un ventre à tout homme pour débrider la grêle qui se bat pour protéger ses frontières. Les pierres dispersées au sol font semblant de rire, elles ramènent le porche à un appel à trahison. Les marches s’épuisent, elles ne trouvent pas leur place dans le faux infini qui barre le vrai. Le rouge des armatures se glisse entre les dents des pavés. On l’entend même qui glousse. À moins que ça ne vienne du ciel, là où les habitants de ce côté du mur entretiennent l’effervescence des non-retours. De côté-ci, la mort est un service rendu à la gaîté. Les morts blancs traversent les échos du sol, entre les quelques ouvriers qui transportent leurs caisses à outils, la démarche entendue. L’huile savoureuse qu’ils transportent avec eux sous leur semelle ventile la fiction des nez. Un camion vague revient de l’infini et absorbe chaque trace de pneu laissée par un cousin pour en faire une pâte d’algues. Limites instables, couvertes d’insectes démontés. Les ailes en forme d’impossible et pourtant, la mort comme avatar trompeur. Pour le marcheur important, ici une définition de la ville. Peut-être même la seule.

proposition n° 14

Le soleil est bleu et la paire de ciseaux qui le découpe aussi. Elle ne vient d’aucun bateau, sortie de la mer. D’ailleurs, elle commence légèrement à s’oxyder. Ça se voit peut, on dirait un impossible. Pas de pertes pour les immenses sous les bottes. Se retourne sur un vide long d’une éternité et une main gantée, persillée. Le Gargantua se mouche mais ne se plaint pas. L’automne sur sa tête : il n’a pas assez bu. Alors on le conduira mollement vers ses plâtres et ses commodes rouges. Et sans chanter il faudra revenir dès le lendemain pour renonboire. L’infidèle castagne assise sur le banc tagué gratte ce qu’il lui reste de cheveux propres. Elle joue à dénuder chaque fil . Un jeu où il ne massacre plus que le liquide juteux de la pastèque. L’autoritaire jette une séquence d’enfouissement sur la margelle délitée. On lui a assigné une vingtaine de pitoyables à démancher sans sourire. Il lui faudra plus qu’une cataracte pour oublier le sang qui traîne sans les baraques où les condamnations implosent. Dissemblance du raisin qui se cache sous les bottes noires et franchissent les portes de la petite maison en pierre blanche où l’on recoud les drapeaux. L’uniforme de l’officière agite le chien blasé par l’étain qu’il mâchouille depuis la veille. Sa gamelle noire rappelle le symbole porté par l’homme en costume blanc qui suit la militaire. Pas mou qui ne laisse aucune emprunte dans la poussière morte, contrairement aux roulettes de la valise qu’il traîne. Il ne lâchera même pas un bout d’oeil sur la montagne désespérée qui pousse d’autres roulettes, plus grandes et plus rouges comme ses yeux. Vers le démembré amarré au quai.

proposition n° 15

Je crois qu’il faudrait amortir un dernier soupir, le contre banal qui ferme la marche défaite et déroutante, sans jamais ouvrir complètement les porte où les fumées disparaissent : Humphrey se cache, il m’échappe, me susurre à l’oreille l’inconnu des étoiles et sa défiance face aux rides morcelées de la montagne et je voudrais le suivre encore un peu loin, jusqu’à sa brutale apparition que j’espère et attends depuis les nuits incroyables où il sortait des glaces en chevauchant des mirages, produits de la violence qui déporte et distinction des poitrines à l’aube des grandes marées funestes dont les sans rognes bedonnants martyrisent l’emblème là où je commence à décrocher alors que je venais d’apercevoir son ombre projetée sur un des murs de la dernière cabane avant l’humidité qui le fait fondre doucement, comme un verre de sucre plaogeant dans une catastrophe, celle qui pend à l’effigie de celui que j’ai aperçu glissant entre les regards oubliés des marcheurs froids : les seuls vénérables entités d’époque et de drames, les larmes fuyant l’étrange des sauts de puces, là où Humphrey cherche probablement son être à coups de rebonds et de contradictions sauvages, la constitution de l’impossible alors que je n’aurais jamais cru le revoir et alors même que tout le monde semble l’ignorer bien qu’il soit aussi noir que transparent, que sa démarche défectueuse embrasse le rire des poivrots s’apprêtant à monter dans les cargots-glaciers dont la teinte résonne avec la présence et incarne l’idée du complot, le sucre foudroyé par des Dieux imaginant le silence comme un marteau sans père, une muraille de compromis austères, électriques, déconstruits et habités de machineries oiseuses que l’on conditionne aux derniers châtiments vagues et qu’Humphrey propulse hors de son champ de vie d’un coup de pied dans une flaque d’eau.

proposition n° 16

Derrière les hangars à glaciers, le reste d’une ville, unité bercée par la neige. Pour qui souhaite glisser jusqu’à plus loin, il y a les ruelles sous le pavé. Antimonde chargé de gris où l’on croiserait d’autres fantômes si on prenait la peine d’être moins borné qu’Humphrey. Les isolements qui en sortent sous des cris rappellent les ailes d’un oiseau noir. Une frange déformée, incapable au soleil, les larmes inconnues, justes quelques chants de terre qui proviendraient du fond des âges alors qu’en réalité, ils naissent sous sol. Territoire de l’odeur violée, honteuse, d’une mécanique fondée sur l’améthyste. Aucun croire ne franchit la trappe pourtant immense dans le sol des hangars. Administration des faux aveugles. Et les vrais, eux, qui construisent les murs sous la pluie et l’amour en bois pourri. Si bien que le monde sous-terrain est le corps perdu de l’univers-ville et en même temps, la porte de chair des irritables. Humphrey a mauvais caractère et on lui reprocherait même d’être un très vieux. S’il n’avait pas sous-traité son pôle d’optimiste au mur de plomb qu’il a construit sous ses gencives. Qu’il l’aurait cru ? C’est pour cette même raison que là-dessus reste inatteignable, pas même pensable. Au moins, peut-être la seule voix acceptable, son corps vide et absent aura-t-il pitié du pavé attendrissant où la chaleur des machines qui gardent les glaces inertes est la preuve indiscutable de ce qui se trame. Mais la preuve inentendable fantôme. Les identiques se repoussent. Les abstractions surtout et les déclinaisons d’enchantements sous l’eau. L’interdiction mute, sa peau se flétrit, ses dents tombent les unes après les autres jusqu’à ce qu’apparaissent les monstres qui font concurrence aux fantômes et qui, surtout, damnent le pion au Vivant. Qui a déjà ouvert une plaque d’égout ? La mort n’a de sens qu’enterrée. Pour cette raison ceux d’en-bas ont scellé tout espoir chez les moindres naviguant, pour cette raison qu’on ensable leurs bottes lorsqu’ils renoncent, enfin, aux battements des voiles et de la vapeur.

proposition n° 17

Sur le quai, le bureau de recrutement attend d’Humphrey et d’autres moi. Moi pose problème. Moi est plusieurs, mais indélébile et incomptable. Si je pouvais entrer dans la tête des aspirants, je verrai peut-être d’autres couleurs, d’autre formes et d’autres peurs. Coup de massue sur les valeurs, comme dirait presque l’autre. Le marteau est trop faible, trop doux. J’aimerais voir leur tête au moment où ils perdront leurs premiers orteils. Au moins pour me rassurer. Ça rassure d’autres souffrants. Mais pénétrer dans le cerveau d’un seul ne suffirait pas. Il me faudrait connaître le suivant et encore le suivant et encore le suivant. Éternel retour, mais jamais du même. On ne finit jamais de faire le tour des autres moi. Est-ce une raison suffisante pour achever le pluriel ? Humphrey passera par ici. C’est une nécessité. Ça le serait encore plus si sa trajectoire était entièrement soumise au hasard puisque statistiquement, il ne pourrait pas m’éviter. Seulement, il y a une teinte verte qui domine le mur : celle du vide. Les volets sont fermés, la porte aussi. Plus de queue, plus aucun loqueteux à faire le poireau dans le froid ou la boue ou les deux en même temps. Usure insolvable, pas de traces de pas. Uniquement une mémoire qui pèse mais ne laisse pas de traces sur le sol, et aussi quelques increvables sur le banc, en face. Pas la peine d’essayer d’en tirer quoi que ce soit, ce sont des archanges de béton aux coutures de chair morte. Au fond tant mieux, les moi n’auront rien à raconter. L’alternative, le bateau vert rouille amarré tout près. Humphrey est un fantôme, est-ce que je le verrai quand même dans ce brouillard ? Je sais que je l’agace, à vouloir l’aider. Mais il ne sait pas que c’est purement égoïste. Il ne me croirait pas, j’ai l’air trop naïf et lui a l’air trop ailleurs. L’ici serait une cause d’évitement. Dénoyauter un arbre pour espérer comprendre le pseudo-infini qui a égorgé Humphrey et qui doit sans doute encore mimer l’égorgement pendant son sommeil. Personne n’a jamais tenu le couteau. Il n’existe que dans la métaphore qu’Humphrey a prétexté pour simuler le vrai retour du faux.

proposition n° 18

Des boulettes de pain sur le dos d’un vieux chien et le vieux chien sur trois pattes hurle à l’entrave. Des boulettes au corps froid et léger. Et des traces de chien sur le dos. Et des remparts qui surplombent le dos du chien. C’est froid et léger même si ça n’a que trois pattes. Pas de hurlement sans entraves, ce sont des boulettes de pain sur le dos d’un vieux chien sur trois pattes et on dit de lui qu’il hurle. À l’entrave, trois pattes et un chien qui hurlent et se condescendent au fond d’un puits usé et vieux et froid. Vide de boulettes, il n’y a plus rien à manger, sauf le vieux chien à trois pattes qui hurle à l’entrave sur le dos ; des boulettes de pain sur le dos d’un chien qu’on reconnaît décemment comme une entrave sur le dos duquel il n’y aura bientôt plus de boulettes de pain. Pour l’heure, il est encore en train de cuir sur le dos, le chien. Pour l’heure, le pain aussi. Aucun prétexte pour hurler à l’entrave si ce n’est la cuisson des boulettes de pain sur le dos d’un vieux chien, un vieux chien sur trois pattes qui hurle à l’entrave. Et de se demander ce que peut bien penser un vieux chien qui hurle à l’entrave, un vieux chien avec du pain en boulettes sur le dos. Mais croisement, entre les boulettes et l’entrave du chien sur le pain un peu dur qui lui traîne sur dos. Et personne encore ne se demande qui a bien pu déposer des boulettes de pain sur le dos d’un vieux chien, un vieux chien sur trois pattes qui hurle à l’entrave. Mais en glissant encore un peu plus vite, chaque boulette de pain sur le dos d’un vieux chien sur trois pattes qui hurle à l’entrave pose la question dissymétrique des entrées de chaque patte sur un tableau à boulettes de pain ; sur le dos d’un vieux chien, c’est-à-dire un vieux chien sur trois pattes qui juge la dissymétrie comme une aberration de l’écriture à trois mois, ce qui est bien la moindre des choses pour un vieux chien à trois pattes qui hurle à l’entrave. Il faudrait pleuvoir, sur le dos du vieux chien à trois pattes hurlant à l’entrave, mais c’est qu’on aurait peur que fondent des boulettes de pain sur le dos d’un vieux chien et le vieux chien sur trois pattes hurle à l’entrave.

proposition n° 19

La pierre se solidifie à l’œil nu. Elle prend la forme du soleil, caché. Mélangée au béton des murs et au goudron du sol, elle expire. Elle est un légendaire qui s’actualise dans chaque port, à chaque voix où le goudron est parfois terre et parfois d’autres pierres encore. La montagne grise et blanche volcanise l’île, la gonfle d’orgueil, elle voudrait être la plus monumentale des îles volcaniques. La ville s’est construite dans un état de sommeil excessif, aveugle. Froid est décousu, presque quelconque. Encore plus quelconque que sa propre ombre, projetée sur elle-même, seule incarnation de l’île idéale, avec sa montagne idéale et ses neiges idéales. Image d’un froid désintégré, d’une roche explosée hors des vies et de l’échelle de l’en-dehors. Où les aigles se retrouvent et se dénichent. Des aigles vautours et des aigles rouges aux formes changeantes parfois aussi inexistants que leur propre idée. La disparition des glaces larmes oubliées continue à dessècher les forêts optiques, celles qui grandissent malgré la marchandisation de leur chair et l’abandon de leur n’importe quoi dérivant. Jouissance plate qui transforme le froid en délire de carte postale. Rien qui ne définisse autant un lieu que par ses frontières et son au-delà. Les morts et les dieux descendent toujours de la montagne, marchent pieds nus, en sandales ou à tatons dans la neige, orgueilleuse, machinale, automnale. Des toits et peu d’arbres et au-dessus le pic unique, hybridation de l’Islande et du Japon. Des marais creux, aux allures de bande-dessinée raturée et permissive. Sans grande habitude, les insectes dégrossis se penchent sur les vagues souriantes. Vagues condescendante qui en sait toujours plus que ses habitants. Un éternel retour géographique, plagiat monumental, usé, oubli de noms, catastrophe avortée, frustration délimitée par l’inidentification des points de repère et de leur chants vieux comme le monde et comme les légendes terreuses qui se décuplent sur leurs cercueils.

