Muriel Boussarie | Dans la ville sans fin

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Mini bio et liens à compléter.
proposition n° 1

Il avait dit qu’il n’était jamais venu à F. auparavant. Que c’était la première fois. Pourtant presque immédiatement, quelque chose dans la couleur poussiéreuse des rues l’avait cueilli. Il n’avait pas éprouvé l’excitation de découvrir à son tour une ville mille fois célébrée. Ni l’appréhension d’être déçu devant ses splendeurs trop vantées. Il s’était senti bizarrement chez lui. Etait-ce la densité des bâtiments du centro città… l’obscurité des rues étroites ou les places inattendues… le jaune mat des façades… cette sensation de revenir chez lui. Comme s’il n’avait fait qu’errer ses vingt et une premières années de vie, toujours bancal, toujours heurté par l’impossibilité d’être vraiment présent dans des lieux transitoires.

Il voulait offrir un café au garçon et à la fille qui l’avaient pris en stop. Mais ils avaient insisté pour aller tout de suite voir le Duomo. Lui n’avait pas envie de se précipiter. Les ruelles sombres, les fenêtres closes lui convenaient pour le moment. Il voulait apprivoiser cette onde de déjà-vu qui affluait en lui. Il a pris son sac à dos dans le coffre de leur voiture et leur a dit qu’ils se retrouveraient plus tard. Une fraction de seconde, les yeux noirs de la fille se sont fixés sur lui. Devinait-elle qu’il éviterait de les recroiser ? Le garçon lui a souri.

Il avance dans l’ombre des rues et monte des escaliers de pierre vers des églises calmes où il n’entre pas. Il laisse la sensation organique d’être vivant-dans-la-ville le submerger. Bientôt il s’assoit sur des marches arrondies dont il saisit l’épaisseur à pleines mains. L’intimité qu’il ressent avec ces lieux le stupéfie. Il se demande si sa ville natale ressemblait à F. …ou si dans une lointaine vie antérieure il n’aurait pas vécu ici… l’idée d’avoir pu croiser un jour l’enfant divine, la belle Muse morte trop jeune le fascinerait… Mais il est juste assis là, sur cette marche de pierre piquée à laquelle qu’il s’accroche. Soulagé que la matérialité d’une ville le porte enfin.

proposition n° 2

Il fait froid. La petite place est vide. Les dalles de pierre irrégulières absorbent le bruit des pas. Le sol est légèrement incurvé. Les immeubles bas sont serrés les uns contre les autres, leurs volets de bois peints en gris sont clos, leurs façades jaunes et silencieuses. Sur la gauche, un bâtiment un peu plus haut, un ancien palazzo, lui aussi fermé. Un sachet de papier froissé poussé par le vent file sur quelques mètres, se soulève et puis retombe. Quelques flaques d’eau reflètent la clarté de nuages blancs qui se disloquent. Il a plu cette nuit. La haute porte du vieux palais s’ouvre pour laisser passer une voiture rouge. Le ciel s’éclaircit. Grand calme.

proposition n° 3

à l’arrière c’est flou… angle épais d’un immeuble sombre… reflets du ciel sur les vitres… ici les volets sont ouverts… on voit le ciel mais aucun arbre… longue rue étroite qui s’effile et se perd dans l’ombre… on aimerait voir des branches chargées de feuilles troubler la géométrie paisible des bâtiments… des pas résonnent… personne en vue… à droite la tranche sombre d’un grand immeuble plus récent… lourdeur pré-mussolinienne… à gauche la réverbération du jour naissant sur de hautes fenêtres… soleil du matin… surexposition des souvenirs… cette aveuglante lumière… mémoire creuse des sensations…

proposition n° 4

Je te laisse, le ciel m’aspire, ne me transperce pas de tes yeux perdus, ne me retiens pas avec ton corps dégingandé, le ciel m’aspire, les rues quadrillent l’espace, les toits de briques superposées, tous ces toits orangés, ces toits qui s’éloignent et le fleuve serpent jaune et la coupole écarlate du Duomo et la foule inondant la place des fleurs et toi qui a disparu, minuscule silhouette noire, patte de mouche insignifiante, désormais invisible… Maintenant la città se dessine comme une carte, comment faisaient-ils les cartographes avant l’ornithoptère, avant les montgolfières, les satellites, comment faisaient-ils pour dessiner les fleuves, pour dessiner les côtes et les villes vues d’en haut où ils n’avaient jamais été ?

