Vincent Francey | L’arme c’est le temps

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Prof de français et d’histoire, clarinettiste et chanteur amateur, fribourgeois, suisse et lieur de ratures : lie-tes-ratures. Voir aussi sa chaîne YouTube : le journal recalé.
proposition n° 1

Les bancs rouges où il avait cru écrire étaient toujours rouges. Le préau brinquebalait. On lui avait mis des serre-joints pour qu’il ne tombe pas.

Personne pour s’y appuyer, pas même Lucien, le matin, clope au bec, taiseux. Il se dévisagea dans les vitres de la salle de basket. Lui aussi devenait ombre.

La porte de l’école. Fermée.

Qu’avait-il écrit ce jour-là ? Il s’assit sur le banc rouge. Le même qu’à l’époque ? Il ne se souvint que du papier.

Leva l’œil : les colonnes de ferraille, la toiture sale qui ne laissait plus entrer le ciel, la même boîte aux lettres qu’en ce temps-là et la même adresse, Rue Antoine-de-Saint-Exupéry.

Et le canard — c’était ainsi qu’on nommait le grand escalier où l’on rassemblait les élèves pour la journée des quatrième –- était-il encore vivant ? Il se leva. Il y avait aussi cette fresque peinte par la 3B2, des machines volantes à vapeur, des pièces d’échec éparpillées et des prénoms : Laetitia, Julien, Sarah, Alex, Salvatore. La couleur un peu passée. La date –- 1999 — un peu passée aussi.

Le canard lui sembla canari. Il s’y assit. Avait-il aussi écrit sur le canard ? Il ne s’en souvenait pas. Au fond, il devina plus qu’il ne vit le court de tennis et la forêt où l’on passait des heures à rechercher les balles perdues.

Balles perdues. Temps perdu. Pistolet sur la tempe. Pourquoi était-il revenu ?

proposition n° 2

Les stores bruns de la façade, en rangs serrés, fermés sur le cube endormi. Comme un pavé qui aurait poussé trop vite, une pierre taillée à angles droits, debout sur l’herbe rare, un mur posé entre le monde et le dedans. Plus loin : les tuiles d’un toit pointu. Un triangle. Le terrain de hockey sur goudron. Aussi : une piste droite où personne ne court. Encore : les traces estompées du blanc des couloirs. Puis : des arbres indistincts, flous, verts, d’un vert que n’interrompt que le cube posé là pour encombrer la verdure et casser l’harmonie des jeux absents. Un cube brun pour travailler la nature. Et le triangle un peu plus loin, encore une fois. Et ce ciel gris. Gris pour toujours.

proposition n° 3

Le parking. Les voitures en épi. Des cases jaunes dessinées sur le bitume. Fuir ?

Il jeta un œil sur la Villa Gallia, relut la plaque commémorative : « Ici vécut, entre 1915 et 1917, l’écrivain aviateur… » Il n’aimait pas l’écrivain aviateur, alors il ne relut pas tout.

Derrière la vitre : un piano, des pupitres, des photos d’adolescents qui chantent. Kreuzige, kreuzige, la violence la Saint-Jean. La passion. Du temps de Saint-Ex, c’était ainsi que se nommait la villa : Saint-Jean. Les chanteurs lui souriaient. Il fredonna le choral oublié : O Grosse Lieb, o Lieb ohn’ alle Masse. Il n’avait pas oublié, bien sûr.
Sur le piano : une partition indéchiffrable et le désir impérieux de briser la vitre de la fenêtre fermée.

proposition n° 4

Non. Le parfum du chocolat. Entêtant. Retrouver la cheminée de brique. Chocolat Villars. L’œil rivé à la vitre. Le nez déjà au carrefour. Attention travaux. Il faut se frayer un chemin. Toujours la vitre, toujours le piano. Mais le chocolat. Odeur âcre dans le ciel brun, dans le ciel chocolaté, dans le ciel brisé. Il courut, aperçut à peine les deux pizzerias ennemies – margarita à dix francs au Mon Chez Moi, à neuf à côté, à huit au MCM, à sept, à l’emporter – il n’avait pas faim, il tendait le fil entre la vitre et le chocolat. Amertume. Il prit à droite : façades grises, fenêtres fermées, d’autres vitres à briser, le bout de la rue, la cheminée qui fume, les vapeurs du chocolat noir. Le fil se tendait encore. Il allait se briser avec la vitre. Eclats de verre sur les cordes – brisées elles aussi, tout se brise – du piano. Il retrouva enfin les pavés beiges et les vieux rails du tramway disparu. Le parfum fou du chocolat faisait tourner Fribourg autour de la cheminée de brique. Vertige. Ne pas oublier le pistolet sur la tempe.

proposition n° 5

Jeu des poubelles bleues par-delà les rectangles de verre. Leur alignement se dédouble. Celles qu’on a emprisonnées semblent plus sombres. Elles rythment les bancs de béton : une, deux, trois. Dedans ? une, deux, la troisième s’est-elle échappée ? Devant les pieds arrêtés, une frontière d’humidité sur le sol gris, comme un mur plat mais infranchissable, comme une vitre que rien ne brisera.

Autres prisonniers : les arbres, l’immeuble d’en face, un reste de ciel bleu, d’un bleu plus terne que celui des poubelles. Parfois, rarement, une fenêtre ouverte donne un peu d’air aux élèves invisibles. Eux aussi sont prisonniers des vitres. Prisonniers des rectangles couchés, prisonniers des rectangles debout, prisonniers des poubelles bleues, prisonniers alignés dans des classes-caisses. Leur rêve de briser les vitres. Eux aussi : le pistolet sur la tempe.

proposition n° 6

Oublier Saint-Exupéry. Oublier Sainte-Croix. Ne garder de Saint-Jean que la mélodie du grand amour. O Grosse Lieb. Il y avait sur le Boulevard de Pérolles un gynécologue qui s’appelait Jean Gross. Et la sage-femme, c’était madame Widmer. Blagues de potaches dans les classes-caisses. Et bien évidemment, madame Braillard vissée sur sa chaise, madame Braillard boulonnée à sa version latine, madame Braillard qui ne braillait pas, madame Braillard pas débraillée, bien évidemment, madame Braillard chic et liftée, bien évidemment, madame Braillard qui disait toujours bien évidemment, bien évidemment, madame Madeleine – de Proust – Braillard, madame Braillard et Cicéron, madame Braillard et Tite-Live, madame Braillard et Félix Gaffiot, madame Braillard, du latin bracatus, bracata, bracatum, qui porte des braies, madame Braillard et les braiements des élèves emprisonnés comme des ânes de Guin, Guin en allemand Düdingen, Guin Outre-Sarine, Guin et ses jeunes filles qui braillaient (qui braiaient ?) le schwytzertütsch, Guin et ses Singinoises. Pas besoin de préciser l’étymologie. O Grosse Lieb. Elle s’appelait… Certains noms restent bloqués. Il avait failli oublier le pistolet sur la tempe.

proposition n° 7

Certains noms restent bloqués, et certains lieux cadenassés. Elle s’appelait… Rien à faire. Il l’avait suivie sur Pérolles. Il l’avait rattrapée. Il avait essayé de lui parler. Peine perdue. Balle perdue. Schwytzertütsch. Elle avait bifurqué, était entrée dans le local à vélos, s’y était cachée, s’y trouvait peut-être encore. Par où entre-t-on dans l’école la nuit ? Ils avaient tourné autour du cube, ils avaient cogné aux vitres sans oser les briser, ils avaient cherché l’ouverture, la fissure, le trou à souris, mais ils étaient restés emprisonnés dehors. Lucien n’avait rien dit. Lucien ne disait jamais rien. Il y avait des vitres, beaucoup de vitres, mais il n’y avait pas de porte : on aurait pu tourner pendant des années autour de ce cube sans jamais en percer le secret. Mais elle, elle était entrée. Eux, ils avaient essayé toute la nuit, en vain. Ne pas appuyer sur la gâchette, elle t’attend peut-être là-dedans. Il jeta le pistolet sur la vitre, qui se brisa.

proposition n° 8

La pluie emporta le pistolet dans la rigole. Il hésita. Entrer, maintenant que c’était possible ? Courir après l’arme ? Non, simplement marcher sous la pluie, rouvrir le parapluie bleu à pois blancs où elle était venue le rejoindre. Elle n’avait jamais mis les pieds dans le local à vélos, il s’en souvenait maintenant. Elle et lui, c’était comme dans la chanson de Brassens, un petit coin de parapluie contre un coin de paradis, une amourette insignifiante, un souvenir agréable : elle était venue se blottir contre lui après le concert, cette Passion selon Saint-Jean qu’il fredonna à nouveau, mais à la manière des Swingle Singers. Elle s’appelait… Peu importe son nom.

Il ne restait maintenant que la ville, assombrie, dégoulinante, tranquille, battant sur l’asphalte le calme tam-tam de son appel à l’explorer. Il franchit d’un bond la frontière effacée, oublia la fille imaginaire, suivit du regard le cheminement de l’eau sur les vitres, qui en brisait la sévérité sans les casser, et dit au revoir à madame Braillard, restée au sec, bien évidemment. Après la pluie vint le vent. Les affiches du boulevard se décollèrent : la Goulue de l’expo Toulouse-Lautrec à Giannada souleva ses jupons, les Georges de la Place Python rirent à gorge déployée et les candidats démocrates chrétiens au Conseil d’État dénouèrent leur cravate pour chanter sous la pluie les parapluies de Fribourg.

proposition n° 9

La cloche du Christ-Roi. Combien de coups ? En écho, toutes les églises de la ville. On sonne l’heure pendant dix minutes. Le temps flotte dans le tintinnabulement. O Grosse Lieb encore, mais aussi des voix de femmes, des bribes de paroles, le mot rogations, le verbe schwemtzer, des canettes de Cardoche qui se heurtent. Un cri : santé, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, babibouchettes ! Des éclats de rire. La Guggenmusik des Trois Canards.