proposition n° 20

Dans les oreilles, le bleu-blanc des indifférents. Et l’infini porte de bois et de métal qui ferme un monde nordique. Dieux silence et leur pitreries enferment une denrée rare qui se liquéfie faute, parfois, de liquidités. Les blocs occupent un espace hésitant. Près du sol, les murs pourrissent légèrement. Quelques planches neuves ou quelques plaques de métal déjà rouillées. Des poils légers, vendus. Des taches de sang, mais pas de doigts tombés autour. Et une propulsion, quelques grains de sables pas à leur place. Chaque bloc de glace est un monde peuplé de ses morts. Les morts omniprésents dans le hangar réfrigéré. Plus vivant, encore, qu’entre les lumières où les chairs s’offrent à l’hiver conditionnel. Même les rats prennent des vacances solitaires au soleil. Les persistants ont la fibre vengeresse, le recul palpitant et décousu. Singulière mutation du bleu, mais ne parvient pas à vendre le silence. Quelques traces de terre parce que les rats ne s’embarrassent pas. Pour la plupart, ils viennent directement des marais. Ils s’avent ici qu’ils trouveront un aléa mystique, une forme d’inconstance qui correspond bien à leur caractère. Formule désossée des candidats à l’introspection. Le tremblement des navires déposent leur épuisement et glisse vers les échelles porteuses. Les rats ont l’initiative. La nuit, ils déchargent, prennent le pas sur les hommes à partir de leur polaire. Au-dessus des colosses, on en trouve d’autres, des glaciers. Plus petits, pas moins froids. Les rats n’osent pas s’y frotter. Ils sont superstitieux, ils s’imaginent sans doute qu’ils sont des cadavres de glace, qu’on les a oubliés là. Une résonance qui incite au chant. C’est pourquoi quelques rongeurs plus audacieux montent tout de même à l’échelle pour se réverbérer dans une hallucination. Dévorer les vibrations oiseuses qui soudainement, sont déchirées par des lumières sourdes et jouissives. Leurs cris de désenchantement. Ils absorbent le froid comme on délivrerait une prétention dans une foule d’inconnus. Le hangar provoque une sortie de route de la ville noir, bleue, blanche et jaune. Elle effleure les non-dits de ses rats.

proposition n° 21

Trois touches noires avec un trait indiscernable au milieu et deux autres qui débordent, autour. Rester dans le noir, noir bombé et reflet de nombres. Du noir et du blanc partout, aussi un peu de gris. De fines rayures horizontales et le plastique qui déborde, autour. Juste à côté, une autre horizontalité, mais une seule. Et jaune. Un quadrillage se prolongeant vers une impensable subtilité. La vapeur blanche prend le pas sur le sombre. Cylindre noir, plus ou moins bombé en son milieu, les lettres "c" et "e" en majuscules suivies d’un triangle aux pointes arrondies et servant de contenant à un petit cercle validé. Un autre cercle, à sens unique. Dix et "e", "a", "c". Majuscules. Empilement horizontal sur un grand horizon. Gris sur blanc, sur blanc, sur gris plus noir, sur blanc, sur gris-noir, sur noir, sur gris clair, sur gris très clair, sur gris foncé. Horizon droit et blanc, avec un peu de gris en-dessus. Juste à droit, quatre horizons joints par leurs extrémités. Un ensemble d’horizons décalés, des diagonales hors contexte. La conscience d’une conscience d’horizon. Horizon noir avec deux ensembles d’horizons gris et brillants. Deux autres plus haut, encore gris et brillants avec un triangle sombre au milieu. Deux cylindres au-dessus. Un vertical noir, à droit, surmonté d’une pointe un peu plus clair, mais à peine à cause du contre-jour. Une forme semi-humaine pour casser l’accumulation d’horizons, d’ensemble d’horizons, de diagonales et de cylindres. Du blanc autour d’un gris plus ou moins discernable. Un cube et seulement un de ses sommets. Les diagonales sont des diagonales de rien. Le cube n’a pas de diagonales. Le gris a tendance à empiéter sur le sombre, alors même que tout tend à disparaître. La lumière pend au-dessus, à gauche. Les lettres sur les formes traces tracent et salissent le sens impoli qui biaise la diagonale. Les diagonales se séparent en plusieurs horizons et il faut se pencher pour concevoir la géométrie diluée par le vivant-tombant par touches de jaune sous-entendues.

proposition n° 22

Les assiettes sont perpétuellement décousues dans l’évier. Du sel dans le placard ne coule pas. Les placards n’ont pas de couleur. Derrière le mur de la cuisine, ils baisent. Souvent, dans une casserole, ce qui servira la nuit alcoolisée. Étroit et beaucoup de rêves. Une planche en bois, le lit est trop mou. La seule fenêtre n’éclaire rien d’autre que des yeux mous flottant dans la soupe. Le papier peint brûle. Les mouches sortent facilement. La cuisine est une chambre qui est une salle à manger qui est un bureau qui est petit. Les assiettes du début sont noires ou grises avec des taches brunes. C’est le saladier qui est noir. On ne range pas la vaisselle dans la grande armoire, mais on pourrait. Sa couleur répète l’enterrement extérieur, l’humidité ambiante. Humidité sèche. La cuisine se bulle et se toile, une araignée. La poubelle marche au pas, pleine de paquets de cigarettes renoncés. Le sel marque l’horizon dépoli du garde-fou. La pièce entière est construite autour de la boîte de sel, elle-même construite autour du grain qu’il ne faut pas avaler de travers sous peine de verticalité. Le lit sent le fromage fondu. Le bureau sent le poisson. Le couloir sent le couloir qui sent dans la cuisine qui s’étale dans la chambre qui est la cuisine. Un bocal et fumée émergente, constitutive du loyer. Un trop cubique avec une excroissance grasse. Le petit miroir ne sert à rien. Les litres d’eau empêchent le lit de prendre moins de place. Et la télévision ridicule. La table vieille, jaune. Coups de tournevis et dedans, de la colle. Des taches de peinture empêchent le beurre d’être partie prenante. Modem gris et boutonneux. Écrire loin est un fantasme. Sur le piano aussi, on peut manger, il prend la poussière comme tout le monde. Le papier peint est un brouillard. Le rôle du puits de lumière est accordé à la salle de bain. C’est le seul monde libératoire. Hors de tout concept de nourriture et de remplissage. On lui accorde la liberté d’être infectée autrement. La moisissure pousse autrement. Elle grimpe derrière la vitre du miroir, trace de l’horlogerie monumentale qui inonde les deux plaques électriques.

proposition n° 23

Un banc boutonneux sur le bord du quai, avec ses écharpes vertes. Les écailles se grêlant, on les enchante. Les pieds sourds et des aspérités qui tronçonnent leurs vagues évasions. La tôle rouillée du hangar vingt-neuf rappelle sensiblement les contours d’une œuvre plastique oubliée, aux dégagements boueux. Les glaciers ne laissent aucune trace, hormis un nœud qui mâchouille les rats dans leur fierté. Les cimes des sapins au bord de l’infini déplacent le brouillard pour en faire une défense improbable contre l’oubli. La neige ne tombe jamais là, il faut traverser les marais. L’affrontement entre les bas traînant par terre n’induit aucune capitulation. Il faudra courir et se laisser mourir, peut-être, et tomber dans le déchaînement de la dernière écluse avant le port. L’herbe pousse noire autour du canal à force d’être assommée par des fumées joyeuses. Le seau flotte encore, il ne regarde pas le faux tronçon qui ne veut plus rien dire. Les marches vers la chapelle affaiblissent le cœur, seulement pour ceux qui ont oublié d’enlever leurs chaussures. Usées, les cheminées qui inondent le clocher. Le drapeau rouge flotte dans l’herbe noire qu’on ne voit plus passant des marais que même noirs on ne voit plus. Les électriques attachés sous les toits grattent les yeux avant de tomber sur le banc rouge, lui, qui se morfond. La maison derrière le banc rouge a la folie des mercenaires minéraux. On les entaille en peignoir parce que le matin ne se lève jamais vraiment à marée basse. De toute façon, le brouillard, même sans nuages, parce hautes murailles du port protègent d’on ne sait plus quoi. La confiance est plus grande sous l’église triade qu’on ne voit jamais. La première dont on pose les pieds sous un ciel boisé de rouille comme les derniers éclats de rats. Parce que les rats prennent la place de la poussière quand elle est appétissante. L’autre muraille se traîne, barbelés à l’appui, la patte déguisée en porte ou en barrière, auto-digérée par ses propres conversations, des masques qui ne voilent pas les trous énormes qui transforment la dialectique du froid et du brouillard en passoire.

proposition n° 24

La dernière écluse avant le port. Maintenant y traînent des vieilles canettes, des insectes mourants, une table de jardin cassée et des tas de choses indéterminées. Humphrey était déjà mort quand, onze ans auparavant la grande porte s’est ouverte pour la dernière fois. La péniche souple avançait péniblement vers son désert de bois, sa catastrophe. L’éclusier n’a pas fermé la porte immédiatement. Il a jeté un œil sur les articulations du papillon géant juste pour s’assurer que sa mémoire ne garderait pas qu’un grincement. Bientôt, dans vingt ou trente ans, le canal sera mort, froid et peut-être pendu. On ne saura même pas, pour ses portes. Cette partie du port gèlera, on n’y trouvera plus que des cadavres de souris et de rats. Peut-être quelques pigeons fiers. Et à la place du vide, de l’eau, du béton qui aura servi à couler les restes de la grande illusion de Beck. À sa construction, le canal était la renaissance de Beck, ville mourante et remourante. Les promoteurs avaient à peine la capacité d’un espoir qu’ils ont choisi de fossiliser dans le béton. Le maire de Beck venait de mourir, poignardé par son propre adjoint. Le premier avait appuyé le projet, le second non. Ça n’avait rien changé. Les décisions étaient prises, la machine juridique trop puissante. Trois mois plus tard, les premiers convois de sel quittaient les carrières au-delà de la montagne pour entamer la salinisation d’un océan d’eau douce. Quelques mois après seulement, on a pensé qu’il serait prudent de limiter la zone de déversement. Le successeur de l’adjoint démissionnaire à la tête d’une commission intéressée entame une procédure : on construira deux murs. Le sel est précieux, nombreux sont ceux qui s’étranglent à chaque kilogramme de sel dissout dans l’océan. La mère d’Humphrey pleure, lui ne comprend pas ce qu’il se passe. Son père n’a pas supporté le poids des engins qui ont roulé sur les manifestants déterminés. Un bidonville, des déployés, quelques morts parfois. Des bras construisent, emportent les corps. Les malades guérissent. On chasse les grands reptiles dans les marais. L’eau sale est maintenant propre. Les bouches ne sont plus figées. Moins d’eau sur les joues. Les enfants sont maintenant nombreux. Tout s’arrête. Cœur serré.

