Martine Ferrari | Marseille, rue Vincent Scotto

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Mini bio et liens à compléter.
proposition n° 1

Elle n’aime pas revenir

Elle n’aime pas retrouver des connaissances perdues de vue.

Elle n’aime pas facebook pour ça.

Et ce matin — là elle ne se trouve pas là pour ça. Mais quand sur le cours Belsunce ensoleillé, elle sent la rue étroite et sombre à droite, elle revoit les bigoudis sur les têtes, puis les clés au tableau dans le couloir puis le vernis à ongle rouge puis les lèvres rouges puis les lentes déambulations des hommes qui matent de la rue… Rue Vincent Scotto.

La lumière n’y pénètre pas sauf aux étages élevés. Elle longe l’alignement des commerces du rez-de-chaussée du côté gauche. Grilles baissées taguées à neuf heures du matin. Confection Scotto au bas de la rue, vente au détail de vêtements de travail. Comme dans un fondu enchaîné, la réalité des immeubles ravalés repoussent les images de façades populaires et bruyantes d’autrefois, portes et fenêtres ouvertes sur la vie. Au 19 restaurant Le Constantinois couleur safran délavé. Au 21 salon de coiffure Hommes et la portière en lanière de plastique colorées. Sur le seuil une chaise bleue, elle sent alors qu’elle est à deux pas du souvenir des bigoudis sur les têtes. Numéro 23, l’enseigne des années 50 perpendiculaire au haut de la porte, lettres rouge sur un carré fond blanc néon repaire pour la nuit : Hôtel Marseille. Un homme est assis sur les deux marches de l’entrée. La porte est ouverte. C’est là.

Elle voit l’alignement des fenêtres à la peinture écaillée sur trois étages et les rideaux jaunis de dentelle bon marché.

proposition n° 2

En haut de la rue le cinéma Les Variétés. Elle descend jusqu’à Belsunce, elle n’est pas très longue et parallèle au morceau de Canebière qui se termine au vieux port. Au milieu sur le trottoir de droite une façade d’hôtel peu entretenu. L’enseigne éclairée la nuit est encore allumée. Les rideaux du salon d’accueil un peu en surplomb de la rue sont tirés. Neuf heures du matin. A côté le Coiffeur pour hommes assis sur sa chaise bleue devant son échoppe commente le référendum sur les accords d’Évian avec le cordonnier d’en face et un voisin à sa fenêtre au premier étage. Un oui massif. La propriétaire de l’hôtel, debout, appuyée contre l’encadrement de la porte d’entrée, tire sur une gitane et semble goûter à la fraîcheur du matin.

proposition n° 3

Elle sent son tout son corps figé au milieu de la rue face à des silhouettes comme des mirages. Quelques gabians participent à la mise à sac des poubelles le long du trottoir. La rue est calme, étroite, elle se retourne et voit les conversations rebondir d’un mur à l’autre, s’infiltrer dans tous les interstices, portes, fenêtres, fonds de boutiques, escaliers, monter jusqu’aux étages supérieurs, jusqu’aux mansardes et son corps au milieu de la rue est connecté, chargé à l’improviste de capter les conversations -– souvenirs jusqu’au cinéma Les Variétés au néon violet magique et à la voix nasillarde du commentateur des actualités avant le film. Les époques se télescopent, les sons se bousculent, deux mobylettes bleues pétaradent à la sortie et s’échappent vers Noailles tandis que des jeunes en voiture vitres baissées, envoient au passage leur rap à fond comme pour réveiller la Canebière sans doute.

proposition n° 4

Les gabians épiaient la ville, à l’affût sur les cheminées et leurs cris résonnaient dans les rues qui descendaient au vieux port où les chalands arrivaient et repartaient. Au-delà du fort St Jean le soleil pailletait le bleu du ciel et de la mer, leur espace de conquête.

proposition n° 5

La première marche de l’hôtel. Elle ose s’y asseoir, hésite avant et esquisse un sourire à l’homme déjà installé sur la deuxième, qui ne semble guère la remarquer. Aussitôt, l’odeur du soupirail à gauche, envoie des effluves moisies d’humidité fraîche. La même que dans les déambulations de jeunesse. Sur les trottoirs dans leurs jupettes , elles jouissaient de la chaleur du sud sur leurs gambettes et de cette fraîcheur nauséabonde évacuée tous les dix pas au ras des murs.

L’eau s’écoule dans le caniveau. Des boudins de chiffons saucissonnés bloquent les détritus avant la bouche d’égout. Des petits monticules de mégots à filtre ou sans, indices des allées et venues nocturnes. On nettoie. Au carrefour, confluence des eaux, sauter du trottoir sur la rue. Sur un pavé protubérant trois ou quatre mégots de cigarettes blondes résistent, gardent la trace du rouge à lèvres. Le balai emporte la nuit. Le bitume est propre à nouveau. Luisant. Prêt à accueillir la chaleur, prêt à fondre par endroit, prêt à être le gardien des marques de talons aiguilles et des béquilles des scooters pour longtemps.

proposition n° 6

Une adresse : 2 rue Anatole France . Laquelle ? De quelle ville ? au-delà du pont El Kantara qui enjambe les gorges du Rhummel à Constantine, sous le même soleil que Camus, qui embue les yeux de chaleur et brûle les épaules il y a une rue Anatole France où elle est née. Elle l’a lue cette chaleur, elle était trop petite. Pas de trace sur google maps.

Le même chaud dans la rue Vincent Scotto à Marseille mais adouci par l’air marin. Pas de rue Anatole France, mais un boulevard loin du lieu décrit dans le souvenir. Peut-être l’ont-elles croisé sur le parcours du bus jusqu’au premier dancing de jeunesse vers la corniche le dimanche après- midi. Permission. C’était leur plus loin autorisé pour elle et sa copine jusqu’à dix-huit heures.

Autre 2 rue Anatole France dans le lisse du béton uniforme de l’autre ville portuaire. Le Havre. Des rendez-vous sous des arcades carrées, beiges, rugueuses. Une cathédrale Notre Dame, estropiée, rescapée des bombardements. Ici aussi entre les immeubles austères dans le tracé des rues à angle droit, comme une trouée de respiration vers le quai, vers le plus loin.

proposition n° 7

Rue Lemaitre, le trajet d’école, à partir de la rue Jean Baptiste Eyriès, un appartement sommaire haut de plafond, au premier, loué pour la famille de trois dans une maison bourgeoise vétuste avec un bow window glacial. La grille du jardin est neuve.

La rue doit croiser à trois numéros près la rue Anatole France.

proposition n° 8

Il pleut et les rues se vident de mémoire, rue Vincent Scotto, rue Jean Baptiste Eyriès, les rues Anatole France…

Au Havre, sous les arcades carrées la pluie colore le béton en rose. Le ciel à peine gris recouvre la ville. Les voitures ralentissent. Au bout de l’avenue océane ouverte sur la plage, un rai de lumière biblique à l’horizon tombe sur un porte-containers qui file sur la ligne de plomb de l’estuaire.



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1ère mise en ligne 17 juin 2018 et dernière modification le 16 juillet 2018.
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