Des filles qui pleurnichent. Le clapotis des haut-talons sur le trottoir mouillé. L’eau qui se glisse sous les pneus des voitures-flèches. Et dans la tête, des chansons : la pluie fait des claquettes, elle était jeune et tendre, comme de bien entendu, comme de bien évidemment, aurait dit madame Braillard. La ville faisait éclater sa cervelle comme un canon à six heures du matin le jour de la Fête-Dieu. Avec Lucien, nous chantions Lisa, Lisa, sad Lisa, Lisa. Elle s’appelait Lise. Il lui jouait la Sonate au Clair de lune.

proposition n° 10

Le matin, c’était ce parfum enivrant du chocolat, comme une nappe épaisse, écœurante, totalitaire. Puis cela s’estompait dans les vapeurs de café et dans les relents de cigarette froide sur les habits de Lucien. Et le parfum de Lise ? Discret comme elle était discrète. Absent comme elle était absente. Idée de fleur. Presque rien. Idée de joie. Puis humer la route quand il commence à pleuvoir, sentir la poussière s’envoler, croiser une pimbêche qui se pomponne, la renifler comme un chien entre dégoût et désir, et revenir à Lise qui ne sentait rien. Idée de fruit. Rien. Idée de glace à l’eau. Ne sentir que le sentiment. Ne toucher que l’impalpable. Rien que le frôlement d’un doigt, le balancement d’un cheveu, le tendre heurt d’une hanche qui trébuche. Elle souffla sur lui comme on souffle sur une bougie. Il eut chaud puis, éteint, il se cramponna à la rambarde rouillée, il s’y écorcha la paume devenue rêche et tenta d’y rafraîchir son corps suant. Il y avait toujours eu les cailloux incrustés dans les genoux. Il y eut désormais ce rien, la caresse d’un fantôme, la douceur déjà évaporée d’une étreinte à peine rêvée, la langue qui cherche la langue, la lèvre qui cherche la lèvre, la dent de lait qui refuse de tomber, la morsure sans douleur d’un premier baiser. Lise était un délice. Elle vivait au temps des paninis, au temps où l’on mâchait sans fin — et sans faim — des dragibus, au temps des sucreries et de la bonbonnisse.

proposition n° 11

« Avec tout ? » Avec tout. Avec le frigo bleu bourré de bouteilles pet, avec les tables carrées et les tubes de sauce piquante, avec l’exiguïté du couloir où l’on frôle les bouffeurs pressés, avec Radio Suisse Romande la Première -– la météo, Olivier Codeluppi : quelques orages isolés sur les Préalpes, soleil généreux en Valais central, températures de saison, c’était la météo, avec les cafés Chicco d’Oro –-, avec ce Kurde qu’il ne faut pas prendre pour un Turc, avec ce Turc qu’il ne faut pas prendre pour un Kurde, avec La Liberté de la veille à moitié déchirée, avec les mots croisés déjà faits, avec la page des morts arrachée, avec cette liste interminable de menus à choix – frites-kebab, kebab-pizza, pizza-falafels, box falafels-frites-pizza-kebab –, avec tout le monde qui prend un dürüm avec un coca, avec le portrait pastel d’un moustachu punaisé sur les murs jaunes et avec l’énorme morceau de barbaque agglomérée qui tourne et qui tourne sans fin sous les assauts des couteaux et qui tourne la tête et qui tourne le ventre des rapides mangeurs à la queue-leu-leu.

proposition n° 12

Puis la chape de plomb. Sous le pont. Les voitures, les autobus, deux ou trois vélos valeureux qui tournent en rond dans cet aquarium. Traverser ? Flux sans fin de la route, regarder à droite, regarder à gauche, fixer les affiches déchirées, s’arrêter sur les mots jaunes : Dieu vous donne la paix. Fiche-la-moi. Traverser. Elle klaxonne. Connasse. Le graffiti : Nike la polisse. Encore de la pub. Des gens pressés. Mines fermées, téléphones ouverts : oui, ma chérie, j’arrive, oui, oui, il fallait que je finisse, c’est ça, à huit heures, bisous, non, puisque je te dis que c’est une bonne affaire, fais-moi confiance putain, c’est ça, moi aussi je t’aime, énerve-toi pas, on verra ça à la maison, ah non, pas ta mère, tu me prends la tête. Flux sans fin des gens. Fatigue. Un banc. Un autocollant : No future. Les jambes des gens. Pressées. Les jambes de Lise. Passées.

proposition n° 13

Encore un banc. Des jambes. De moins en moins. Des roues. Le crissement des vélos rouillés. D’autres jambes. Des jambes d’été, nues. Des jambes d’hiver, emmitouflées. Le bal des jambes, qui s’accélère, qui ralentit, qui s’arrête, qui reprend. Le monde qui tourne autour d’un banc, sous un marronnier, le banc comme un rond-point étourdi de voitures. Des chiens qui tirent sur la corde. Leurs maîtresses qui les suivent tant bien que mal. Des jambes à nouveau. Des pattes. Et les pavés irréguliers où pousse la mousse. La marelle est vide. Les cavaliers d’échec pourrissent. Le kiosque est fermé. Toujours le banc. Et l’attente. Il attend que le monde revienne à lui. Il lève l’œil. Il faudrait prendre la Rue d’Or, monter le Stalden, retrouver la ville haute. Mais les escaliers sont raides. Trop raides. En bas : une terrasse. Des gens qui parlent. Une serveuse qui tourbillonne. Ses jambes. Il ferme l’œil. Refuse de se laisser happer par ses obsessions. Finies les jambes. Dans le marronnier, un coucou s’égosille. Lui ordonne-t-il de se lever ? Il fait la sourde oreille. Il attend. Des chaussures heurtent les pavés. Battement sans mesure, aléatoire, s’accélérant, ralentissant, s’arrêtant, recommençant. Parfois un enfant court, tombe, crie. Sa maman qui surgit : faut pas pleurer, allons, c’est juste un petit bobo, viens vers moi, je vais souffler. Envie de se lever. Rester collé au banc. Le kiosque est ouvert. Puis fermé. Le temps passe. Le temps tourne autour du banc. Les manchettes du Matin changent : GLAND ado happé par un train à 100 km/h, PARAPENTE à 96 ans, elle a adoré s’envoyer en l’air, TAUROMACHIE à 11 ans, Michelito tue six taureaux, SERIE NOIRE 20 meurtres commis en 22 semaines en Suisse. Les jambes sont ridées. Elles suivent péniblement les tintébins. Le kiosque a fermé pour de bon. Vissé sur son banc, il attend.

proposition n° 14

La coureuse acharnée. Queue de cheval qui joue la balançoire. Oreilles encombrées de rythme. Sueur sur le front. Corps vertical, sec, musclé. Jambes à n’en plus finir. Elle est déterminée, elle avance, elle veut correspondre à la photo sur l’application. 12’573 pas aujourd’hui. Pas assez. Puis le vieux à tête de peintre. Barbiche blanche. Veston pastel. Il regarde en l’air. Fait demi-tour. S’assied. Regarde par terre. Semble paumé mais emprunte chaque jour les mêmes ruelles. Son œil bleu, vif comme un éclair quand il croise le vôtre par hasard. Puis la dame au chien blanc. Cheveux qui furent en permanente. Teinture délavée, jadis grenat. Elle engueule le clebs. Essaie d’en faire façon. Pas moyen. Visage éteint. Corps trapu. Fatigué. Elle s’use un peu plus chaque matin. Puis le vieux beau, sur son vélomoteur. Il joue les stars. Il parle fort. Il a trouvé un deal avec la police pour rouler sans casque. Il aime plus que tout au monde ses longs cheveux d’argent qui s’agitent dans le vent. Il s’arrête pour causer aux filles. C’est un coquet. Il ne fait pas son âge. Puis le cantonnier. Une rose émergeant des ordures, il balaie. Ramasse les mégots. Inventorie les dégâts de la nuit. Sa veste orange le fait éclater au soleil. Il est bronzé toute l’année. Levé avant l’aube, il passe son temps à penser. Et aussi le flic marocain qui sourit sans cesse. Fier de son uniforme bleu, il est là pour aider les passants. La cathédrale ? C’est tout droit, puis à gauche. De temps en temps, il dépose un billet doux sur le pare-brise d’une voiture qui a trop longtemps fait la sieste. Puis – silhouette obsédante -– la voisine. Mignonne. Robe d’été jaune. Jambes fines, sages, affolantes. Self-control permanent. Ne rien laisser deviner. De temps en temps, déposer des cookies dans la boîte à lait du voisin.

proposition n° 15

Mais pourquoi ne bouge-t-il pas et pourquoi est-il ici, pourquoi est-il là, pourquoi est-il partout où je passe, comme un fantôme, comme une ombre, comme un chasseur ; et pourquoi ce regard perdu, cette impression qu’il est au bord du suicide, puis cette illumination, cette vie qui réapparaît en lui quand son œil tombe sur mes jambes, cet œil baba devant moi qui passe, cet œil baba devant d’autres jambes que je jalouse, cet œil inquisiteur et timide ; et pourquoi ne se lève-t-il pas de son banc, pourquoi ne me court-il pas après, pourquoi ses jambes à lui semblent-elles si fatiguées ; je ne sais rien de cette présence, mais il est là, il est toujours là, il me harcèle en silence, avec politesse, avec tact, il me harcèle par sa seule présence, et je continue à courir, et je continue à passer devant lui qui ne dit rien, devant cet homme assis sur son banc qui regarde mes jambes, mes jambes qui sont ma fierté, mes jambes qui sont son fantasme, mes jambes qui ne s’arrêtent pas de courir ; mais pourquoi cette fuite, pourquoi ne pas m’asseoir à côté de lui -– il y a de la place pour deux dans cette histoire –- et pourquoi m’appelle-t-il Lise, pourquoi me confond-il avec toutes les autres, pourquoi m’obsède-t-il alors que sur son banc il ne paie pas de mine, avec sa casquette, avec son tee-shirt, avec sa barbe mal taillée, on dirait un clochard, sauf ses yeux quand ils tombent sur mes jambes ; j’en suis à dix mille foulées pour aujourd’hui, c’est bien assez, j’ai bien le droit de faire une pause, j’ai assez tourné autour du pot, il y a une place sur ce banc, et j’ai soif, il faut que je reprennent des forces, il n’y a pas de mal à s’asseoir quelques minutes sur un banc, ce n’est pas interdit ; mais pourquoi, alors qu’enfin je ralentis, s’est-il levé, pourquoi s’est-il enfui, pourquoi toute rencontre semble-t-elle impossible ?

proposition n° 16

Attendez, j’ai quelque chose à vous montrer. Il s’est arrêté, m’a attendu, m’a souri. Il n’y avait pas de quoi. Qu’avais-je à lui montrer ? L’envers du décor ? Le négatif de la photo ? Le détail qui tue ? Nous remontâmes dans la ville haute. La pluie, lui dis-je, la pluie ne lave rien. Il cessa de sourire. Tout était fermé, les restaurants, les boutiques, les kebabs. Les rues étaient vides. Il n’y avait que le bruit de nos pas qui battaient le pavé gris. Le chocolat, vous savez, ils le font ailleurs maintenant. Pas d’odeur. Ville déserte. Nos pas comme un cri. Ville morte. Nous revoilà au point de départ. Vous entendez les balles perdues ? Pourquoi souriait-il à nouveau ? Il pointa du doigt le cube. Ils vont tout rénover. Je savais. Il me prit la main. C’était moi, le pistolet sur ta tempe. Qu’avais-je voulu lui révéler ?

proposition n° 17

Madame Braillard ne s’était rendu compte de rien, bien évidemment. Sur la feuille, pourtant, le chiffre était sans appel : 3,5. Il fallait au moins 4. Il avait refait le calcul dix fois. Rien à faire, il fallait se rendre à l’évidence : ça ne passe pas, tu vas devoir redoubler. Il avait recompté. 10 sur 20. On divise par 4, ça fait 2,5, et on rajoute 1, ça fait 3,5, c’est bien ça, 3,5. Madame Braillard ne s’était pas trompée, bien évidemment, madame Braillard ne se trompe jamais. Alea jacta est. Il s’était retourné vers Lucien. Toi aussi ? Hochement de tête, mine déconfite. L’automne prochain, au moins, tous les visages ne seront pas nouveaux.