proposition n° 25

Quelle est la route qui mène à Beck. Se sentirait-on mieux si n’y mettait jamais les pieds. Où sont les limites. Que cherchent les frontières de la ville dans l’effondrement de leur propre corps. La peur est-elle une chance dans une ville où l’accroissement du froid cogite. Ressoude-t-on la peur de l’anonymat lorsque les limites sont vaseuses. La limite est-elle une forme de croissance. Il y a toujours un vaste monde qui sépare les corps mous ou préfère-t-on laisser s’endormir les espoirs. Comment les habitants de Beck protègent-ils leur cœur du froid. Peut-on mourir de chaud ici en été puisqu’il n’y a pas d’été. Les questions sur le devenir ont-elles un sens. Les bateaux repartiront-ils toujours vers l’Est en attendant la faim. Pourquoi ne se montrent-ils jamais. Qui sont "ils". Doit-on leur faire confiance. Ce mot existe-t-il à Beck. Pourquoi les marais ne gèlent-ils pas. Combien de perdants s’y sont-ils noyés. Où sont cachés les habitants. Pourquoi la montagne n’est-elle pas plus haute. Que reproche-t-on à la place vide près du théâtre. Pourquoi tout en longueur. Comment les femmes font-elles pour ne pas arracher leurs chaînes. Où se cachent les pionniers. Pourquoi le silence est-il plus pesant qu’un nuage d’orage. Comment soulever les poitrines sans mourir de froid. L’épaisseur de la ville définit-elle la consistance des tombes. Le quai a-til une fin. Qui traverse le mur. Qui sont les étrangers dans une ville où personne ne se reconnaît. Pourquoi les familles ne partent-elles pas. Pourquoi le cimetière est-il vide. Pourquoi ne voit-on jamais les navires partir. Pourquoi les années donnent-elles le sentiment de durer des siècles. Pourquoi les âges sont-il extrêmes. Comment les vieux font-ils pour être si vieux. Qui cache les enfants. Qui s’occupent des vieux. Pourquoi tous les alcools sont-ils plus forts. Est-ce que l’odeur planant au-dessus de toutes les autres est celle de la pourriture. Pourquoi rien ne se décompose. Pourquoi tout rien n’a jamais eu de vie. Comment les murailles font-elles pour ne pas exister. Quel est le mode de répulsion des habitants de Beck. Pourquoi la ville est-elle incontestable.

proposition n° 26

La route courbée. Toujours la même route, courbée. Toujours la même route courbée qui inscrit la ville. Le début de ville. Avant la ville, le pont noir rouillé, donc rouge. Lui aussi mène à la ville, mais de l’autre côté de la ville. Enfin juste d’un autre côté de la ville. L’heure est aussi diluée que la route. Le cycliste devient une assurance qui devient une boîte d’intérimaires, au sens propre, qui devient je ne sais pas quoi. Et le soleil, à côté, où on vend des fruits, les meilleurs dit-on. La ville est ville parce qu’elle phagocyte tout ce qui ne la constitue pas autour. La piscine abandonnée se targue d’être la résistance des ambitions. La mémoire des autres virus. La menuiserie ne bouge pas. Dedans, la batterie couleur bois, un non-sens. Aucun bruit et juste du feu. Immeubles et hangars vides et froids, plaqués derrière leurs murs et leurs pauvretés. Images de la mort annoncée, la première. La ville qu’on évite et qui forge. Et ces maisons au-dessus de la rivière se mêlent aux ponts, muent, sont des tunnels, des accès sombres et inquiétants vers la frustration. Tout ça pour ça. Compression des vies. Les morts dans les maisons sur le bord de la route. Paradoxale prise de conscience : vivre hors de la ville pour en avoir l’expérience en tant que telle. La transformation est un objet réel, dur , consistant, imputrescible, vivace, long, usé, caduque, invivable, persistant, démesuré, mort, fini, naissant, à venir. On manquera de mourir sans cesse aux limites de la ville. Elle est dangereuse, là. Hors classe, hors quotidien, la ville contourne les habitudes et les encadre. Elle ne sera intérieure que plus, quand on attendra l’âge d’y entrer, où se que l’on a vécu en dehors devra se répéter entre les frontières diluées qui ont accompli l’imaginaire. La marteau s’abat, un coup sur la cervelle et le point mouvant s’éprouve, se condense implose et se répand sur le panneau cerclé de rouge, centre factice de la spirale, mais seul repère tangible, mesurable, palpable. Vertige et nausée, la ville est une mémoire biaisée, dangereuse. Séduisante, attirante, existante, le creux dans l’estomac et son remplissage.

proposition n° 27

La pente est douloureuse, les manoirs gros et gras. Étrange implantation primaire. Quelques cadavres de corbeaux, aussi. Tout est habité. Le brouillard cuisant délivre quelques claques, mais on s’y fait. Le chauffeur de poids lourd ne dit plus rien depuis une vingtaine de kilomètres. Alors je décide de chanter. Mais j’ai visiblement mal choisi, il grimace encore plus et l’eau se condense sur les vitres. L’image que j’ai de Beck s’engouffre de force dans ma perception. Ça fait mille ans que je n’y suis pas venu. La ville est encore plus vieille dans sa tête. Le quartier des manoirs paraît désert comme un mensonge. Derrière, un peu à droite, la montagne où j’espère ne jamais devoir aller. Le franchissement est douloureux, car il mène à un vide incapable de se remplir d’aucune mémoire. Passé la dernière habitation, le brouillard disparaît, j’arrête de chanter et le chauffeur reprend son souffle. La disparition du mien n’est pas un leurre. Je le vois réagir à mes grimaces. Je pourrais m’asseoir sur ses genoux pour m’amuser un peu, mais je ne voudrais pas qu’il lui arrive quoi que ce soit. Plus je m’en approche, plus j’ai peur de regarder la ville. Comme si l’espace entre le quartier des manoirs et les entrepôts maritimes avait incapacité d’assumer son devenir urbain. Nous croisons parfois d’autres camions. Un immense terrain de camping précède les premiers bâtiments. Il n’était pas là avant. Probablement pas des touristes. On ne fait pas de tourisme, à Beck. On construit sur le bord de la route avec des matériaux vieux, rouillés, et défaits et intenables, sauvages. Des ossatures, des structures vielles avant construction. On nous regarde passer. Quelques regards semblent se tourner vers moi. Probablement rien. Il n’y a que le chauffeur dans ce véhicule. D’ailleurs celui-ci fait la grimace. Il râle contre cette misère. J’ai bien choisi. J’espère que ce n’est pas une exception. Juste avant les entrepôts, on a installé une barrière, des fils barbelés et quelques militaires qui n’avaient probablement rien de mieux à faire. Beck est trop calme, il fallait bien organiser les démons.

proposition n° 28

Dévalent, ils, ils déstockent la glace. Le moteur s’enfuit dans une mixture lamentable. Pas de gardien, mon chauffeur ne sait même pas que j’existe. Son flaire s’habitue, mais pas le mien. Le sel, l’iode. Je ne comprends pas pourquoi il passe par ici. C’est absurde. Par là passent les fantômes, forcément, vu qu’ici est le lieu de concentration des morts, la rive de la rivière à traverser, à rouvrir. Les morts ne reviennent pas par bateau. Je ne me souviens de rien. Je ne me suis pas réveillé dans une cale ni dans un lit. En fait, je ne me suis jamais réveillé. Il est peut-être là le problème. Je pourrais pousser jusqu’au bout de la logique t dire que je rêve. Oui, comme dans les dessins animés des gamins de mon âge. Ça arrive souvent et ça ne choque plus personne. Mais l’explication serait trop simple et jusqu’à preuve du contraire, le rêve n’annule pas l’existence. Toujours le même bateau, les mêmes crins, les mêmes marchandises. Il revient toujours le même, des hommes en moins mais pas tous. Lesquels ? Si moi je ne suis pas revenu, où est mon avatar ? Mon chauffeur parle tout seul, il raconte des choses bizarres que je ne comprends pas. Il ne suit aucun itinéraire. Il avance. Je suis monté dans son véhicule, pourquoi ? L’odeur du métal froid. La muraille est toujours la même et la ville s’étend et se concentre sur un seul point : le port. Obsession. Je dois déjà être loin. Est-ce que d’autres parties de la ville existent ? Je dois faire un effort, ma vision se délier. Ça n’a pas de sens. Je m’enferme, je suis enfermé dans cette unique image. Je voudrais dire à mon chauffeur de me laisser descendre, de baisser les vitres, de m’aider à sortir du lit. Je panique. La vitre est un miroir, je ne me reflète pas dedans. Ça paraît tellement évident. Il n’y a pas de route, pas de chemin, pas de doute. Je tourne en boucle. La carcasse est en métal. Ce n’est qu’un passage. Et je comprends que c’est une épreuve, que je dois duper les ponts avec ce lieu où je suis mort.

proposition n° 29

Être et venir à soi. Tu es qui toi, je lui demande. Il ne me souffle rien qui vaille. Je suis ton ombre depuis... Et de le remercier parce qu’il est drôle. On ne s’endormira jamais ensemble. Il ne sent pas bon. Il a attrapé mon ombre par la manche, me retient. Tu es mort ? Je lui réponds que oui, mais je me rectifie. Je n’en sais trop rien, en fait. Il me touche encore, fasciné. Il faisait froid, là-bas ? Certainement, mais il y un grand masque devant. Je sais qu’il y a contenu et contenance, mais rien qui ne veuille bien être su. Tu n’y es jamais allé ? Non, sinon je serai comme toi. Et tu me vois quand même ? À ton avis ? Je t’envie, tu as quelque chose à vouloir maintenant que tu es mort. Rien de définitif, je lui dis. Tu sais ce que tu cherches ? Oui. Tu n’es pas le premier. Est-ce que tu sais pourquoi tu le recherches ? Probablement. Je ne peux pas me mesurer au monde sans corps, pas être ivre. Comment tu sais que tu ne peux pas. C’est une question ? Bien sûr que non. Tu as choisi de n’être plus ivre, tu as signé. Moi, je n’ai pas eu le courage de le faire. Je le regrette. Tu peux encore. Depuis combien de temps tu n’as rien vu d’ouvert. Il se signe bizarrement. Si Dieu est quelque part par là, il doit bien se marrer. Moi, à courir droit vers mon incertitude les yeux fermés, l’autre à me donner des coups de fouets pour que j’aille encore plus vite. Peut-être que j’aime ça et Dieu aussi. Ils sont complices. Laisse-tomber. Je lui dis que non, malgré la tentation de me laisser enfermer dans sa cage. Il s’accroche virtuellement à mes cheveux, me tire, ne me supporte plus. Tu me fais mal. Je ne te touche pas. Tu devrais partir. Non, tu me suivrais. Je fais quoi ? Tu retournes à l’eau et je viens de chercher. Je souffle, je souffle, je souffle. Le malaise ne s’envole pas. Dieu aussi s’accroche. Il a peur, je vois. Peut-être qu’en lui sautant dans la bouche ? Serpente, il me dit. Je ne comprends pas. J’ai de plus en plus mal. Entre les barreaux. Il s’apprête à me trancher la tête, mais je me faufile. On se reverra ? je lui demande. Oui, tu es perdu.

proposition n° 30

Le vendredi sur la place du chant aux morts, il y a une caravane beige qui s’installe près du plus grand arbre. Il est quatre heures du matin. On sort les fûts, les verres. Derniers marquages au sol si ceux de la veille ont été effacés. Les emplacements se remplissent progressivement. La caravane beige est la seule qui respecte l’ordre numérique. Qu’est-ce que ça peut faire de toute façon. Les enfants jouent déjà. On dirait qu’ils ne se sont jamais couchés. Ou alors il y a longtemps. Le véhicule qui a remorqué la caravane beige s’éloigne doucement en évitant les autres exposants à peine réveillés qui arrivent à pieds. L’énorme monument de pierres volcaniques se réveille à peine. Quelques lézards s’y accrochent pour attraper les filets de lumières qui s’écroulent péniblement. Une voix noire et pourtant gaie s’élève derrière le mausolée. On entend le bruit des bottes s’avancer au pas, un mauvais souvenir inséparable de la garnison qui veille à la sécurité de toutes les manifestations publiques. La porte de la caravane ouverte, un vieillard en sort avec un bon gros sac de médailles. C’est le même depuis quarante ans. Il a grossi puis maigri beaucoup en quarante ans. On devine qu’il ne reviendra pas l’année suivante, et il fera partie de ceux qu’on saluera. Il est livide, il est venu pour mourir ici. Mourir avec ceux qu’il a vu s’effondrer. Le second véhicule entre sur la place. Il se gare à l’emplacement onze. On se demande comment les autres feront, ensuite, pour venir se positionner en roulant entre les arbres. Lui vend des bouts de ferraille, des restes de pots et quelques algues séchées et marquées par des taches de sang, parfois plus vieilles que les derniers survivants. Les camions réfrigérés arriveront bien plus tard. À l’intérieur on hurle, on se crache des horreurs parce que, même si ce n’est qu’une fois pas an, c’est quand même très tôt. Et ça, pour certains, c’est pire que n’importe quel massacre. Exceptionnellement, le facteur commence ici sa distribution, pour ne pas avoir à y revenir. Il est vieux et sec. C’est un prétexte.

