Jean-Marie Fleurot | Jamais la même

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Néo- marseillais depuis trois ans, né dans l’est (de la France). A écrit deux recueils de nouvelles, « Funambules » et « Checkpoints » ainsi qu’un roman à deux mains « Crépuscule désaffecté » avec Guy Torrens parus chez Edilivre, et des haïkus accueillis dans la revue « Traversée ». Sur Facebook : Jean-Marie Fleurot auteur.
proposition n° 1

Un quai, terminus abrupt des voies empêchées, interdites de terrasse, croisement de vies sous la chaleur presque africaine, plongée sur la ville, absence de la mer à l’horizon, où la vue brouillée. Il revient, chemin de fer qui cisaille la carte et sa mémoire. La première fois il était arrivé par la route, les étendues d’eau douce d’abord, qu’on croit être la mer et puis la mer à laquelle on ne croit plus à force de l’attendre, surgie entre les barrières de l’autoroute et les immeubles d’une ville qui donne trop à voir comme ces filles aux jupes trop courtes qui finissent toujours par se refuser.

Une métropole construite toute de guingois et en pente. Il finit toujours là. Une plage en plein centre-ville. Un sac - une serviette de plage, un carnet, un stylo, un livre, sortie sans but mais souvent le dernier arrêt le trouve planté sur le trottoir dominant la plage. Les joueurs de volley toujours prêts à s’engueuler pour un point, les arrivants à la recherche d’un espace pour s’installer, iode, gaz d’échappements et klaxons aussi dans un mélange improbable.

Un forcément déjà-vu si on y ajoute les façades blanches en stuc des immeubles art déco des beaux quartiers qui commencent ici comme un reflet d’Alger ou de Naples et les bus qui jettent sur le trottoir leur cargaison bruyante descendue des « quartiers nord ». Il y revient, même le temps d’un arrêt en double file, une roue sur le trottoir parce qu’une part de lui y trouve toujours sa place, jamais la même.

proposition n° 2

« Partie plate mais inclinée du rivage de la mer, formée de sable, de graviers ou de galets, et qui est soumise à l’action des vagues et des marées. ». Jamais, peut-être, on n’a dit si peu et si mal sur un lieu que cette définition. Peut-être aussi parce que ce carré de sable bien abrité en plein centre ville ne se voit jamais mieux que lorsqu’on l’approche.

Un garde-corps rivé dans le bitume, découpe l’horizon qui se déroule au ralenti dans un long plan américain quand on roule au pas, rasant le trottoir dans le flot de véhicules qui remonte du centre vers la Corniche. Une forêt de bras et de jambes s’agitent en direction de l’escalier permettant de passer du trottoir au niveau de l’eau, sans jamais quitter la cité.

Face au large, l’étendue de sable est enserrée à droite par un empilement de béton. Fabrique désaffectée de sucre et d’alcool jamais démolie, taggée comme une vieille femme, avec dans son prolongement le prestigieux Cercle. Ouvriers fantômes, champions de natation et bourgeois en eau douce, la dominent mais ne la fréquentent pas. Pas de leur monde. Trop bien ou pas assez. De l’autre côté de la route, des tours se faufilent entre les immeubles bourgeois aux façades laiteuses qui s’accrochent au devant de la scène. Habitat à loyer modéré et investissement dans la pierre dominent quelques mètres carrés de sable sur lesquels ils s’allongent parfois côte à côte, et ne viennent pas mélanger leur ombre.

Au loin, au large, l’archipel et le château décati, inlassablement desservi par les navettes, d’où Edmond Dantès croyait discerner Mercédes dans les rues du village de pécheurs catalans qui s’étaient installés dans l’anse et n’avaient pas encore été priés d’aller faire voir leurs barques ailleurs pour laisser la plage aux adeptes des bains de mer. Aujourd’hui, un terrain de beach-volley est adossé au mur de soutènement en contrebas du trottoir, au débouché des escaliers. Il est encagé comme un terrain de base ball aux Etats-Unis.
De là on ne voit rien, juste le sable brulant sous les pieds, les corps bronzés et le filet à la hauteur règlementaire. Suffisant pour se propulser ailleurs à chaque fois que le poing s’enfonce dans le cuir du ballon, emportant un paysage trop compliqué pour être dit.

proposition n° 3

À droite, fermant l’anse des catalans, on n’aperçoit plus les baigneurs qui nageaient entre eux à l’écart du commun des mortels, organisant des compétitions dans les années vingt. Aujourd’hui, ils se retrouvent au Cercle des Nageurs qui forme une sorte de balcon, dominant la plage. Fabrique à champions et cercle où l’on se met en maillot de bain pour jouer au bridge tout à la fois. Objet de tous les désirs depuis la plage où l’on n’a que l’horizon pour s’évader.

Peut-être que le propriétaire de l’usine Giraudon fréquentait le Cercle lui aussi ? Petit commerce à l’ombre de l’avenue de la Corse toute proche devenu usine en front de mer, entre la plage et le Cercle. Broyage et dénaturation du sucre en alcool à bruler, début de la réussite, succession des générations, mondialisation et abandon des lieux sous l’œil des baigneurs qui contemplent leur vie devenir une friche industrielle.

proposition n° 4

S’éloigner, ici, c’est d’abord attendre. Juxtaposition du mobilier urbain de l’abribus en parfait état, adossé au mur d’enceinte de la caserne dont on se demande bien qui elle abrite et qu’elles activités s’y déroulent. Personne n’y entre ni n’en sort jamais, peut-être qu’elle veille sur la plage comme une citadelle veillant sur un coin de sable qui lui tourne obstinément le dos et ne vient jamais lécher ses murailles. L’attente parce qu’ici les bus ont le mépris de la circulation comme des horaires indiqués et passent quand ils peuvent ou quand ils peuvent. Contempler le rond-point dont chacun accommode les règles selon sa propre recette, tentant ou non d’apercevoir la plage en contrebas. Les cahots, bruits de ferraille disjointe et d’amortisseurs en souffrance pendant qu’on s’éloigne à toute allure en remontant l’avenue de la Corse. De l’haussmannien aux portes vernies et aux cuivres astiqués. Une pénétrante sous une voute de platanes, qui pourrait être d’une ville qui n’a jamais connu la mer. Correspondance ; les fesses sur un cube de béton glacial quelle que soit la saison. Un quartier bradé aux promoteurs, ou plutôt un carrefour déguisé en pub pour investissement locatif. Le sable sur toutes les affiches et dégoulinant en calicots de tous les balcons d’où l’on aura beau se tordre le cou sans aucune chance d’apercevoir autre chose que le reflet lifté des façades, béton et acier brossé. Et pourtant, la couleur du ciel, une odeur planquée derrière la puanteur de la ville ? Un courant d’air qui remonte en enfilade plutôt et on sait qu’elle est là, quelque part devant. La mer avec une bande de sable et des corps dénudés qu’on contemple en contrebas depuis le trottoir, une plage urbaine qui ne se laisse pas quitter comme ça. S’éloigner c’est aussi se retrouver incongru. Les vêtements encore humides qui collent à la peau brûlée par le soleil, le sable dans les cheveux, inadapté pour la ville dès les premiers mètres. Les autres, ceux qui font leurs courses, sortent du travail, se promènent, se déposent sur vous comme une strate qui vous recouvre peu à peu comme les poussières d’un volcan. En se collant à vous, ils vous dépouillent peu à peu de cette aura marine ; dont chacun d’eux arrache une part sans le savoir.

Le Vieux-Port, la mer à nouveau, cette ville est aimantée et fait tout pour vous y ramener même quand il s’agit d’en partir. Des traverses qui puent la pisse et dont on touche les deux bords en tendant les bras à l’incompréhensible enchevêtrement des voies rapides, c’est comme si rien de ce qui sort ne pouvait le faire autrement que par la mer . On met un temps fou à mettre cette plage derrière soi. Pour ça il faut s’engouffrer sous terre. Station de métro Réformés, face à l’église perchée au sommet de la Canebière. Qui n’est pas plate mais grimpe rudement et n’est plus une avenue, juste un no man’s land où se mélangent croisiéristes, zonards et familles fauchées qui croient faire du lèche-vitrine sans se rendre compte qu’il n’y a plus rien ici, juste les reflets de l’eau tout en bas.

Le métro, accroché à la barre centrale le bras bronzé, peu à peu le souvenir trouve son chemin parmi d’autres après-midi de plage et à chaque station c’est un peu comme une nouvelle étape sur la route connue du retour des vacances, se mêlant parfois de mélancolie, souvenirs d’autres plages, d’autres retours en métro, Barcelone, la plage de la Barcelonetta, une touffeur, la même qu’ici. La méditerranée, usines à rêves et enfer tout la fois.

proposition n° 5

Je vois l’enseigne en fer forgé, arc de cercle façon Wordart de débutant, indiquant le nom de la plage comme si arrivé au bout de la ville il fallait nommer ce bout de sable absolument, lui apposer un matricule, une étiquette. Les deux portes ouvrent un passage étroit débouchant sur des escaliers, et sont surmontées d’une enseigne en fer forgé proclamant le nom de la plage, illisible dans la lumière aveuglante, ouverture béante sur la photo dans laquelle un homme en blanc va s’engager. Une plaque, lettres blanches sur fond bleu indique l’ouverture automatique du portail, et, sur une ligne en dessous, majuscules grasses et ombrées, il est demandé de pousser ladite porte. De toute façon, ici tout le monde s’en fout, de l’enseigne comme des informations, ça se voit, pas un regard. Juste à gauche de l’entrée de la plage, un banc, solitaire, cerné de scooters et de bicyclettes arrimés à la rambarde qui longe le trottoir. Un drapeau qui s’agite mollement, des fanions qui gisent sur la hampe, un voilier au moteur au large. Calme plat sans vent face à une bande de mer en fusion, le soleil a déjà amorcé sa chute inexorable. Question de temps.

Réminiscence de portails monumentaux érigés pour célébrer la folie monstrueuse des hommes, enseignes qui grincent dans des villes désertes- écrans noirs et blancs sur les lesquels dansent des bons et des mauvais qui en font trop, et retour à des photos qui ne doivent rien à la Google Car. Des cheveux blonds qui sortent d’un bonnet, un horizon en feu, la plage déserte, une silhouette souple qui se dessine en dessous des lettres presque noires dans le violet d’un ciel prêt à exploser… Matin d’hiver qui ailleurs serait déjà un printemps, les pantalons retroussés dans l’eau fraiche, un petit d’homme qui éclate de rire sans savoir pourquoi. Le portail va se refermer et ne restera qu’une poussière de pixels captée par un employé pressé.

proposition n° 6

Corniche. La Corniche, celle par qui tout commence et qui déroule ses premiers hectomètres ici. Personne ne l’appelle corniche du Président-John-Fitzgerald-Kennedy, parce que les présidents, ici, à part celui de l’OM, tout le monde s’en fout. Corniche Kennedy, un titre de roman et de film aussi qui parlent d’ados se jetant du haut des rochers, un peu plus loin, sous les fenêtres des belles villas. Un long traveling dont la plage est le point de départ, cinéma à ciel ouvert.

Des catalans, tout juste bons à donner un nom au quartier mais qu’on a vite éjecté avec leurs barques pour laisser la place aux bains de mer, des fois qu’ils croiseraient une impératrice qui a bien vite préféré Biarritz. Venus de l’autre rive, d’une autre plage qui porte le nom d’un quartier vaguement mal famé puis devenu à la mode et où l’on croise aujourd’hui des fêtards faisant leurs courses presque à poil. La Barceloneta ne ressemble pas à ce timbre-poste de sable jeté en contrebas de la route, mais souvent on les confond en déchiffrant l’enseigne face au couchant : « Plage des catalans ».

Le Cercle, la construction n’a rien de circulaire, rien d’aucune forme, un agglomérat qui clôt la droite de la plage. Pas la peine de chercher une évocation géométrique, construction qui s’étend où elle peut en privatisant le sable et les rochers. Cercle de jeu, peut-être, on est dans la cité de la French, du milieu corse ? Souvenirs qui glissent comme les papiers gras sur le trottoir. L’association ne fonctionne pas, périmée, aujourd’hui on se coopte et on discute de marchés publics. Et puis, on y nage et pas en rond. Cercle des nageurs, usine à champions, anciens, nouveaux, qui quand ils deviennent presque anciens ouvrent des restos à la mode sur les trottoirs d’en face. On recycle tout ici. Drôle de laisse de mer.

proposition n° 7

Une avenue qui grouille, on y tombe en dévalant des rues étroites qui serpentent, rue de la clinique dont on se demande où a bien pu finir la clinique, noms à la consonance ici, — Kruger, pentes raides pour déboucher sous les platanes des deux côtés. Le train qu’on entend et qu’on ne voit pas. Des chaises sur le trottoir d’un bar en contrebas qui privatise la chaussée, déjà vu le même plus loin ? Des façades sur lesquelles les numéros jouent à cache-cache.