proposition n° 5

Il attend devant le numéro 21 de cette ruelle étroite qui rejette la blancheur du soleil sur le haut des façades. Il s’est appuyé sur le haut mur d’enceinte d’un parc aujourd’hui fermé. Face à lui, la porte modeste du 21 est encastrée dans un mur jaune. Une porte à deux battants de bois foncé, chacun muni d’une poignée ronde, dorée sur le battant gauche, noire sur le battant droit où se loge, une trentaine de centimètres plus haut, l’ouverture métallique d’une boîte aux lettres sous laquelle est inscrit le nom de famille de la femme qu’il attend. A côté de la porte, une fenêtre derrière une épaisse grille de fer peinte en vert, scellée dans la maçonnerie. Aucune volute, aucun motif décoratif ne prétend agrémenter la grille ni alléger son allure carcérale. Des pots de différentes couleurs – mauve, vert pâle, bleu, jaune, noir – sont serrés derrière la grille sur une petite planche à mi-hauteur de la fenêtre. Ils laissent échapper l’un des tiges surmontées de fleurs roussies, un autre quelques bras décharnés de succulentes déshydratées et le plus petit, le noir, des feuilles d’une vitalité surprenante eu égard à la négligence qui semble pourvoir à l’entretien de ces plantations. Entre la porte et la fenêtre, au-dessus du numéro 21, surgit le raccordement d’une gouttière noire qui grimpe le long de la façade jusqu’au toit et dont tout laisserait à penser que son excroissance disgracieuse sur le mur est la conséquence d’un oubli dans les plans initiaux de l’immeuble, si d’autres gouttières aussi incongrues ne poussaient pas le long des façades voisines, plus discrètes que celle-ci car fondues dans le crépi jaune des murs. Il regarde le nombre 21 tracé en bleu foncé dans un hexagone de faïence blanche bordé d’un liseré du même bleu foncé. Dessous, deux sonnettes sont insérées dans un petit encadrement de marbre gris veiné. Galardi est le nom de la femme qu’il attend, de la femme qui n’a pas répondu lorsqu’il a appuyé à deux reprises sur la sonnette du dessus. Il s’est demandé s’il n’avait pas perçu un bruit sourd derrière la fenêtre à barreaux juste après avoir sonné. L’épaisseur du silence ensuite a fait taire son doute. Il ne se passe sans doute rien derrière l’alignement des pots de fleurs coincés entre la vitre de la fenêtre et la grille. Le pot vert et le pot mauve ont la même forme légèrement évasée vers le haut. Le noir – qui contient les plantes les plus vivaces – est en plastique. La céramique du pot jaune est plus sophistiquée, d’ancienne facture. Sa matière grenue, émergeant entre des coulées vertes plus lisses, évoque irrésistiblement les grains des épis de maïs. L’idée lui vient alors que Mme Galardi ne laisserait pas ses plantes se dessécher dans les pots qu’elle a soigneusement alignés devant la fenêtre. Qu’elle n’a pas dû rentrer chez elle depuis longtemps. Et que sans doute il attend en vain, inutilement planté devant le numéro 21.

proposition n° 6

L’espace saturé de noms, surnoms, renoms étincelants. NOM du fleuve qui traverse la ville. NOM du poète mort en exil. NOM de la muse réelle ou symbolique. NOM du moine despote mort au bûcher. NOM de la dynastie qui régna sur la ville. NOM de la Sans Pareille au profil de madone. NOM du penseur politique. NOM de la gare ferroviaire. NOM de la première femme peintre admise à l’Académie de dessin. NOM du palais où fut torturé le moine despote. NOM de l’astronome mathématicien physicien. NOM de l’inventeur peintre architecte. NOM du sculpteur architecte peintre. NOM de l’écrivain vacillant au sortir de la basilique. PRÉNOM du Magnifique. NOM du navigateur et du paquebot emportant les émigrés italiens vers le Nouveau Continent. NOM du jardin où tu faillis t’évanouir. NOM du Fratello qui peint les fresques de quarante-quatre cellules de moines. NOMS de l’écrivain russe et du roman qu’il acheva ici. NOM des architectes du Campanile. NOM de l’église où le peintre repose auprès de son modèle. NOMS des bâtisseurs oubliés qui maçonnèrent, forgèrent, sculptèrent la ville. NOM de l’écrivain qui brûla ses poèmes. NOM du poète qui lui conseilla la prose. NOM des portes de la ville.

proposition n° 7

S’il emprunte cette large avenue dont la perspective au loin se fond dans les feuillages de deux rangées d’arbres touffus, c’est pour retrouver la sensation qui l’a étreint ce matin quand ils sont arrivés dans la ville, quand la voiture ralentissait en approchant du centre historique et que la fille au volant hésitait déjà à se garer. L’angle d’un immeuble – pourtant ils se ressemblent tous – s’est encastré dans sa mémoire. C’est là que ça a commencé. Brutalement. Le bossage gris, un peu rustre du rez-de-chaussée, sous le crépi jaune des trois étages et les fenêtres aux frontons triangulaires... Il y avait là quelque chose de mélancolique, d’assourdi, de profondément familier qu’il faut absolument retrouver. Et s’il marche si vite, s’il commence à courir malgré les 35° qui alourdissent l’ombre, malgré la sueur qui goutte sur ses tempes et colle son t-shirt à sa peau, c’est qu’il ne faut pas laisser s’échapper l’impression furtive, subitement ressurgie, cet appel d’un passé qu’il a rejeté de sa conscience – une fois pour toutes croyait-il – mais auquel l’attache sa chair d’enfant, son être à la trame écartelée, rompue… et si la trame tenait encore un peu ? prête à se raccorder, à s’attendrir dans l’espoir de renouer avec… avec quoi ? quelque chose qui affleure à sa conscience, qui est là, à portée, qu’il pense toucher en arrivant (Via Alfonso La Marmora , les yeux levés vers les fenêtres, comme pour apercevoir un visage derrière les vitres, entre les reflets brillants du ciel… Mais la rue est comme endormie dans l’ombre. Les immeubles au bossage gris ne lui disent plus rien, la sensation si vive s’est évanouie. Il essuie son front trempé, ses yeux plissés. Du quelque chose qu’il voulait approcher, il ne reste que le manque, un grand vide qu’il connait bien, encore plus béant.

