Gracia Bejjani | Apnée

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Gracia Bejjani partage son temps entre Beyrouth et Paris et collabore à différents magazines littéraires ou culturels. La suivre sur sa chaîne YouTube.
proposition n° 1

Elle ne se souvient pas des arbres. D’ombre ni de feuillage. La cour de son école est grise, sèche. Son terrain, dur. Sauter fait mal aux pieds ; corde, élastique. Ou marelle. Jouer, c’est sauter de tout son corps qui rugit je ; en silence haut et fort. Sourire, à la mine de rien. Terre ou ciel, ça fait mal. L’entre-deux, ça fait mal. Mal de jouer parmi les filles, gorges à glousser dès qu’ensemble. Elle ne se souvient pas du moelleux de la terre. La semelle de ses souliers, gifles qui frappent et brûlent à chaque bond. Mal de ne pas jouer ; yeux de biais, voleuse de vie, envieuse d’amitié. Elle ne se souvient pas de banc où s’assoir pour assister au spectacle, drame ordinaire. Où poser ses fesses pour séparer le haut du bas ; sentir le corps dans sa croupe. Souvenirs de coins de cour. Les coins sont punitions d’office, ça se passe de maîtresse. Pour ne pas jouer, pour ne pas être vue soustraite aux autres, elle se cache dans le coin gauche au fond. Elle ne se souvient pas du silence chapeautant l’air. Seuls leurs rires, les cris et parfois des voix fortes, inaliénable aplomb des adultes. L’apnée bruissante qui succède aux sonneries de retour en classe. Elle ne se souvient pas des odeurs de la nature autour. Des vallées et terrasses derrière les barricades de béton ; protéger les enfants de leur vitalité, imprudence de la vie. Elle ne se souvient pas et s’étonne de la douceur qu’insufflent verdure et vent dans les feuillages. Du velouté des ombres sous des arbres aux allures centenaires. Elle devant ; ses branches de bras oscillant entre passé et présent.

proposition n° 2

Sans les enfants. Sans les corps, les ailes qui leur poussent quand ils zigzaguent. Sans les jambes qui se chahutent, s’entrechoquent ; jouer de tout, même quand ça marche ; shooter dans la cannette de Fanta ou l’aplatir avec plus de rage que nécessaire, elle cède vite sous la chaussure expirant du goulot ses dernières gouttes. Sans le déraillement de leurs voix dans des aigus qui se dressent. Sans les couleurs des corps en mouvement. Sans leurs soupirs comme fumées aussitôt dissipées ; ça soupire et oublie, ça râlote pour faire comme comme comme et adhérer au clan. Sans les rêveries qui griffent l’air et y tracent d’autres ailleurs. Sans les enfants. Sans eux, la cour des écoliers est aussi bien cour de prison. D’hôpital, de maison de retraite. Ébauche de vies dans l’entre-deux ; lieux que creuse l’espace, dévide le temps. Sans élèves ni adultes, les yeux qui reviennent superposent dans des traînées d’hologrammes, les instants passés ; des années d’instants hallucinés.

proposition n° 3

Voie à sens unique. De part et d’autre, un troupeau de voitures se presse, museau contre cul pour trouver à se garer ; se raccroche aux trottoirs, les enjambe par endroits. D’autres véhicules trépignent entre ces deux enfilades, réfrènent leur élan à contrecœur. Ça passe ?… Serre ta droite, tu auras plus de chance de… Rabats le rétroviseur et ça passera… Ruelle à sens unique, piétinée par roues et chaussures ; hantée de klaxons qui se disputent le contrôle.

L’échoppe en face égrène ses promesses colorées, Kit-Kat, Milky-Way, bonbons aux fruits, sucettes, chewing-gum… Sorbets et cônes sur une planche glacée aux images affadies par le soleil. Un joyeux désordre semblable aux envies des enfants de la rue comme des élèves qui sortent de l’école avec cette devanture pour horizon. Adjacente, la pharmacie comme une parade. Sa vitrine sobre est caution de sérieux. Elle brandit, insidieuse, ses menaces aux passants : indigestions, affection des nerfs, insomnies, migraines, angines… En dépit de ces réclames, elle ne vend pas de maladies.