Puis revint le son du gravier dans la voix de celle qui ne s’était jamais appelée Lise. Ça crissait, ça grinçait, ça coinçait, ça crachait, mais il trouvait ça mignon, parce que c’était elle et parce que c’était lui, parce qu’elle avait dix-sept ans et parce qu’il avait dix-sept ans, parce qu’on est bête quand on a dix-sept ans. Sous le parapluie de la Saint-Jean, elle lui avait dit : I ha di gärn. Il n’avait pas compris. Il avait pensé : O grosse Lieb. Sourire figé. Silence gêné. La pluie cessa. L’amour aussi. Il n’était pas plus doué pour les langues vivantes que pour les langues mortes.

Alors il s’était assis sur ce banc. Désespéré comme on est désespéré quand on a dix-sept ans. Le banc rouge, celui du retour, celui où il avait écrit. Les mots étaient venus tout seuls, il avait écrit pendant des heures, il avait écrit sans reprendre son souffle, noyé par ses propres mots, des mots qui lui semblaient si beaux, si originaux, si nécessaires, des mots qui lui faisaient perdre son latin et oublier le schwytzertüsch, des mots qui annulaient le couperet de madame Braillard et celui de la fausse Lise, des mots qu’il n’aurait jamais dû relire.

proposition n° 18

Il ne restait maintenant que la ville. La ville sombre. La ville dégoût. Il ne restait maintenant que lui et l’asphalte, et le battement du cœur, et le tam-tam, et la ville. Il ne restait maintenant que son appel à l’explorer. Explorer qui ? Explorer quoi ? Qui m’appelle ? Y a-t-il quelqu’un ? Il pensa : je suis la ville. La ville assombrie, la ville dégoulinante. La ville tranquille ? La ville n’est jamais tranquille. La ville calme ? Jamais calme, la ville. La ville assombrie, la ville sombre, la ville dégoulinante, la ville dégoût, la ville vieille et vile. Il ne restait maintenant que l’homme assis sur son banc. Pas de ville. Rien de tranquille. Aucun calme. L’asphalte. Il ne restait maintenant que le tam-tam de ses propres obsessions, il ne restait maintenant que ces jambes sombres, ces jambes dégoulinantes, ces jambes battant sur l’asphalte le calme appel à les explorer. Que reste-t-il de nos amours ? Une photo, vieille photo ? La ville : ombre d’égout. Il ne restait maintenant qu’à explorer l’appel de la ville. La vieille ville fille. Il ne restait maintenant que le tam-tam lancinant de la ville.

proposition n° 19

Un banc au bord du Léman, où s’était assis Hans Christian Andersen. Des jambes passent. Pas la moindre petite sirène. La cime d’un arbre émerge de l’eau. Racines-poissons. Peut-être un iceberg camouflé. Un banc à Lyss, ensanglanté. Les déménageurs, le tapis, le corps. Un roman policier presque déjà écrit. Et le banc de Montagny-la-Ville. Grand-papa comptait les voitures, et sur le banc des voisines, grand-maman, et Germaine, et Berthe, se soûlaient de cancans jusqu’à la nuit. Le lait que grand-maman allait chercher chez Jean-Pierre, le trottoir aux gargouilles. Le jeu de l’enfance. Il faudrait redemander les règles à Corinne. Sa cousine. Son premier amour. Et le banc de Cousset. Papa insiste. Tu prendras bien une bière, il y en a au frais à l’écurie. Joe refait le match : comme d’habitude, la Nati est éliminée en huitième de finale. Et les bancs de l’école enfantine, les blouses à carreaux pour la peinture et les chaussons bien alignés en dessous du bon prénom. Elles s’appelaient Marilyne, Mélanie, Maïa, Nadine et Carine. Sa cousine. Sa première amie. Et puis, bien plus tard, ce banc de Locarno, ce coucher de soleil sur le lac Majeur, cette fatigue. Les jambes enfin au repos. Calme, tranquille, la ville oubliée. Devant ses yeux : l’eau, la lumière, la montagne.

proposition n° 20

Dans le cube, d’autres cubes : les classes-caisses. Pupitres alignés. Chaises debout sur les pupitres. Tout est en ordre. Sur le tableau noir : 〖(a+b)〗^(2 )= a^2 + 2ab + b^2. Identités remarquables. La règle et le compas sont posés en vrac sur la table du professeur. Une craie roule. Tombe sur le tapis gris. Des chiffres en rouge sur le rétroprojecteur : 1900-1944. Les mêmes chiffres écrits dans un cahier resté ouvert. Un mouton dessiné sur un pupitre. Un mouton dans sa caisse.

La carte de l’Europe pendouille à peine. Le talon de la botte se balance. Une liste est punaisée sur le mur du fond : élèves de service, ne pas oublier de fermer les fenêtres, puis des dates et des prénoms : Samuel, Blerta, Pauline, Angel, Cindy. Cloué à côté d’eux, Albert Einstein tire la langue au tableau noir. L’équation n’est pas de lui. Un rayon de lune fait briller les pieds de métal des chaises hautes. Leur ombre hachure le mur et les armoires. Au sol traînent une gomme, un mouchoir, un papier déchiré : je te kiffe, signé Lucien. Une odeur de sueur froide.

proposition n° 21

Tremblement, feuille de l’arbre sans nom, scintillement d’un toit, colonne de granit pointillée de noir, chapelle de Lorette au drapeau noir et blanc auréolée de verdure, scintillement plus vif d’un autre toit, aveuglant, soleil en cage qui cherche à s’échapper, mitre pointue chapeau de pierre turlututu, bleu presque blanc du ciel, trois tomates, une rouge, une orange, une verte, Albert le Grand rouge sur fond blanc coupé au couteau, des petit cercles noirs, apprentissage de l’édu puis des lignes illisibles, rectangles de tuile, lichen, les deux tasses emboîtées de marraine, leurs fleurs jaunes, bleues et roses, www.saidef.ch écrit sur un stylo, encore les petits cercles noirs, le clocher-bulbe de Saint-Michel, une croix perchée sur un triangle, un lampadaire éteint, encore les petits cercles noirs, une fissure dans la molasse, un élastique à vélo enroulé autour d’un cylindre, une carrosserie blanche et des vitres noires, un mur troué de fenêtres coupées en deux, des lignes rouges qui se chevauchent, le reflet des feuilles dans la cuillère à soupe, un homme à veste en jeans qui marche puis plus rien, encore les petits cercles noirs, une grue jaune immobile, une oiseau noir comme on les dessinait quand on était gamin, deux ailes, puis rien que le ciel d’un bleu laiteux, le liseré rouge de la tranche d’un livre, une hémisphère de plastique noir surmontée d’un goulot, un trait tiré dans le ciel orangé, la cheminée de Chocolat Villars autour de qui tourne Fribourg.

proposition n° 22

Lame de bois verni, nœud plus foncé en son centre, tranche de classeur gris, petits points noirs, poussière en suspension percée de soleil, grain du mur blanc finement pointillé, ciel flou à travers le velux, heureux mère thér derrière un scotch sur papier beige, pointe de stylo qui coule, petits points noirs, ampoule nue, aveuglement, cercles mouvants où flotte la poussière et traits tremblants d’un mot sur une feuille quadrillée. Quel est ce mot ? Cin… plus loin Mar… plus loin Lis… plus loin Sab… plus loin Ale… plus loin Ann… petits points noirs, écho chante derrière un scotch sur papier beige, coulée verdâtre en bas le toit, cheneau de cuivre, eau verte qui stagne, petits points noirs, plastique sale qui moisit, eternit assassin ondulant son amiante, un éclair, les yeux brusquement clos, le mot Cin… le mot Mar… le mot Lis… le mot Sab… le mot Ale… le mot Ann… illisibles.

proposition n° 23

Assis sur le canard : des gabarits pour la rénovation, maigres piquets pour esquisser un futur, une balle de tennis, son va-et-vient, elle se heurte à la grille, tombe par terre, une main la ramasse, la raquette est levée, encore un va-et-vient, les yeux qui ne peuvent s’empêcher de mimer ce va-et-vient, et les stores fermés du cube, parallèles, immobiles, puis l’œil en bas lisant dans le carnet noir les lettres naissantes : Cela semble si petit. Admettre avoir grandi. Sur un banc : la statue de la fontaine, Notre-Dame de quoi ? les pavés, la mousse, la chocolaterie, le lierre sur la façade, la terrasse du Soleil d’Or, pas un chat, les parasols fermés, on dirait des fantômes. Sur un autre banc : la table de ping-pong ronde, pour quoi faire ? des champs d’orge, des coquelicots, une haie, et au fond, les immeubles bariolés de Villars-Vert ; passent des vélos, passent des jambes, s’envole un oiseau sans nom, ils appellent ça un parc urbain ; l’œil encore dans le carnet noir : Est-ce une libellule ? Je n’ose bouger de penser qu’elle s’envole. Elle s’est envolée. Maintenant c’est une mouche. Se balançant sur sa chaise : la racine blanche des cheveux teints de madame Braillard, des signes mystérieux tracés à la craie sur le tableau noir, le dos de Cin…, le dos de Mar…, le dos de Lise ? des cheveux lisses, des épaules nues, elle s’applique, et Lucien, rêveur, regarde par la fenêtre ; il écrit : je te kiffe. Sur la triste terrasse : la cathédrale se dresse, dominatrice, impérieuse, sévère, et le NH Hôtel, une verrue dans le ciel, et les bus et les vélos et les enfants et les taxis qui passent sur le pont. Quand la voiture des flics s’arrête, c’est qu’un malheureux s’est jeté dans la Sarine.

proposition n° 24

Se balançant sur sa chaise : discrète, elle doit rester discrète, il ne faut pas que sœur Elisabeth la voie ; la baguette dans la main squelettique de la sorcière, le crissement des plumes sur les cahiers, les signes de sténographie, les jupes plissées, elles sont toutes concentrées, ce sont des jeunes filles modèle, toutes sauf elle ; sœur Elisabeth, sévère, l’ombre d’une moustache au-dessus de sa bouche pincée, règne sur leurs cervelles ménagères. Se balançant sur sa chaise : le tableau noir crépi de boulettes, le chahut, des cris, des gens qui se lèvent, des petits malins qui se cachent dans les armoires, des ahuris qui claquent les portes, le remplaçant au milieu qui hurle, on frappe à la porte, c’est la directrice, il faut cesser de se balancer. Bien vissé sur sa chaise : le fil de bave entre les lèvres du barbu, ses gros doigts pleins de verrues, les poils de ses chats sur son veston et des noms propres à recopier dans le fouillis du tableau noir : Roland Barthes, Gérard Genette, Tszvetan Todorov, Alain Robbe-Grillet. Affalé sur son pupitre : un grain de beauté sur l’épaule de Cin…, la bretelle du soutien-gorge de Mar…, un fragment du dos de Lise. Se balançant : les pupitres en U, la grande bouclée assise par terre, des crayons couleur, des mots illisibles sur le flipchart, à son oreille une voix qui murmure I ha di gärn. Ne se balançant plus : l’œil médusé par la tablette, taper la réponse, faux, recommencer, refaux, encore une fois, faux, le mec aux grosses lunettes qui surveille, on voit son reflet dans l’écran, encore faux. Debout au fond : le prof est dans son lit, les élèves sont à la plage, les exercices se font tout seuls, le tableau interactif de temps en temps clignote, les disques durs chauffent, il n’y a personne dans la classe-caisse, sauf le vigile.