proposition n°8

Enfin il pleut. Crépitement de l’eau sur les dalles du trottoir, cris joyeux d’enfants surpris par l’averse, longues éclaboussures des voitures sur la chaussée. Tout se rafraîchit. Il ferme les yeux. Si la pluie pouvait tout dissoudre, tout mélanger… les couleurs des façades, le galbe des statues, la boue du fleuve, les encadrements de pietra serena, les particules de son corps et les os de son crâne… en faire une pâte informe… Comme il aimerait se fondre dans cette matière terreuse, indistincte, faire partie d’un tout sans devoir porter ses particularités d’individu, sa charpente trop haute, ses mauvais rêves…

proposition n° 9

... binario tre il treno proveniente da Milano... Résonance du haut-parleur, matité de cette voix d’homme. Attenzione al binario otto alla partanza del treno mille novecenta cinque Trenitalia… Coup de sifflet strident le long du quai. Roulements de valises sur le bitume, claquements de talons précipités. Nouveau coup de sifflet perçant. Chiara, Chiara sbrigati ! crie une femme. Vibration contre sa cuisse. –- Allo, Ugo… c’est bien toi ? Voix de femme à son oreille. Léa. Voix douce, un peu éraillée. Longs crissements aigus des freins le long du quai. – Mais tu es à la gare ? Tu repars déjà ? Blanc. Binario due il treno proveniente da Venezia Santa Lucia... reprend le haut-parleur. -– Je ne sais pas encore, peut-être… Écho de sa propre voix dans le téléphone. Aboiements hargneux d’un petit chien derrière lui. – Je t’appelle parce qu’on a retrouvé tes lunettes de soleil. Elles avaient dû glisser sous le siège arrière. Binario cinque attenzione… Des cloches retentissent. –- Je ne suis pas loin de la gare, poursuit Léa. Si tu ne pars pas tout de suite, on pourrait se retrouver sur la place Santa Maria Novella pour que je te rende tes lunettes. Les cloches sonnent à toute volée. –-Oui, bonne idée. L’écho de sa propre voix comme celle d’un autre. -– Alors je t’attends devant l’église.

proposition n° 10

Émanations de sucre tiède… du vanillé, du lacté, du chocolaté… Senteurs des pâtes levées, gonflées, beurrées… Opulence presque écœurante… s’il n’y avait cette fraîcheur de béton mouillé que l’averse souffle à travers la pasticerria… l’amertume lancinante du café qui goutte du percolateur… et ce parfum d’herbes tendres qui frôle ton bras quand elle secoue ses longs cheveux devant la profusion de beignets bombés, d’éclairs vernissés, de babas poudrés de sucre glace.

Froide, lourde, anguleuse, l’armature métallique de la chaise que tu tires pour t’asseoir en face d’elle. Ses épaules nues dont tu imagines la moiteur sous tes paumes. Des grains de sucre de ton beignet roulent sous la pulpe de tes doigts. Les éclats de pierre qui ornent la petite table ronde où vous vous êtes installés impriment des petits angles sur la peau de tes avant-bras.

Tu mords dans ton beignet. La consistance élastique de la pâte cède sous ta morsure et la crème onctueuse afflue dans ta bouche. Son épaisseur, sa saveur emplissent toute ta bouche. Tu aimerais engloutir un morceau plus gros encore, un morceau énorme… tes joues se déformeraient, la crème baverait à la commissure de tes lèvres, les yeux noirs en face à toi s’écarquilleraient... tu savoures cette idée en goûtant la densité du caffè stretto qui s’écoule dans ta gorge. Les derniers grains de sucre crissent entre tes molaires.

proposition n° 11

...de lumière électrique, violemment verdâtre, qui éclaire un reste de conscience dans la nuit, baigne les murs granuleux de cette épicerie minuscule miraculeusement ouverte dans un quartier plongé dans le silence, un phare où viennent s’agglutiner nos vies éphémères et le néon à la calligraphie italique, inscrivant Oggi en rose fluorescent sur nos pupilles dilatées, una coca zero per favore, un liquide pour électriser nos corps défaillants s’il vous plaît, et l’homme derrière la caisse comprend cette supplique, il cherche la canette la plus fraîche, et d’autres sont entrés pendant ce temps, deux qui parlent en français, une troisième qui se tait et c’est difficile de trouver la monnaie pour payer le coca, les gestes comme empêchés, un homme de soixante ans en marcel vient de rentrer une étagère métallique sur roulettes chargée de boissons et il soupire, et les français veulent une glace, ils ont remarqué qu’il y avait là quelques parfums de gelato artigianale, non ci sono piu lampone, regrette l’homme qui vient de ranger dans le tiroir-caisse les pièces données pour le coca zéro et il attend que les clients déçus choisissent un autre parfum de glace et celle qui se taisait dit tout à coup Pourquoi pas vanille ? les bulles ont jailli de la canette, elles ont pétillé sur les lèvres, les français ont payé leurs glaces, l’homme derrière la caisse a dit buona notte, l’homme au marcel a porté des packs de bouteilles d’eau au fond de la boutique et maintenant il s’avance avec une manivelle pour enclencher la fermeture du rideau de fer, les français sortent de l’épicerie, il faudra finir la canette de coca dans la rue, espérer que les bulles éclatent assez fort dans la bouche, que des frissons à la surface de la peau relancent la machine, lui donnent assez de vie pour aller vers...