Une entrée d’immeuble, une voie frêle dans l’interphone, le bruit sec de la gâche qui claque et me voilà accoudé au balcon, très haut, n’écoutant plus personne, surtout pas moi. Vue sur un couvent, des sœurs paraît-il, et juste derrière un immeuble comme un L couché, les collines au loin, chercher des repères illusoires. L’autre balcon, l’avenue au-dessous, l’air vibre, à gauche ou à droite des perspectives urbaines cassées par des enchevêtrements de places sans piétons sur lesquelles se précipitent des automobiles, de viaducs enjambant la route en plein ville, une seule arche décatie sans même de garde-fou.

A peine sorti de l’immeuble, déjà perdu de vue, une chaleur comme si on avait ouvert la porte d’un four, de l’air brûlant par pleines brassées obscurcit la mémoire immédiate qui s’enfuit et se dilue dans cette ville gigantesque qui m’aspire. Cloué sur place, déjà perdu. Les indications des passants s’emmêlent et ne parviennent pas à dessiner un plan pour m’éloigner d’ici où pourtant je ne suis plus déjà.

Depuis, à chaque fois que je débouche sur une place, près d’un viaduc, sur cette avenue, l’espoir d’un numéro sur une façade, un hall derrière une porte vitrée, le temps de dévisager les façades, tout le temps, mais plus jamais cette entrée. Effacée, destination obsolète, devenue fantôme comme la gare introuvable d’où viennent tous les trains qui traversent furtivement l’avenue…

proposition n° 8

Il pleut. Je crois que je vais écrire à propos de la pluie. Il pleut. Depuis le quinze juin. Ici il ne pleut plus, la sécheresse a fini par reprendre ses droits. À la lecture des mots de Duras surgit une silhouette, en bordure d’une plage, à la limite des vagues. Chaussé d’une paire de bottes, pantalons de velours, le col d’une chemise blanche dépassant d’un pull léger, un homme photographié de trois-quarts qu’on imagine plissant les yeux face au soleil. Yves Montand à l’automne 1977 lors du tournage des Routes du Sud de Joseph Losey. L’immense plage de Vauville sur la presqu’île de la Hague. Si souvent aperçue d’en haut à travers les essuie-glaces, le soir ou le week-end au cours de deux hivers normands. Les Routes du Sud, comme les chemins d’exils dont on n’arrive pas à choisir le lieu, pourvu qu’il soit bordé d’eau, qu’il y ait une plage, à partir de laquelle regarder plus loin que l’horizon.

Ici pas de fracas de tempêtes d’hiver qui cognent sur les digues pendant des jours ni de houle qui grossit lentement. L’orage déchire le ciel, la pluie lessive les sols et les cours d’eau mêlent leur eau douce putride à l’eau salée. En un instant vous êtes imbibé et aucun abri ne s’offre à vous. Bien sûr, ensuite il y a, le goudron luisant de la Corniche, l’humidité de l’air et une brillance dans l’air éphémère avec la vue qui porte plus loin pendant un court instant. Mais aucune chance de ressembler jamais à cet acteur dont l’image sur une plage après l’averse vous hante. Les routes du sud c’est lui qui les a trouvées, et sur la photo ce n’est même pas du cinéma. Vous n’êtes qu’un pantin dégoulinant contemplant un carré de plage remodelé par l’averse déjà dilapidée. Elle avait raison Duras, à la fenêtre de son studio aux Roches Noires, qui voyait jusqu’à Antifer ou entendait un gamin devant une flaque sur la plage. Suffit juste d’être au bon endroit et de parler de la pluie et du beau temps.

proposition n° 9

Trop de détails ; le secret du mensonge. Alors on procède par élimination. Le bruit des vagues, déchainées ou simple clapotis, c’est incongru voire déplacé ici. Les klaxons omniprésents, même la nuit longtemps après le coucher du soleil. C’est une plage urbaine et dans cette ville l’avertisseur sonore, comme on disait dans les années 60 est un accessoire indispensable à la conduite de tout véhicule, au même titre que les pédales de frein, d’embrayage ou d’accélérateur, les clignotants étant inutiles et remplacés comme il est dit plus haut par le klaxon. Moteurs en sous ou surrégime, redémarrages poussifs des bus qui annoncent leur arrivée en vue de l’arrêt par un coup de clochette sorti d’on ne sait où. Pas inutile vu qu’ils ne sont jamais à l’heure, ça alimente les conversations sur la plage. Les cris d’efforts des sportifs tout en muscle et en bronzage qui montent au filet sur le terrain de beach volley au pied des escaliers. Rien à voir avec le fond sonore pseudo-orgasmique d’une retransmission de tennis sur terre battue, ici on s’engueule autant pour être vu que pour le set. Comme à la pétanque mais la plage est trop petite.

Pas rare que d’un ilot parasol-glacière ça explose. On descend des mêmes quartiers, terminus un coin de sable millimétré à portée de voix de ceux à qui on ne « cause » plus. Une engueulade mal refroidie à un repas de famille ou une histoire de poubelles qui débordent. On commence par s’ignorer, puis on se regarde en coin, on s’interpelle, on se lève de la serviette et on s’insulte. Il s’agit de faire vibrer le public gourmant, pesant le pour et le contre, qui attend de s’inviter dans ce stand up. Des veilles aussi qui viennent tout juste de faire connaissance, à cet âge là faut aller vite et puis on est dans le sud aussi. Elles échangent toujours des souvenirs du temps où elles allaient à la plage dans leur jeunesse. Pas ici, bien sûr. « Ça ne leur serait pas venu à l’idée, non ? ». Elles travaillaient dans le milieu médical, c’est une industrie ici comme l’automobile à Sochaux ou les Avions à Toulouse. La moitié de la ville soigne l’autre moitié qui doit être malade quand on l’écoute. « Moi je préfère le Frioul c’est plus calme et surtout plus propre. » ajoute l’une. Un couple de jeunes touristes, tend l’oreille. Plongés dans un plan à grande échelle de l’agglomération, il faut bien ça, ils se demandent ce qu’ils sont venus faire ici et où sont les plages dans cette ville, et même s’il y en a…

1

L’eau coule tiède depuis la bouteille ramollie, et ne fait que circuler dans la bouche, vaine et essentielle à la fois, mais sans goût. Le goût du sel sur les lèvres ne se dissout pas, persiste et s’incruste comme un goût d’algues, invité de la dernière heure qui charrie avec lui un voilier aperçu depuis l’extrémité d’une jetée bois, une presqu’île aux eaux glacées. Tous les bords de mer ont le même goût ou peut-être qu’il est condamné à faire l’aller-retour comme la boule blanche dans une partie de billard à trois bandes qui ne trouve jamais le trou, renvoyé d’une rive à l’autre sans jamais pouvoir choisir entre le gris et le bleu. Des sandwichs mous mâchouillés sous la pluie ou sauce curry tiède qui dégouline sur les lèvres et s’agrège au sable, cramé par le soleil et satiété qui s’enfuit avec les saveurs.

2

De l’iode, mêlée à la crème solaire bon marché -celle qui ne protège pas et fait des rides grasses à la surface de l’eau, ordures en décomposition à même le trottoir et gaz d’échappement des véhicules qui s’impatientent et dont les fumets enrobent la plage. Une pustule qui éclate à la surface d’un Jardin des délices façon Jérome Bosch, coté cour, là où l’humanité corrompue jette ses poubelles en se pinçant le nez, fascinée par le paysage et les naïades aux fragrances bon marché.

3

Le sable. Le sable qui colle aux pieds, aux mollets et envahit les serviettes dès que l’on est humide. Le sable brulant à traverser tel un lit de braises dans une cérémonie initiatique avant de trouver un emplacement où déployer sa serviette. S’enfoncer dedans, piétinant, un pied puis l’autre, pour vérifier ledit emplacement, la gueule des voisins, la distance à franchir jusqu’à l’eau, les obstacles à négocier -parasols, matelas, parties de ballon encours… Le sable dans les chaussures, pieds brossés à la hâte, froideur et dureté du béton, marches irrégulières et choc violent. Le pied qui revient sur terre, vision lointaine et brûlante oblitérée. Poser la main sur la rambarde irrégulière, aucune sensation, juste le contact tranchant de la carte de bus, la douleur de remonter à la surface du monde.

« Ouvert de 22 heures à 5 heures », proclame un bandeau qui balafre toute la largeur de la vitrine. Pourquoi cinq heures ? Doit pas dépasser les sept heures d’une convention collective affichée dans la réserve et couverte de chiures de mouches ou c’est parce que ceux qui ne foutent rien dorment et que les autres font semblant de ne pas croire à l’heure sur le réveil et à toute cette vie qui va bientôt réouvrir comme tous les matins, juste parce qu’elle leur en veut.

Hard discount de nuit, on ne s’y attarde pas, l’épicier du quartier a été remplacé par un Franprix dégueulasse mais au moins on connait la caissière. On n’est pas à la Biocop non plus. Inutile de scanner les produits avec son smartphone pour savoir si on achète sain en se disant qu’on ira courir un autre jour. Et puis c’est pas l’heure. Le Scotch qu’il va falloir allonger au coca qui n’est même pas du coca, les chips pas nettes, la charcuterie il ne vaut mieux pas vu la chaleur qui règne chez les produits frais. Un mec traîne et cherche les préservatifs, finit par les trouver juste sous le comptoir, avec les piles et les M&M’s. Un raccourci de sa soirée en plan séquence s’il ne se fait pas piquer sa belle allemande qui l’attend sagement sur le trottoir et clignote de tous ses warnings en se reflétant sur les écrans de surveillance. Les clients entrent, sortent, ne se dévisagent pas, de l’alcool, de la bouffe, des piles pour la télécommande qui vient de lâcher au milieu d’une partie. On ne vient pas ici pour discuter ou faire son marché et se préparer un petit plat. Ici c’est le point de rencontre des frigos solitaires et des placards poussiéreux mais genre speed dating. Vite fait mal fait mais ça permet de pousser une porte avec du monde à l’intérieur.

Sur la deux fois trois voies, le flash crépite régulièrement tel un gnome malveillant perché au somment du feu tricolore, rouge sur bleu des ambulances des pompiers qui passent avant de décharger leur cargaison d’amochés ramassés aux quatre coins de la ville qui fait semblant de s’en foutre, idées noires et gueules de bois en préparation à l’ombre des tours de la Timone. C’est l’heure où on soigne, on bouffe, on boit, on baise, il y a toujours urgence à se sentir vivre encore un peu dans la nuit trop chaude.

« Car l’enfance est le sourcier du chagrin, et pour connaître la mélancolie de villes si glorieusement rayonnantes il faut y avoir été un enfant. Les maisons grises du Boulevard Longchamp, les grilles des fenêtres du cours Puget et les arbres de l’allée Meilhan ne trahiront rien au voyageur si un hasard ne le conduit pas à la chambre mortuaire de la ville, au Passage de Lorette, la cour étroite où le monde entier, devant quelques femmes et hommes ensommeillés se rétrécit aux dimensions d’un seul après-midi dominical. » Walter Benjamin déambule dans les rues de Marseille en attendant la dernière escale à Portbou. Il saisit la ville à cœur jusque dans ce qu’elle dérobe.

Le passage de Lorette, on s’y engouffre depuis la rue de la République aux façades impeccables et devantures barricadées. Le off de la gentrification promise sur factures et vite revendue. Trente-six marches étagées en trois paliers à gravir pour déboucher dans le Panier. À gauche, la rue Montbrion conduit aux espaces secrets qui ont longtemps fait fantasmer un Marseille petit-bourgeois redoutant des hauteurs où l’on ne discernait que des clans et des bandes organisées. La vie artisanale prédominait. Il en reste quelques devantures en bois hermétiquement closes et même pas taguées derrière lesquelles on imagine une vie de selliers, chausseurs, menuisiers, ébénistes, tisserands et même fabricants de voiles. Tout un « Underground » qui aurait baissé fermé boutique un soir de chaleur étouffante, et, depuis, regarderait passer, indifférents, toute cette foule qui se croise dans ce passage réputé vacant.