proposition n° 25

Cela s’est appelé Le pistolet sur la tempe et cela le devrait-il encore quand on balance la menace dans la rigole du passé. L’arme à blanc ou chargée. L’arme qui veut dire larmes ou n’est-ce qu’un jeu de mots larmes de quand il avait dix-sept ans ou de quand il en avait trente-huit ou de quand il mourra. Et les lieux visités le kebab abandonné le banc qui s’envole la classe-caisse ou est-ce la caisse-classe. L’ordre a-t-il un sens. Et la cheminée d’usine. Par hasard tout cela ou par quoi par flashs par errance par nécessité par caprice. Et les jambes de qui pas forcément les noms qu’on écrit les jambes sans noms les jambes ce matin à la piscine de la Motta les jambes parce qu’elles courent les jambes pour dire d’autres lieux peut-être. Des lieux interdits. Des lieux secrets. Ceux que la ville n’a pas voulu donner. La ville ou la fille. La fille et la ville. L’une. L’autre. Les deux. Les autres. Ni les unes ni l’autre. Pourquoi rien de Miséricorde pas de couloirs et de bureaux savants et rien de la terrasse du Marcello pas Bernadette et rien de Regina Mundi et rien du Café du Centre son garçon italien Lino ou Marco ou Paulo. La ville ce ne serait que ces cartes postales ces passages piétons ces silhouettes entrevues ces bancs rien que ces bancs qui s’envolent ou qui s’encrent ou qui s’ancrent. Et madame Braillard vivante ou morte. Encore battant le pavé ou déjà à Saint-Léonard. Hockey ou pissenlits. Gottéron rien non plus. Et la Landwehr et la Concordia rien. Et le Centre Fries rien. Et le noble Contingent des Grenadiers fribourgeois rien non plus. Pourquoi. Fribourg trop étriquée ou trop vaste. Qui ne se donne que par petits bouts. La même chose pour celle qui s’appelle Lise ou qui ne s’appelle pas et qui parle schwytzertütsch ou qui ne parle pas et dont les jambes pourquoi toujours les jambes passent et repassent et s’éloignent et sont oubliées. L’oubli est-il le pistolet sur la tempe ou alors l’arme c’est le temps l’amour la pluie l’écriture Lise les jambes les bancs les classes-caisses les caisses-classes. Cela devrait s’appeler Balles perdues comme au début ou ne pas revendiquer de titre. A quoi bon les titres.

proposition n° 26

D’abord, la ville, ce fut l’endroit où il ne faut pas dire bonjour. À Cousset, quand on allait chercher le pain chez madame Sudan, il fallait dire bonjour à tout le monde, à Juliette, à Angèle, à Gilbert au cantonnier, et on se faisait engueuler si on ne disait pas bonjour. À Payerne, quand maman nous avait pris avec elle à la Migros, on s’était dit que c’était pareil, qu’il fallait dire bonjour, alors toutes les deux secondes on disait bonjour, parce que la politesse, papa nous avait toujours baratiné avec ça : bonjour, s’il vous plaît, merci, c’était les mots magiques, il était interdit de les oublier, il n’existait pas de plus crime plus grave au monde que de ne pas dire bonjour, s’il vous plaît, merci, papa faisait les gros yeux, maman aussi, et on avait honte pour le restant de la journée, alors on disait bonjour à Juliette, à Angèle, à Gilbert au Cantonnier, et on disait merci à madame Sudan pour les croissants et pour la salée à la crème. Alors la première fois, à Payerne, on avait dit bonjour, bonjour monsieur, bonjour madame, bonjour tout le monde, on avait passé l’après-midi à dire bonjour. Mais à Payerne, on ne dit pas bonjour. C’est trop grand. Il y a trop de monde. C’est la ville.
Pourtant, Payerne, ce n’était pas vraiment la ville. La ville, la vraie, ce fut Paris, depuis le sommet de la Tour Eiffel. L’enfant regarda de tous les côtés : il y avait des maisons partout. Aussi loin que portait son regard, il y avait des maisons, des maisons jusqu’à l’horizon, des maisons jusqu’au ciel. La ville, la vraie, ça n’a pas de fin. L’enfant chercha les forêts, les champs, les routes, mais il ne vit que des maisons, partout des maisons, des maisons à n’en plus finir, c’était ça la ville, des maisons à n’en plus finir, des maisons jusqu’au ciel. Et les montagnes, elles étaient où, les montagnes ?

proposition n° 27

Quai n°5. Le quai du fond. Le quai des campagnards. Crissement des freins. Ça tangue. Il titube. Gueules vides de l’autre côté de la vitre. Ça s’ouvre. Sortir. Vite. Têtes sans visages. Troupeau. Il faut obéir aux panneaux : ne pas traverser les voies, ne pas monter pour le moment, tenir les chiens en laisse. Des noms de villages qui s’affichent, rebrousser chemin : Belfaux CFF, Grolley, Léchelles, Cousset. Continuer à avancer, bousculé par les corps mécaniques, par les marcheurs livides, par les zombies. La rampe l’avale. Le hall. Têtes grises. Mal réveillées. Il pleut sur les visages. Des valises courent. C’est la panique. Quai n°3, entrée de l’Intercity à destination de Palézieux, Lausanne, Genève, Genève aéroport, sans arrêt jusqu’à Romont. On va le louper, dépêche-toi, les enfants sont tous là ? Un deux, trois, quatre, c’est bon, vous donnez la main, c’est compris ? Continuer tout droit. Marcher. Croiser des ombres. Il fait nuit. Ça slalome. Il se bloque à temps. Pardon, madame. Est-ce un sourire ? Il reste planté. Postomat. Il me reste combien ? Le code, c’est ? Il tape. Facile à se souvenir : un prénom à l’envers. Deux Giacometti. Bien assez pour la journée. Ranger le porte-monnaie, repartir, tourner à droite après le kiosque. S’informer en vitesse : Claire Chazal, la rupture ; le grand bonheur de Lolita Morena ; la vie secrète de Darius Rochebin. Manchette du Matin : PHOTO OFFICIELLE Le Conseil fédéral pose avec un ovni et un cow-boy. Le petit bonhomme est rouge. Attendre le vert. Ne pas s’entasser dans le bus. Comment tiennent-ils tous là-dedans ? Mieux vaut marcher, ça va plus vite, et c’est tout droit. Vert. Pas longtemps. Se dépêcher. Longer le Boulevard. Le Cintra, pas encore ouvert. Le bus qui s’arrête, qui repart, des gens qui entrent, des gens qui sortent. Il marche plus vite que ce cabotage. Imprimerie Saint-Paul. Regarder la page des morts de La Liberté, et la météo. 78 ans, longue maladie supportée avec courage et dignité. 62 ans, décédé subitement. 22 ans, a choisi de nous quitter. Il va faire beau, quelques cumulus sur les reliefs, 6 degrés au Moléson, 11 en plaine, bise modérée à forte. Il bifurque. Au bout de la rue : le cube.

proposition n° 28

Angèle leur avait donné le boguet contre un sac de pommes de terre. Un boguet orange. Un boguet sans maquillage. Il fallait pédaler en montée. Un crouille boguet mais un boguet quand même, et le boguet, c’est la liberté : aller où on veut quand on veut, plus vite qu’en tracteur. Aller jusqu’à la ville en boguet ? Il essaya. Cala à Montagny-la-Ville. Montagny-la-Ville, c’est trompeur, ce n’est pas encore la ville, la vraie. Il fallut pédaler en pesant très fort sur la manette des gaz. Plus vite on pédale moins fort, moins vite on avance plus fort, disait papa. Il avait raison : le boguet redémarra. Il l’avait baptisé Turandot, son boguet, parce que dessus, il pouvait gueuler des airs d’opéra en s’imaginant que le casque et le moteur au bruit de tronçonneuse couvraient sa voix. Il avait décidé d’aller jusqu’à Fribourg, coûte que coûte, en boguet. En boguet Puch orange pas maquillé. Ce serait son exploit. La visière baissée, la route droit devant lui, les lignes blanches, les virages, les plaques de verglas, une première montée passée sans casse et on plonge sur Léchelles – Diecimila anni al nostro Imperatore – et dans le brouillard. Il ouvrit la visière. Des insectes partout dans les yeux. Impossible de voir à deux mètres. S’arrêta. Ôta son casque. Un casque rouge. Trop petit. S’essuya les yeux. Redémarra. Pédala plus vite pour avancer moins fort. Encore une montée. À Grolley, le soleil dans les yeux. Les gendarmes couchés. On se croirait sur un siège éjectable. Attention l’équilibre – Nessun dorma, nessun dorma – ne pas aller tour droit au rond-point – Nessun dorma, nessun dorma – remonter sur Belfaux – Nessu dorma, nessun dorma – freiner juste à temps. Les barrières. Le train. D’habitude, on est dedans. Tout droit jusqu’à Givisiez. Les barrières. Un autre train. Surtout ne pas laisser le moteur s’éteindre. Encore un rond-point et voilà le panneau tant espéré : Fribourg, ville jumelée avec Rueil-Malmaison (France), commune d’Europe, Ici, c’est Fribourg ! Mission accomplie – O sole ! Vita ! Eternita ! Luce del mondo e amore ! –- il avait la preuve qu’il était possible d’aller jusqu’à la ville en boguet. Puis Turandot rendit l’âme.

proposition n° 29

A nouveau le vieux beau. Sur son boguet. Cheveux au vent. D’habitude, il reste en bas, s’arrête pour causer aux dames, rentre une heure dans son antre pour y barbouiller des dragons, des sorcières et des rababous, déambule entre le pont du Berne et le pont du Milieu, avale une Cardoche au Tirlibaum, se repeigne, reprend son boguet, passe le pont Saint-Jean, siffle une flûte au Café du Funiculaire, se repeigne, reprend son boguet, s’arrête aussitôt, cause en bolze – mieux vaut une bonne miautzelée que de se schlager avec un steck, dis donc, ma tronzelette – avec d’autres dames, traverse le pont Saint-Jean dans l’autre, s’enfile une canette sur la terrasse de la Clef, se repeigne, reprend son boguet, traverse le pont du Milieu dans l’autre sens, cause en bolze – est-ce de l’allemand ? est-ce du français ? ni l’un ni l’autre et les deux à la fois, quand on cambe la Sarine vingt fois par jour on en perd son latin – avec d’autres dames, vide une choppe au Café de la Marionnette, se repeigne, reprend son boguet, traverse le pont de Berne dans l’autre sens, boit une bière à l’Ange, se repeigne, reprend son boguet, cause avec d’autres dames, se repeigne, reprend son boguet, cause avec d’autres dames, se repeigne, reprend son boguet, cause, boit, se repeigne, roule, se repeigne, boit, roule, se repeigne, boit, roule, se repeigne, cause, cause et recause et se repeigne, tout cela sans jamais quitter la Basse.