proposition n° 31

En retrait, vers le nord, là où les falaises et les montagnes sont ridicules, passe un train. Pas le train, juste un train. Il y a quelques gares éparpillées. Le terminus n’est qu’à une centaine de kilomètres. Seuls les vieux et quelques morts l’utilisent encore. Les jeunes, les plus équilibrés ne s’approchent pas de la gare la plus proche de Beck. Ceux qui en sortent prennent le seul bus qui accepte de les conduire à la ville. Sur les murs, des impacts de balles que personne n’a jamais voulu reboucher. Le niveau de l’eau dans la cave fluctue selon les saisons. Ça fait plus de cinquante ans que les marchandises sont perdues. L’escalier s’est effondré juste au-dessus. Seul le rez-de-chaussée est encore accessible. Lui égale elle et elle égale lui et lui égal lui et elle égale elle et encore lui égal pédé ou suce-moi sur les murs partout dans le minuscule entrepôt. Quelques taches de sang encore. Il n’y a plus de douilles, elles traînent maintenant au fond de vieux cartables et ne servent plus de monnaie d’échange. Parfois, quelques os mal enterrés sortent de terre. Ils prennent l’air pendant quelques semaines avant qu’une toute vieille armée de paires de lunettes lance l’alerte. Souvent elle pleure. Elle reconnaît la montre, l’insigne, la lettre que le porteur d’os n’a jamais envoyée. Il faudrait creuser, en finir avec ces morts-là. On se dit que ce n’est pas le moment que, de toute façon bientôt plus personne ne prendra la peine de venir jusqu’ici. Alors les habitants de la terreur supportent tant bien que mal la douleur profonde et s’écroulent un à un dans le lit. Quand ils en ont encore la force, certains viennent creuser pour mourir avec leur frère, leur sœur, le fils ou leur fille. Rarement leur mère ou avec leur père, car on ne sait pas vraiment de quel côté il se trouvait ce jour-là. Les plus écorchés veulent goûter l’eau qui coule encore dans le puits, à deux pas de la gare. Là encore, ils se divisent en deux mondes. Ceux du second ne doivent pas être très nombreux, le niveau monte rarement. Mais dans les quelques fermes, en contrebas on blanchit parfois lorsque l’on doit se laver les cheveux au savon brun.

proposition n° 32

Tremblements de neige. Les allures vertigineuses se confondent avec leurs sœurs opaques. Du vent dans l’humeur. Je traverse les toits, je cherche à attraper l’envers de Dieu. D’ici, la continuité est une évidence. Le gris s’étale et plus je lève les yeux, plus je pense à ce qu’il se passera lorsque je reposerai à terre ce qu’il me reste de pieds. J’aimerais être nu, mais je supporte déjà comme je peux, la violence du ciel au-dessus. J’aimerais aussi me rapprocher de l’antenne qui surplombe la falaise, mais il faudrait que je redescende. Pour l’instant, c’est impossible. J’ai bien trop envie de toucher la banquise. On ne la verra jamais aussi bien que les yeux fermés. On évitera l’écharpe, le bonnet. On ne mettra aucun manteau. Bien sûr, c’est plus simple en été, mais ce n’est pas la même expérience. Il faut sentir la mort au bout du froid, le plomb sur les cheveux, dans le cou. La neige qui frappe les paupières. Et si possible garder les yeux ouverts, éternellement, jusqu’à la crevaison. Si la pente n’est pas trop forte on peut s’allonger pour se laisser transpercer par les poignards des poumons de l’hiver. On se surprend à espérer que les avions qui passent (ils sont rares) ont quelque bombe à larguer sur nos nerfs, de défiance à accoutumer. Je me surprends à croire que le froid finira par geler mes chaires disparues et qu’à défaut de pleurer du sang, je pleurerai de la neige. Et quelques pincements de sels. Je me ménage un peu, il ne faudrait pas que j’espère trop longtemps. L’absence de douleur est un cyclone qui nous tombe dessus parfois. Son œil est la joie de la résistance active et même indéfendable. La neige s’arrête, ce qui est blanc ombré devient gris sec. Je change de toit pour remplir les vides. Le ciel est ce qui ne bouge pas. Jusqu’au moment où j’ouvre les yeux. Alors la peau étrange se dissèque et je l’envie parce que moi j’en n’ai pas, de peau. Il faudrait choisir son propre sommet, sa défloraison pour se faire le gardien de ses propres cieux. Et en finir avec le vide défenestré, celui qui se prend dans la gorge tous les éclats de verre qui ne sont pas tombés du ciel.

proposition n° 33

S’acharner, monter, descendre. Parcourir le pont, les cales. Sortir, pousser les énormités. La criée aux glaces est pleine d’escales légères et parfois mortes. D’autres s’agitent et transpercent les ventres vides qui résonnent. Le banquier est le premier sur place. Il connaît ceux qui vont abuser de son indulgence. Il les traque. Pas pour empêcher leurs déviances. Mais au contraire, pour tirer sur la corde, les forcer à s’endetter. Le facteur aussi, guette. Certains acheteurs, toujours les mêmes, font expédier leurs trouvailles directement dans leurs réserves. Il sort alors de son rôle et devient transporteur. Il possède des chevaux, pour les livraisons en ville. Pour l’extérieur, il emploie cinq ou six chauffeurs de poids lourd avec leur engin pour quadriller toute la zone autour de Beck. Il arrive même de quitter le canton. C’est trop pour un seul homme. Humphrey a aucun moyen de le vérifier, mais il sait pertinemment qu’une telle infrastructure est ingérable financièrement dans sa position. Même avec le coût du transport. Il se doute que ça a à voir avec la prostitution, la corruption. On s’imagine mal comment un simple facteur peut prendre autant d’importance. Et puis il y aussi les paumés qui espèrent encore ramasser les miettes. Ils remplissent leurs besaces en espérant qu’il en restera quelque chose en arrivant à la maison. Et ça arrive, parfois. Humphrey n’a jamais tenté le coup. Aujourd’hui, il voudrait savoir s’il peut au moins donner un coup de main. Alors, à l’insu de ces paumés, il court dans tous les sens, se jette au pied des containers qui lâchent involontairement du lest et ramasse ce qu’il peut. Il ne sent ni douleur ni froid, mais des brûlures, à la place. Ça ne l’empêche pas de faire illusion. Il sauvera peut-être une famille ou deux, il n’en sait rien. Avant il n’aurait jamais fait ça, c’est très curieux. Une volonté de rédemption, ça serait trop simple, c’est ce que veulent tous les fantômes dans les histoires. Quoi d’autre ? Se rendre utile, peut-être. Car finalement, s’il est revenu du large les pieds devants, c’est probablement qu’il n’est pas parvenu à remplir son contrat. Mourir n’est rien d’autre qu’un abandon de poste.

proposition n° 34

Ouest. La mer, même pas infini et ses esclandres volantes. On se hurle dessus pour ne pas comprendre la dérision froide des glaciers. On n’échappe pas Aux montagnes inertes qui voyagent. Courir sur la mer, se laisser dévorer par son impatience. Le quai ne montre rien de la terreur, mais la laisse deviner. C’est la seule partie de Beck qu’on ne saura jamais mesurer, sinon en nombre de morts. Il se pourrait bien que les autorités aient même renoncé à appliquer une quelconque loi sur la territorialité des eaux. L’infini appartient à Beck parce qu’elle est la seule à pouvoir supporter l’impossible. Les marins ont souvent parcouru la mort de long en large avant d’être capables de remorquer leur premier vrai glacier. Et ça doit rester discret, toujours. On ne sait jamais ce qui pourrait arriver, qui pourrait venir vous voler la vedette. Encore qu’on s’en fiche bien de savoir qui aurait l’honneur du trophée de chasse puisque de toute façon, le colosse de glace sera dépecé une fois à terre. Mais ce qui choque le plus, ce sont les îles qui pourraient laisser croire que l’infini n’a pas de fin. L’archipel est un demi-cercle de trentaine d’îles pour la plupart gelées, même si certaines résistent encore au froid on ne sait trop comment. Ces îles sont des illusions qui tournent autour de la réalité comme une ceinture de poussière, de pierre et de glace autour d’une géante gazeuse. Le chemin de la mer avec la mort au bout. Il n’y a aucune raison de contourner ce raisonnement. Mais c’est ce que font les femmes et les hommes qui décident de mourir avant de les atteindre. Au-delà, on est sauvé. De grands oiseaux blancs et gris passent d’îles en îles pour conjurer le sort, accompagner les mourants vers leur survie. Ils ne survolent jamais le château-prison perché sur son rocher, l’île la plus ridicule de l’ensemble. Ce n’est pourtant pas la plus inaccessible. Rien de plus logique, puisque la prison n’a jamais été conçue pour qu’on n’en réchappe pas. On vit, on meurt sur les îles de l’archipel parce qu’elles révèlent l’impossible et lui donne de la consistance. Elles ne sont pas le prolongement de Beck, elles en sont la manifestation tangible.

Est. L’odeur d’éther dépasse ce que le nez autochtone parvient à supporter dans ces eaux échassieuses. Les maisons sont basses, parfois vides, souvent pleines d’oubli, pleines d’un entrelacs d’horizons oubliés, noyés. Celles qui sont collées au marais ont l’air encore plus vides et désertes que les autres, mais ce n’est qu’une impression, un cauchemar. Dedans, c’est pire. La boue au seuil se prolonge comme une marée impossible à l’intérieur. Même les mouches s’y noient. On ne sait pas pourquoi, mais parfois un armateur ou un quelconque industriel vient s’installer par là. Jamais pour y habiter, mais pour y installer la morsure de ses joies cachées. Quand on a une maîtresse, on ne la loge pas dans un quartier respectable. Malgré tout, ces grands entreteneurs ne mettraient jamais les pieds dans un trou sordide, au risque d’y salir leurs belles bottes en cuir. Derrière la crasse, la même que celle de ceux qui n’ont pas les moyens de s’en dégager, on trouve la plus pompeuse des excuses, l’arrachement des invalides aux morts triomphées. Le temple s’élève au centre de ce quartier rond. Les prostituées s’y rendent quand leur mécène les abandonne. Il faut bien payer le loyer, alors on y baise à longueur de journée parce qu’il n’y a plus le choix et que c’est bien le seul endroit que plus personne ne fréquente dans le quartier, à part les queutards qui ont les moyens. Heureusement, le cimetière n’est pas loin. C’est là qu’on se retrouve, c’est là qu’on fait la paix et qu’on entend les sermons. Là que Dieu a encore une once d’autorité, même si on n’y croit plus trop. C’est là aussi qu’on vient dire au revoir aux vivants parce qu’on n’a pas assez de place dans les maisons pour accueillir les morts. Parce ce qu’on n’a pas assez de place pour la tristesse chez soi. Et parce qu’on n’a pas assez d’argent pour voyager. Alors on fait comme on peut. Les prostituées, les amantes, les vieux, les mutilés, les défaits, les embaumeurs, les bourreaux, les musiciens, les peintres, les défensivement rayés d’un vieux monde qui ne se débat même plus. En tout cas, ceux qui survivent au froid qui pétrifie l’espoir.

Nord. La falaise survole les cheminées noires des usines, à l’extrémité de l’autre infini. Un infini discret et défait. C’est peut-être bien le noir dans le ciel qui donne cette impression. Mais le noir s’arrête aussi et laisse place, souvent, à un ciel gris et espéré. Le ventre grisonnant lui aussi, des ouvriers qui quittent les bâtiments, les démange trop pour qu’ils fassent même semblant de se retourner pour voir qu’on peut grimper à la falaise, qu’un camion plongé dans la poussière glacée pourrait amener en haut la plus grande partie du vide qui soigne les esprits pour une faire un parapluie orange et bleu à jeter au-dessus de Dieu pour en exalter la substance. C’est pour cette même raison que les aviateurs s’interdisent la même audace et la même sculpture dans les roches. Pour monter tout en haut, on doit prendre une route qui passe entre les rochers. Il y a quelques tronçons de tunnel assez terrifiant car on y perçoit la roche qui gronde et qui tempête périodiquement. Et à raison puisqu’on y trouve parfois, des restes de carcasse de voiture. Reste la raison du pourquoi ? Pourquoi a-t-on laissé les carcasses alors que les pierres, on les a dégagées. Pour intimider ? Il serait tellement plus simple de tout condamner. Mais ça semble fonctionner puisque presque plus personne n’y vient. Il reste quelques riverains qui vivent dans les maisons en pierres entassées tout en haut de la falaise. De la pierre couverte de glace qui fond beaucoup plus lentement qu’en bas. Une aberration, presque, mais qui acte l’idée que le bord de l’infini est toujours habité. Mais pour montrer que l’infini s’arrête là, mais affirmer qu’au contraire, il ne s’agit que d’une suspension dans le périple et que plus, il faudra probablement mourir encore un peu plus. Humphrey a le souvenir d’y être monté au moins une fois. Mais il se demande si ce n’est pas quelque chose qu’il a inventé, ou un rêve qu’il a défiguré dans un moment égaré où les fils de glace qui ont tissé son cercueil de verre lui ont cloué la cervelle à la boîte crânienne. Et pourtant là-haut, on chante des histoires d’ours.