Aujourd’hui les bateaux ne mouillent plus dans le Vieux-Port, la seule denrée exotique ce sont les croisiéristes, déversées par bus depuis le lointain terminal croisière, qui arpentent les ruelles, photographiant les lessives qui sèchent sur les fils tendus entre les immeubles noircis au fond de l’impasse et se poussant du coude comme une équipe de paléontologues découvrant un fossile en Afrique de l’Ouest. Des ados dévalent les escaliers avec un ballon de basket pour attraper au vol le tramway qui glisse silencieusement plus bas et dont on entend la cloche. Une vieille femme remorque à sa suite un charriot rempli de courses, aussi obstinée que le capitaine d’un remorqueur décidé à ramener au port un cargo avant qu’il ne se transforme en épave. Un mauvais joueur d’accordéon gravit lentement les marches et cherche un endroit où s’installer pour l’après-midi et massacrer « La vie en rose ». Il y a bien quelqu’un qui aime Piaf, à part les gamins qui sont déjà trop loin ?

Il claque la porte et descend l’escalier aux marches irrégulières. Il débouche sur la place, hésite, et part à gauche en direction de la rue de Lorette et du Passage. S’engouffrer dans la bouche sombre et humide. Il dévale les marches, croise l’accordéoniste qui va encore remettre ça comme un disque rayé, la vieille qui fait ses courses tous les jours jusqu’à la Canebière avec son gilet de laine et gravit les marches comme Sisyphe s’il était né à l’époque du crédit revolving et de la supérette, bouscule les italiens le nez sur leur smartphone - il n’y a qu’eux pour avoir besoin d’un GPS pour ne pas se perdre dans un tunnel ! La lumière commence déjà à l’éblouir alors qu’il n’a pas encore débouché dans la rue. Il s’arrête comme chaque fois et vient coller son oreille contre le volet en bois qui clôt la devanture. Une odeur de résine mélangée à celle de la nourriture et de la pisse qui s’exhale du sol. Pas un bruit comme toujours. Il reviendra même s’il est le seul à se demander qui peut bien être resté là à les regarder passer…

Il se rêve héros en noir et blanc, interdit de séjour, empruntant le soir la route longeant un rivage criblé de petites criques et de rochers calcaires déchiquetés, pour donner ses rendez-vous dans l’ancien lieu mythique des jet-setteurs, mais aujourd’hui les ruines de la célèbre discothèque à ciel ouvert du « bout du monde » ne sont plus hantées que par le cinéma de Melville et les pétitions des riverains qui voulaient la paix. Bien sûr. Ici on l’achète à coups de pelleteuses. Une lignée de poteaux en bois d’un autre temps soutient une ligne électrique avachie, des marches taillées dans la pierre, un restau improbable. Des trainées dans le ciel, et, sur son ventre, un journal ouvert où se vautrent pêlemêle, villes bombardées, scandales de la République et bouchons du week-end. Elle dort ou fait semblant. Tout à l’heure, en contrebas, il apercevait la blancheur de ses fesses glissant à la surface de l’eau couleur lagon. « Si j’avais 20 ans » en guise de bande-son. Le clip tourné juste au-dessus de leurs têtes et l’impression que si on met le son sur pause, on entendra « I Am » continuer à chanter que « c’est si simple quand le sac sur le dos est vide ».

Si simple de tourner les talons discrètement quand arrive son tour devant le guichet et de s’enfoncer dans la ville en fusion. Il n’a même pas fait opposition sur sa carte de crédit, de toute façon ce voyage était au-dessus de ses moyens et il n’avait plus un centime sur son compte en arrivant. Et ça le trouble, cet autre lui-même qui achète surement du porno sur internet, se fait livrer des sushis emballés dans du plastique, ou achète des livres sur Amazon, tout ce que son Surmoi lui interdit aussi violemment que roter après avoir bu une bière ou desserrer sa cravate après un repas. Il refuse de reconstituer son identité administrative envolée à la descente du TGV. Ça lui donne l’illusion de pouvoir être un autre et surtout de n’avoir jamais été.

Le Mistral commence à monter, elle frissonne, il lui tend son sac pour qu’elle se rhabille. Rassasiés de soleil, de lumière et pour finir un kébab trouvé à Mazargues, pourtant pas le genre du coin. Ils s’arrêtent sur un banc de la Corniche au coucher du soleil. Les frites un peu mollassonnes tombent par terre, les doigts sont gras, et la harissa glisse au coin des lèvres. On rigole mais si on était un "vrai" couple, on rentrerait ensuite voir The Voice et nourrir le chat. Pas question de sortir la vaisselle ou mettre la table.

Vue sur un lycée désert, architecture monumentale, cour désertée et vacante, la rue plombée de chaleur dès le matin, les corps qui ruissellent, pour une course, une promenade ou quand ils s’emmêlent. Se croiser la nuit, nus, dans le halo bleuté du frigidaire, et partager un peu sonnés une cannette glacée sans même savoir l’heure. Retourner vers le lit en tâtonnant un peu à travers un dédale inconnu et obscur. Ils se parlent peu, mangent peu, pas de montre, un filet d’internet chichement distillé par un portable prépayé, pas de télé, de la musique, et les livres des autres feuilletés en passant dans un appartement anonyme trouvé sur une centrale de réservation il y a des mois. Une parenthèse clandestine dans un lieu qui n’existe pas tout à fait. Le paysage ressemble à une Californie mal rangée qu’on aurait balancée chez Pagnol sans prendre le temps de faire le ménage en partant. Sauf qu’il n’ira jamais en Californie et qu’il n’a pas lu Pagnol.

Et puis, ils l’ont vite retrouvé, les fantômes. Le retour des rituels. Il jette dans l’évier l’assiette dans laquelle il s’est fait à bouffer, la plupart du temps un mélange de pâtes infâmes, avec un œuf, une dose de tomates pourries, le fond de son sachet de fromage -indifférent à l’avalanche de mouches qui ont sans doute pissé dessus, en tentant d’essuyer une tache de gras sur sa chemise, tandis que les couverts vont rejoindre un plat d’où décolle à regret une escadrille de moucherons. Il ne sait plus depuis combien de temps il vit ainsi. Juste quelques semaines, le temps de prendre des vacances et personne ne le cherche. Mais ça y est il enchaine des semaines qui se terminent toutes en vendredis qui lui durent ensuite un week-end interminable, avec toujours comme cadeau la mélancolie de dimanches qui tardent à devenir des lundis. Elle vient de moins en moins souvent, lit sur son épaule et raconte partout ensuite qu’il n’écrit que de la merde. Ca lui apprendra à prendre un pseudo.

Il descend du premier bus. L’hiver, le jour ne mord pas encore sur la nuit et au large les îles sont comme mortes. Il fait jouer les clés, laisse ses affaires dans un vestiaire qu’il ne prend même pas la peine de cadenasser et arrive au bord du bassin. Il enclenche les projecteurs, le bleu du bassin aux lignes d’eau parfaitement étales et l’odeur de chlore tapie dans l’obscurité le surprennent à chaque fois. Un silence de cathédrale, juste le bruit de son corps léger de vieillard qui se dirige jusqu’au plot de départ et la gerbe d’eau quand il plonge. C’était il y a quarante ans, les gradins étaient pleins, c’était à Vienne ou peut-être à Londres. Aujourd’hui, il a juste envie qu’on lui foute la paix. Enchainer les longueurs et qu’on lui foute la paix. De toute façon, tous ceux qui le connaissaient sont morts même le chat. Il se demande bien ce qu’il attend. Nager comme une machine, c’est tout ce qu’il sait faire. Alors il continue.

Il a failli écraser le vieux qui traversait le rond-point. Mais qu’est ce qu’il peut bien foutre à cette heure là. Il promène même pas un chien. Lui sur son scooter, les écouteurs qui lui déversent une coulée de son dans les oreilles, son rêve ce serait de dormir. Pas à cause de la fatigue, non, pour oublier. Pas facile d’être pauvre au soleil, qu’est ce qu’ils croient tous à le regarder comme ça ?

Les permanences de nuit au commissariat s’étirent avec la bouteille de Johnny Walker Black Label faisant office de sablier pour égrener un temps qui coule au fur et à mesure que son contenu se transfère dans son estomac à l’aide du verre en pyrex, qui servira aussi à boire le premier café de la journée. C’est là qu’il a commencé à écrire, au dos de feuillets de procédure péchés au hasard dans les panières déglinguées, comme certains dessinent sur des nappes tachées de sauce à la fin des repas. Progressivement la saloperie de la ville s’est incorporée à son imaginaire, comme si les égouts refoulaient jusqu’au troisième étage où se trouve son bureau, pour qu’il passe ses nuits à en filtrer la fange. Au matin, il prend le bus et descend en face des Catalans. Lle temps de fumer une clope sur la plage et il rentre chez lui, emportant les papiers froissés dans la poche de sa veste. La liasse s’éparpille avec les clés sur la table du salon, la peuplant d’habitants déportés dans des vies qui ne sont plus les leurs.

Une fille très jeune chaussée d’écouteurs haut de gamme, un IPhone dépasse d’une besace blanche qu’elle cale sur ses genoux. Des tennis immenses chaussent ses pieds, aucune marque visible, peut-être le dernier must ou alors un logo masqué repérable seulement par les initiés. Quand elle se cale contre la vitre en faisant pivoter son corps tout entier sur le siège en plastique, la mini-jupe verte en coton remonte et découvre sa cuisse droite. Un tatouage s’y étale très haut, un petit bouddha, les bras croisées avec une grosse tête sévère, encre noire qui contraste avec la chair à peine bronzée, inexplicablement érotique, ce dont elle se fout éperdument. Elle ne regarde personne et tout le monde, parce qu’ici on peut croiser le regard de quelqu’un dans cette intimité factice des villes du sud. Ligne 81 direction le Pharo, arrêt Place du 4 septembre et descendre l’avenue de la Corse. Un carré bleu Klein au fond, et le vent chargé d’iode qui s’engouffre toujours dans le couloir ceint à gauche par l’enceinte de la caserne et à droite par une lignée d’immeubles qui la regardent de haut. Elle pense que la plage c’est comme faire l’amour, tellement meilleur avant plutôt que tout cet étalage de corps qu’on contemple ensuite en attendant l’heure du dernier bus.

Il se donne l’illusion d’être quelqu’un le temps de quelques achats, même s’il a connu l’angoisse devant le terminal de carte bleue. Maintenant, sur le sable, il éprouve le frisson du pauvre qui voyage sur place, mange un kébab sans boisson et se croit à Miami en regardant les bateaux sortir du port pleins à craquer de plus pauvres que lui. Droit de pied sec.

Et l’autre qui gueule dans son dos : « Silence demandé ! Moteur ! Ça tourne ». Il regarde tout au bout du virage, l’hôtel qui tout d’un coup sort de la brume comme dans un tableau de Hopper. Le peintre s’est donné du mal, on dirait le vrai. En contrebas, les figurants s’agitent comme ils peuvent sur la plage. Hier, il y a eu un orage, on leur a dit que la merde des égouts se déversait ici direct, alors ils marchent avec l’élégance de flamands roses traversant une nationale à l’heure de pointe, en se demandant si Escherichia Coli ça s’attrape par les pieds aussi.

« Mais qui c’est ce con dans le champ ? Qu’est ce qu’il fout là d’abord ? ». Le Martin Scorsese de l’avance sur recettes s’époumone, réussissant à couvrir les klaxons des automobilistes furieux d’être bloqués au rond-point pour un tournage où il n’y a même pas de vedettes en maillot pour se rincer l’œil, juste ces couillons sur la plage qui marchent comme sur des œufs et un abruti en plein milieu du trottoir.

« Mais vous êtes qui mon vieux, voyez pas qu’on tourne, merde ?

Vous voulez mon avis, vous l’avez drôlement salopée mon histoire !

Ah c’est vous alors ? Je me demandais à quoi pouvait ressembler la tête du type capable de me balancer ça par la poste sans même un mot. » il lui agite sous le nez une liasse reliée par des pinces, dont chaque rafale de mistral disperse les feuillets qui viennent atterrir sur la chaussée avant que l’encre ne forme une suite de Rorschach au gré des flaques d’eau.

Mais il s’en fout l’auteur, et, derrière, la caméra tourne toujours engrangeant les images de ce drôle de duo. Le réalisateur le regarde en biais en mâchonnant quelque chose, reste de clope ou pire, et voit les plages du Connecticut mais qui sont trop froides, Hopper encore trop précis, un décor en carton-pâte, du stuc trop blanc partout, Marylin et John sur la corniche, Barcelone pour la bouffe et la chaleur à crever, Big Sur — l’air marin et les grands ponts qui enjambent les baies désertes que seuls les beats connaissaient, ici parce que ce n’est pas encore ailleurs, peu importe la taille de la plage et la couleur du drapeau, le moment venu il repartira arrachant les fils et remorquant derrière lui tout ce qu’il peut emporter.