Plus loin, sur le même trottoir de gauche, un garage. Marron dedans et des deux côtés. Marron la chaise posée devant. Le patron émerge de temps en temps de son tunnel obscur ; marron le garagiste de la tête aux pieds, qui sort en se frottant les mains avec son chiffon, pour fumer sa brune, sans prendre le temps de s’assoir. Yeux enténébrés de problèmes : mécanique ou soucis personnels, le même silence porte son regard quand il mordille le mégot agglutiné à ses lèvres.

Dans les hauteurs, les câbles pendent, relient les façades parallèles comme les nerfs aux membres d’un corps, dans d’éternels chuchotements qui n’auraient rien à se raconter.

proposition n° 4

À distance. Pas assez loin. La mer n’a pas suffi, ni ses vagues, ses tréfonds, les nageoires de ses animaux. Des banlieues entre vous. Les habitations, leurs humains. Le temps aussi, le temps qui passe et crée espace, espace et béance. Les villages n’ont pas suffi, leurs horizons sans fin. Tu n’es pas assez loin ; ta ville d’enfance te colle au corps. Entre vous, hôpitaux, décharges de poubelles, supermarchés et bâtiments. À distance, pas assez. Usines, jardins publics, banques... n’ont pas suffi. Des pays entre vous, les écoles. Des cieux et leurs nuages. Tu n’es pas assez loin. Les oiseaux, leurs bavardages affolés. Stations d’essence, fumées qui ne s’attardent pas. L’arabe, l’italien et quoi d’autre ? Turc, français ou grec. Que de langues, de bouches qui les gesticulent à la seconde. N’ont pas suffi. De murs, de plafonds. D’éclairs, de pluies. De rideaux qui tentent de fuir par les fenêtres. Combien de tables et leurs chaises sages devant ? Combien de couverts entre des doigts à l’affût. De montagnes, de lacs. D’herbes diaphanes, d’escargots qui transfigurent le temps. Combien de corps, de peau, d’histoires. De cafés, de restaurants. De grues qui suçotent les azurs. Combien d’écrans, d’arbres, d’insectes taquins. De camions, de caves. De fleurs aux élans colorés. De marmites, de lave-linges, d’éviers. Combien de nouveau-nés extasiés de vie. Combien de prisons, de chiens qui tournent en rond. Et tu colles encore. Ça te colle à la figure. Le nez dedans comme qui veut sentir de trop près la crème chantilly. Ta ville d’enfance, agglutinée à ici. Écrasée, travestie ; jamais assez loin.

proposition n° 5

À gauche du portail, le mur se lézarde. Depuis qu’elle y voit des nervures de feuilles sans contour, la figure n’est plus abstraite ; les mêmes motifs se révèlent sur la façade de son immeuble. Elle n’a plus à chercher. Dans sa rue, les bâtiments se pressent les uns contre les autres, se soutiennent. Ne semblent tenir debout que dans ce resserrement. De vieilles constructions aux déformations patentes, mais elle les voit en bloc compact, lissé d’imperfections communes. N’en distingue que la fissure de ce mur, à hauteur d’yeux, ses yeux de 6 ans. Elle y passe un doigt lorsque personne ne la regarde. Son antre personnel secret, peuplé de minuscules personnages, les microns. Elle les baptise ainsi, pour leur garantir la survie. Vont-ils à l’école à l’instar des enfants de ce monde ? Sont-ils punis ? Gourmands, joyeux ? Quelle langue pour échanger ? Elle se perd dans les questions, ne veut pas de réponse ; craint qu’ils surgissent de la pierre, qu’ils pullulent sur les trottoirs. Dans son quartier, sa ville. Préfère les imaginer sans image, partagée entre tendresse et terreur pour ces créatures enfouies. Mais elle omet rarement de passer les doigts (le pouce souvent) sur les lignes sinueuses qui tracent leur territoire ; elles lui rappellent les veines de son bras, le gauche surtout. Et son angoisse quand elles bleuissent sous la peau opaline. Comme pour les veines, elle surprend de nouvelles fissures prolonger les premières, certaines se propager à côté. Se demande si le mur serait en train de « craquer », comme le voisin qui hurle sur sa femme et dont on dit qu’il est malade des nerfs. Ou si les microns prolifèrent, si la façade peine à les endiguer. Elle renonce à prévenir ses parents, ils boucheraient les fissures sans égard pour la vie, ignorant les microns ainsi asphyxiés. Lèvres cousues, elle redouble de vigilance à chaque passage devant le mur, en surveille le moindre craquèlement.