Sud. L’incertitude de la muraille se trame là. Une muraille qui semble ne servir à rien. Il n’y a rien à défendre puisque personne, ou presque, ne monte vers Beck de nos jours. Une muraille d’autant plus inutile qu’elle est redondante, que l’énergie qu’elle dépense à exister se décompose au fur et à mesure qu’elle approche de celle qui semble servir (si peu) à quelque chose. À l’entrée de la ville, Beck n’a rien à cacher. Elle sépare juste deux déserts. L’un froid, transpirant et découragé. L’autre plus fier, plus radical mais aussi plus souple. À l’intérieur de la muraille s’éparpillent plusieurs dizaines de vendeurs de vieux livres ou de livres si peu ouverts que dans la tête des acheteurs, ils ont l’âge du monde. Parfois on court ou on crache parmi eux, selon l’humeur. Selon la température aussi, et selon la profondeur des morsures. Mais pour peu qu’on soit un faux égaré, la rue intérieure se débrume et exalte une transformation de soi. Comme une nature édifiante, une aberration de la conscience qui se figerait dans sa propre réalité, la seule qui vaille. C’est le lieu où les estomacs se détendent, même quand la faim et la mort ont dessiné des empires ou des microcosmes. Dans les coins et entre le sol et les murs, quelques fougères vert pâles poussent à la lumière des bougies et des ampoules rebelles. Qu’on ne se méprenne pas. Le feu est un choix qui n’est pas circonscrit par des considérations archaïsantes, mais esthétiques. À Beck tout est bleu, gris et froid. Même le blanc ne s’y supporte plus et finit par se suicider ou au moins, s’enfermer dans les consciences encore à jour. L’orange est la couleur nécessaire, combinée aux noirs de la substance. Le vert survit tant bien que mal, mais il est encore plus froid en tant qu’il se décontextualise lui-même dans ses propres ferraillements. Ce qui rouille, ne se décompose pas, mais s’affirme en grignotant les box des libraires qui s’installent chaque jour dans le tunnel. Certains y dorment même si c’est interdit. Sans doute sont-ils déjà vieux, malades ou presque morts. De toute façon, aucun médecin ne vient plus ici, on y parle trop. Mais la plupart quittent chaque jour la ville par le sud pour ressusciter.

proposition n° 35

Ouest. La mer, même pas infini et ses dérives volantes. Les glaciers se détournent mollement des esclandres. On n’échappe pas Aux montagnes inertes qui voyagent, on y pénètre. Courir sur la mer, se laisser séduire par son impatience. Le quai ne montre rien de la terreur, l’étouffe, même. C’est la seule partie de Beck qui est parvenue à faire oublier l’énergie déconcertante des morts. Les autorités ont même renoncé à appliquer une quelconque loi sur la territorialité des eaux, parce qu’il n’y a plus rien à souffrir. L’infini appartient à Beck parce qu’elle est la seule à pouvoir exalter l’impossible. Les marins ont souvent parcouru la mort de long en large avant d’être capables de se souvenir que les glaciers qu’on croise ont parfois été de l’or. Et ça doit rester discret, toujours, même si plus rien ne pourrait plus vraiment arriver, ne pourrait venir accaparer l’attention. On s’en fiche bien de savoir à qui appartiennent les trophées de chasse, les colosses de glace ont vaincu leur propre incertitude, ont bousculé le devenir négatif des hommes. Ils affirment les îles qui sont la seule preuve tangible que l’infini, ici, n’a pas de fin. L’archipel est un demi-cercle de trentaine d’îles pour la plupart gelées, à partir desquelles le froid continue à s’étendre avec une joie infinie. Ces îles sont des réalités qui tournent autour de leur propre illusion comme une ceinture de poussière, de pierre et de glace autour d’une géante gazeuse. Le chemin de la mer qui rend la mort obsolète, sans objet. Il n’y a aucune raison de contourner ce raisonnement. On s’efforce que croire, parfois, pour conjurer la joie, que la mort est au bout, que les croyances sont vaines, qu’ailleurs tout est pire. De grands oiseaux blancs et gris passent d’îles en îles pour affirmer la résurrection, accompagner les vivants vers leur indépendance. Ils ne survolent jamais le château-prison perché sur son rocher, l’île la plus insignifiante de l’ensemble. Ce n’est pourtant pas la plus inaccessible. On y entre, on en sort, on s’y répand pour vivre l’expérience de la solitude à plusieurs. On vit, on meurt sur les îles de l’archipel parce qu’elles révèlent l’impossible et lui donnent de la consistance, de la joie. Elles ne sont pas le prolongement de Beck, elles en sont la manifestation tangible.

Est. L’odeur du vide dépasse ce que le nez autochtone parvient à détecter dans ces eaux sèches. Les maisons sont basses, parfois calmes, souvent pleines de bruit, pleines d’un entrelacs d’horizons à venir, mais encore un peu secs. Celles qui sont collées au désert ont l’air du vent qui les traverse et condamnent toute idée de cauchemar, au risque de sacrifier aussi quelques rêves. Dedans, c’est étranger. La poussière au seuil se prolonge comme une marée douce à l’intérieur. Même les mouches trouvent leur place. On ne sait pas pourquoi, mais parfois un armateur ou un quelconque industriel vient s’installer par là. Jamais pour y habiter, mais pour y loger ceux qui travaillent pour lui mais qui ont parfois, quelque chose à se reprocher. Quand on a une maîtresse, on ne la loge pas dans un quartier trop fréquenté. Malgré tout, ces grands entreteneurs, ne parcourent quasiment jamais ces rues, de peur de n’être pas assez vus. Derrière la poussière, les descendants de ceux qui ont connu le froid, cultivent encore le triomphe très relatif de leurs ancêtres. Le temple s’élève au centre de ce quartier rond. Les prostituées s’y rendent pour verser quelques oboles en l’honneur de leur commerce abondant. Il faut bien occuper son temps, alors on y baise à longueur de journée quand on n’a pas le courage d’ouvrir un livre ou d’ouvrir un traitement de texte. Car c’est bien le seul endroit que tout le monde fréquente dans le quartier, parce qu’on se dit souvent que tout ça n’est pas bien naturel, qu’il y a anguille sous roche. Mais on se fait une raison. C’est là qu’on se retrouve, c"est là qu’on se rappelle que la paix n’est pas une nécessité. Là qu’on remercie ce qu’on pense être Dieu, même si tout le monde n’est pas d’accord. C’est là aussi qu’on vient dire au revoir aux morts parce qu’on n’a pas assez de place dans les esprits pour ce souvenir de tous. Parce ce qu’on n’a pas assez de place pour la tristesse en soi. Et parce qu’on n’a pas envie de quitter un domaine où les réponses se trouvent au pied du mur. Alors on se décharge de ses responsabilités de vivants... et on vit. Les prostituées, les amantes, les vieux, les mutilés, les défaits, les embaumeurs, les bourreaux, les musiciens, les peintres, les oubliés de l’ancien monde qui ne se débat même plus. En tout cas, ceux qui ont survécu au froid qui a bien failli pétrifier l’espoir.

Nord. La falaise survole les cheminées usées des usines, à l’extrémité de l’autre infini. Un infini discret, mais infini. Le noir se contourne lui-même, il est son effacement. Le noir s’emballe et s’annule dans le gris pour absorber dans le même temps ce qui n’ose plus exister. Le ventre des ouvriers qui ont trop mangé rebondit et moquent ces bâtiments fermés qu’on démolira quand on aura définitivement oublié ce que le surplomb de la falaise, au-dessus, garde en traces dans ses mouvements d’air. Même dieu se garde encore de juger ce qui a disparu tout en bas, on sait que l’information ne meure pas d’un simple coup de frein ou, au contraire, d’accélérateur. En ces lieux, pour la première fois depuis des siècles, on voit tomber la lumière. C’est pour cette même raison que les aviateurs s’interdisent l’appropriation de l’espace, autrefois dévolu à la violence latente. On ne monte plus qu’à pied en haut de la falaise, le temps qu’il faudra pour réapprendre l’inertie du vide. Dans ce tunnel, on a tout laissé, vestiges, carcasses, idées noires. Reste la raison du pourquoi ? Pourquoi a-t-on laissé les carcasses alors que les pierres, on les a dégagées. Pour se souvenir des horreurs de la pensée ? La joie sans issue et quand même un peu noire sur les bords. Il serait tellement plus simple de tout condamner. Personne ne remet rien en cause. On ne parle pas, on subit la mémoire. De nouveaux riverains sont venus vivre dans les maisons en pierres entassées tout en haut de la falaise. De la pierre couverte de glace qui fond beaucoup plus lentement qu’en bas. Une autre exaltation, qui affirme son infini et son éternité dans une boucle sans fin, rassurante. L’infini est plus que toujours habité. On ne lui reprochera pas son insuffisance, sa vacuité, sa négativité, pour qu’il se déploie dans le fait même qu’on lui a fixé un horizon préexistant. Humphrey ne veut plus y remonter, tout ça lui rappel la raideur tragique de son propre infini. TOut n’est pas si gai. Mais il se demande si ce n’est pas quelque chose qu’il a inventé, ou un rêve qu’il a maugréé en pinçant les lèvres, pour que son infini ne s’achève pas dans un fantasme, dans une sordide épopée nocturne et visqueuse. Et pourtant là-haut, on chante des histoires d’ours.

Sud. Trame de pierre, lourde et imposante. La muraille affirme son geste définitif pour ne laisser aucune place vide entre les sillons imaginaires qu’elle a creusés à force de piétinements. Il n’y a rien à défendre puisque ceux qui marchent vers Beck n’emportent avec eux que des livres, il n’y pas de place pour des armes. Une muraille qui cloisonne l’énergie, canalise les désespoirs, les transforme en littérature inachevable mais salvatrice. L’entre deux murs, un sas de recompression. Entrée dans Beck, c’est accepter la mise à nu, et la confrontation avec les incompétences nues. Elle sépare juste deux déserts. L’un moral et intellectuel. L’autre plus fier, plus radical mais aussi plus souple et pernicieux. À l’intérieur de la muraille s’éparpillent plusieurs dizaines de vendeurs de vieux livres ou de livres qui ont été si ouverts qu’on se demande encore comment des idées peuvent en sortir. Parfois on court ou jure parmi eux, on crache sa propre inculture. Selon la température aussi, et selon la profondeur des morsures, on pleure sur quelques concepts. Mais pour peu qu’on soit un faux égaré, la rue intérieure se débrume et exalte une transformation de soi. Comme une nature édifiante, une sublimation de la conscience qui s’éclaterait dans les autres consciences, s’épuiserait à renaître à elle-même en boucle. C’est le lieu où les estomacs se défendent contre les macrocosmes ambiants et les mémoires traquées, chassées et abattues à chaque page tournée. Dans les coins et entre le sol et les murs, quelques fougères vert pâles poussent à la lumière des bougies et des ampoules rebelles. Qu’on ne se méprenne pas, celle des liseuses est la seule qui enrobe le monde des murailles, la seule qui évite l’éblouissement du passage à l’intérieur de la ville. L’envers esthétique du feu n’a aucun sens ou alors, il est le symbole d’une préexistence narcotique. À Beck tout est beau, beau et beau. Même la laideur finit par être belle tant elle croit à tout ce qu’on lui raconte. L’orange est la couleur fade, inodore, mais juteuse. Vert et noir se déséquilibrent au pied des box des libraires pour dévorer la rouille malade qui se balade sous cape. À Beck, on ne dort pas. On agite un va-et-vient arythmique entre soi et son jumeau fantôme. Et la plupart entrent chaque jour dans la ville par le sud pour ressusciter.