Le réalisateur dit « Coupez » d’une voix lasse, l’électro repousse le général et tout disparaît, restent juste des gens qui s’engueulent pour un coin de serviette…

Le paysage ressemble à une Californie mal rangée qu’on aurait balancée chez Pagnol sans prendre le temps de faire le ménage en partant. « Sauf que vous n’irez jamais en Californie et que vous n’avez jamais lu Pagnol, je me trompe ? ». C’est vrai, le seul souvenir qu’il en a c’est la couverture grenat, en toile un peu rêche, dans la maigre bibliothèque de sa mère sur l’étagère des beaux livres, derrière les vitres houspillées par les vibrations du métro.

« Remarquez, vous ne perdez rien, c’est comme ici, l’odeur de merde en moins ! »
Il imagine des maisons blanches avec des volets rouges et des toits en pentes, des routes poussiéreuses, des DS et des 504 avec des familles studieuses descendues en pension à la semaine, le père en marcel et la mère en sage à fleurs. Les enfants en sandales et casquettes qui se tordent la tête pour apercevoir la mer. Merde on est venu pour ça quand même !

Les façades prétentieuses en stuc se prennent pour la Riviera sur une centaine de mètres, des gens s’engueulent à la descente du bus, le distributeur de livres d’Emmaüs en guise de tapis rouge.

« Ne me regardez pas comme ça, les machinos ont juste légèrement retapé le décor, mais les égouts qui datent de Massilia et la compote sous vide rescapée d’Apollo 13 dont vous venez de vous tartiner les sandales, c’est pas nous quand même ! ».
On dirait le Sud, mais lequel ? « Plutôt celui de Gomorra, de Naples la pouilleuse que celui de Izzo avec le soleil qui mange la mer en retournant des Goudes avec une fille à la peau tannée ? ». Il commence à l’emmerder avec ses références qui tombent trop juste, comme quand on vous explique ce qu’à voulu peindre l’artiste. Il s’en foutait bien l’artiste, il attendait juste l’heure de la pause pour passer de l’autre coté de la toile et s’allonger avec le modèle. Même si elle était un peu grassouillette ou avait des petits seins. Tous les jours il descend du bus, du Brauquier et du Rimbaud à revendre et manque se casser la gueule dans un morceau de kebab déjà là la veille. Cette ville pourri lentement et renait plus loin, c’est ce qu’il vient chercher ici au milieu des autres, à la rencontre de plaques qui se faufilent l’une sous l’autre, vieux monde, nouveau monde, jusqu’au craquement qui fera ressurgir tout ce qu’il a enfoui et dont il flaire les odeurs.

Ça ne se refuse pas une plage, à la rigueur ça se prend d’assaut – souvenirs de dimanche grisâtres, cigarettes refroidies quand les langues pèsent aussi lourd que les cranes. Le débarquement ça s’appelle, pas là pour bronzer ou pour tromper l’ennui, encore que… Lui, il reste planté au sommet des escaliers, des mètres carrés de chair étalée, de la chair grasse de temps de paix qui s’est gavée des trente glorieuses et plus même si affinité. Plusieurs vagues successives collées les unes aux autres, drôle de laisse de mer qui disparaitra avec le dernier bus. En attendant, avec ses mollets blancs et ses épaules qui commencent à le cuire, il passe en revue la zone dans une série d’aller-retour panoramiques, tel un veilleur guettant le large, qui reste vide. Même pas la possibilité d’un endroit délaissé où déployer sa serviette, pas de départ, pas de regroupements familiaux. Une soupe de chair inerte et baveuse qui stagne jusqu’à la dernière marche. L’air dégagé, prendre son temps, se diriger lentement vers l’arrêt de bus, comme s’il était là depuis le matin.

C’est un meuble de récup un peu de guingois, peint en bleu écru pour faire marin. Il a vu passer les tempêtes de la vie, et ses rayons abritent ces romans qu’on lit le matin dans les transports dit en commun (comme il y a des plaisirs solitaires), pour ne pas avoir à regarder la gueule de l’autre qui ressemble trop à la vôtre. Ici pas de papier bible. Un emplacement stratégique, les pieds dans la flotte, à côté des douches et des toilettes, au bas des escaliers. Emprunter un livre à la plage. Trois rayons de haut sur quatre de large. Une idée d’Emmaüs, pas son genre, lui il annote, il souligne, déjà qu’en bibliothèque il a du mal. Mais hier il s’est arrêté en remontant les marches. Besoin de pisser, arrêt obligé avant de reprendre le métro. Et puis la gamine, un visage transparent, mais des jolies jambes, la main courre sur le rayon, pioche au hasard, parcoure la 4ème de couverture et passe au suivant. Il s’attarde. Elle lâche un « poche » qui atterrit dans un magma de sable et de flotte. Elle s’en fout, ramasse son sac et allume une cigarette en gravissant les escaliers. La tranche jaunie, un auteur oublié qui produisait en série il y a cinquante. Submergé par une sensation de déjà-vu, il se retrouve devant une bibliothèque qui sent l’encaustique, des bouquins reçus chaque mois, alignés par auteur. Lui l’exégète de Proust, le spécialiste de Bernhardt qui n’amène jamais aucun objet personnel à la plage. Juste bronzer, nager, bronzer, nager. Une séquence primale, immuable et sans risque. Un meuble bancal au pied des escaliers, le cul d’une gamine et cette odeur de papier dont il ne sait pas ce qu’elle vient foutre là et tout s’effondre. Dis papa, c’est loin la mer ?

Le sandwich aigre et pâteux, c’est presque écrit dessus, enfin sauf qu’on ne distingue même pas la date limite de consommation sur le papier fripé. Pas que le sandwich qui l’a dépassé la DLC qui ne doit plus être lisible sur beaucoup de chairs aux alentours si on en croit l’odeur qui se dégage. À moins que ce soit encore les égouts, de toute façon c’est pareil tout finira là. Par contre, il est craquant, le sandwich. De quoi se marrer quand on voit la gueule du pain. Le Mistral s’est levé et il mâche à chaque bouchée un mélange de fins gravillons, de sable et de matériaux divers, des poils certainement aussi. Son après-midi est foutue et il a le ventre vide, manquerait plus qu’il ne s’ouvre un orteil sur une des marches en ciment en remontant jusqu’à la rue…

S’éloigner, ici, c’est d’abord attendre. Mais pas en équilibre surplombant une ville inconnue façon Lost in translation avec le dos de Scarlett Johansson qui s’en fout et pense à quelqu’un d’autre même dans ses rêves.

S’éloigner, ici, c’est d’abord attendre. Un métro ou un bus qui viennent de passer ou qui ne passeront pas à l’heure. Mettre un pied sur la chaussée ou s’avancer sur la pointe des pieds sur le rebord du quai, Philippe Petit sans grâce, prêt à se casser la gueule et à se faire griller, tendre le cou, rien que les lumières blafardes du tunnel ou la vibration de la lumière sur les tôles des voitures.

S’éloigner, ici, c’est d’abord attendre. De ne plus être anesthésié par la chaleur, le bruit et l’odeur de pisse sur le trottoir devant chez lui à chaque fois qu’il sort. Arriver à trouver un chemin dans le bordel de ses pensées qui se télescopent, la pelleteuse qui défonce la rue comme un théâtre d’opérations, planquée derrière une barricade, le visage de la femme reconnue dans la voiture au feu devant chez lui, le rap batardé d’électro et de raï qui monte jusqu’à lui la nuit – ghetto blasters à fond dans les bagnoles moites fenêtres ouvertes. Le matin il est revenu sous la douche glacé déboussolé vacant.

S’éloigner, ici, c’est d’abord attendre. Le dernier verre, le dernier plat, le dernier café, que la conversation s’éteigne comme une clope dans le cendrier qui déborde sur la table. Au large, l’ombre du Frioul comme un croiseur tapi dans le noir. De l’autre côté de l’avenue, une petite maison, dernier étage, un balcon court de plain-pied accroché à la façade dont toutes les fenêtres sont allumées. Va et vient de formes souples, la soirée se termine aussi, revoir la gamine de la dernière fois, presque nue la clope à la main. Inutile de se presser, en bas la gare éclaboussée de lumière à faire exploser les néons, rotonde vide, quais déserts, TGV alanguis avec leurs lanternes rouges.

S’éloigner, ici, c’est d’abord attendre. D’avoir choisi. Mais ici c’est une ville où on parle, où on le refait le monde- celui des autres, mais sans toucher au sien, une simple pichenette et tout se casse la gueule. On s’éloigne, façon artiste, la mais qui frotte le menton et l’air connaisseur, pour mieux voir. Un deux trois soleil. Vite revenir à la case départ avec cette putain de lumière qui vous hypnotise. On se prend pour un peintre pour moins que ça. alors on change de rue, même pas de quartier et on attend la suite de l’histoire.

Un carré de sable, ça pourrait être un jardin d’enfants. On tombe dessus quand on dévale la ville dans le sens de la pente, en short en sortant du bus, en tenue de ville façon afterwork bras de chemise et chaussures à la main, ou empêtré d’une poussette vibrante de rage au sommet des escaliers qu’elle s’apprête à dévaler, façon Potemkine. Cette ville ou l’autre. Deux mégapoles abruties de soleil où on va à la plage en ville ou en ville à la plage. Peu importe qu’il s’agisse ici d’un timbre-poste et d’une plage faussement atlantique là-bas. Il manque les ruelles perpendiculaires avec le linge qui pend aux fenêtres et les chaises tirées sur le trottoir ? Mais on les sait tout près d’ici dans les passages obscurs qu’on escalade en soufflant. Catalans, ici un quartier presque un lieu-dit, sur l’autre rive, une identité, et des vaisseaux obèses qui relient les deux ports. Là-bas comme ici, « je fus glacé à mi-distance de la misère et du soleil. La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire, le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout ». Un volume de Camus, corné et annoté, abandonné avec les restes d’un pique-nique, L’Envers et l’Endroit, sole e ombra.

Si on décollait précautionneusement le timbre-poste et qu’on le gratte, qu’on le retourne, on pourrait se retrouver ici. Une plage de gravier, la ville devant ou derrière, on ne sait plus très bien dans cet estuaire où l’on cherche la mer. Eau douce ou salée. Les Twin Towers se sont effacées du paysage et maintenant les ferrys penchent de l’autre côté, on se demande ce qu’en aurait pensé Bartholdi de tous ces abrutis accrochés à la rambarde en train de regarder son cadeau au Nouveau-Monde à travers leur compte Instagram, clichés en mode automatique, dernier avatar de la guerre en Ios et Androïd. Une bande de gravier, sur laquelle on vient marcher après le travail, on ne s’allonge pas on a la pudeur des corps, là bas l’imam ici le pasteur, on ne croit à rien mais du moment que c’est cathodique. Les ferrys orange continuent de patauger dans la baie, oui peut-être une baie c’est sûrement ça. Géographie approximative. Des pakis jouent au cricket plus haut sur la pelouse. Staten Island, district de New-York. Un no man’s land qui regarde la ville et le large.

La Marseillaise, du bleu comme le ciel et la mer, les couleurs de l’OM aussi, du blanc qui rappelle les nuages et les roches des Calanques, du rouge pour la couleur des tuiles qui dessinent le paysage de la ville 135 mètres plus bas. Juste une coque déserte en front de mer, un rêve d’architecte, un délire de maire qui se croit à Singapour et a eu l’illusion d’une skyline. Dès l’aube, des grues tournent dans le vent, on coule du béton, tire des câbles, coupe de l’acier, on éventre des sacs, le mistral mélange les sons, secoue les hommes et fait voler le sable. Au crépuscule, c’est un immeuble de grande hauteur -on ne dit plus gratte-ciel trop vulgaire et américain, qui projette son ombre dans l’alignement de la tour voisine dont les étages s’éteignent les uns après les autres au fur et à mesure que les équipes de nettoyage se rapprochent du niveau zéro. Sur le toit tout proche, les balises d’obstacle aérien envoient à intervalle régulier depuis le matin des éclats blancs et vont passer au rouge à la tombée de la nuit. Des odeurs minérales sont déplacées par de très légers courants d’air qui se faufilent entre les colonnes métalliques d’où se soulève parfois mollement un câble ou une étiquette, avant de retomber désabusé. Odeurs minérales, poussières de sable et de ciment en suspension, ciment gorgé d’eau qui s’évapore, bulles qui explosent silencieusement à la surface, craquement de la structure métallique qui se met en place. Un morceau de carton virevolte, gratte le sol encore brut et irrégulier, va se frotter contre une cloison. Puis silence. Les feux arrière des voitures filent sur le pont en bas comme dans un film qu’on laisse se dérouler après avoir appuyé par mégarde sur la touche de la télécommande qui coupe le son en croyant zapper. Quelque part le couinement d’un rat, un seau qui tombe. Fracas d’un hélico tous phares allumés qui plonge en direction de la direction de la Timone en faisant vibrer l’air moite. Ballet qui se renouvelle toute la nuit, impression qu’il s’agit d’un gros jouet à portée de main. Bientôt ce sera comme en face, le bruit de la climatisation imperceptible, les spasmes des canalisations, un néon qui grésille ou une porte qui claque. Bientôt.