Mais voilà qu’il est là. En haut. C’est bien lui. Vieux. Et beau. Vieux beau. À côté du panneau. Penché sur Turandot. Les mains dans le cambouis. Les cheveux hirsutes. Des traces de noir dans le blanc comme sur l’écusson du canton. L’adolescent est debout à côté. Il n’ose pas mettre les mains dans ses poches, ni parler à son sauveur. Maintenant, ça devrait aller, t’as une belle bête, técol, mais qui veut voyager loin doit savoir ménager sa monture, il faut lui donner à boire à ton boguet, mon petit. L’adolescent fait oui de la tête. Il murmure un merci à peine audible, que le vieux beau, reparti sur son boguet magique, repeigné, cheveux au vent, causant aux dames, n’a pas entendu.

proposition n° 30

La foule, toujours plus dense. La tasse de vin chaud pour sentir encore ses mains. Et sa gorge. Ça brûle. Cannelle. Sucre. Clou de girofle. La foule. Des bonnets à pompons. Des bonnets noirs. Des bonnets blancs. Une foule de bonnets. La foule, toujours plus dense. Les stands. Biscômes. Mandarines. Cacahouètes. Impossible de flâner. La foule pousse. Emporté par la foule qui nous traîne, nous entraîne, pas question de chanter quand les haut-parleurs hurlent Noël. La jambe me fait mal, boute selle, boute selle, la jambe me fait mal, boute selle à mon cheval. Les enfants sur les épaules des parents, la foule attend. Debout. Immobile. Obligée d’attendre, debout, immobile, un œil rivé sur la cathédrale – est-ce qu’on y verra quelque chose ? – l’autre guettant le moindre mouvement dans la rue de Lausanne bondée. L’oreille aux aguets : fifres ? clarinettes ? tambours ? Les haut-parleurs s’égosillent. Mille anges divins, mille séraphins volent alentour de ce grand Dieu d’amour. Douceur beuglée. Sirènes. La foule a froid. La tasse est vide. Les mains dans les poches attendent. Il va arriver. Forcément il va arriver. Il est venu chaque année. Il ne peut pas nous faire faux bond. Il va arriver juché sur son âne Babalou. Déjà la fanfare du collège ? Jouez hautbois, résonnez musettes. Toujours l’Accroche-Chœur. La foule retient son souffle. La foule a froid. La foule appelle son sauveur. La foule le supplie. Et s’il ne venait pas ? Et si les enfants avaient été trop méchants cette année ? Et si seuls venaient les Pères Fouettards ? La foule attend. Angoissée. Et si dans cette foule où plus un bonnet ne bouge, un homme avec un pistolet, un homme avec une ceinture, un barbu d’une autre Turquie, soudain avait des idées ? La foule est prisonnière. La foule, si son sauveur ne vient pas, se suicidera. La foule est suspendue à sa venue. Dans la nuit l’était une étable, sous le toit dormaient les bergers. La chanson de sa grand-mère. L’homme s’est calmé. Il se souvient. Il n’a plus de pistolet sur la tempe. L’arme, c’est le temps. Le temps retrouvé. Et la voix d’une petite fille. Ils étaient trois petits enfants qui s’en allaient glaner au champ. La foule n’en peut plus. Les enfants pleurent. La nuit est tombée. Les bouchers ont sorti leurs longs couteaux. S’il ne vient pas, ce sera un carnage. Deux longues oreilles dans la nuit. La foule se tait. Une barbe blanche qui sourit. Les voici ! Les voilà ! Le petit âne gris et le grand Saint Nicolas ! Déluge de bonbons, fumée blanche, bonsoir mes chers enfants, les mêmes mots chaque année, au revoir mes chers enfants, Saint Nicolas est déjà reparti. La foule s’éparpille. Est-ce que c’était le vrai ? demandent les enfants. Il faut se dépêcher, répondent les parents, on a réservé la fondue pour huit heures.

proposition n° 31

L’homme seul face à la cathédrale. Foule effacée. La grande voiture noire attend son passager. Pas encore moi. Demain. Marcher jusqu’au pont de Zähringen. Les bras ouverts de la Sarine. S’y égarer. L’homme immobile. La grande voiture noire attend son mort : l’homme attend sa mort. La mort n’attend pas. La couronne de fleurs – à mon cher époux, à notre cher papa, à notre cher grand-papa – rien de tout cela pour lui demain. À personne. Derrière les murs de molasse : les Grandes Orgues. Solennité étouffée. Deux hommes en noir ont enfilé des gants blancs. Bientôt sortira la boîte. Bientôt la grande voiture noire s’en ira lentement. Bientôt la grande voiture noire s’en ira très lentement. Bientôt l’interminable départ de la grande voiture noire. Et le silence. Eternel. Puis la collation, les rires qu’on réfrénait, un verre de Vully à la santé du défunt, les cousins qu’on ne voit qu’aux enterrements, encore un verre, c’était un bon vivant, maintenant c’est un bon mort, et les cousins qui s’empiffrent de petits fours. Bientôt pour le mort : le Grand Four. Rire noir. Rire nerveux. Déjà l’oubli. L’homme s’en va. Avant le pont : Désespéré ? STOP Appelez le 143 La Main Tendue. Brel : Se tiennent par la main et marchent en silence. Le pont jadis suspendu. Le pont des pendus. Brel : Dans ces villes éteintes que le crachin balance. Un bouquet de tulipes, la photo d’une jeune fille, des gamins penchés vers l’eau, le regard vide. Brel : Dire qu’y a même pas de vent pour agiter mes fleurs. L’homme immobile. Il mime son propre cadavre. Brel : On boira du silence. L’adolescent en larmes. Les larmes, c’est le temps. Brel : Les adultes sont tellement cons.

proposition n° 32

Saigner lentement sur le ciel –- saigner d’alcool, saigner d’Apollinaire -– l’homme a levé la tête. Le ciel de Fribourg transpercé par sa cathédrale. Sept épées qui le clouent à la religion. Le ciel de Fribourg crucifié. Le ciel catholique de Fribourg à qui l’on veut à tout prix flanquer une majuscule, c’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs. Le ciel de Fribourg coupé en deux par Saint-Nicolas. Cathédrale boucher de ciel. L’homme regarde en bas : le ciel s’est réfugié dans la Sarine. Sous le pont de Zähringen coule le ciel. Ciel écroulé. Ciel à peine chatouillé par la molasse qui s’effrite. La cathédrale n’a rien entamé du ciel de Fribourg. Les anges les anges dans le ciel : s’ils sautent du pont, c’est pour s’envoler, c’est pour jouer les Failloubaz, brevet de pilote suisse n°1, premier vol de ville à ville, décollage d’Avenches, atterrissage à Payerne, Ernest Failloubaz qui monte au ciel mieux que le Christ. Brel : Lancer des pierres au ciel en criant « Dieu est mort ! »

proposition n° 33

Rue des Chanoines : vieillards assis dans des stalles, roupillant pendant la grand-messe. Bribes de latin. Borborygmes. Ils entrent et sortent de la cathédrale. Font semblant de prier. S’ils ont l’air grave, c’est qu’ils ont l’habitude de s’ennuyer. Rue des Bouchers : un museau cornu sur la devanture. C’est fermé. Depuis dix ans. Les chanoines, trop vieux, n’ont plus assez de dents pour mâcher des côtelettes. Perdus dans leurs bréviaires, ils n’ont pas remarqué le désarroi des bouchers rachitiques. (T)ruelle des Maçons : un escalier pentu et des murs au fil à plomb. Le cantonnier n’a pas eu le cœur d’effacer le t griffonné par des étudiants à casquette un soir de charriage. Trois containers, un pour le verre, un pour le fer, un pour le papier : place du Marché-aux-Poissons. De moins en moins frais, le poisson. Le cantonnier vide sa charrette. Il ne garde que sa rose qui fleurit au milieu des ordures. Il est comme l’aviateur, le cantonnier, pas Failloubaz, l’autre aviateur, celui qui a aussi sa rue, la rue du cube, la rue des classes-caisses, la rue de madame Braillard, l’écrivain-aviateur, il dorlote sa rose, le cantonnier, et à la nuit tombée, il lui écrit des poèmes, qu’il signe Joachim du Balai. Rue des Epouses fidèles et aussi le coin des maris modèles : le cantonnier n’est fidèle qu’à ses pavés, qu’à son macadam, qu’à son trottoir. Rue de la Grand-Fontaine : quelques putains défraîchies se reposent quand le Grand Conseil est en séance. Les députés ronflent sur les règlements en rêvant de jambes africaines. Place de l’Hôtel de Ville : le cantonnier se récite les noms des rues pour se donner du cœur à l’ouvrage : chemin des Brodeuses et ruelle des Dentellières, des mains fines, des doigts piqués, des visages appliqués ; ruelle des Drapiers, les draps de Fribourg jadis vendus jusqu’en Souabe, jusqu’en Bourgogne, jusque dans le Piémont, fierté d’une ville libre qui ne dépendait que de la sueur de ses artisans ; ruelle des Tonneliers et passage du Cardinal, après l’effort le réconfort ; rue des Forgerons, chemin des Pensionnats, le diable et le bon Dieu ; chemin des Grenadiers, avenue du Général-Guisan, à chaque grade sa largeur de route ; et sa préférée : rue de la Samaritaine, où ça sent bon le chocolat chaud.

proposition n° 34

Revenir à l’Ouest. Remonter le temps. Le boguet à reculons. Le train du retour. Route de la Broye. C’était toujours par l’Ouest qu’on entrait dans Fribourg. Entrelacs de bitume et de voies ferrées. De la vitre du wagon : la casse. Des voitures réduites à l’état de canettes écrasées. Des grues jaunes. Des pelles mécaniques. On y avait amené la vieille Citroën CX bleu métallisé. Un bateau qui râpait le sol. On regardait par la vitre : où es-tu, tas de ferraille ? Tas de ferraille nous t’appelions, tas de ferraille tu es devenue, pauvre vieille Citroën. Turandot aussi a fini là. A la casse. On arrive à Fribourg par la casse. On attend aux barrières, dans les bouchons, on slalome entre les travaux. De temps en temps, ils essaient de fluidifier le trafic. Ils construisent de nouvelles routes, des ronds-points, des échangeurs, des ponts en béton, mais quoi qu’ils inventent, on arrive à Fribourg lentement, par l’Ouest. On s’arrête à l’Escale : pizzéria 24/24 7/7, loto le jeudi, le vendredi, le samedi et le dimanche après-midi. Si ça roule, on ne s’arrête pas, on fonce. Le minigolf, l’étang du Jura, TC Training Center, ça y est : ici, c’est Fribourg.