proposition n° 36

Ouest. Le désert, même pas infini et ses esclandres volantes. On se hurle dessus pour ne pas comprendre la dérision chaude des dunes. On n’échappe pas aux montagnes inertes qui voyagent. Courir sur le sable, se laisser dévorer par son impatience. La ville ne montre rien de la terreur, mais la laisse deviner. C’est la seule partie de Néré qu’on ne saura jamais mesurer, sinon en nombre de morts. Il se pourrait bien que les autorités aient même renoncé à appliquer une quelconque loi sur la territorialité des zones désertiques. L’infini appartient à Néré parce qu’elle est la seule à pouvoir supporter l’impossible. Les nomades ont souvent parcouru la mort de long en large avant d’être capables de remorquer leur première vraie guelta. Et ça doit rester discret, toujours. On ne sait jamais ce qui pourrait arriver, qui pourrait venir vous voler la vedette. Encore qu’on s’en fiche bien de savoir qui aurait l’honneur du trophée de chasse puisque de toute façon, le colosse d’eau sera dépecé une fois à terre. Mais ce qui choque le plus, ce sont les oasis qui pourraient laisser croire que l’infini n’a pas de fin. L’archipel forme un demi-cercle dune trentaine d’oasis et de dayas, même si certaines résistent encore aux sécheresses on ne sait trop comment. Ces oasis sont des illusions qui tournent autour de la réalité comme une ceinture de poussière, de pierre et de glace autour dune géante gazeuse. Le chemin de la mer avec la mort au bout. Il n’y a aucune raison de contourner ce raisonnement. Mais c’est ce que font les femmes et les hommes qui décident de mourir avant de les atteindre. Au-delà, on est sauvé. De grands oiseaux blancs et gris passent d’oasis en oasis pour conjurer le sort, accompagner les mourants vers leur survie. Ils ne survolent jamais le château-prison perché sur son daya, la zone la plus ridicule de l’ensemble. Ce n’est pourtant pas la plus inaccessible. Rien de plus logique, puisque la prison n’a jamais été conçue pour qu’on n’en réchappe pas. On vit, on meurt sur les oasis de l’archipel parce qu’elles révèlent l’impossible et lui donne de la consistance. Elles ne sont pas le prolongement de Néré, elles en sont la manifestation tangible.

Est. L’odeur d’éther dépasse ce que le nez autochtone parvient à supporter dans ces sables échassieuses. Les maisons sont basses, parfois vides, souvent pleines d’oubli, pleines d’un entrelacs d’horizons oubliés, déshydratés. Celles qui sont collées au reg ont l’air encore plus vides et désertes que les autres, mais ce n’est qu’une impression, un cauchemar. Dedans, c’est pire. La poussière au seuil se prolonge comme une marée impossible à l’intérieur. Même les mouches s’y assèchent. On ne sait pas pourquoi, mais parfois un seigneur du désert ou un quelconque industriel vient s’installer par là. Jamais pour y habiter, mais pour y installer la morsure de ses joies cachées. Quand on a une maîtresse, on ne la loge pas dans un quartier respectable. Malgré tout, ces grands entreteneurs ne mettraient jamais les pieds dans un trou sordide, au risque d’y salir leurs belles bottes en cuir. Derrière la crasse, la même que celle de ceux qui n’ont pas les moyens de s’en dégager, on trouve la plus pompeuse des excuses, l’arrachement des invalides aux morts triomphées. Le temple s’élève au centre de ce quartier rond. Les prostituées s’y rendent quand leur mécène les abandonne. Il faut bien payer le loyer, alors on y baise à longueur de journée parce qu’il n’y a plus le choix et que c’est bien le seul endroit que plus personne ne fréquente dans le quartier, à part les queutards qui ont les moyens. Heureusement, le cimetière n’est pas loin. C’est là qu’on se retrouve, c’est là qu’on fait la paix et qu’on entend les sermons. Là que Dieu a encore une once d’autorité, même si on n’y croit plus trop. C’est là aussi qu’on vient dire au revoir aux vivants parce qu’on n’a pas assez de place dans les maisons pour accueillir les morts. Parce ce qu’on n’a pas assez de place pour la tristesse chez soi. Et parce qu’on n’a pas assez d’argent pour voyager. Alors on fait comme on peut. Les prostituées, les amantes, les vieux, les mutilés, les défaits, les embaumeurs, les bourreaux, les musiciens, les peintres, les défensivement rayés d’un vieux monde qui ne se débat même plus. En tout cas, ceux qui survivent à la chaleur qui brûle l’espoir.

Nord. La falaise survole les cheminées noires des usines, à l’extrémité de l’autre infini. Un infini discret et défait. C’est peut-être bien le noir dans le ciel qui donne cette impression. Mais le noir s’arrête aussi et laisse place, souvent, à un ciel orange et espéré. Le ventre grisonnant lui aussi, des ouvriers qui quittent les bâtiments, les démange trop pour qu’ils fassent même semblant de se retourner pour voir qu’on peut grimper à la falaise, qu’un camion plongé dans la poussière sèche pourrait amener en haut la plus grande partie du vide qui soigne les esprits pour une faire un parasol orange et noir à jeter au-dessus de Dieu pour en exalter la substance. C’est pour cette même raison que les aviateurs s’interdisent la même audace et la même sculpture dans les roches. Pour monter tout en haut, on doit prendre une route qui passe entre les rochers. Il y a quelques tronçons de tunnel assez terrifiant car on y perçoit la roche qui gronde et qui tempête périodiquement. Et à raison puisqu’on y trouve parfois, des restes de carcasse de voiture. Reste la raison du pourquoi ? Pourquoi a-t-on laissé les carcasses alors que les pierres, on les a dégagées. Pour intimider ? Il serait tellement plus simple de tout condamner. Mais ça semble fonctionner puisque presque plus personne n’y vient. Il reste quelques riverains qui vivent dans les maisons en pierres entassées tout en haut de la falaise. De la pierre couverte d’une fine terre poudreuse qui s’envole beaucoup plus lentement qu’en bas. Une aberration, presque, mais qui acte l’idée que le bord de l’infini est toujours habité. Mais pour montrer que l’infini s’arrête là, mais affirmer qu’au contraire, il ne s’agit que d’une suspension dans le périple et que plus, il faudra probablement mourir encore un peu plus. Humphrey a le souvenir d’y être monté au moins une fois. Mais il se demande si ce n’est pas quelque chose qu’il a inventé, ou un rêve qu’il a défiguré dans un moment égaré où les jets de sable fondus en un cercueil de verre lui ont cloué la cervelle à la boîte crânienne. Et pourtant là-haut, on chante des histoires d’ours.

Sud. L’incertitude de la muraille se trame là. Une muraille qui semble ne servir à rien. Il n’y a rien à défendre puisque personne, ou presque, ne monte vers Néré de nos jours. Une muraille d’autant plus inutile qu’elle est redondante, que l’énergie qu’elle dépense à exister se décompose au fur et à mesure qu’elle approche de celle qui semble servir (si peu) à quelque chose. À l’entrée de la ville, Néré n’a rien à cacher. Elle sépare juste deux déserts. L’un sec, transpirant et découragé. L’autre plus fier, plus radical mais aussi plus humide. À l’intérieur de la muraille s’éparpillent plusieurs dizaines de vendeurs de vieux livres ou de livres si peu ouverts que dans la tête des acheteurs, ils ont l’âge du monde. Parfois on court ou on crache parmi eux, selon l’humeur. Selon la température aussi, et selon la profondeur des morsures. Mais pour peu qu’on soit un faux égaré, la rue intérieure se dégrise et exalte une transformation de soi. Comme une nature édifiante, une aberration de la conscience qui se figerait dans sa propre réalité, la seule qui vaille. C’est le lieu où les estomacs se détendent, même quand la faim et la mort ont dessiné des empires ou des microcosmes. Dans les coins et entre le sol et les murs, quelques herbes vert pâles poussent à la lumière des bougies et des ampoules rebelles. Qu’on ne se méprenne pas. Le feu est un choix qui n’est pas circonscrit par des considérations archaïsantes, mais esthétiques. À Néré tout est orange, noir et sec. Même le jaune du soleil ne s’y supporte plus et finit par se suicider ou au moins, s’enfermer dans les consciences encore à jour. L’orange est la couleur nécessaire, combinée aux noirs de la substance. Le vert survit tant bien que mal, mais il est encore plus misérable en tant qu’il se décontextualise lui-même dans ses propres ferraillements. Ce qui rouille, ne se décompose pas, mais s’affirme en grignotant les box des libraires qui s’installent chaque jour dans le tunnel. Certains y dorment même si c’est interdit. Sans doute sont-ils déjà vieux, malades ou presque morts. De toute façon, aucun médecin ne vient plus ici, on y parle trop. Mais la plupart quittent chaque jour la ville par le sud pour ressusciter.

proposition n° 37

Une table en bois, et dessus, l’ordinateur du bonhomme qui soupire le désenchantement. On lui demande bien ce qu’il peut endurer dans sa précipitation. Les murs oranges sont dénués d’orage. Un plan de la ville en coupe honore la salle encore vide. Passant la porte, le goudron attaque goulûment le bas des murs. Il déborde un peu sur le seuil qu’on traverse sans croire à cette escroquerie solaire. Quand on l’a traversé, le sentiment de n’avoir pas quitté le bâtiment précédent domine le dégoût du bonhomme qui est juste là parce qu’il n’a pas le choix. La prison cache mal son jeu, mais là n’est pas le vrai problème. Là, les murs se disloquent en une perplexité dangereuse, une jaunisse effrayante. Ici, l’extérieur n’existe pas. Juste un concept vague, ou même pas. Le dehors est le membre fantôme de cette architecture. Il faut quand même entrer, se forcer à subir l’impossible musique du diable et de ses délicieuses sucreries. Les tables rangées les unes derrières les autres ont l’odeur du vieux qui ne s’assume pas. Celui qu’on ne peut reconnaître que lorsqu’il s’allonge pour mourir au crépuscule de sa civilisation. Universalité du crime, le bonhomme est subjugué par le bureau tournant le dos aux entités apprenantes, en face du mur ouest. L’armoire est ridicule et incontinente. Il n’en sort pourtant qu’une fumée de craie courant sur les murs, faisant plusieurs fois le tour de la pièce, pour s’arrêter sur la feuille blanche que regarde le bureau et venir s’éclater sur le mur. On souffle, on traverse, le bonhomme attend là. Il se soulage bien qu’il n’y ait pas beaucoup de place pour supporter sa solitude. Carrelage écaillé sur les murs pour énchanter le froid. Le bonhomme passe ses doigts sur les joints pour tâcher d’en trouver la faille ou au moins, de simuler une échappatoire. Dut-il être immoral. Un monde vieux. Il s’est retrouvé dans un monde de vieux. Pas un monde vieux, pas un monde de personnes âgées. Ceux-là seraient respectables. Mais un monde de vieux avant l’âge, de moralines suintantes et mystifiantes. Pas non plus misérables, ils seraient trop beaux. Ils sont incalculables. Trop neufs pour être démoniaques. Leu monde leur échappe comme une écharpe saute du monde en vole, jusqu’à une butée extraordinaire ou une pierre déguisée en raison du plus fort. Il reste juste une petite lucarne au-dessus des urinoirs, difficilement accessible, mais c’est faisable que se dit le bonhomme. Derrière il imagine fièvreusement que les dehors fantômes n’existeront plus.

proposition n° 38

1. L’arrêt de Dieu. Où les premiers hommes découvrent avec stupeur une montagne étrange qui se met à pousser en plein milieu des marais à l’Est de Beck. Une CODA raconte une version interprétée par d’autres hommes à une période éloignée.

2. Forcément chaud. Un glacier de la montagne cède sous son propre poids. Un quartier de vieux tout en bas va être détruit dans la journée. On suit la stupeur et la résignation. Certains partent. On suit Un couple qui choisit de ne pas partir.

3. Les rapaces. Une horde de poètes entre par la porte sud un dimanche soir. C’est important, car tous les hôtels sont complets, car il y en a peu. Le seul endroit où on pourrait les accueillir décemment est les palais des comédiens, près du théâtre mais le directeur est injoignable, il est chez sa maîtresse, comme tous les dimanches soirs.