L’étiquette d’un ordinateur portable. À droite du Touch Pad, la protection plastifiée arrachée ar endroits, surface un peu collante sous la paume, bords jaunis et retroussés, énumération des caractéristiques, USB 3.1, batterie à longue durée de vie, connexion wifi ultra-rapide. Quelques poils de chats flottent sur les touches, un lieu de passage et pas seulement d’écriture. Quelques touches jaunies, Enter, Shift, arobase. Touch Pad de guingois et capot qui ondule résultat d’un remontage pas très réussi, comme un bureau devenu bancal à force de déplacements.

Des arbres qui ondulent sous le vent, un morceau de terrasse, nouvelle construction adossée à un immeuble à l’ancienne avec volets qui pendouillent, linge en permanence aux fenêtres et radio qui gueule. Tout ça reste dans les bords immatériels d’un objectif qui cerne un quartier qui se gentrifie.

Un mur blanc, un cadre, une affiche, le rocher jaune pale de la corniche, corps de jeunes hommes qui se découpent sur une eau couleur de lagon, en fond le clocher de Saint-Victor, orangé, presque sépia. Un lavis qu’on dirait enfantin.
À gauche, dans la percée on sait la mer, la flèche de l’Etoile qui domine la rade, les quartiers nord qui montent à l’assaut des collines.

L’odeur des biscuits remplit l’air et annonce la pluie, enfin c’est ce que disent les habitués. En se penchant par le balcon, on cherche la cheminée des biscuits BRUN du côté de Saint-Martin d’Hères, la direction du campus vite oubliée. Deux tréteaux de bricolage et une planche épaisse vernie posés face à la baie vitrée. Du papier pelure, des brouillons raturés, des photos étalés. Une machine à écrire. C’était le temps des illusions, et celui où Word n’existait pas encore. De l’écriture, de la ré-écriture, des piges pour un magazine encore local mais déjà tiré sur papier glacé en quadrichromie. Écrire sur tout, souvent sur n’importe quoi. Un bouquin traîne sur un bord depuis un moment, au pied de la lampe articulée qui pivote sur son axe et refuse de s’arrêter, « L’homme des hautes solitudes » de James Salter, un pilote de chasse de la guerre de Corée devenu écrivain. Sur le balcon, un sac avec des cordes de montagne appuyé au mur et LE poster du Che, silhouette noire sur fond blanc scotché sur le papier à fleurs. Vue imprenable sur la Chartreuse, au pied de l’immeuble, un bar de quartier, sandwich pâté et bière avalés à midi avec une bande d’étudiants avant de reprendre l’ascenseur. Parfois croiser l’immense arrière de l’équipe pro de hockey de retour de l’entrainement qui doit baisser la tête dans la cabine, et qui parle avec un accent canadien et une voix très douce. Bouquiner les nouvelles de Fitzgerald dans l’édition à la couverture verte qui traîne encore dans la bibliothèque après une foule de déménagements, assis sur la moquette rêche. En relevant la tête, le paysage entrevu entre les tréteaux et la table, la lumière commence déjà à changer comme au travers du cadre d’un opérateur.

Le cours Joseph Thierry. Comme un quai d’embarquement, métro, tramway, bus, on a foré le sol et créé un parterre au dallage beige uniforme qui se croit assorti aux façades. Immeubles cossus et calme sous les arbres. Un côté cour d’école ou sous-préfecture de province alanguie à l’heure de l’apéritif. Rive gauche de la place, des bars avec une clientèle où les bobos cohabitent avec les paumés qui font durer des heures un café et son verre d’eau. Bar bio et PMU, les terrasses se mélangent dans l’odeur forte des poissons qui grillent sur le marché plus loin. Les lourdes portes des immeubles aux façades ornées de plaques en cuivre et aux halls sombres et profonds s’entrouvrent parfois en face. Une fenêtre ouverte, laisse apercevoir un lustre, une étagère avec des livres appuyés les uns sur les autres comme pour se consoler.

Mazargues, le rond-point au sommet du boulevard Michelet. Un obélisque auquel personne ne jette un regard, juste une balise autour de laquelle les automobilistes déboulent en klaxonnant et en s’insultant, pas rare que le touriste paumé gagne un tour gratuit. Emblème d’une avenue chic que l’on remonte depuis le centre. Sur le trottoir, un kiosque, une friterie, un rendez-vous vers lequel les habitués convergent à partir de la fin de matinée. On se gare en épis au ras du trottoir, on pose ses fesses sur le tabouret devant le comptoir en passant la commande et en feuilletant « la Provence ». Quatre ou cinq tables métalliques avec chaises assorties sont dispersées sur le trottoir. Les piétons se faufilent à travers cette terrasse improvisée tous les jours et les pigeons vaquent à leurs affaires. La patronne gueule les commandes et on va chercher la sienne au comptoir au fur et à mesure qu’il est prêt. En face, chez Paul a inauguré un drive-in, pains sans gluten, salades de légume, on se marre. Les camions blancs de la pénitentiaire contournent le rond-point dans un craquement d’embrayage et se croisent souvent dans leurs aller-retours pour les Baumettes toutes proches. Les habitués descendus de la barre d’immeuble qui abrite des logements sociaux juste en contrebas de la pelouse, derrière le kiosque, viennent prendre un café et un sandwich merguez-frites quand ils ne sont pas trop raides, avant de remonter chez eux. Pas facile d’habiter chez les riches.

Le Palais Longchamps. Des fontaines et un palais dans le goût romain pour fêter l’arrivée de l’eau à Marseille. Des Monica pas très Vitti comme le chante Christophe s’agitent en gloussant devant les bassins, Jul y a tourné un clip, pas de risque de voir Néron surgir avec sa lyre. On est à Marseille, à la rigueur il se pointerait en scooter ou descendrait d’un des bus à qui il faut laisser la place pour stationner le long des grilles. Depuis le Belleville sur mer, on a une vue imprenable sur les bus, les chauffeurs qui s’emmerdent tellement qu’ils astiquent les flancs de leur véhicule, les gamines à croquer qui sortent du musée avec leurs cartons à dessins, un goût d’orgeat et une peau salée…
Lycée nord. Un vaisseau de béton qui dévale la colline, vue sur la rade à 180 degrés, les grues de Mourpiane et les montagnes de conteneurs, un paquebot qui fait son demi-tour dans la passe et puis s’en va. En contrebas, Consolat, des petits cubes de misère bien rangés au soleil à l’ombre du savoir. Et puis tout disparaît, on entend que les cornes de brume des cargos. Entrées maritimes, la ville dans le brouillard et la pollution, l’éclairage urbain qui s’allume et ici le soleil au-dessus des nuages, règle son compte à la crasse.
Boulevard Dugommier. Table bancale sur trottoir qui ressemble à une zone de guerre. Les voitures sur la chaussée s’arrêtent parfois un instant pour saluer une connaissance. Un couscous traditionnel, servi pour vous remplir l’estomac, plat de pauvre à un prix de pauvre. Souvent seul en terrasse. Juste après un hôtel où l’on voit souvent des gens en provenance de la gare toute proche entrer et laisser leurs valises puis repartir dans le quartier. Juste avant, le cinéma « l’Etoile », du porno et de la rencontre, pas de regards furtifs, hall bien éclairé, lettres d’argent pour être vu de loin. On ressert des légumes et de la semoule, on se salue de la tête, fraternité factice des villes du sud.

Mazargues, le rond-point au sommet du boulevard Michelet. Les réveillons du jour de l’an se succèdent, deux compagnies de CRS, casquées immobiles dans une longue file de véhicules, moteurs au ralenti dans la contre allée comme spectateurs. Des bacs poubelles enflammés sont propulsés et vont terminer leur course au pied de l’obélisque érigé en totem pour la soirée. Les rares voitures slaloment au milieu des cris et des silhouettes qui vont et viennent. Au début du siècle, on remonte l’obélisque qui n’avait pas de pyramide et embarrassait la place Castellane qui s’embourgeoisait. Plutôt que de le détruire on le déplace à Mazargues, port de pécheurs rustique où il serait à sa place. Depuis, il donne au quartier des faux airs de place de la Concorde et veille sur les beaux quartiers, la route des plages et des calanques. Délestage général, les températures sont leur maximum depuis 6 mois et les clims tournent à plein régime pour tenter de supporter la vague de chaleur qui a envahi le sud en provenance de l’Afrique sub-saharienne. Un kiosque où on pouvait acheter des frites a été remplacé par une tour a glace qui a fermé, pillée par les réfugiés climatiques cantonnés sur la plage depuis des mois. Tout à coup, depuis le haut de l’avenue on voit s’éteindre les unes derrière les autres les tours de la skyline en bord de mer puis tous les immeubles, une vague de ténèbres brulantes remonte bientôt jusqu’au pied de l’obélisque. Les grilles des lotissements sécurisés s’ouvrent les unes après les autres, et sur la place un chaos sans nom se met en place avec les véhicules de tout genre qui se télescopent dans la nuit sans étoiles. L’obélisque est donc reconstruit en 1911 sur ce rond-point appelé pour l’occasion place de la Concorde, en souvenir du second vrai obélisque de Louxor que Marseille attendait et qui n’arrivera jamais…

Les gens s’entassent dans les bus, à renifler les aisselles et les culs de plus sales qu’eux pour aller trouver un mètre carré de gravier brulant ça n’a pas de sens, même dans une ville comme celle-ci. Et comment ça ne leur déchire pas les tripes les ferrys qui glissent juste devant eux, un coup de corne même des fois qu’on ne les aurait pas vus et s’éloignent en rejetant une fumée noire crasse qui leur remplit bien les poumons à tous les pauvres sur la plage. Et les riches dans leur bunker, ils en deviennent tubards aussi ou bien ça les épargne. Parce que les bagnoles tout le monde en parle mais cette quincaillerie flottante propulsée aux pires déchets de raffinerie pourquoi que ça naviguerait pas les jours impairs, hein, comme tout le monde. Enfin comme tout le monde, pas ici, la voiture ici ça fait partie de la vie. Enfin aucun rapport avec la plage paraît. Plutôt que si, la plage et la bagnole, c’est ce qui vous tient, pas la pisse dans les rues l’été et le rap comme bande-son. Et si la plage est fermée, on se demande si c’est la faute aux égouts ou au maire, notez bien que c’est peut-être bien la même chose au bout d’un certain temps à recycler la même merde. Il regarde ça depuis les marches des Réformés. Au fond, le Vieux-Port scintille comme une pute trop maquillée pour attirer les croisiéristes, parce que les gens ici il croit bien qu’ils n’en ont rien à foutre des odeurs de poisson et de l’eau plus croupie qu’une flaque à Calcutta, même s’il se demande bien à quoi ça peut ressembler Calcutta. Sûrement un truc comme ça. Chaud, humide et qui pue. Peut-être l’heure d’aller à la plage après tout.

D’abord la route nationale, avant que l’autoroute balafre les forêts et les forêts en une longue coulée. Des platanes le long d’un canal, peu de virages, la traversée de villages aux maisons où peu à peu le grès rose des Vosges s’impose comme si on passait une frontière. Et puis un faubourg interminable. Le dimanche matin, les façades au soleil le long des quais déserts qui dominent un mince filet d’eau. On ne se promène pas encore, on sortira plus tard pour aller à la messe à la basilique dont les cloches vont bientôt résonner dans la vieille ville, juste sous le château. A la sortie, on achètera une pâtisserie sur la place, devant le kiosque à musique battu par le vent. On se faufile entre les fortifications, et on quitte la route qui prend son élan vers l’Alsace. Devant la caserne, beau me tordre le coup, impossible d’apercevoir la tête de la sentinelle dans sa guérite. Doit drôlement s’emmerder un dimanche, comme moi. Virage sec en première, on remonte le lotissement désert, façon banlieue anglaise, voitures garées le long du trottoir devant des pavillons tous pareils, des Peugeot, forcément, ici c’est comme le pain, on achète que ce qu’on connaît. Rien ne bouge, un rideau qui se soulève parfois et retombe aussi vite mais c’est tout. Rituel du dimanche chez l’ami de régiment. À la ville. Repas désastreux mais depuis le temps on fait comme si suivie de la promenade sur les fortifications pour « prendre l’air ». La tour avec le drapeau vestige du siège, des jardins ouvriers accrochés à la pente, et vue aérienne qui se déplie dans les nuages. LA tour de la Caisse d’Épargne avec ses six étages comme point de repère à partir duquel s’éloigner prudemment, bloc d’immeuble par bloc d’immeuble, et revenir immédiatement en arrière dès que le fil se distend. Les ponts roulants qui transportent les turbines et les locomotives qui font la fierté de la ville et seront bientôt le symbole de sa dégringolade, hangars vides et parkings déserts. Cités ouvrières, stade, la maison du Peuple et sa salle de concert où on patiente à la buvette au milieu des affiches des sections syndicales qui ont leur bureau au rez-de-chaussée. Comme un air d’Union Soviétique d’avant la Glasnost. Une ville qui s’enfonce dans un passé militaire périmé et une tradition industrielle mourante mais à qui on a oublié de le dire. La tiédeur d’un dimanche d’automne dans un quartier qui somnole, une sentinelle et un gamin qui s’ennuient et une génération qui ne voit pas l’histoire en train de se terminer du fond d’un lotissement tranquille.