proposition n° 12

Il n’y a plus que quelques fantômes qui me traversent, furtifs, arrogants, des princes déchus. Ils ne regardent pas le fleuve à travers les arches comme le petit führer quand il admira hâtivement l’alignement des maisons au-dessus des eaux jaunes. Une admiration qui m’a sauvé, parait-il, de la destruction totale. Ils ne s’arrêtent pas plus devant les autoportraits que quelques touristes chanceux pourront peut-être contempler un jour si les visites guidées reprennent. Car pour l’instant je suis fermé. Risque d’incendie. Imagine le feu s’engouffrant dans ma galerie, noircissant mes murs, un instant freiné à l’angle du quai des Arquebusiers, puis s’élançant de nouveau, s’échappant de mes arcades, imagine un embrasement secret au-dessus des toits de l’Oltrano, crépitant dans l’église Santa Felicita… Non, les flammes seraient stoppées net par les portes blindées qui me coupent en six.

Je suis vide, mais le bruit de la foule résonne sous mes voutes qui enjambent le pont vieux. J’ai été construit pour les déambulations secrètes, je cachais les allées et venues des puissants, je les protégeais des intrigues de leurs rivaux, de la révolte des gueux. Mais j’ai servi aussi les partisans, ils se rejoignaient d’une rive à l’autre en franchissant le fleuve à l’abri des regards, je les revois glissant sur mes tomettes, se baissant sous chaque ouverture pour ne pas être aperçus de l’extérieur… pour une fois mon existence a eu un autre sens.

Les fantômes Medici couraient pour traverser le pont, ils surplombaient les rues, incognito, et hantaient leurs anciens palais comme s’ils étaient toujours aux affaires. Ils n’acceptaient pas leur déchéance. Quand des alliés inattendus ont surgi, encapuchonnés, catapultés d’un jeu vidéo, ils ont été subjugués. Les Assassins avaient du panache, ils cultivaient des secrets à décoder et n’avaient pas froid aux yeux. Ils escaladaient les palais à la force de leurs mains, comme aimantés par les parois de pierres. S’il fallait, ils se jetaient dans le vide en vol plané et tombaient dans des charrettes emplies de feuilles. Sauter, saisir, s’accrocher... Vision d’aigle qui révèle les forces en présence. Leurs missions – quoique répétitives – avaient quelque chose de fascinant. Cible au fond de la place. Assassinat par strangulation. Ennemi sur une tour. Double lame ou dague empoisonnée ? Assassinat sur une corniche. Les fantômes étaient éblouis, ils ont pensé que la réalité augmentée leur rendrait la vie.

Vous espériez surgir d’un jeu vidéo et revenir à la tête de la cité. Vous auriez un rôle à jouer, les banquiers et les riches dominent toujours le monde. Plus que jamais. Vous vouliez aussi agrandir votre Bellissima, la parer de nouveaux atours, vous rêviez d’une nouvelle Renaissance… Mais les Assassins n’étaient pas à votre service. Votre univers n’était pour eux qu’un décor de palais splendides, de complots à déjouer, de manipulations, juste un decorum pour leurs missions d’Assassins. Cible à droite.
Assassinat sous un pont. Vous vous êtes montrés indulgents devant leurs mascarades, leurs cascades vertigineuses parfois grotesques. Mais vous n’avez pas supporté leur mise en scène de la Conjuration, vous n’avez pas pardonné leur meurtre de Giuliano, votre Giuliano, les coups de poignard, la mort obscène sur le parvis de la Cathédrale.
Vous connaissiez la ville dans ses moindres recoins et vous avez entraîné les Assassins dans les angles morts de leurs péripéties vidéo pour les massacrer. Ils connaissaient mieux que vous l’étoffe virtuelle de votre réalité et ils vous ont déchirés. J’entendais des cris, des agonies rauques. Je ne pouvais suivre vos combats que de loin. Les limites techniques qui avaient empêchés les Assassins de pénétrer à l’intérieur de la Cathédrale pour y reconstituer la mort de Giuliano telle qu’elle s’était produite ce 26 avril 1478, les ont bloqués à l’entrée de ma porte sud comme de ma porte nord. Ils ont tenté de grimper sur mes arcades et d’entrer par mes fenêtres, mais j’ai fait trembler mes murs pour qu’ils lâchent prise et ils sont tombés dans le fleuve.

Après les cris, les affolements, les coups bas, ce fut presque le silence. Quelquefois des pas précipités sur les dalles. Une vapeur épaisse s’est levée du fleuve et a stagné près des quais durant quelques jours. Maintenant ce ne sont plus que des ombres qui me traversent, des présences infimes, intangibles, des échos de souvenirs. Parfois je me demande si je ne rêve pas.