4. Sol manquant. Un bateau ne revient pas. Après une semaine, on s’inquiète. Un vieillard a une explication, c’est probablement un suicide. Il raconte l’histoire d’un couple qui a vécu une histoire platonique tragique.

5. L’organigramme. Saul vit en haut de la montagne, en ermite. A l’occasion de la marche annuelle des marginaux, il apprend que le cours de la société qu’il a fondée avec un associé mort depuis s’est effondrée. Il veut la sauver, mais il ne comprend pas pourquoi, c’est à l’opposé de ses convictions.

6. L’œil dans la serrure. Le parcours d’un riche dignitaire religieux à travers la ville. L’histoire est racontée depuis les points de vue des personnages qu’il croise. En arrivant au bout, il est assassiné par un autre dignitaire, encore pire.

7. La bulle. L’hôpital psychiatrique, pseudo-officiel. On y enferme indifféremment malades psychiatriques, handicapés moteurs, hérétiques, sourds, muets et aveugles. L’un d’entre eux, muet, cherche à recontacter sa mère pour la remercier de son geste.

8. Tangente. Un armateur totalement inconnu débarque, seul, avec un dé de glace étonnamment blanc. Il s’en sert comme prétexte pour construire quatre murs qui divisent la ville en neuf. On suit le destin de cinq frères dont les parents sont morts à la tâche durant la construction du mur.

9. Le ventre soyeux. Un critique culinaire se découvre une maladie rare. Il doit impérativement manger dans le froid. Focalisation sur les sensations, sur le rapport du critique à son corps, sur ce que ça change dans sa vision du monde.

10. Hulule. Le diable se sent à l’étroit dans son bureau. Il fait une recherche sur Google street pour réinstaller son bureau. Malheureusement, à cause de problèmes de coordonnées GPS, son choix se porte sur Beck, qu’il pense au moins aussi chaleureux que l’Enfer.

11. Le cadre du mort. En haut de la falaise, un dignitaire religieux s’occupe, une fois par mois, d’organiser un séminaire pour faire le point sur la foi dans les différents quartiers de la ville. Au fur et à mesure des discussions, on se rend compte que de plus en plus de personnes souhaitent mourir volontairement.

12. Le temple araignée. Une famille nombreuse et des enfants qu’on abandonne à quatre ou cinq ans quand on a constaté qu’ils n’ont pas la constitution physique du père, terriblement violent, mais paradoxalement profondément humaniste. L’histoire raconte ce paradoxe.

13. La moitié du tout. Un bibliothécaire esseulé fouille sa bibliothèque le soir pour tenter de découvrir comment rencontrer l’âme sœur. La solution qu’il trouve l’amène à prendre seul la mer. Il rencontre une sirène alcoolique qui le poussera s’interroger sur la condition des sirènes dans les eaux froides de Beck.

14. Pas à pas. On suit l’itinéraire d’un enfant mis à la porte de sa maison par ses parents qui s’imagine être un vers habitant la semelle de la chaussure d’un sans-abri. On découvre peu à peu qu’il s’agissait d’un vers s’imaginant être un enfant et revenant peu à peu à la vie.

15. Table ronde. Les morts du cimetière de Beck se réunissent pour entreprendre une dernière marche à travers la ville. En effet, ils viennent d’apprendre la démission de Dieu, ils savent maintenant que le Diable va prendre la tête des ténèbres.

proposition n° 39

Beck, ville ouverte. Les énormes camions de chantier parcourent des kilomètres de quai pour transporter les débris au plus près de la falaise. Personne ne sait vraiment ce qu’on en fera. C’est juste de la matière qu’on entasse pour plus tard. Après trois mois de travaux, la grande muraille centrale n’existe déjà plus. Il reste l’autre, encore debout parce qu’on y vit, qu’on y résiste encore, mais plus pour longtemps. On avait eu la folie de construire un mur en béton massif, sans trous, sans air, sans respiration. Un mur irrespirable. Il est tombé en quelques coups de boulet, le plus difficile étant de travailler dans la poussière étouffante. On se relaie par équipes de cinquante ou soixante et sur des périodes qui n’excèdent pas deux heures. D’un côté comme de l’autre de ce qui fut la muraille, plus aucun bateau n’accoste. Phase de transition, bientôt il n’y aura plus que des plaisanciers dans le port et au large, les cargos et les plateformes chargés d’accueillir le précieux or blanc. Dans la poussière, Humphrey distingue quelques silhouettes qui n’ont rien à voir avec les travailleurs qui s’échinent sur le chantier. Ce sont souvent des marins qui ont loupé la marée et qui tentent désespérément de se faire embaucher au noir par des contremaîtres en manque d’autorité et près à payer pour grimper quelques échelons. Mais les silhouettes, quant à elles, marquent le silence, l’obscur et l’indécent. On s’imagine plein de choses à leur sujet : des membres de l’équipe municipale qui voudraient rester discrets (ils ne savent que trop bien les risques qu’ils prennent tant leurs choix sont sujets à... discussion) ; ou encore des envoyés de dieu qui, pour les mêmes raisons que les précédents, tâchent de se faire oublier. Humphrey sait très bien maintenant de quoi/de qui il s’agit. C’est pour eux qu’on fait tout ça, pour eux que Beck se métamorphose. Mais sans eux, Beck ne serait déjà pas ce qu’elle est. Détruire les murs n’est que la manifestation de la dissolution des anciennes apparences, même si l’illusion persiste et que cette persistance est souhaitée. Peut-être même souhaitable ? Mais l’illusion n’est pas un mensonge, pas quelque chose que l’on cache pour le bien présumé d’une population déserte, à l’esprit épique et insensible. C’est la construction d’un mythe négatif que l’on confirme et ancre dans la terre. En l’occurrence, dans la poussière du quai. On détruit, on n’annihile, mais on ne construit encore rien. Ça viendra seulement après, quand on aura pris conscience de ce qu’est une ville dévêtue.

proposition n° 40

Les bateaux qui accostent encore sur le quai nord sont rares. Attendent là quelques bonshommes aux vêtements tout fripés et puis d’autres à l’allure un peu plus respectable et moins titubants. Bientôt les températures ne provoqueront plus que quelques douleurs. Il n’y a que des hommes. Les femmes sont absentes, ce n’est pas leur jour. Et celles qui ont le choix se prostituent dans le quartier des marais. C’est un moindre mal, mais à peine. Les positions sont étranges, les dos courbés, les membres tordus et suppliants. Toutefois, il reste quelques optimistes, quelques esprits gais : les fantômes. Malheureusement pour eux (mais aussi et surtout pour les autres), ils sont invisibles. Ce qui est fâcheux, car ils ne peuvent pas communiquer leur joie d’être là. On devine les marques des grandes chaînes qui servent à figer les grands blocs de glaces souillées hors des filets des remorqueurs, voire hors des containers lorsqu’ils ne sont pas trop imposants. Dans ces marques, de l’eau a gelé, preuve que le froid n’est pas toujours impitoyable. Il fait encore un peu nuit, mais des enfants aux allures de fantômes, mais bien réels, eux, courent déjà. Certains se précipitent vers les flaques et les grattent avec un petit objet en fer. Ils glissent la glace dans un petit sac et repartent presqu’aussitôt en courant. On les laisse faire, même si on sait très bien qu’ils le font pour quelques pièces ou pour quelques minutes de jeux sur le réseau, seul moment où ils peuvent échanger quelques mots avec des enfants de l’extérieur de la ville. Les premiers camions passent derrière eux. Certains s’arrêtent face à la falaise pour y déverser d’énormes quantités de sable sur le sol avant de repartir. Les autres aussi, roulent jusqu’à la falaise, mais ne s’arrêtent pas et bifurquent vers les hangars et les réserves situées à l’est de la ville. Plus tard, les premiers seront remplacés par des engins plus petits et des troupes d’ouvriers chargés de colmater les brèches causées par le froid. Le quai nord doit être le seul endroit de la ville d’où on n’aperçoit strictement aucun signe religieux. Mais peut-être celui où la foi est la plus présente. Elle est plus sourde, plus noire, plus lucide. On pense que les Dieux y sont pour quelque chose au quelque chose du monde, mais on ne le prête q’’une responsabilité partielle, voire aucun responsabilité du tout. Ils servent de caution, ils sont la manifestation tangible — aussi paradoxale que soit cette idée — de la négativité de l’existence. On ne croit pas plus à l’Enfer, car on sait qu’on y est déjà et que ce n’est finalement pas si mal l’Enfer, vu comme ça.

proposition n° 41

Sur le quai, le bureau de recrutement attend d’Humphrey et d’autres moi [1]. Moi pose problème. Moi est plusieurs, mais indélébile et indomptable. Si je pouvais entrer dans la tête des aspirants, je verrai peut-être d’autres couleurs, d’autre formes et d’autres peurs [2]. Coup de massue sur les valeurs, comme dirait presque l’autre. Le marteau est trop faible, trop doux. J’aimerais voir leur tête au moment où ils perdront leurs premiers orteils [3]. Au moins pour me rassurer. Ça rassure d’autres souffrants. Mais pénétrer dans le cerveau d’un seul ne suffirait pas. Il me faudrait connaître le suivant et encore le suivant et encore le suivant. Éternel retour, mais jamais du même. On ne finit jamais de faire le tour des autres moi. Est-ce une raison suffisante pour achever le pluriel ? Humphrey passera par ici. C’est une nécessité. Ça le serait encore plus si sa trajectoire était entièrement soumise au hasard puisque statistiquement, il ne pourrait pas m’éviter [4]. Seulement, il y a une teinte verte qui domine le mur : celle du vide. Les volets sont fermés, la porte aussi. Plus de queue, plus aucun loqueteux à faire le poireau dans le froid ou la boue ou les deux en même temps. Usure insolvable, pas de traces de pas. Uniquement une mémoire qui pèse mais ne laisse pas de traces sur le sol, et aussi quelques increvables sur le banc, en face. Pas la peine d’essayer d’en tirer quoi que ce soit, ce sont des archanges de béton aux coutures de chair morte. Au fond tant mieux, les moi n’auront rien à raconter [5]. L’alternative, le bateau vert rouille amarré tout près. Humphrey est un fantôme, est-ce que je le verrai quand même dans ce brouillard ? Je sais que je l’agace, à vouloir l’aider. Mais il ne sait pas que c’est purement égoïste. Il ne me croirait pas, j’ai l’air trop naïf et lui a l’air trop ailleurs. L’ici serait une cause d’évitement. Dénoyauter un arbre pour espérer comprendre le pseudo-infini qui a égorgé Humphrey et qui doit sans doute encore mimer l’égorgement pendant son sommeil [6] Personne n’a jamais tenu le couteau. Il n’existe que dans la métaphore qu’Humphrey a prétexté pour simuler le vrai retour du faux.

proposition n° 42

Entre la 10 et la 11.

Pour être soi, pour se retrouver, pour vivre la fin de sa mort supposée, il lui faudrait ne pas renâcler au déplacement. Humphrey joue avec l’insensibilité du lieu et de sa propre accroche. Il n’est certes pas dupe, mais il sait aussi que sans un effort qui dépasserait l’ensemble de ses perceptions, il ne parviendrait à rien d’autre, qu’à un nouvel Enfer et courrait toujours à la recherche de son corps. Le point de départ est le point d’arrivée : la chair qui le composait autrefois et qu’il regrette (vraiment ?) aujourd’hui. Il rampe entre l’arbre et le diable, entre les poutres et la musique. Les sillons creusés par un vague enchantement séparent affleurements qu’il essaye d’universaliser à coups de damnations. Il tombe dans l’eau et dans la bière, au moins en souvenir. C’est ce dont il a besoin, ce qu’il croit qu’il a besoin. Il se dit qu’il va courir loin, qu’il va suer le plus qu’il pourra pour avoir soif. S’il le faut, faire mille fois le tour de la ville pour se vider entièrement. Mais se vider de quoi ? Qu’est-ce qu’il croit Humphrey ? Que l’auberge où il est né à cette vie (ou mort à l’autre) va l’accueillir à bras ouverts et le laisser brûler comme une sangsue qui aurait attrapé un coup de froid en sortant de la rivière (comme Humphrey s’est fait sortir d’une forme de vie qui rappelle affreusement une douleur chronique qui s’amplifie continuellement et que l’on confond passablement avec un baume contre le pourrissement). Il y a sans doute quelqu’un qui sait pertinemment qu’il a raison et que derrière le mensonge il y a quelque chose d’encore plus vrai que s’il n’y avait jamais eu de fausseté. Que les paroles secouées sont des prétextes et que finalement, l’hésitation est un faux problème. Humphrey n’a même pas besoin de pousser la porte, il entre comme on entrerait dans un poème : avec le soi qu’on y apporte et rien d’autre. Charge à chacun de dénouer les fictions et les liaisons entre soi, soi et les autres, les autres quantités ineffables, les autres étranges et autres soi, parce que soi c’est les autres et que c’est une bonne raison pour boire avec eux.