proposition n° 6

On ne nomme pas les rues ou si peu. Comme les maladies qui ne se disent pas. On tourne autour, s’en approche à tâtons par peur de figer le lieu sous son étiquette, de le momifier.

Sa rue n’a pas de nom. C’est sans importance. L’avenue principale, « rue de l’indépendance » ; personne ne voit la plaque bleu-roi, ses lettres en blanc. On se remet aux pancartes commerciales parsemées à l’entour, pour raconter le chemin. On égrène les enseignes, essaims de bouquets colorés autour d’adresses sans nom.
Banque Audi. Passer devant la bâtisse, tourner à droite. On longe la bijouterie Zogheib, sa calligraphie dorée. Bifurquer plus loin, à l’angle de la pâtisserie S(a)voie et de son « v » qui pend à l’envers comme les langues des enfants s’attardant sur ses devantures odorantes. Poursuivre sur quelques mètres : la première à gauche, au niveau du sycomore. De là, on aperçoit la pharmacie Aline, sa croix clignote, fausses alertes que les habitants ont cessé de voir. Avant l’impasse, prendre la droite : on y est.

On accède à cette rue par le cinéma Paradise aussi. Trajets parallèles et d’autres déferlantes de syllabes. Il suffirait de remonter jusqu’à l’autostrade. À l’angle, rejoindre la station d’essence Total. On tourne au niveau du glacier Bachir. Poursuivre tout droit pour retrouver la pharmacie Aline. La même, côté opposé. Sa gauche débouche sur la rue sans nom, par le bas.

Des indices dans la rue même ? L’épicerie Khalil. Ou mieux ! le Roi du falafel, visible de loin avec la foule qui se presse devant, un roi au service de ses passants.

proposition n° 7

Il y a la cour. Le blanc immeuble voisin ; de ce blanc cassé qui s’accorde avec la fatigue du quartier. Blanc, mais rien n’est jamais aussi blanc que le souvenir. Aussi blanc que brèche entre cour et immeuble. Ce rien entre les deux. Le rien d’un édifice en vitres opaques ; arrogance d’acier, de béton… Tu déconstruis en mots, pour ne pas admettre la défaite, ton éclipse : lieu ne te reconnaît pas, te refuse. Tu te soustrais d’ici, te précipites dans le temps. Pieds joints, comme enfant ; ce temps du tout enfant. T’enfoncer dans la mousse qu’il décante en toi. Mordre dedans, t’en badigeonner lèvres et dents ; te rejoindre en corps retrouvé. Tu te bouscules de passé pour secouer la résignation. Tu trébuches sans obstacle, par trop d’absence sous tes pieds. Entre l’immeuble et la cour, l’évidence devenue rien : tu n’es pas concernée. Ça n’aurait pas existé ? Ni toi ? Scories de vieilles photos rabattues comme les histoires rabâchées par les anciens, pour se perpétuer malgré la saturation. Les couleurs d’avant, nuanciers affadis d’avoir trop ouvert leurs teintes à des yeux occupés. Tu cherches la maison. Comment la trouver si le mot est erreur ? Ici, vous nommez maison toute habitation, imprécision d’une langue empruntée. Votre maison derrière vos silhouettes, c’est trou maintenant. Tu regardes dans un miroir qui te tourne le dos. Excès d’écriture, excès de soi ? L’écrire bute à nouveau contre le réel, sa texture. Contre les sens qui travaillent la vie. Tout serait invention et toi. Tu n’es pas Libanaise. Tu n’as pas connu de guerre. Tu n’as pas grandi dans ce quartier. L’immeuble n’existe pas. Ce lieu aux contours désarmés entre certitudes et inébranlables doutes. Tu n’as pas été forcée de le quitter un jour de guerre, le quitter sans lendemain. Tu n’as pas connu son jardin, ses citronniers. Les écœurantes odeurs de ses étés. La chambre partagée, les cauchemars sans partage possible. Les bruits de l’obscurité. Ce monde encore tien car planqué sous tes paupières. L’appartement en rez-de-chaussée n’a jamais été. Tu n’es pas cette fille, tu as inventé, tu t’es inventée. Tu continues. Tout inventé. Tu ne vis pas. Tu l’as toujours su, toi, ce chanté faux de l’existence. Le presque ça, le presque toi dans un corps de surdité.