Attention, circulation modifiée, travaux sur le pont de l’autoroute Fribourg-Nord. Prendre la voie de droite avant le rond-point. A gauche, c’est pour faire demi-tour. Les tricheurs seront amendés et ce sera salé. Les tricheurs continuent de tricher. Ils klaxonnent. Les gentils automobilistes qui jouent le jeu ne klaxonnent pas. 128 retraits de permis depuis le début des travaux. Depuis quand, les travaux ? Depuis toujours. Demi-tour : Saint-Léonard. Le cimetière ? La patinoire. BCF Arena. Ce soir : Gottéron-Berne, castagne. La nouvelle halle de basket. Olympic : chaque année champion. Le vieux stade de foot. FC Fribourg : avant-dernier. Puis, en vrac : Forum Fribourg, Coop, Migros, Denner, Interdiscount, Conforama, Qualipet, King Jouets, MacDo, Maxi Bazar, Tamoil, Migrolino, des voitures, des camions, des autobus, tous les véhicules de la ville toujours dans le coin. Fribourg-Nord : aspirateur à moteurs. En travaux. Les plus chanceux s’engouffrent. Tournent autour du bloc en béton. Débouchent sur le pont. Enfin le pont. Le pont promis depuis des siècles. Le pont pour fluidifier le trafic. Pont de la Poya : ça péclote. A Fribourg-Nord, on fait tout pour empêcher les gens d’entrer en ville.

Tu accélères un tout tout petit peu. Clignotant à droite. Voilà. Sortie Fribourg-Sud. La vieille Renault 19 aux phares jaunes hésite à suivre les ordres. Le jeune homme a déjà loupé deux fois. Il sait ce qui arrive : Fribourg-Sud, fatalement, c’est le double rond-point. Tu vas tout droit. Tout droit, ça veut dire où ? Présélection du milieu puis à droite. Milieu. Droite. Regarder à. Tout droit. Regarder à. Au milieu. On y est déjà. Regarder à gauche. C’est où la gauche ? Après aller à droite, il a dit à droite. Direction Bulle, c’est bien ça ? Le moniteur ne dit rien. Ça doit être juste. Direction Bulle ? Tout droit, il a dit tout droit. Bulle, c’est tout droit ? Regarder à. Gauche. Une camionnette. Qu’est-ce qu’on fait ? Regarder à. Gauche. Un boguet. Jamais Turandot n’aurait survécu ici. Regarder à. Gauche. Personne. Peser sur la pédale. Laquelle ? Oui, celle-là. Ça part. Clignotant à. Où ? Clignotant à. Droite. Cormanon. C’est bien ça, Cormanon ? Le moniteur est immobile. Pâle. On dirait une statue de cire. Il ne dit rien. Les moniteurs d’auto-école sont des héros. Va vers le Sud. C’est où le Sud ? À droite.

Route de Berne (Bärn), route de Tavel (Tafers), OCN : Office de la circulation et de la navigation. Le jeune homme coupe le moteur. Désolé monsieur, mais je ne peux pas vous le donner. Loupé. Pour la troisième fois. Repartir en boguet. Maudire les ronds-points. Fuir Fribourg. Rouler vers l’Est. Rouler vers les jambes de Lise qui s’appelle Cin… qui s’appelle Mar… qui s’appelle Ann… L’Orient des contes de fées, c’est la Suisse allemande. Agrabah, c’est Heitenried. Turandot ne démarre pas. La route est trop pentue. Des voix : I ha di gärn. Le jeune homme n’a pas entendu. Encore : I ha di gärn. Elles sourient. Il pense : les mystères de l’Est.

proposition n° 35

Partir à l’Ouest. Inventer le temps. Plus personne ne roule en boguet. Le train du retour. Route de la Broye. C’est toujours par l’Ouest qu’on quitte Fribourg. Entrelacs de bitume et de voies ferrées. De la vitre du wagon : la casse. Adieu Fribourg, je me casse. Des voitures réduites à l’état de canettes écrasées. Des grues jaunes. Des pelles mécaniques. On y assassine des 4x4. Les tanks qui écrasaient le sol : éventrés. On regarde par la vitre : où es-tu, tas de ferraille ? Tu te croyais mastodonte, te voilà vieux débris. Tout le monde finit là. A la casse. On arrive à Fribourg par la casse et on quitte Fribourg par la casse. La casse départ et la casse arrivée. On attend aux barrières, dans les bouchons, on slalome entre les travaux. De temps en temps, ils essaient de fluidifier le trafic. Ils construisent de nouvelles routes, des ronds-points, des échangeurs, des ponts en béton, mais quoi qu’ils inventent, on quitte Fribourg lentement, par l’Ouest. On s’arrête à l’Escale : pizzéria 24/24 7/7, loto le jeudi, le vendredi, le samedi et le dimanche après-midi. Le vieil homme a gagné deux-cents francs. Un carton dans la dix-septième série.

Attention, circulation modifiée, fin des travaux sur le pont de l’autoroute Fribourg-Nord. Prendre la voie de gauche avant le rond-point. A droite, c’est pour aller sur Berne. Les tricheurs seront amendés et ce sera salé. Les tricheurs continuent de tricher. Ils klaxonnent. Les gentils automobilistes qui jouent le jeu ne klaxonnent pas. 345 retraits de permis depuis la fin des travaux. Depuis quand, la fin des travaux ? Depuis jamais. Demi-tour : Saint-Léonard. Le cimetière ? La patinoire. BCF Arena. Ce soir : Gottéron-Berne, castagne. La halle de basket. Olympic : pour une fois deuxième. Le vieux stade de foot. FC Fribourg : dernier. Puis, en vrac : Forum Fribourg, Coop, Migros, Denner, Interdiscount, Conforama, Qualipet, King Jouets, MacDo, Maxi Bazar, Tamoil, Migrolino, des voitures, des camions, des autobus, tous les véhicules de la ville toujours dans le coin. Fribourg-Nord : aspirateur à moteurs. Même après la fin des travaux. Les plus chanceux s’engouffrent. Tournent autour du bloc en béton. Débouchent sur le pont. Enfin le pont. Le pont promis depuis des siècles. Le pont pour fluidifier le trafic. Pont de la Poya : ça péclote. A Fribourg-Nord, on fait tout pour empêcher les gens d’entrer en ville.

Le vieil homme accélère un tout tout petit peu. Clignotant à droite. Voilà. Sortie Fribourg-Sud. La Polo neuve aux rétroviseurs rétractables connaît le chemin. Le vieil homme aime conduire. Il sait ce qui arrive : Fribourg-Sud, c’est le double rond-point. Il va tout droit. Tout droit, ça veut dire au milieu puis à droite. Milieu. Droite. Regarder à gauche. Tout droit. Regarder à gauche. Au milieu. On y est déjà. Regarder à gauche. Puis aller à droite. Direction Bulle. C’est juste. Regarder à gauche. Une camionnette. Regarder à gauche. Un boguet. Ça existe encore, les boguets ? Regarder à gauche. Personne. Peser sur la pédale. Ça part. Clignotant à droite. Cormanon. Un L droit devant vient de caller. Planter sur les freins. Les moniteurs d’auto-école sont des héros.

Route de Berne (Bärn), route de Tavel (Tafers), OCN : Office de la circulation et de la navigation. Le vieil homme coupe le moteur. Expertise de la Polo. C’est tout bon. Repartir avec. S’étourdir de ronds-points. Quitter Fribourg. Rouler vers l’Est. Rouler vers les jambes de Lise qui s’appelait Cin… qui s’appelait Mar… qui s’appelait Ann… L’Orient des contes de fées, c’était la Suisse allemande. Agrabah, c’était Heitenried. La Polo démarre au quart de tour. La route a été refaite. Des voix : I ha di gärn. Le vieil homme n’entend plus très bien. Encore : I ha di gärn. Elles souriaient. Il pense : les mystères de l’Est.

proposition n° 36

Revenir ailleurs. Réinventer le temps – l’arme, c’est le temps – l’avion du retournement. Ciel de Free-bug. Ce sera toujours par le ciel qu’on arrivera à Free-bug. Entrelacs de nuages et de pylônes. De la vitre du cockpit : la casse. Des hélicoptères réduits à l’état de canettes écrasées. Des grues jaunes. Des pelles mécaniques. On y enterrera le vieil ULM. Un bateau qui râpe le ciel. On regardera par la vitre : où es-tu, tas de ferraille ? Tas de ferraille nous t’appelions, tas de ferraille tu es devenu, pauvre vieil ULM. On arrivera à Free-bug par la casse. On attendra aux gratte-ciels, dans les boulons, on slalomera entre les grêlons. De temps en temps, ils essaieront de fluidifier le trafic. Ils construiront de nouveaux ciels, des ronds-soleils, des échangeurs de météo, des ponts de brouillard, mais quoi qu’ils inventent, on arrivera à Free-bug lentement, par le ciel. On s’arrêtera à l’Escale : pizzéria 24/24 7/7, loto le jeudi, le vendredi, le samedi et le dimanche après-midi. Si ça vole, on ne s’arrêtera pas, on foncera. Le minibar, l’ange du Judo, TF Flying Center, ça y est : ici, c’est Free-bug.

Attention, circulation modifiée, travaux sur le couloir d’aéroport Free-bug-Nord. Prendre la voie de droite avant la ronde-lune. A gauche, c’est pour faire demi-tour. Les tricheurs seront amendés et ce sera salé. Les tricheurs continuent de tricher. Ils klaxonnent. Les gentils aviateurs – les braves petits Saint-Exupéry – qui jouent le jeu ne klaxonnent pas. 689 retraits de permis depuis le début des travaux. Depuis quand, les travaux ? Depuis toujours. Demi-tour : Saint-Pierre. Le paradis ? La patinoire. BCF Arena. Ce soir : Free-bug-Beurk, castagne. La nouvelle halle de skypolo. Olympic : chaque année champion. Le vieux stade de quidditch. QC Free-bug : avant-dernier. Puis, en vrac : Forum Free-bug, Cop 21, Migrations, Des Nerfs, Interdisco, Confort Mama, Galipette, King Jouir, MacRé, Mini Plumard, Ta Moëlle, Migrolina, des planeurs, des Concorde, des charters, tous les OVNI de la ville toujours dans le coin. Free-bug-Nord : aspirateur à moteurs. En travaux. Les plus chanceux s’engouffrent. Tournent autour du bloc en béton. Débouchent sur le pont. Enfin le pont. Le pont promis depuis des siècles. Le pont pour fluidifier le trafic. Pont des Pouilleux : ça péclote. A Free-bug-Nord, on fait tout pour empêcher les gens d’entrer en ville.

Tu accélères un tout tout petit peu. Clignotant à droite. Voilà. Sortie Free-bug-Sud. La vieille Demoiselle à hélice hésite à suivre les ordres. Le jeune homme a déjà loupé deux fois. Il sait ce qui arrive : Free-bug-Sud, fatalement, c’est le double trou noir. Tu vas tout droit. Tout droit, ça veut dire où ? Présélection du milieu puis à droite. Milieu. Droite. Regarder à. Tout droit. Regarder à. Au milieu. On y est déjà. Regarder à gauche. C’est où la gauche ? Après aller à droite, il a dit à droite. Direction bulle de savon, c’est bien ça ? Le moniteur ne dit rien. Ça doit être juste. Direction bulle de savon ? Tout droit, il a dit tout droit. Bulle de savon, c’est tout droit ? Regarder à. Gauche. Une montgolfière. Qu’est-ce qu’on fait ? Regarder à. Gauche. La fusée Ariane. Jamais Turandot n’aurait survécu ici. Regarder à. Gauche. Personne. Tirer sur le manche à balai. Lequel ? Oui, celui-là. Ça vole. Clignotant à. Où ? Clignotant à. Droite. Le corps de Manon. Comment ça, le corps de Manon ? Le moniteur est immobile. Narquois. On dirait une statue de cire. Il ne dit rien. Les moniteurs d’avion-école sont des pervers. Va vers le Sud. C’est où le Sud ? À droite.