proposition n° 13

Ce nœud de routes vers la périphérie, la ville a sorti ses boyaux pour éjecter ceux qui partent et absorber les nouveaux venus, des voitures qui freinent devant l’embranchement fermé du rond-point et tournent encore, hésitant sur la direction à prendre... tangenziale ouest… Porta Romana… ou… Au centre, tout est chaleur et béton, abstraction and concrete, corps et pensées qui s’évaporent, confrontation des besoins primaires à la matière, songe, soif et ciment… Pourquoi se retrouver là… Autour, des champs de paille brûlée, ponctués de cyprès noirs. Et trois pins parasol dans un virage derrière la glissière de sécurité. Tourner… Des cônes de signalisation rouges devant le plot de béton qui barre l’embranchement fermé, une zone de travaux — semble-t-il — délimitée par un ruban de plastique rouge et blanc, on ne voit pas de quels travaux il peut s’agir, aucune ébauche n’est observable, le lieu est déserté, peut-être une intention laissée en plan, une velléité d’élargir le virage, d’adoucir son angle ? on ne sait pas et on cesse de s’interroger, la chaleur dilue toutes les questions. Le soleil voilé de poussières étale une langueur sans fin sur ce nœud de routes qui convergent pour s’écarter ensuite, sur les rares voitures qui glissent au ralenti dans l’arrondi du rond-point où jaillit l’éclat furtif de leurs vitres closes. Quand les voitures s’éloignent, la stridulation des cigales enfle sous des buissons secs. Aucun mouvement apparent. La lumière vibre sur le béton. Un lézard vient chauffer ses écailles au sommet du plot de béton. De la silhouette des pins parasols coule une ombre minimale. Au premier virage, de longues traces noires de pneus ont quitté leur parabole initiale avant de disparaître sous la glissière de sécurité.

C’est un nœud routier à cinq branches où les voitures ralentissent car la route vers le centro città est fermée, alors où aller, on ne va pas reprendre la tangenziale ouest, ni aller vers la piazza della liberta… Tourner… Derrière le ruban rouge et blanc, un grillage de plastique rouge est tendu sur toute la largeur de la chaussée pour protéger ces travaux dont la nature nous échappe. Dans les anfractuosités du plot de béton, de longues fourmis dessinent un chemin sinueux pour charrier des débris difficiles à identifier. Après les champs de paille jaunie, le regard se perd dans l’horizon des collines sombres. Un nouveau flot de voitures entre sur le rond-point, ralentit, hésite et se disperse vers les autres Noms où la ville se reforme au loin. Par endroits des flaques chimériques luisent sur le bitume. Un ballet de guêpes affamées virevolte autour d’un buisson de lavande dont on n’avait pas remarqué l’existence tout à l’heure. Le ruban de plastique rouge et blanc claque au vent, au vent âcre et chaud qui s’est levé et qui balance l’ombre élargie sous les pins parasols. Les cigales persistent dans leur grincement hypnotique. Au loin, très loin, s’entend l’appel d’un enfant : Gaia ! Gaia ! Des oiseaux s’ébattent dans le ciel toscan.

proposition n° 14

Tu remarques d’abord sa taille, une taille bien prise comme on disait autrefois, qui articule dans un élan de danse muette son bassin rond, ses longues jambes brunies avec un torse tout aussi gracieux, la poitrine gonflée sous l’imprimé délicat de la robe, les bras fins et le cou altier où s’élève une tête coiffée d’un chapeau de paille à larges bords. De son profil, on n’aperçoit que le nez droit et le sourire tranquille bordé de deux stries fines. Tu aimerais soulever ses lunettes de soleil pour voir si ses yeux sont splendides, eux aussi. Tu imagines qu’ils le sont. Elle a peut-être moins de trente-cinq ans, peut-être près de quarante, tu ne sais pas donner d’âge. La jeune femme, très jeune, qui l’accompagne, la dévore des yeux, éblouie, un sourire irrépressible sur ses jolies lèvres. Elle porte aussi un chapeau de paille, un petit chapeau agrémenté d’un ruban noir, qui laisse apparaître ses cheveux courts, blonds pâles. Son corps souple, vêtu d’un pantalon large et d’un débardeur gris, se balance incessamment vers celui de sa compagne, comme s’il se réfrénait à grand peine de l’enlacer encore et encore. Elle remarque que ton regard aussi reste rivé sur sa belle amante. Alors tu détournes les yeux vers l’homme qui les suit dans la file d’attente, un homme entre deux âges, que la chaleur n’a pas dissuadé de nouer une cravate autour du col de son impeccable chemise blanche. Son visage est bouffi au point que ses expressions se figent dans la boursouflure de ses joues et on ne sait pas de prime abord s’il faut prendre pour un rictus son demi-sourire ou bien l’inverse. Seul le regard très mobile, où affleure par instant une sorte d’étonnement, rappelle l’enfance. Mais en appuyant ton regard sur ses traits enflés, tu ne parviens pas à retrouver le petit garçon dans cet homme devenu un monsieur ni à deviner comment la vie a pu au fil du temps l’enclaver à ce point. Derrière lui, un jeune garçon vêtu d’un maillot de la Roma, un foulard de pirate noir sur ses cheveux châtains, parle à un quadragénaire à la barbe soignée, vêtu d’une chemise en lin bleue et d’un bermuda foncé. L’air de rien, l’homme s’enorgueillit de la vivacité et des connaissances de son fils qui évoque avec enthousiasme quelques découvertes de Galilée. Tu tressailles : Léa vient d’effleurer ton bras pour te demander la signification d’un mot sur l’emballage d’un bracelet anti-moustique. Tu ne peux t’empêcher de sourire aux yeux très sombres, aux fossettes espiègles, à l’Irrésistible qui t’agaçait hier et qui ignore encore la portée du charme qui la traverse. Salve Giuseppe ! Le caissier salue un homme d’environ soixante-dix ans qui vient d’entrer dans l’épicerie, un homme aux traits bien dessinés, les joues ravinées de rides obliques et dont le visage doux exprime une lassitude immense. Tu es frappé par sa mélancolie profonde, peut-être héritée de ces nostalgies de l’ordre qui alimentent de menaçantes résurgences politiques. Mais le départ des deux belles femmes observées tout à l’heure interrompt tes sombres digressions, ton regard file vers la jeune blonde au chapeau qui guide sa magnifique amie vers la sortie et sur le pas de la porte lui entoure la taille de son avant-bras hâlé par le soleil.