Entre la 15 et la 16.

Et pour s’amuser, se délier, il faudrait qu’il coure, qu’il se métamorphose en chose impossible. Les yeux vitreux d’Humphrey, ont la couleur de l’instable, comme les croyances indéfendables des monstres de la ville. Il se coucherait au sol pour dépasser la peur, et se creuserait un trou au fond du cerveau pour y cacher l’arrière du dedans, celui qu’on ne veut pas voir, le noir, l’obscur. À Beck, les marcheurs et les coureurs ne visent qu’une seule fin : oublier ce qui fait du noir dans la tête. On l’évite, on refoule. Dans un sens c’est bien, que se dit Humphrey. On écarte le danger pour ne pas se blesser. Mais il se dit aussi que d’un autre côté, ça ne fait de déplacer le problème à peine plus loin. Le malaise ne vient pas que d’un seul endroit. Ça serait bien trop simple pour conjurer les évidences. La ville elle-même est le véhicule de la noirceur qui déborde des esprits. La double identité ville/individu provoque ce débordement. La joie dégouline le long des pantalons et des chaussures (ou des bottes, le plus souvent). Et souvent on glisse dessus. Il ne reste alors plus que ce qui nous tue. Les encyclopédies en ligne ne devraient retenir que ça de Beck : elle est un débordement de débordements. Si bien qu’on n’en voit même plus la trame. La structure est recouverte d’une substance malsaine, pleine de colère, de tristesse, de hargne, de ressentiment, de nausées platoniques. Quelque part derrière, Humphrey voit autre chose. Il faudra crever l’abcès, affronter le monstre de la ville sans se corrompre lui-même. Le fantôme se déplace trop lentement pour être convaincu de la décision qu’il va prendre. Plonger la main dans la merde et l’en ressortir couverte de confiseries fondues. Il sent déjà l’odeur de l’échec, de l’ennui et de l’inutile. À quoi bon se jeter dans la gueule de Beck ? À quoi bon ranger la culpabilité au rang de la métamorphose, voire de la transition. Il y a un pan entier des dessous de cervelle à explorer, ici-bas, sous la ville accusatrice, la ville qui désigne les coupables, les juge et applique la sentence parfois cruelle.

Entre la 26 et la 27.

Mais parfois, elle les laisse s’échapper, elle leur offre l’opportunité de gravir des montagnes. La montagne, à l’Est. Et la ville se reconstruit à chaque approche, chaque déplacement de et vers elle. On revitla ville à chaque fois, en forçant l’oubli ou en travestissant la mémoire. On s’attache à eux comme à des chevrons grinçants. Les accroches, les réminiscences ne sont pas innocentes. Certaines sont des histoires que l’on n’a pas vécues et qui pourtant, illustrent le désert qui frappe chaque neurone dans son intimité. Le moment ne s’évapore pas avec la lucidité concrète, au contraire. Il l’affirme. Les barrières ne tombent jamais complètement. Et quand elles ne tombent pas, elles ne se ferment jamais vraiment. Une secousse, un camion, un retour. Vivre le moment comme étant le dernier. On souhaiterait parfois que chaque retour soit une nouvelle expérience. Mais il n’y a pas besoin de la souhaiter. Toute expérience, quelle qu’elle soit, est une nouvelle expérience et s’inscrit dans le mouvement imaginaire de la ville. C’est quand on a compris cela qu’on peut voir les trolls, les orques, les elfes, les nains, les extra-terrestres (il parait que le mot fait peur), les vies, les morts, les joies, les souffrances, et les pourquoi qui désorganisent les tribuns. Et on leur demande à eux, aux tribuns, d’être neufs, d’être séniles. Une chance dit-on, de revoir ce qu’on a été et ce que la ville aurait pu être en notre absence. Y revenir, pour recouvrer les sens et leur donner l’allure du non-vécu. Si les Beckiens se mettaient à écrire en masse, c’est peut-être bien ce qui arriverait. Peut-être que les maisons bougeraient, que les cimetières se réveilleraient, que l’hôpital s’enfuirait en courant, que les cartons sur lesquels dorment les sans-abri brûleraient spontanément et ne laisseraient que quelques échardes dans le sol pour rappeler ce à quoi ils ont servi. Et peut-être qu’on aurait envie de recommencer toujours la même chose parce que le concept de recommencer toujours la même chose ne serait déjà plus la même chose. Alors il faut bien se décider à y entrer, dans la ville.

proposition n° 43

Ce qu’il me resterait à écrire ce qui lie véritablement Humphrey à Beck et à ses habitants. À redresser les liens qui m’échappent. Les liens sont ambigus, déroutants. En tant que fantôme, il est tellement ancré dans la ville, qu’on ne parvient pas vraiment à savoir s’il y est né ou ce qu’il y a vécu. On comprendrait alors qu’Humphrey n’y avait jamais mis les pieds avant de me rencontrer, mais que tout ce qui sera arrivé depuis notre rencontre aura été entièrement déterminé par notre beuverie, la nuit de l’engagement. Ce qui resterait à écrire désorienterait totalement le récit, car on comprendrait alors que la recherche du corps n’a strictement aucune importance, que le fait qu’Humphrey soit ou non un fantôme de change rien à ce qu’il se passe dans sa tête. Beck est une répétition, une variante de l’enfance d’Humphrey. L’éternel retour du même. Ce qui resterait à écrire ne remettrait donc pas en cause ce qui a déjà été écrit, mais offrirait une nouvelle perspective qui réorganiserait la hiérarchie des actes et pensées d’Humphrey. Il perçoit les habitants comme des archétypes formés et développés durant son enfance. Son état est conditionné par le rapport qu’il entretient avec les autres et par la manière dont il se les représente et dont il se projette en eux. Dans chaque archétype on reconnaîtrait à la fois l’interlocuteur, sa représentation, sa projection dans Humphrey, mais aussi sa projection en dehors, dans toutes les vies, dans toutes les villes. Ce qu’il resterait à écrire serait une autre trajectoire dans la ville, la trajectoire d’un intérieur transparent, parallèle. En plus de la trame géographique, temporelle, on aura donc une trame intérieure qui pourrait avoir une réalité physique. Chaque lien, chaque rencontre avec un archétype serait identifiée par un point de contact sur le corps. Ce que les pieds des marcheurs ou des coureurs appellent comme souvenirs, comme détournement du rapport à soi. Idem pour les mains : les mains trop propres, génératrices de culpabilité dans certains milieux, ou les mains trop sales qui provoquent l’exclusion, le rejet et une autre forme de culpabilité.

proposition n° 44

Retenir deux choses : une couleur et l’angle de vue. La focale reste la même, mais la distance au sujet n’est jamais la même. La ville dont il est question est un amalgame de densités ternes. Les mouvements sont à peine perceptibles, pourtant violents. C’est un retour en arrière, un éternel retour du même. Deux variantes d’un même mythe se construisent en parallèle. La première se délie et s’achève brutalement. La seconde naît à ce moment précis et condamne le récit à n’être plus qu’un cheminement vers la mort. Les apparences glissent les unes contre les autres pour ne pas avoir à échanger leurs représentations. Elles théâtralisent leurs apparitions, transgressent parfois leurs conditions, leurs définitions. Et elles se laissent piétiner par les échappées de banalité tiède qui les rendent un peu condescendantes, mais surtout dépendantes des représentations qui les précèdent et qui les enferment dans une mythologie étriquée, vieillissante et habitée par des fantômes grommelant et traînant derrière eux des enfilades de boulets qui ne sont même pas à eux.

Peu importe le côté de la ville par lequel on entre, la ville nous prend dans une tentative de voyeurisme délicieux et avale goulûment nos tentatives de résistance. La ville est morcelée par des visages, des paroles discrètes, des sourires et des soupirs étranges. Une forme de voix rouge remplit les vides et entame la joie et on se retrouve, sans vraiment y faire attention, en pleine senescence. L’âge n’a cependant aucune importance, les habitants traversent tous le même hiver fait de bandelettes. L’humidité de l’air est un souvenir lent qui suinte de parcelles de peaux jeunes, trouvées à terre. Pour entrer dans la ville, littérairement ou littéralement, il faut s’être écorché au moins trois fois. La première pour découvrir, la seconde pour s’habituer, la troisième pour comprendre que ce n’est pas ça que la ville attendait, qu’elle n’est finalement pas si cruelle. C’est une ville comme toutes les autres villes, une ville grisante mais infinie. Suffit de parcourir les cimetières (haut lieu d’attraction) pour comprendre à quel point les vivants sont parfois injustes envers eux-mêmes et à quel point on comprend mal la ville quand traverse les murs pour la première fois.

Bien entendu, rien n’indique, ne montre, ne prouve que le lieu est réel ou fictif. La neige est très légère. Il y a une brume qui embaume le récit, qui fait que même s’il n’existait pas, il serait absolument réel. Les images se battent avec d’autres éléments fictifs qui viennent s’entrechoquer dans la tête. Mais l’essentiel est préservé, le nœud du récit reprend sa place parmi ses propres images. Il est même renforcé par les coexistences absolues qui concurrence la place du soi et les élémentaires de la conscience narrative qui fonde le mythe individuel. Les couleurs poussiéreuses offrent une autre perception, secondaire. Mais qui, associée à la dureté des textures, brûlent les autres fils ou au moins, les enroule et les planque quelque part sous le tapis. On consent à la joie du gouffre, la perte, la disparition de la conscience dans une autre phase de l’esprit. Il n’y a ni juxtaposition, superposition. Pas de remplacement, pas de substitution. On pourrait parler de coexistence, mais ça serait injuste. Alors soyons injuste. Récit d’une obsession, on sous-estime la force du mythe et on croit qu’il a disparu avec la musique.



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1ère mise en ligne 18 juin 2018 et dernière modification le 12 septembre 2018.
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[1On aura beau dire, mais les questions d’identité ont la part belle. Au point que je me demande si finalement, il ne faudra pas écrire un autre livre ou travestir une certaine réalité pour se contraindre à respecter les faits.

[2Et bien d’autres choses qui font peur, bien d’autres cauchemars que je préfère garder pour moi. Je ne lui en ai jamais parlé, à Humphrey, de ces cauchemars, des monstres qui se battent avec des trolls. Ça a l’air tordu comme ça, mais j’y crois dur comme fer. Ça doit symboliser des trucs assez morbides et forcément, quand on côtoie une entité qui n’est ni vraiment morte ni vraiment vivante, ça pose question - encore une

[3Même si ce n’est pas de cruauté gratuite. La souffrance ne se démontre pas, elle aspire au quotidien, à la conscience physique, à l’ennui inopérant et inopérable, à l’affranchissement de la joie pour qui douterait de l’existence de la joie et de ses certitudes

[4J’aimerais parfois mieux connaître les lois des fantômes. Mieux cerner leur fonctionnement. Quand je serai vieux, je fonderai une université et j’étudierai la mort, son avant et son après sous toutes ses formes. Pas pour prolonger la vie, mais juste pour savoir et peut-être, si on attend des résultats de ces études, pour apprendre à mieux vivre pendant la mort, avant et après

[5Il ne faudrait pas leur en laisser l’opportunité, nous sommes incontrôlables. Le nous est abusif, mais en termes d’écriture, dans l’acte même, je ne vois que ça. Bien sûr que l’expérience directe est plus subtile que ça. Comment je vis ce passage d’un moi à l’autre ? Le nous n’est pas un moi collectif. Il n’y a qu’une identité et il ne peut s’agir que d’un seul moi, au détriment de tous les autres

[6Tout ceci n’est qu’une image car même moi, je suis incapable de me souvenir de ce qu’il s’est passé au large cette nuit-là. Je pourrais être mort à sa place, je n’en saurai rien de plus. D’ailleurs, qu’est-ce qui prouve que je ne suis pas le fantôme, que ce n’est pas Humphrey qui me court après et que ce n’est pas lui qui est en train d’écrire tout ça ?