Route de Beurk (Bärnikel), route de Tabel (Deinschönige), OAL : Office de l’aviation et du looping. Le jeune homme coupe le moteur. Désolé monsieur, mais je ne peux pas vous le donner. Loopé. Pour la troisième fois. Repartir en battant de l’aile. Maudire les rondes-lunes. Fuir Free-bug. S’envoler vers l’Est. Décoller vers les jambes de Lise qui s’appelle Cin… qui s’appelle Mar… qui s’appelle Ann… qui s’appelle Manon. L’Orient des contes de fées, c’est la Suisse allemande. Agrabah, c’est Heitenried. Le tapis volant reste à terre. Le ciel est trop pentu. Des voix : I ha di gärn. Le jeune homme n’a pas entendu. Encore : I ha di gärn. Elles sourient. Il pense : les mystères de l’Est.

proposition n° 37

Quatre heures : sortir de la classe-caisse, emprunter des couloirs, des escaliers, des ascenseurs, on s’assied sur les canapés noirs, pas plus que trois à la fois, on vous aura prévenus, trois, pas plus, on les a payé bien cher, ces canapés ; mais d’abord la machine à café, supprimer le sucre, la monnaie, dix centimes, vingt centimes, cinquante, encore une pièce, la frotter contre l’appareil, la glisser dedans, expresso sans sucre, le gobelet qui tombe avec la touilleuse dedans, c’est chaud, surtout ne pas renverser du café sur les canapés noirs, le proviseur a dit que… Le soir : assis par terre sur un tapis crade, des corps transpirants, tordus, fatigués, des corps jeunes : qui veut une bière ? L’adolescent s’est glissé tout près de Cin… de Mar… de Lise. Sa respiration juste à côté. Oui, merci, volontiers une bière, t’en veux une ? parce que je… enfin… sinon tu… L’adolescent regarde le plafond. Une ampoule nue. La respiration de Cin… de Mar… de Lise. Lente. Proche. Trop proche. Pénombre. Fumée. Brouillard. Merci pour la bière. Celle de trop. Ça ronfle. Puis le jour : elle est partie. Des années plus tard : auditoire clairsemé. Le vieux cause, commence par les sources, d’abord les antiques, puis Pétrarque et les pétrarquistes, puis il lit un poème, le vieux, on l’a devant les yeux, le poème, on a dû acheter le bouquin – Délie, objet de plus haulte vertu ça s’appelle – on essaie de comprendre – Voicy ô paour d’agreables terreurs – on pose des questions, le vieux n’a pas entendu, il énumère les problématiques, le feu et la glace, la souffrance heureuse – SOVFFRIR NON SOVFFRIR dans le premier dizain –, la figure de la dame vertueuse. Il se demande : queue de comète des temps courtois ou reviviscence du platonisme ? Ça ronfle. Le soir : une table ronde. Des surnoms gravés : Mistral, Zeus, Magellan. Encore de la bière. Ils sont debout sur les chaises. Des chansons. Le plafond bas du Café des Maréchaux. Et glou et glou et glou et glou. On s’est rassis. Quelqu’un dit : Ma fleur. Qu’est-ce qu’on doit répondre ? Puis d’autres classes-caisses : des containers. On est devenu prof. On cite des noms : François-Ferdinand de Habsbourg, Gavrilo Princip, Raymond Poincaré. Les têtes ennuyées plongent une à une dans le smartphone. Sur l’écran : un homme avec un chapeau, un pistolet, le monde qui bascule. Tard le soir : l’homme à son bureau, le piano électrique, la méthode ouverte à la page dix-neuf, les canapés gris et la tentation de s’y vautrer, pas plus que trois à la fois, se souvient-il, pas plus que trois. Où sont les deux autres ?

proposition n° 38

Mort à Fribourg : partir d’un mauvais jeu de mot pour inventer un jeu de mort, roman raté qu’on a abandonné parce que la logique policière brise notre incohérence intérieure. La course : Morat-Fribourg. Un mort : railler la mode infâme du running. Une enquête : redonner vie à l’histoire ancienne.

Cinq minutes à ma fenêtre : écrire en le parlant le roman du rien, regarder le pont des suicides et la cathédrale que le croisillon coupe en deux, se laisser imprégner par les aléas de la météo et laisser la voix de la voisine inventer un personnage qui s’appellerait Achille.

À cloches-pleurs : le dimanche matin, toutes les cloches de Fribourg sonnent sans arrêt ; raconter la résistance accablée de ceux qui résistent à l’appel ; écrire comment Fribourg la catholique a perdu la foi.

Les eaux usées : le funiculaire qui monte et qui descend, la ville haute et la ville basse, le va-et-vient des touristes, leur air incrédule quand on leur dit que tout cela fonctionne grâce aux égouts et leur dégoût cent fois multiplié par la lassitude de l’employé des TPF.

Krambambuli : plongée glauque et jubilatoire dans les folies estudiantines, jeu de masques et de faux-semblants, confusion des noms, sérieux des traditions qui se vautrent dans la bière, insouciance bourgeoise de ceux qui ne savent pas qu’ils font de la politique, illusion de transgression, raconter la surprise amoureuse et affligée d’un fils de paysan happé par l’ivresse du patriciat.

1km brasse : la ville vue d’en bas depuis la piscine de la Motta, la cathédrale mouillée, puis demi-tour, la falaise, le soleil qui brûle la peau, les jambes des femmes sous l’eau, la pendule implacable, jamais molle, puis demi-tour, encore neuf-cents mètres, le bonnet de bain d’une petite vieille, essayer de la dépasser sans foncer dans le crawleur d’en face, puis demi-tour, tout dire de la ville qui vacille derrière les gouttes et les lunettes.

Babel-sur-Sarine : le vrai roman de Fribourg ne peut qu’hybrider sa langue ; il tentera de parler français, parce que l’auteur – qui s’appelle Francey – ne sait que le français, mais devra se laisser envahir par la barbarie alémanique, par l’espièglerie bolze, par l’extravagance tessinoise, par le latin des curés et de madame Braillard, par l’anglais de la publicité et par le Schönberg aux cent nationalités.

Journal intime d’une ville : et si c’était la ville elle-même qui parlait ? et si les murs avaient des bouches ? et s’il ne restait plus la moindre trace de l’homme caché derrière son ordinateur ? pour qui se prend-il, celui-là ? pense-t-il savoir mieux que moi qui je suis ? je suis Fribourg et je suis assez grande pour m’écrire toute seule.

Equilibre : décrire l’impossible modernité au cœur du conservatisme mi chic mi bouseux.

L’assemblée des fontaines : qu’auraient-elles à se dire ? imaginer le dialogue de la fontaine du Sauvage et de la fontaine à Tinguely, dialogue d’onomatopées et de grincements rouillés, vantardise de la vieille statue de pierre quand la ferraille électrisée s’écroule sous le poids de la glace, nouvelle et sempiternelle querelle des anciens et des modernes.

Quatrains de la falaise : retrouver les presque-haïkus qui depuis la triste terrasse tentaient de grimper jusqu’à Lorette en jetant un œil étonné sur les infimes mouvements de la ville.

Rayures verticales
Pour amincir la ville
Toute l’eau qu’elle avale
Morose la distille

Enfin : rassembler tout ceci – et tout ce qui viendra -– dans un fouillis indescriptible, puisque la ville par essence est fouillis et par nature est indescriptible. Décrire l’indescriptible pour écrire l’inscriptible.

proposition n° 39

La cathédrale noircie, des voitures tout autour, des voitures partout, le concert éternel des moteurs à mille temps et les gaz asphyxiants : messieurs les grands savants, il faudrait faire quelque chose. Les grands savants ont parlé, durant des années et des années ils ont parlé, les grands savants. A chaque élection la rumeur enfle : messieurs les grands savants, il faudrait faire quelque chose, messieurs les démocrates-chrétiens qui souriez sur les affiches, sourire n’est pas suffisant, il faudrait faire quelque chose, la cathédrale se meurt, le Bourg s’effrite, il y a des voitures partout, messieurs les grands savants, vous avez bien une idée, vous qui trouvez toujours des solutions toutes faites ? Un pont. Voilà l’idée : un pont. Un pont où ? Bonne question. Peut-être ici peut-être là : ça commencerait derrière Conforama ça finirait à Guin ; ou alors on peut faire plus court, qu’est-ce que vous en pensez, messieurs les grands savants ? On part de la patinoire et on finit au Schönberg. D’abord, on creuse un tunnel, puis on y flanque un rond-point – ça fait chic un rond-point – et après on met un pont, un beau pont bien moderne, un truc avec des haubans et des piliers en béton, ça aurait de la gueule, non ? Bien sûr que ça aurait de la gueule mais ça aurait un coût, messieurs les grands savants, un coût qu’on ne révèlera qu’après les élections. Et un nom, il lui faudrait un nom, à ce pont. On pourrait faire un concours pour trouver le nom, comme ça on implique la population et la question des sous, hop, ni vu ni connu, on la cache sous le tapis. De toute façon, ça urge ce pont, alors le fric va suivre, la Confédération va casquer, et le Canton va s’aligner, alors, messieurs les grands savants, on l’appelle comment, ce pont ? Pont de la Poya ça sonne bien, non ? Pont de la Poya : on part de la caserne et on arrive route de Berne, on passe par-dessus quoi ? la déchetterie, personne ne va se plaindre si on passe par-dessus la déchetterie. De toute façon, il sera superbe, ce pont, ce sera un bon gros pont bien massif avec des piliers solides et du bitume silencieux, un coup de génie, le bitume silencieux : les voitures ne feront pas plus de bruit que des vélos. Alors, c’est décidé, on le bâtit, ce pont, messieurs les grands savants ? oui, bien sûr qu’on le bâtit, mais avant il faut voter un crédit d’étude, parce qu’un pont comme ça, ça va nous tenir des siècles, alors on n’a pas intérêt à ce qu’il branle comme la queue à l’âne dès le lendemain de l’inauguration comme ça avait fait pour le pont suspendu à l’époque. D’abord un crédit d’étude et ensuite des votations en bonne et due forme : chaque chose en son temps et vous verrez qu’il sera splendide, notre Pont de la Poya, dans quarante ans.

proposition n° 40

Les mystères de l’Est : le talus au-dessus de l’OCN. La route monte. Une route large. Grise. Le vert des prés. Déjà le dehors de la ville. Boguet arrêté. Démarrer. Essayer de sortir de la ville. Pédaler. De l’autre côté de la route : Macumba. Boîte de nuit désaffectée. Les corps urbains et les corps ruraux s’y ruaient. Ruts et souvenirs de sueur. Piqûre de fumées. Brouillard. Une silhouette de néon rose clignote un dernier feu. Les filles de l’Est, au Macumba, on les faisait venir en charter, de Hongrie, d’Ukraine, de Roumanie. Pas de mystère chez ces filles-là. L’homme dans sa voiture est reparti. Il a vu, derrière le talus, le pré, et derrière le pré, l’amour : les autres filles de l’Est, les Cin…, les Mar…, les Lise, les jambes des filles qui fuient la ville, les jambes des filles déjà à Tavel, les jambes des filles déjà à Planfayon. Et les montagnes au loin : limites ultimes de la ville oubliée.