proposition n° 15

Je te regarde, je ne te vois pas : quelque chose en toi qui m’aveugle, un trou noir qui affole mes repères ; au début je t’ai pris pour un frimeur, pour un type qui s’la joue l’air de rien, au début ; mais j’ai trop eu la haine quand tu nous as laissés en plan… on venait à peine d’arriver, t’as pris ton sac, tu voulais nous payer un café mais Thomas, lui, il voulait tout de suite aller au Duomo, pas une seconde à perdre, on avait roulé toute la nuit, il fallait tout de suite voir le Campanile, le Baptistère… moi j’aurais bien pris un café avec toi… face à toi… dans le rétroviseur, je ne voyais que des fragments de ton visage – grand œil clair sourcil sombre… nez long un peu cabossé – ; tu as dit qu’on se retrouverait plus tard, n’importe où, partout… le centre est petit, le monde est petit… tu faisais même pas l’effort de croire à ce que tu disais… je sais bien que je t’agaçais mais ne te fie pas à mes joues calmes… tu n’étais plus là, on était deux touristes dans la foule, Thomas et moi, à regarder la marqueterie des marbres du Duomo et je ne comprenais pas comment un type que je connaissais à peine, un type aussi évanescent pouvait me manquer comme ça ; j’étais vide, je suis partie, j’ai traversé le fleuve ; de l’autre côté, j’ai cru te voir, charpente dégingandée à l’angle d’un carrefour, et quand je t’ai aperçu pour de vrai, je me suis cachée sous une porte cochère, un peu sonnée, j’étais furieuse contre moi-même mais je t’ai tout de même suivi dans les allées, dans les escaliers d’un parc, je t’ai suivi tout l’après-midi… j’avais ton numéro et j’osais pas t’appeler… Puis on a trouvé tes lunettes dans la voiture… mon cœur a battu mes tempes quand j’ai su que tu étais à la gare… On s’est assis dans une pasticerria, tu m’as fixée longuement… tu ressemblais à un poisson jailli d’un aquarium… je ne sais pas ce que tu cherches, tu regardes à peine les monuments, la foule qui t’étouffe… tu as souvent un carnet dans la main, tes longs doigts enroulent sa couverture, parfois tu l’ouvres, on dirait que tu dessines… tu marches des heures durant ; tu attends aussi, je ne sais qui, tu attends dans une ruelle déserte de l’Oltrano, la tête renversée vers le ciel, devant un petit immeuble jaune… rien ne se passe, tu repars… tu marches au-delà de la Porta Romana mais quand la ville se distend trop, tu reviens vite dans le maillage des rues, des ruelles, des passages, tu as besoin que la ville te serre, tu as besoin qu’elle te porte…

proposition n° 17

Attendre. Attendre encore à ce point de la ville, devant le numéro 21 d’une ruelle ombragée, à cette heure quasi déserte. Mais il ne se voit pas rester indéfiniment immobile devant la porte close, devant la plaque de faïence du 21. De l’immeuble voisin, quelqu’un le guette derrière des volets à moitié rabattus. Un ragazzo sans casque est passé trois fois devant lui, la dernière fois en faisant cabrer son scooter. Il longe la rue jusqu’à l’entrée du parc, il hésite puis revient pour sonner une nouvelle fois. Pourquoi n’est-elle toujours pas rentrée ? Il va faire un tour dans le parc, il regarde des enfants glisser sur un toboggan. Dans son dernier message, elle disait qu’elle allait revenir aujourd’hui. Presque un mois qu’elle est partie à Rome… Ça ne sert à rien de l’attendre là-bas, figé devant la façade jaune de son petit immeuble... mieux vaut faire le tour du parc, s’asseoir un instant sur un banc. Mais il n’arrive pas à écrire ni à dessiner… pas plus à lire… il est suspendu à son attente. Il était tellement soulagé d’apprendre qu’elle revenait aujourd’hui, maintenant que tout s’est arrangé pour le nouveau-né, sa première petite-fille… Bientôt 16 heures. Il espère encore pouvoir dormir chez elle ce soir. Les squares, ça va bien une nuit ou deux, mais ce matin vers 5 heures, un chien lui a léché le front et a grondé quand il a sursauté, la peur bleue de sentir cette grande gueule au-dessus de son visage… pour un peu il se faisait arracher le nez ! Il se lève d’un bond, frotte son bras, son cou, les moustiques sévissent dans l’ombre touffue des arbres. Il sort du parc. Il rappelle l’auberge de jeunesse sans grand espoir, ils ne répondent presque jamais au téléphone. Il faudrait y retourner, une place devait se libérer, il ne faut pas trop tarder s’il veut trouver un vrai lit pour ce soir. Mais si la signora Galardi arrivait pendant ce temps ?