Marseille, il l’a lu avant de le voir, collection Noir, il y a très longtemps par un été torride dans le sud-ouest, un coin paumé des landes. La collection Noire, la Plaine, le Panier et surtout les Goudes. La trilogie de Izzo. Et aujourd’hui, quand il revient, c’est toujours à ce paysage qu’il pense, la route de la Maronaise où il s’échappe dès qu’il peut pendant sa pause déjeuner, la Calanque du Mauvais Pas. Le TGV vient de traverser la gare d’Aix à presque 300 kilomètres/heure, pas le temps d’apercevoir les quais, et déjà il plonge dans le tunnel, comme celui d’un parc d’attraction, le bruit des essieux qui claquent aux jointures des rails, les lumières qui s’étirent en une bande psychédélique et soudain il est propulsé en pleine lumière. Geste machinal, tourner la tête à droite et apercevoir la mer. Pas celle des Goudes, à la côte désertique et blanchie qui vous ronge le regard, non, un enchevêtrement de bâtiments au premier plan, une flaque incandescente, des paquebots hauts comme des immeubles à quai, des portiques sous le ventre desquels sont accrochés des conteneurs qui vont rejoindre un empilement de toutes les couleurs. Le spectacle défile en un lent travelling, et s’estompe peu à peu dans un fondu, le décor devient fouillis de tours, de maisons, de hangars, murs tagués et ruelles bordant l’autoroute du soleil. Le TGV ralentit, vaque à la même vitesse que celle des TER qu’il croise maintenant avec nonchalance. Des rues avec des voitures garées, des fenêtres ouvertes sur des balcons, le paysage qui défile à vitesse de plus en plus lente, resserrement des parallèles, spectateurs privilégiés de la vie des autres, blasés. Le quai de Saint-Charles avec déjà les équipes de nettoyage prêtes à expulser les voyageurs pour renvoyer la machine là d’où elle vient. Un pied sur le quai, l’air qui n’est pas le même, la tiédeur, les chaussures légères, un je ne sais quoi dans la tenue, l’accent bien sûr qui s’insinue immédiatement. La terrasse, lieu de pèlerinage pour certains, annexe du McDo, panneaux battus par le vent annonçant des événements faussement culturels, et vrais papiers gras qui volent dans tous les sens. Plonger dans les entrailles de la ligne 1 plutôt et descendre à Cinq Avenues. Devant le chic bobo et derrière le populaire animé. Le parc zoologique, peuplé d’animaux en stuc fluos et voués à devenir un parking. Remonter la pente en remorquant la valise comme un corps-mort derrière soi en suant au soleil, au milieu des tricycles, des petits vieux qui se tiennent par la main et des athlètes au petit cul bien ferme qui vous dépasse sans un regard de compassion. Déboucher en soufflant comme un phoque devant le pavillon de partage des eaux, une avenue qui porte un drôle de nom et domine la ville. Izzo rangé là-haut, dans la bibliothèque…

L’embarras du choix dans un périmètre dont on fait le tour en quelques pas dans le quartier, métro, bus, tramway. Délire d’urbaniste mégalomane ou accumulation de la part d’élus à la pêche aux voix jusqu’à s’en donner la nausée. Le métro s’emballe, fore son chemin à l’aveugle tandis que le bus se fond dans la dans la masse, progresse entre les arrêts si proches que l’on aperçoit le suivant à peine les portes refermées. Le tramway, prend son temps et longe silencieusement le Palais et ses fontaines, air climatisé. On a le temps de voir défiler les calicots annonçant les expos du musée. Puis il bifurque et s’engage sous les arbres du boulevard Longchamp, pas de bruit à part la cloche annonçant l’arrivée aux arrêts. Revêtement dallé de frais, pas de voitures, aucun chaos, une navigation discrète et silencieuse à l’image du quartier dont on peut contempler à l’envi les lourdes portes d’entrées et tenter de se représenter la vie derrière les façades dissimulées par les frondaisons. L’arrivée aux Réformés, une place avec correspondances avec le métro et le bus que l’on retrouve et qui continuent de tracer leur chemin en parallèle. Au loin, à l’horizon et au-bas de la pente, les lumières du Vieux Port. La Canebière, de plus en plus de monde aux arrêts, une vie bruyante qui tente de pénétrer à l’intérieur du tube en alu mais n’y parvient guère comme absorbée dès qu’elle s’y engouffre. L’hôtel de police, Noailles vite dépassés à peine entrevus, on vire à gauche et on débouche sur le cours Belsunce, à travers la foule qui déambule sur les trottoirs gagnés par les terrasses. Un voyage à la façon d’un scopitone dont on aurait coupé le son et dont les plans se succéderaient collés par une monteuse pressée. La porte s’ouvre, chaleur humide sur le trottoir, gens qui parlent à leur téléphone tenu à hauteur du visage, odeurs de kébab et d’ordures aigres. Le son de la cloche derrière moi, le tramway est déjà reparti. En face, une autre rame arrive, silencieuse, vitres teintées, glissant sur les rails qui brillent au soleil.

Il tournait en rond dans le PC sécurité du gigantesque centre commercial. Trois étages, une cloche climatisée ; sous laquelle on pouvait se donner l’illusion d’être quelqu’un le temps de quelques achats et de connaître l’angoisse devant le terminal de carte bleue - frisson du pauvre qui voyage sur place. Lui il contemplait la petite blonde au rayon des maillots de bain. Grâce au joystick, les caméras zoomaient et dézoomaient à volonté, ne la lâchant pas d’un pas. Il était un peu chez lui ici. Le duo de service au PC sécurité faisait régulièrement des extras pour lui comme beaucoup d’autres dans le quartier. Le grand con un peu mou foutait la trouille au besoin aux mauvais payeurs et la brune body buildée jouait les serveuses et veillait à la tranquillité des soirées chaudes qu’il organisait dans les belles villas de la colline du Roucas Blanc.

« Là, tu as vu ? Elle vient de piquer un haut ! claironne fièrement Monsieur muscles
— Bravo, qu’est-ce qu’on ferait sans toi ici ! Elle l’a reposé.
— Fermez la ! Vous la bloquez, juste le temps de me laisser le temps de redescendre. Et vous la laissez repartir par la sortie fournisseurs ! Pas de zèle ! »

L’escalator du centre commercial flambant neuf l’a éjectée au milieu d’une foule qui pue déjà la sueur, rayon des tenues de plages, là rien qu’en faisant un pas elle peut se transformer en femme fatale, collégienne ou grand-mère, un jeu qui ressemble à la marelle pour laquelle elle était si douée quand elle était gamine. Elle vient de faire son choix, des rayures arc-en-ciel, pas de bretelles mais pas de quoi déclencher une émeute non plus. Elle slalome entre les badauds qui reposent sans acheter, trainent comme affaissés dans les rayons déjà écrasés de chaleur malgré la clim, le portique, un pied dehors, l’autre et un vrai sapin de noël, son et lumière ! les rampes lumineuses clignotent comme des feux de piste d’aéroport et une sonnerie stridente lui gueule aux oreilles, aucun doute c’est à elle qu’on en veut. Si elle en doutait elle n’a qu’à contempler la tête du couple d’agents de sécurité qui se précipitent vers elle en faisant crisser leurs semelles en caoutchouc ! Le petit bureau sent la serpillère moisie, la clope refroidie et le sandwich au curry, celui qu’on achète sous vide déjà spongieux au rez de chaussée -de la malbouffe de pauvre qui flique encore plus pauvre que soi- et son sac se retrouve tout de suite retourné sur le bureau bien gras, en vrac sous les yeux du grand type genre premier prix de salle de sport qui s’est salement laissé aller sur les chips, et la petite blonde —l’air d’une vrai dure à qui on ne la fait pas et qui ne moisira pas dans ce boulot —, tout est là, le portefeuille, un jeu de clés, le paquet de clopes écrabouillé, le Iphone, deux blisters de préservatifs dont un est ouvert et vide — regard en coin des deux vigiles — un tube de rouge à lèvres entamé, des tickets de parking, le butin est maigre, la fille la palpe de la tête aux pieds en prenant tout son temps, marque une pause et se marre en contemplant le tatoo ! rien bien sûr, et ils sont obligés de tout remballer, en vrac, les préservatifs en dernier. C’est sûrement la chaleur qui a fait biper cette saloperie de portique, ça arrive tout le temps qu’ils disent mais sans s’excuser -de quoi on se demande- avant de la faire sortir par l’entrée des fournisseurs, l’entrée des artistes elle entend dans son dos, avant que la porte métallique claque et qu’elle ne se retrouve sur le trottoir.

Les Catalans, surpeuplés comme une rue de Calcutta et à peu près aussi propres, le soleil ne plonge toujours pas à l’horizon. Le bus vient de vider sa cargaison sur le trottoir, une gamine blonde descend les escaliers, des gosses courent derrière un ballon qui rebondit de marche en marches, un mec style beau mec avec des Ray Ban suit nonchalant, Quand elle passe devant lui, il regarde le tattoo sur sa cuisse. Elle se tourne face à lui et shoote dans le sable avec son pied.

« Quoi, toi aussi tu as quelque chose à me demander ? » Derrière elle, le mec esquisse un sourire.

Elle étale sa serviette et pose son sac entre ses jambes. Des écouteurs de IPhone, un paquet de clopes et le reste de sa vie là sur la plage à quelques mètres de lui. Inaccessibles.

Il roule au pas dans le tunnel, encore un vendredi d’embouteillages qui préfigurent un week-end indolent et inutile. La musique coule dans l’habitacle avec l’air glacial. Quelques messages tapés du bout du doigt sur son téléphone, pour s’occuper en roulant au pas dans la file qui n’avance toujours pas. Et puis la lumière, le péage vers la route des plages. La berline trace sur l’asphalte défoncé et raccommodé, il ne cherche même pas à éviter les trous. En longeant le nouveau stade au toit immaculé, qui se reflète sur les portes-fenêtres des tours du quartier, aveuglant les voisins comme des lapins pris dans les phares, il sourit en pensant à tous ses cons assis sur leurs chaises Conforama qui attendent le crépuscule pour que les projecteurs embrasent le quartier, faisant mine de ne pas tendre l’oreille pour percevoir les clameurs des supporters. Blasés comme lui dans cette ville insaisissable, qu’il aime et déteste. La Merco noire aux vitres teintées, tangue au milieu des bagnoles esquintées par la vie qui jouent des coudes pour rentrer chez elles et vitre ressortir, il se tortille sur le siège conducteur, plus confortable que celui de son salon. Il a envie de pisser. C’est de son âge.

Il a oublié depuis combien de temps il vit ainsi. Il enchaine des semaines qui se terminent toutes en vendredis qui lui durent ensuite un week-end interminable, avec toujours comme cadeau la mélancolie de dimanches qui tardent à devenir des lundis. La mort se met en route bien longtemps avant d’arriver.

Un cimetière sans croix. La colline est harcelée par le vent glacial et surplombe le port, avec en contrebas, le terminal croisière égaré au mitan d’une forêt de containers multicolores, de grues illuminées en guise de sapin de Noël. On dit le lieu désolé mais certainement pas d’être là, puisqu’on a même osé le baptiser la cité « la plus belle », en grec, faut préciser. L’île de Santorin se serait nommée ainsi avant sa colonisation par les Doriens. Mais quand on vient des Comores ou du bled, rien à foutre du grec. Des flots de sable et de gravier ont été crachés ici à la va-vite dans les pentes de la pinède, mais pas pour en faire des plages ni pour bronzer. Puis ils se sont agrégés en coulures verticales, étalant leur ombre sur un château qui avaient perdu son maître, planté au milieu des neuf tours. Désormais des meubles payés à crédit pouvaient s’entasser dans des salons avec vues à damner un promoteur. Des balcons brinquebalants s’ouvrent sur un éblouissement d’eau en fusion, avec à leurs pieds des vies perdues qui trainent les pieds dans des labyrinthes dont plus personne ne trouve la sortie. On végète au milieu des ordures égarées sur les pelouses, jetées du haut des fenêtres, parce que les vide-ordures sont foutus depuis longtemps. Pas parce qu’on ne sait pas ce que c’est qu’une poubelle comme on l’écrit dans les journaux qui trainent, froissés au milieu des papiers gras et qui décollent des trottoirs en se prenant pour des cerfs-volants. Dans ces copropriétés délaissées et décaties on tue les rêves à petit feu, méthodiquement, loin des regards. La pierre rend l’âme d’abord et ensuite on ne croise plus que des ombres, étrangères à elles-mêmes. Nouveau cimetière peuplé d’emmurés vivants sur une colline battue par le vent mais où il y a malgré tout toujours un plus pauvre pour tenter d’y disparaître au milieu des gravats et des câbles électriques qui pendent dans les couloirs. Un cimetière sans croix.