proposition n° 8

T’as vu comme il pleut depuis le temps que qu’est-ce qu’il tombe t’as vu il a fini par pleuvoir bien bien pour les terres.

Il pleut, événement. Il pleut, partout on parle. S’en extasie ; s’en plaint. Il pleut, asphalte, béton, ferrailles et trottoirs… tout du pays soliloque en chorus, au diapason.

Il pleut, ça se lâche d’un coup, ça crève et s’empare de tout. Il pleut et c’est déluge, démesure de chez nous. Il pleut et la ville se rabat sur les voitures qui rament, déchaînent leurs bras métalliques contre le flou du monde. Tremblotante immobilité aquatique. Il pleut et la vie se replie. Maman l’école c’est obligé aujourd’hui ? Il pleut et ça exagère, impossible à canaliser, ville ciel mer confondus. La pluie recroqueville les corps. On est bien, dehors ça pleut. Il pleut et on est bestioles qui reniflent le monde dans l’autre silence ; exacerbation des sens quand l’extérieur se tamise.

La pluie, matière d’homme. Odeur d’humus citadin. La pluie scintille dans les yeux, loupe et tout s’y resserre. Elle est toucher ; ça crépite sur les peaux. Sous le coton qui s’y noie. Il pleut en battements de cœur, toits sols vitres.

proposition n° 9

On s’y est habitué, les bruits ici sont topologie souterraine, ils délimitent les contours de la ville, la dessinent par croquis approximatifs. On s’y est habitué, on ne les entend plus ; ce n’est plus chahut, matière de vie où s’appuyer de son corps les jours de solitude. On oublie la solitude ; les bruits sont présence, ils sont rituels.

Klaxons comme cliquetis d’une horloge d’antan, les insultes sont vagues en ville. Les marchands ambulants égrènent des recettes à trou : on a de tomates on a des aubergines on a du concombre... et ce soir qu’aura-t-on à manger ? La ville bousculée de ses marécages de sons, c’est vie. Les voix des femmes aussi, sourdines citadines, à se héler bonjour comment ça va et le mari et tes enfants ça va t’es sûre que tout va bien la famille et la santé ; d’un balcon à l’autre, la ville leur appartient. Voix de femmes aussi et toujours, par les radios ne s’épuisent pas, c’est Oum Kalthoum, Fayrouz ou Sabah : elles étirent l’air ou le battent selon.

D’une fenêtre ouverte sur rue, un plat mijote et pète en cuisine. Ou ventilateur fatigué de soupirs chauds. Pleurs d’enfants, cris de femmes, colères de pères, cloches d’église… la ville est maisons perméables, intimités de sons.
Ils étaient là les bruits d’avant-guerre, diffus comme le sentiment de vivre, on vit sans le dire. Ils étaient là ces bruits continuum rassurant comme les voix des parents n’empêchent pas l’enfant de dormir ; ou lumière à ne pas éteindre pour ne pas déranger ses ténèbres.



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1ère mise en ligne 14 juin 2018 et dernière modification le 18 août 2018.
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