proposition n° 18

…vers les autres Noms où la ville se déploie au loin… où elle se poursuit en d’autres Noms la ville… étirée par les tangenziale qui prolongent ses artères au loin, par les routes qui se faufilent sous des feuillages denses, bruissant, avant que de nouveaux Noms apparaissent, minuscules sur la carte, inscrits sur des panneaux décolorés… vers ces nouveaux Noms qu’un accent étranger prononce en l’imaginant se déployer au loin la ville… la ville ici en suspension dans l’informulé de la végétation profuse, sous les collines surplombant une rivière encaissée et nous, longeant sans le savoir le fiume Serchio, nos regards tendus vers un village juché sur un promontoire…
vers les autres Noms où il serait possible d’aller au loin… vers les autres Noms où il serait possible d’habiter… non pas attaché à une petite maison dans un lieu-dit, ni rivé à un village haut perché baigné par le soleil du soir mais perdu au loin dans les rues de la ville qui se reforme … qui se déploie dans les autres Noms où se projettent ses figures dans le lointain, ses coupoles rouges, ses campaniles encore, ses marchés, mais aussi des bâtiments administratifs épais, monumentaux, et peut-être des arcades plus hautes abritant les déambulations l’été le long des rues…

proposition n° 34

L’EST. Le tropisme initial. Enfant, imaginer les villes les fleuves dans l’Est proche dans l’Est lointain s’alignant sur la latitude natale. Plus tard, suivre le parallèle sur les cartes du monde d’une ville à l’autre en traversant mers et montagnes. L’Est. Son corps orienté. Puisqu’on ne va pas avancer à reculons, ni en crabe, suivons le sens des orteils, un pied devant l’autre, suivons la pointe des seins, le bout du nez. Quand tu veux t’éloigner de F. ou l’agrandir en te déplaçant, c’est d’instinct vers l’Est que tu te diriges. Tu croises un homme jeune, assez beau, qui te demande de l’argent pour rentrer chez lui, il dit qu’il n’a plus rien, qu’il doit absolument rentrer chez lui, dans le Nord, tu penses qu’il veut juste te soutirer de la monnaie… pourquoi tout de suite cette méfiance… il parle un peu français, un peu italien, il dit qu’il doit rentrer voir son père au plus vite, son angoisse te submerge, tu lui donnes cinq euros, il te serre le bras… Tu traverses la place Cesare Beccaria, tu prends une rue qui s’ouvre entre les façades incurvées de deux immeubles. Via Vincenzo Gioberti, il y a encore des terrasses, des trattoria, quelques magasins, Calzedonia, Tezenis… aussi une pharmacie, aussi une agence de la BNP... tu traverses la via del Campofiore et la place Leon Battista Alberti devant la structure transparente en colimaçon d’un parking à plusieurs étages… tu continues vers l’Est, toujours... tu te projettes au loin, tu imagines arriver à la mer, prendre un ferry pour la Croatie, tu emmèneras peut-être Léa si elle veut venir avec toi, vous traverserez les terres de Bosnie, de Serbie, de Bulgarie jusqu’à la Mer Noire… Vers l’Est toujours, une rue étroite entre des maisons mitoyennes, à un, deux, trois étages, pas plus, encore des façades jaunes, des bossages gris, des fenêtres à frontons horizontaux, parfois un immeuble plus récent encastré dans l’alignement des maisons… parfois une porte arrondie, parfois un balcon à balustres… la rue s’élargit, les voitures peuvent se garer en épi devant une agence de la Monte Paschi, la séculaire banque toscane qui surnage désormais entre plans de sauvetage, scandales financiers, remise à flots par l’état italien, dans le silence accablant du meurtre de David Rossi, précipité du troisième étage du siège social, un splendide palais siennois… sur ta droite, deux rangées d’arbres entourent une contre-allée devant une série de petits immeubles quasi identiques tandis que sur la gauche se dressent plusieurs bâtiments modernes dont un grand immeuble aux parois vitrées délimitées par de hauts piliers gris et blancs… en face des containers gris pâle à couvercles jaune, marron ou bleu… tu longes le complexe de bâtiments orangés du siège régional de la RAI surplombé d’une structure métallique hérissée d’antennes et de paraboles… devant un groupe d’immeubles sans charme, trois femmes se sont arrêtées pour parler… la rue s’évase en arrivant sur un large rond-point dont une station Esso occupe l’un des angles et face à elle un parking quasi vide… agrandissement du ciel, agrandissement de l’horizon qui préfigure la limite de la ville… mais la rue se poursuit encore, chaussée à double sens, arbres, larges trottoirs, containers gris, au couvercle bleu pour les rifuiti non differenziati, elle trace ton chemin vers les collines, l’interminable via Aretina… tu n’emmèneras pas Léa, elle ne veut pas être ta sœur, et toi, tu n’as pas besoin d’une amoureuse, tu ne veux pas qu’on vienne caresser tes blessures… au rond-point, le ciel immense, les jardins, les collines qui cernent le champ de vision te répètent que la ville se délite… mais à nouveau la rue se poursuit, elle se rétrécit, à nouveau on roule en sens unique entre des maisons basses aux grilles de fer forgé, on passe devant une caserne de carabinieri, devant des maisons blanches serrées les unes contre les autres, on se croirait en Espagne… puis les arbres réapparaissent, des arbres de plus en plus nombreux, des oliviers débordent des murets de pierres, des cyprès se dressent derrière, tout s’accélère, cette fois tu as pris ton sac, tu t’en vas, Antonia est repartie pour Rome et toi tu as besoin d’air, tu ne marches plus, une voiture t’emporte, elle quitte le chien à six pattes crachant du feu sur l’étendard de la station Agip, la perspective au loin des collines sombres s’agrandit, des pins déploient leurs cimes, on laisse la via Aretina pour rejoindre la via Aretina Nuova ou SS67, on longe le fleuve, on longe la voie ferrée, la végétation gagne sur le bâti clairsemé dans la vitesse, tu fermes les yeux… tu rêves… À Ancône – a come Ancona – tu prendras la mer et tu traverseras l’alphabet romain jusqu’à Zadar.