Il y a un ciel inclément qui n’a pas pitié d’eux comme dit Proust. Mais qu’est ce qu’il en sait Proust de ce bleu infernal dans lequel traînent quelques nuages et où est établi un disque brûlant. Un ciel hostile qu’on irait plutôt chercher chez Camus, de l’autre côté de ce plomb en fusion qui éblouit ceux qui lèvent la tête pour regarder là-bas… Les hommes se terrent ou rasent les murs avec des allures de coupables, puant la sueur, Sisyphe sans rocher poussant leur corps jusqu’au bout de la rue, puis la prochaine et la prochaine encore dans une marche sans fin, les pieds gonflés. Il y a les ciels immenses, gros de menaces amoncelées d’où toute lumière se retire soudain pour plonger les ames dans le noir avant le grand déchainement et les trombes d’eau qui dévalent les rues de la ville en pente, s’étalant sur la largeur de la chaussée, le laissant terrassé sous cette mousson incongrue. Il y a bientôt le ciel livide, comme saigné à blanc, livide comme étonné du saccage. Il y a le ciel rose et cuivré, un incendie sans flammes ni fumées qui meurt sur les collines., pas de ballet de Canadairs traçant leur sillon au ras des toits dans la guimauve rose, qui baigne les cheminées des immeubles. Il y a les ciels verticaux et géométriques, violets en fusion qui allument les baies vitrées au-dessus des rues déjà sombres, instant éphémère, l’éclairagiste va bientôt couper l’alimentation et le ciel s’éloigner, immense et vide. Il y a le ciel d’hiver, ciel d’ailleurs dont il garde le souvenir, triste et boueux à aller se pendre. Ce ciel lourd comme un mauvais décor accroché aux cintres d’une scène qui reste vide, battue par les vents. Il y a le ciel nocturne rempli d’aiguilles, il croit s’en souvenir. Ou peut-être est-ce le vent qui brûle la peau ? Il y a le ciel de ténèbres, si épais qu’il vous enveloppe et vous fait oublier. Mais ici, il y a le ciel férié, vide à n’en plus finir, comme la ville ou la journée, inutile au point de se demander ce qu’il y a derrière. Il y a le ciel vacant comme cette ville qui passe son temps à le perdre. Il y a un ciel voyageur parce qu’on l’imagine toujours venu d’ailleurs, comme les gens. Il y a le ciel amoureux ou le ciel chagrin, qui donnent aux boulevards une lumière de fête foraine un peu endimanchée ou un air emprunté de repas en famille avec le gigot qui attend les convives sur la table d’un salon sans âme.

Il gare le scooter avec son matériel arrimé derrière sur un coin de trottoir, puis traverse jusqu’à la boulangerie en face. Quand il entre, il trouve, comme souvent, devant lui le locataire du 5ème étage - en short, t-shirt et claquettes de plage. Quand il sort comme ça sa mère l’engueule comme s’il était la pire chose que la famille ait connu depuis des générations. Ça n’empêche pas la vendeuse, une gamine, d’interpeler le type par un « Hello » claironnant et un grand sourire. Elle lui demande comment ça va et lui tend d’emblée un sachet avec ses deux croissants. Un beau sourire, deux petits seins bien hauts et, lui, quand il arrive pour acheter sa baguette, juste un « Bonjour qu’est-ce qu’il vous faut ? ». Il ressort, range le pain dans le topcase. Il ouvre la porte de l’immeuble avec son passe, toujours un passant qui le regarde en coin à ce moment-là sans rien dire, comme s’il assistait à une effraction. Dans la rue ça commence à klaxonner, à s’insulter même, la file s’allonge devant le feu rouge. Juste un temps d’arrêt dans le hall, le temps de bien enfoncer les écouteurs dans les oreilles pour ne pas avoir à s’arrêter si sa mère l’appelle. Il va remplir son seau au sous-sol, toujours la même dose de nettoyant pour les carrelages, et surtout ne pas changer de marque pour ne pas rester en panne devant les instructions d’usage qu’il ne saurait pas lire. Il serait encore obligé de demander à sa sœur qui hausserait les épaules, comme d’habitude. En montant les escaliers, la vieille du 8ème qui va promener son clébard hoche la tête en guise de bonjour. Toto, qu’il s’appelle le clébard, pas très futé mais lui, il le regarde avec un air curieux pas comme s’il faisait partie des meubles ou s’il était étonné de ne pas le voir prendre l’ascenseur avec tout son matos. D’habitude il n’aime pas les chiens, mais il l’aime bien Toto. Le petit couple du 5ème embarque dans l’ascenseur quand il arrive avec toute la marmaille déjà en ordre de marche. De grands « Bonjour », bien articulés sur un ton presque familier, il ne se résume tout de même pas à la ligne « charges d’entretien et travaux -personnel » sur le réajustement de fin d’année adressé par le syndic avant la réunion de copropriété à laquelle ils amènent toujours des tartes trop cuites. Enfin pas pour ça qu’ils ont la moindre idée de son prénom. Ça leur servirait à quoi d’ailleurs. Ils ne savent même pas que le scooter déglingué garé sur le trottoir devant leur SUV est à lui. Le scooter, pour eux c’est un accessoire de ciné-club, cheveux au vent dans les rues de Rome en noir et blanc… ou un objet hostile qui vient des « quartiers » sans assurance parce qu’on vient de le voler. Et puis quel inconfort. « Et arrête de chouiner comme ça, parce que si tu arrives en retard à l’école tous les jours, tu finiras comme le monsieur. A récurer les escaliers ! Alors dépêche-toi un peu et boucle ta ceinture on n’a pas toute la vie devant nous ! ». Lui, il l’a bien encore, mais pour ce que ça lui sert, regarder celle des autres et nettoyer leurs escaliers dans des immeubles où il n’habitera jamais et où on ne le voit même pas quand on le croise. Enfin sauf pour appeler l’Agence et l’engueuler quand il reste de l’eau dans le hall ou un mégot sur les escaliers.

NORD

Derrière les vitres du TER, le paysage défile. Les jardins ouvriers succèdent aux maisons pavillonnaires et à l’église arménienne blanche perchée en haut d’une petite colline, avec dans le labyrinthe des rues en pente la file ininterrompue des voitures qui tentent de gagner l’autoroute pour aller au travail. Tours posées là où il y a de la place, en haut d’une colline, le long d’un ravin, disparition de la bourgeoisie dans ses bastides dominant la mer même sans la voir et terres agricoles sans fermiers. Urgence de les remplir avec tous ces rapatriés débarquant hagards dans le port., ils ont tout laissé de l’autre côté de la Méditerranée. Ils sont les premiers mais pas les derniers, pas question de les abandonner dans ces bidonvilles qui défigurent la ville. Vite les déplacer là où on entasse la misère, à la lisère nord de la ville. Marseille devient la plaque tournante de tous les échanges avec un continent qui n’a jamais été aussi présent, la capitale de la quincaillerie et de la voiture d’occasion ! Les quartiers nord servent de base arrière informelle qui va vite imploser avec l’instauration des visas. Aujourd’hui ne restent que les stigmates de la pauvreté et de l’illégalité. Les deals dans les halls des tours se foutent des frontières, la paix sociale s’achète avec un soleil qui ne coute rien et en regardant ailleurs. La vue est plus que jamais à damner un promoteur, même au milieu des décharges sauvages et des barres d’immeubles aux appartements fantôme.

SUD

Un écureuil au pied d’un pin se dit que décidemment rien ne change dans cette foutue pinède. Paradisiaque qu’ils disent. Parc national des Calanques. Tu parles ! Sous sa branche, le commissaire appelé en renfort, pas un marseillais, cherche du regard d’où peut venir un raffut pareil. Des cigales ! De toute façon, il y en a partout. Comme s’il n’avait pas assez d’une bande de mômes campés sur leurs scooters devant la barrière qui disent qu’ici « Ils sont chez eux ! », les municipaux les regardent en s’essuyant le crâne, en ruisselant de sueur. À lui de se débrouiller avec tout ça. Pas de vagues, on lui a dit, surtout pas de vagues, au début de la saison. Évacuer ce bordel, mais en douceur. Pour lui, les cités c’était dans les quartiers nord, pas ici, au début d’un ruban de bitume qui serpente au cœur des collines, escalade un col et dévale une série de lacets sortie tout droit d’un film pour se jeter tête la première dans l’eau turquoise. Bon, on est à deux pas des Baumettes mais les péchés capitaux, il croyait qu’on les gardait incrustés dans le mur derrière lequel résonnent le soir les lamentations des parloirs sauvages. C’était oublier qu’ici on interdit d’abord et ensuite on se débrouille avec les tables de la loi. Pas parce qu’on est à la porte du paradis que le système est obsolète. L’écureuil en sait quelque chose, son arbre a été arraché et tout un morceau de pinède arrasé à coup de pelleteuses pour construire un parking devant une école où on enseigne le business. De temps en temps faut bien organiser des master class. Toujours ça qui ne cramera pas l’été prochain, un beau revêtement en bitume…

OUEST

Marseille, c’est pas un finistère, pas de go west ici ! Aucun nouveau monde à regarder dans les yeux les soirs de brume quand tout s’embrouille. Juste un ancien monde qui regarde un plus vieux encore qu’il fait semblant d’oublier. Et à une quinzaine de kilomètres, un arrêt, comme ça, on se demande pourquoi. Même pas une gare, mais ce qu’on appelle en langage technocratique un « point d’arrêt non gardé ». Un bâtiment abandonné, adossé à la colline devant lequel ne passent plus que des trains de marchandises et ceux qui évacuent les ordures de Marseille. Et quelques omnibus remplis de touristes bruyants et déjà assommés de soleil à la recherche du sentier menant à la calanque en contrebas. Une vigie inutile. C’est un dimanche doux et venteux, il referme la porte de l’appartement et traverse la salle d’attente déserte, les deux guichets sont fermés. Il a dans la bouche un goût de café réchauffé et de Camel. Il jette un œil à la pendule du quai, 2 minutes d’avance, comme toujours. De la fenêtre de l’appartement lui parvient « Mon mec à moi », le tube de 1988, qui se termine à la fin du mois. Elle a du attendre qu’il descende pour se lever et se préparer son petit-déjeuner. Il tourne la tête à droite, et, comme prévu les feux de la machine lancée à pleine vitesse apparaissent à la sortie de la courbe, tractant un wagon-lits et 6 voitures corail. Le temps de faire un signe au mécanicien et le convoi passe à sa hauteur en faisant trembler le sol sous ses pieds. Déjà il a devant lui la rade étale et Marseille sous le soleil d’hiver. Dans moins de 20 minutes, le Phocéen qui fonçait de Paris via Cavaillon et Port-de-Bouc entrera en Gare Saint-Charles. Un homme sur le quai, au sommet des escaliers monumentaux regarde la Bonne-Mère et se dit qu’il a tout le temps de chercher un hôtel… ou d’aller prier.

EST

Les souvenirs de Pagnol à portée de mains, enfin ceux qu’il n’a pas piquées à Giono, des cités qui tombent en ruine et qui font partie des quartiers nord, par solidarité, par orientation sociale ou géographique ? Du Bouyguesàcrédit qui a poussé n’importe comment et s’enferme derrière des grilles pour ne pas voir les plus pauvre s que soi. Un stade bien clos lui aussi avec des Ferrari qui entrent et ressortent en trombe pilotées par des gamins tandis que d’autres gamins perchés sur des scooters essaient de voir ce que ça fait que d’être riche. Enfin vraiment riche pas juste de quoi se payer des boissons trop sucrées et de la viande qui dégouline de graisse, vautrés dans des canapés de récup dans des halls d’immeuble qui sentent la pisse. Même pas la leur. Et des religieuses qui veillent sur leur potager, sans jamais se parler, beaucoup trop grand pour elles qu’on leur dit. Pas si sûr quand il s’agit de tenir le monde à distance.

NORD

Bientôt 6 mois qu’il ne pleut pas et avec cette chaleur les systèmes informatiques plantent les uns derrière les autres. Le temps de les redémarrer les portiques automatiques tournent en rond dans un ballet déjanté, comme s’il s’agissait de grosses araignées ivres. Heureusement encore qu’ils sont équipés d’un système anticollision. Et puis on fait à la main tout le reste en attendant. La main- d’œuvre ne cesse de descendre de la colline. Ils campent dans des conteneurs qu’ils ont réussi à tirer là-haut au milieu des gravats et de la rocaille carbonisée. Ils sont maigres à faire peur et toujours couverts de suie. Ils restent en hauteur, entre eux et loin de l’eau qui a déjà recouvert une fois tout ce qu’ils possédaient. Ici, rien n’a repoussé depuis le grand incendie. Ça avait commencé au nord de l’autoroute et les colonnes de flammes avaient vite dévalé poussées par le vent qui n’a jamais faibli. « Protéger la ville à tout prix », le ministre avait été clair ! Mais quelle ville ? Ici depuis des générations c’était un no man’s land peuplé d’habitants de seconde zone. On n’allait pas risquer des hommes et du matériel pour protéger leurs immeubles manquant s’effondrer sous le poids des arriérés de loyers. Le samedi, les camions pré-positionnés près des bouches d’incendie et sur les routes montant aux collines s’étaient retirés. Un par un, progressivement, quartier par quartier, pour ne pas alarmer, les pompiers avaient effectué une retraite vers le centre, suivis par les habitants à leur réveil. Le soir les flammes avaient tout dévoré.

SUD

L’heure n’est plus à la baignade ni aux randonnées en famille. Quelques panneaux à terre indiquent encore l’entrée du Parc National mais personne ne sait ce que sait. Ils n’y venaient jamais ici. De toute façon, ils n’allaient jamais à la mer. Pas de bus , pas de métro. Comme ici ! On a coupé les arbres, creusé au bulldozer des pistes pour relier les différents « satellites » entre eux. C’est comme ça qu’il a baptisé les zones de regroupement l’architecte. Ça fait mieux que bidonville et puis ils ont l’eau courante, pas comme ceux du nord. Tiens, il ne leur a pas fallu longtemps pour les appeler « ceux du nord ». Même pas 10 ans.

OUEST

Eté 2008. « Le Phocéen » n’est pas en retard, ça fait longtemps qu’il ne passe plus. un arrêt, comme ça, on se demande pourquoi. Maintenant ce n’est même plus une gare, mais ce qu’on appelle en langage technocratique un « point d’arrêt non gardé ». Un bâtiment désert, devant lequel ne passent plus que des trains de marchandises et ceux qui évacuent les ordures de Marseille. De temps en temps aussi, quelques omnibus remplis de touristes bruyants et déjà assommés de soleil à la recherche du sentier menant à la calanque en contrebas. Il descend comme tout le monde, dans la poche le poids du portemonnaie pour aller chercher le pain du repas de midi. Les rails brillent de la pluie fine qui est tombée toute la nuit. Les autres ont pris la route, 20 km qui serpentent depuis l’Estaque. Depuis qu’ils ont vu Marius et Jeannette, ils se prennent tous pour Guédiguian avec leur abonnement au ciné-club. Lui il a déjà mal aux pieds avec ses godasses de marche neuves et comme un sale gout dans la bouche. Rien n’a changé, même le papier peint du salon est le même c’est sûr. Juste une tour qui a poussé comme une verrue dans le paysage au fond de la rade, sinon ne pas regarder le hall et ne pas penser non plus à sa soirée télé ce soir avec vue sur l’immeuble d’en face.

Penser l’Est et ne pas écrire que le sud.

Les routes du Sud : un cycliste, maillot à damier, bascule dans le bas-côté du Ventoux. Les virages avec au sommet une flaque bleue qui s’évapore au loin dans la brume de chaleur et les années de jeunesse avec l’usine en face de la maison, le magasin d’exposition et les vélos des pros.

Les variations de lumière à la manière des impressionnistes. Période rose. Parce que ça change du dedans la lumière, dans un regard, un frisson, surtout ici.

Un polar à l’ancienne, en noir et blanc, avec des gueules, des embuscades dans des bagnoles qu’on ne voit plus maintenant. Maintenant c’est trop neuf ça sent encore la peinture qui sèche. Économie de moyens.

Sans famille ou cent famille, trop ou pas assez , le nombre qu’il faut pour la dissoudre dans le paysage et en faire des figurants un peu flous à l’arrière plans.

Période rose tome 2. Du sexe, comme des sentiments. Les rues étroites, les frôlements du cœur et du cul, les corps et les âmes dénudés, la plage, les étés torrides.

Uchronie, une ville sans nom, sud-nord-est-ouest, quartiers arrachés à des villes sans noms pour s’engouffrer dans des fractures de l’espace-temps. Oh les beaux jours !

Droit de pied sec. Reprendre pied, chassé de sa vie, sur une plage, une station de métro, une université, des destins foudroyés des deux cotés de la Méditerranée par la violence de l’amour, ou de la guerre, souvent des deux. No one is innocent.

Mon nom est personne. Un artiste invente sa vie au lieu de l’écrire ou de la peindre. Un créateur d’une vie qui finit par lui appartenir et par être la sienne puisqu’il la crée.

On entend le crissement des pneus sur la peinture du sol du parking, une odeur de serviette humide et de toilettes en fin de journée stagne dans la pièce mal ventilée. De la neige brouille une partie des écrans et le joystick de commande des caméras est abandonné, ce que confirme la chaise vide sur laquelle git une veste avec un badge qui s’agite doucement. Sur le moniteur principal, un plan large plonge sur le quartier. Des immeubles dont on expulse avec méthode les pauvres, aux appartements ensuite hermétiquement clos par des portes blindées pour empêcher ceux qui tentent de débarquer d’y trouver un refuge même temporaire. Ici, pas de droit de pied sec, pas d’illusions ni d’avenir, juste un périmètre circonscrit par des chevaux de frise s’agitant dans le vent comme une coupe bon marché ratée, avec la bénédiction d’une cathédrale –- caprice oriental d’un évêque satisfait par un prince-président aussi piètre dictateur que mauvais stratège — dans le ventre de laquelle l’argent des touristes dégueulés par les paquebots a depuis longtemps remplacé le denier du culte. De l’illusion et du toc partout, surveillé par des vigiles qui respirent un air recyclé. Branchés en guise de cordon ombilical sur l’œil globuleux de caméras sécuritaires, ils traquent l’untermensch qui ne consomme pas. Quartier falsifié avec ses maisons closes où le faux-semblant dessine un avenir de cauchemar sur des façades où l’argent n’a pas d’odeur, même pas celle de la pisse des clodos ou du vin rouge des bars à marins. Un îlot dont les nantis se tiennent encore soigneusement à l’écart et les tables des terrasses croulantes sous les plats le jour sont dépouillées la nuit, tel un décor de buffet de gare aux petites heures du matin.

Sur les marches, un couple prend la pose. La mariée cligne de l’œil face au soleil, et lui se dandine d’un pied sur l’autre secoué par le vent et balloté par la vie. À perte de vue la rade, sous un ciel brossé à la laque par un peintre aux bras de géant. Spectacle qui met en scène cette ville à l’architecture anarchique, où l’éphémère indigne côtoie sans vergogne l’éternel, surtout vu d’en haut... L’éternel comme la pierre ocre du fort, savamment restauré, dont le destin est désormais liée par une passerelle tendue d’un seul trait et la volonté d’un architecte surdoué à ce carré tendu comme une voile. La résille de béton échancré qui gaine le bâtiment laisse entrevoir la foule bigarrée qui gravit les flancs de ce ziggurat, avant de déboucher sur la terrasse, cette cinquième façade posée comme un aplat de gris qui se superpose à celui vert prasin du bassin sans jamais s’y diluer. On y déambule comme sur le pont d’un paquebot, un restaurant, de luxe, y étire ses tables et ses chaises longues dans le ballet millimétré des serveurs, réglé par une chorégraphie muette vu d’une altitude où le vent se charge d’étouffer les bruits triviaux mais pas les sirènes de navires incongrus et grossiers qui tournent sur leur aire éblouis par le soleil, le ventre trop plein.

Il sort du métro, station Désirée Clary. En face de lui le nouvel hôpital tout en vitres est inondé de lumière. Il est courbé en deux, le vent, la douleur, la mémoire lui revient. Désirée Clary, c’est elle qui était restée en rade, abandonnée par Bonaparte juste avant le mariage ? Comme le chantier qui s’est arrêté net ici. Plus de crédit qu’ils disent. Pas envie d’aller plus loin surtout. Le boulevard National et Saint-Mauront tu t’arrêtes pas pour te demander ton chemin, même perdu au bout du monde. Le hall flambant neuf, une immense pendule comme dans un loft new-yorkais, des canapés en cuir pas encore tous déballés, tout pour le confort du cadre sup qui viendra payer sa taxe d’habitation chez les apaches. Mixité sociale bien obligée pour cause de chantier à l’arrêt. Les urgences, la cour des miracles, ouvriers pas très déclarés, mômes ensanglantés encadrés par des flics, mères qui lisent Pomme d’Api en faisant semblant de ne rien entendre. Plus de crédits et pas envie de les rencontrer ces gens là. On va démonter les grues.

Un grand et beau mur en pierres cisaille le monde en deux : dedans et dehors. Un artiste l’a orné de sept bas reliefs illustrant les péchés capitaux tapis dans des niches, espacées de loin en loin. En face, de l’autre côté de la route, des villas grimpent la pente à l’assaut de la pinède, se cachant comme elles peuvent de ce monde dont elles ne parviennent pas à étouffer les hurlements. On nait et on meurt des deux côtés de l’enceinte, mais chacun est enfermé chez soi, emmuré dans une vie finissante, dans un presque cul de sac qui mène à la Calanque, à l’eau où tout commence et tout s’achève. Chacun sa prison érigée par l’autre. C’est peut-être ça une ville après tout ?

Sur le no man’s land bitumeux, raviné et défoncé par les orages, vagabondent des camping cars, des randonneurs et des familles paumées qui soulèvent tous la poussière grise, cherchant l’ombre des platanes. On se gare comme on peut, on échange des nouvelles d’une semaine à l’autre, tandis qu’en face on répare les portails, on attend le facteur, que le bus va faire demi-tour au rondpoint après le dernier arrêt, juste un panneau avec le numéro de la ligne face à la porte massive, désaffectée, qui ne s’ouvre jamais. Terminus pour tout le monde. Derrière les bâtiments, la colline qui monte sec, hérissée de barbelés, paraît que du dernier étage certains arrivent à voir la mer. Enfin c’est ce qu’on dit. Les pauvres, faut toujours leur envier quelque chose, ici c’est souvent la vue.

La luxure, l’envie… Longer le mur et voir défiler le mode d’emploi complet de la ville qui vient s’engouffrer tout entière chaque jour sur ces quelques hectares.

Écrire la ville à coup de noms sur des sonnettes. Un livre de géographie, des numéros qui défilent comme on tourne les pages d’un atlas, le monde qui vient à la rencontre des pages qui disent les odeurs et les silences sitôt arrivées déjà disparues. De l’écriture avec des aplats de peintures balancés pour les murs renfermés sur eux-mêmes. Et des mots pour dire la mer toujours là, la mer et le vent.

Céline et Izzo boivent un coup en terrasse. Les mots viennent de s’envoler avec une rafale qui a dispersé les feuilles mortes, à l’encre pas encore sèche. Une fois arrivé au terminus faut bien écrire quelque chose, pas le temps de remonter la ligne. Si c’est pour contempler des trottoirs dégueulasses ou marcher des kilomètres dans une chaleur à crever au milieu de la Plaine déserte en se faisant engueuler par les rats… Et puis il y a les bateaux dont on ne sait où ils vont et les corps dénudés, mais pas tout à fait. Des embarquements dont on a oublié d’écrire le prix à payer sur le billet. Écrire en boucle comme on danse en solitaire dans un vieux bal de campagne.

De l’autre coté du miroir, des talons qui claquent, des touches qui frappent un ruban grisâtre pour écrire une histoire en noir et blanc au son des marches militaires qui disparaissent dans un brouillard toxique et d’amplis qui tremblent d’émotion. Une ville à écrire ou même à dessiner, où tout est bon à prendre, étrange à force d’être étrangère. Une ville à écrire en apnée en glissant vers l’oubli des occasions ratées, le luxe de refaire l’histoire. La grande, celle qu’on prend en pleine gueule et qui vous laisse étourdi dans un hall d’aéroport low cost. Comme la vie.



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1ère mise en ligne 11 juin 2018 et dernière modification le 18 septembre 2018.
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