L’OUEST. Le vent contraire. Il faut partir, quitter la ville qui se répète, qui se pastiche elle-même, façades jaunes, bossages gris, la ville statufiée dans son immuable harmonie. À l’Ouest, un peu d’air, les perspectives s’élargissent devant l’immense esplanade qui amène au premier bloc incliné de l’Opéra, au large escalier qu’on gravit doucement jusqu’au second bloc entouré de bardage ajouré. On regarde les arbres, les collines au loin, on rejoint les allées du parc des Cascine, on traverse la ligne du tram, on va sur les bords du fleuve… À l’Ouest, la Viale Etruria mène à un centre commercial, le Consorzio Shoppingcenter Freeland qui vend à bas coûts beaucoup de produits inutiles selon certains tandis que d’autres le considèrent comme un lieu agréable pour se retrouver, manger, se divertir et passer le temps avec ses amis. À l’Ouest, la Viale Etruria devient la strada di grande comunicazione Firenze – Pisa – Livorno , une quatre-voies qui longe les miradors et les bâtiments en demi-cercle de la prison Sollicciano puis l’enceinte de la prison pour hommes Mario Gozzini avant d’arriver à un nœud routier. Là il faudra choisir : soit continuer vers l’Ouest sur la même route en passant au-dessus de l’autoroute A1, perpendiculaire, soit rebattre et tirer les cartes : Est, Nord, Sud.

Le NORD. Un pressentiment d’hiver. En toi s’est naïvement inscrite une analogie profonde, simpliste, entre les directions cardinales et les saisons. L’hiver, le détachement, la mort. Alors tu laisseras la piazza della Libertà, la Via Bolognese et tu t’enfonceras dans des réflexions, des recherches silencieuses. Au Nord de la ville, les hôpitaux. Au Nord de la ville, la nature fait de profondes incursions dans le tissu urbain, elle sépare les quartiers, elle enveloppe et innerve le secteur des hôpitaux, des cliniques, des urgences… elle serpente entre hôpital privé, hôpital pour enfants, clinique chirurgicale, Ospedale Careggi, Hôpital San Luca, Centro Traumatologico Ortopedico, maternité Careggi, Centro Alcologico Regionale Toscano et département de santé publique... elle s’infiltre dans les universités, les écoles d’ingénieurs, Scuola di Scienze Matematiche, Fisiche e Naturali, centre universitaire de l’Université de New York, département de chirurgie de l’Université de Florence, département d’Anatomie et de Médecine légale, Centro Didattico Morgagni, laboratoire d’histologie… tu t’imagines étudier dans le paysage toscan, dans les pentes légères plantées de jeunes oliviers, marcher à l’ombre des allées bordées de cyprès. Ça ne colle pas. Ton paysage intérieur est trop fracturé pour s’accorder à la beauté des jardins. Cette fois, tu veux quitter la ville. Tu ne veux plus être à découvert. Au Nord de la ville, tu pourras t’enfouir dans les collines profondes, les taillis de pistachiers, de cistes, de bruyères, aller te réfugier dans les forêts de chênes, d’arbousiers, de châtaigniers, de charmes noirs.

Le SUD, tu n’en voulais pas. Tu ne voulais pas quitter ta ville natale, son odeur de pluie terreuse. Tu ne voulais pas de ces paillettes en bord de mer, de cette cité balnéaire dont le clinquant et l’artificialité te révulsaient… te révulsent toujours. Pourtant tu y es allé. À ton corps défendant, peut-être, mais tu y es allé. À treize ans tu t’es soumis, tu as suivi tes parents. Ne te cherche pas d’excuse, tu aurais pu t’enfuir… au moins refuser, t’allonger par terre, ne plus bouger. Tu as détesté vivre dans cette ville. Tu t’es senti si loin, comme arraché à ta chair, à tout ce qu’il y avait de tendre en toi. Le scintillement de la mer, la poudre aux yeux du luxe ne t’ont pas ébloui. Tu n’as pas trouvé de chaleur dans la familiarité facile, la fausse bonhomie du Sud-Est. Tu es resté étranger, tu t’es échappé dès que tu as pu. Pourtant le Sud est devenu ta direction, souvent, ton élan second, et à l’heure de quitter F., c’est vers le Sud que tu te tournes. Tu veux descendre la plaine vallonnée vers la ville d’ocre brûlé, l’ennemie ancestrale. Tu traverses le fleuve. Dans les ruelles de l’Oltrarno, tu as l’idée de faire un crochet pour arpenter une dernière fois la Via d’Ardiglione, mais tu renonces à cette petite nostalgie, tu files jusqu’aux murailles de la Porta Romana. Tu prends le bus 37 comme Antonia quand elle rendait visite à son fils au squat de Galluzzo avant qu’il n’en soit délogé avec ses amis anarchistes par les carabinieri. Tu t’arrêtes sur la grande place Niccolò Acciaiuoli. Galluzzo est l’extrême Sud de F., l’étirement de la ville qui se prolonge en toi, la dernière pointe de sa forme déchiquetée.



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1ère mise en ligne 16 juin 2018 et dernière modification le 2 octobre 2018.
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