proposition n° 41

La foule, toujours plus dense [1]. La tasse de vin chaud [2] pour sentir encore ses mains [3]. Et sa gorge [4]. Ça brûle. Cannelle [5]. Sucre. Clou de girofle. La foule [6]. Des bonnets à pompons. Des bonnets noirs. Des bonnets blancs. Une foule de bonnets [7]. La foule, toujours plus dense. [8] Les stands. Biscômes [9]. Mandarines. Cacahouètes. Impossible de flâner. La foule pousse. Emporté par la foule qui nous traîne, nous entraîne, pas question de chanter [10] quand les haut-parleurs hurlent Noël [11]. La jambe me fait mal, boute selle, boute selle, la jambe me fait mal, boute selle à mon cheval. Les enfants sur les épaules des parents, la foule attend. Debout. Immobile. [12] Obligée d’attendre, debout, immobile, un œil rivé sur la cathédrale – est-ce qu’on y verra quelque chose ? [13] – l’autre guettant le moindre mouvement dans la rue de Lausanne bondée. L’oreille aux aguets : fifres ? clarinettes ? [14] tambours ? [15] Les haut-parleurs s’égosillent [16]. Mille anges divins, mille séraphins volent alentour de ce grand Dieu d’amour. Douceur beuglée. [17] Sirènes. La foule a froid. [18] La tasse est vide. Les mains dans les poches attendent. Il va arriver. Forcément il va arriver. [19] Il est venu chaque année. [20] Il ne peut pas nous faire faux bond. [21] Il va arriver juché sur son âne Babalou. Déjà la fanfare du collège ? Jouez hautbois, résonnez musettes. Toujours l’Accroche-Chœur [22]. La foule retient son souffle. La foule a froid. La foule appelle son sauveur. La foule le supplie. Et s’il ne venait pas ? [23] Et si les enfants avaient été trop méchants cette année ? [24] Et si seuls venaient les Pères Fouettards ? [25] La foule attend. [26] Angoissée. Et si dans cette foule où plus un bonnet ne bouge [27], un homme [28] avec un pistolet [29], un homme avec une ceinture, un barbu d’une autre Turquie, soudain avait des idées ? La foule est prisonnière. [30] La foule, si son sauveur ne vient pas, se suicidera. La foule [31] est suspendue à sa venue. Dans la nuit l’était une étable, sous le toit dormaient les bergers. La chanson de sa grand-mère [32]. L’homme s’est calmé. Il se souvient [33]. Il n’a plus de pistolet sur la tempe [34]. L’arme, c’est le temps. Le temps retrouvé [35]. Et la voix d’une petite fille. [36] Ils étaient trois petits enfants qui s’en allaient glaner au champ. La foule n’en peut plus [37]. Les enfants pleurent [38]. La nuit est tombée. Les bouchers ont sorti leurs longs couteaux. [39] S’il ne vient pas, ce sera un carnage. Deux longues oreilles dans la nuit. La foule se tait. Une barbe blanche qui sourit. Les voici ! Les voilà ! Le petit âne gris et le grand Saint Nicolas ! [40] Déluge de bonbons, fumée blanche [41], bonsoir mes chers enfants, les mêmes mots chaque année, au revoir mes chers enfants, Saint Nicolas est déjà reparti [42]. La foule s’éparpille [43]. Est-ce que c’était le vrai ? demandent les enfants. [44] Il faut se dépêcher, répondent les parents, on a réservé la fondue [45] pour huit heures.

proposition n° 42

entre la 7 et la 8

Pourquoi l’avait-il emporté avec lui, ce pistolet, lui qui détestait tant les armes ? Il s’était souvenu qu’à l’école de recrue, son fusil, il l’avait baptisé Sophie. Ce n’était pas le bon prénom, pas celui de… mais cela s’en rapprochait. Sophie et… Le temps avait effacé le vrai prénom. L’arme, c’est le temps. La vitre brisée, c’est le temps retrouvé. Il resta debout, immobile, les yeux fixés sur la brisure du passé. Un piano désaccordé. Une mélodie oubliée. Un langage étranger. Nuages. Brouillard en tête. Des larmes qui pleuvent sur ses joues. On ne joue pas avec le temps – c’est le temps qui se joue de nous – on ne joue pas avec les armes à feu, il faut s’en débarrasser, du temps, du pistolet et de… comment s’appelait-elle ? Pourquoi ce prénom lui importait-il tant ? La tête liquide et la tempe trempée, il ne pouvait se résoudre à remonter le ruisseau de sa mémoire jusqu’à la source.

entre la 16 et la 17

Elle aurait voulu lui planter le nez dans le réel, faire de lui autre chose que cette ombre errante, mais il s’obstinait à ne rester rien de plus qu’une silhouette dans la ville, qu’un homme sans passé cherchant à s’inventer une vie à travers le hasard de ses déplacements. Alors elle le laissa seul. À gamberger. À se chercher des points d’ancrage. À la recherche du temps perdu. Une année de perdue, se souvint-il, une année redoublée. Comme si on avait vécu deux fois la même année. Quelle année ? C’était au siècle dernier. 1997 ? 1998 ? Comment une année peut-elle devenir deux années ? Qui avait tenu, quelque part entre 1997 et 1998, l’arme du temps redoublé ? Qui avait tiré la balle perdue ?

entre la 25 et la 26

Le titre, c’est la ville. L’arme, c’est le temps. Il s’agit de remonter aux origines de la ville. Fribourg, fondée en 1157 par le duc Berthold IV de Zähringen. Remonter plus haut encore. Remonter le temps intérieur jusqu’au premier balbutiement de l’idée de ville. Que fut la ville avant d’être Fribourg ? Que fut la ville pour l’enfant qui n’y montera qu’à l’adolescence ? La ville qu’à cinq ans il bâtissait en lego. La ville qu’il devinait au bout de la route. La ville qui lui faisait pressentir qu’elle était quelque chose de plus grand que ce Montagny-la-Ville d’où le soleil se levait chaque matin quand grand-maman ouvrait la porte de sa grange.

proposition n° 43

Je me reste à écrire. Reprendre au début en assumant le jeu du je : les bancs rouges où j’ai cru écrire sont toujours rouges. Le préau brinquebale. Moi aussi. On m’a mis des serre-joints pour que je ne tombe pas. Je m’assieds sur le banc rouge. Pour écrire. Pour m’écrire. Que vais-je écrire maintenant que je suis revenu à moi ? Je lève l’œil : les colonnes de ferraille, la toiture salle, le ciel retrouvé. Une voix venue de l’Est : I ha di gärn. Il me reste à révéler le prénom caché : « Chère Martina, … (impossible d’aller plus loin)

proposition n° 44

Défilent les diapos – la ville kaléidoscope – les flashs intérieurs de l’esprit regardant – le roman-photo d’une errance multiple – les confettis du souvenir – le lecteur aveuglé voit défiler les images mentales de son alter-ego – il se perd dans des détails délicieux – se raccroche aux photos – la ville est un album jauni rajeuni – la ville télégraphiée – la ville puzzle à reconstituer tout effacer tout oublier – Bartlebooth dans La vie mode d’emploi – et l’envers de la ville – le négatif – le cliché qui se met à bouger – le lecteur étourdi voit passer ses fantômes – ce n’était que le reflet d’une imagination – un flux heurté le reprend – pas des phrases : des tweets.

La silhouette d’un homme aux quatre coins de la ville. Une statue. Que cherche-t-il ? Monte. Descend. Remonte. Regarde. Roule. L’homme s’assied. Surgissement fragmentaire des mots d’hier. L’adolescent timide ne se laissera pas dompter. La ville lui tourne la tête. Les phrases semblent dites par des anges. Ou par des démons. Jeanne d’Arc amoureuse. À jamais pucelle. Le vieil homme, le jeune homme, c’est pareil. Le temps n’est rien. La ville a tué le temps.

La phrase s’étire, elle se retire, elle revient, elle tourne en boucle, en bigoudi, en spirale, et la ville aussi s’étire et s’éloigne, et la ville se ressasse et se bégaie et se répète sans fin ses obsessions ; et les hommes et les femmes aussi, ça s’étire, ça s’éloigne, ça revient, c’est un élastique que l’on tend et que l’on détend, et ça continue d’avancer quand on est certain que c’est au point mort, et ça accélère, et ça part en vrille, et ça se casse le moteur, et ça chauffe, et la phrase recommence à s’étirer, elle donne le tournis, la phrase, elle t’assomme, la phrase, et la ville grouille, et la ville palabre, et la ville vibre comme la phrase qui recommence, qui s’étire, qui se retire, qui revient, qui tourne en boucle, mais jamais tout à fait, comme la ville, identique à elle-même, toujours changeante, s’éloignant, s’attirant dans ses propres filets, dessinant inlassablement son signe d’infini.



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1ère mise en ligne 11 juin 2018 et dernière modification le 15 septembre 2018.
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[1la foule qui danse, la foule emportée par la foule

[2le gobelet de Sagex blanc

[3la gerçure, la débattue, les crevasses dans la paume de papa

[4la toux calmée grâce à Pulmex

[5souvenirs de purée aux pommes et de macaronis

[6toujours plus dense, toujours plus dansante

[7une foule dense de bonnets qui dansent, une foule dense de bonnets blancs et des blancs bonnets qui dansent

[8La foule, toujours plus, danse.

[9Dominus vobiscum : le servant de messe qui répondait Donnez-nous des biscômes, c’était mon grand-père.

[10la voix s’est enrouée, la voix s’est enrayée, la voix tousse ses restes d’été

[11à tue-tête, à tue-l’amour, à tort et à travers

[12Drôle de danse que cette danse immobile de la foule dense.

[13On sait d’avance qu’on n’y verra rien mais on fait semblant, pour les enfants.

[14Le son de la clarinette toujours annonce une joie.

[15Le son du tambour toujours annonce une guerre.

[16mais personne ne leur donnera de Pulmex quand ils seront aphones

[17Le bœuf bêle plus fort que l’âne gris.

[18La foule ne danse plus.

[19Et s’il n’arrivait pas cette année ?

[20Mais si cette année était précisément l’année où il ne vient pas ?

[21Avons-nous été assez sages ?

[22douce nuit, sainte nuit, à s’en percer les tympans.

[23Il viendra.

[24Ils ont été sages comme des images.

[25Des hommes noirs : combien de temps tolèrera-t-on encore une telle dérive raciste ?

[26Plus personne ne danse.

[27plus un bonnet rouge, plus un bonnet blanc

[28noir

[29sur la tempe puis se ravisant, visant la foule dans sa danse macabre

[30La foule est enchaînée à la ville.

[31statufiée, stupéfiée, silencieuse

[32sous le sapin, sa vieille voix tendre qui fredonnait ce chant ineffable.

[33les poésies qu’on savait par cœur, la messe de minuit, la crème au beurre qu’on léchait sur la bûche, les étoiles à la cannelle.

[34il l’a jeté dans la rigole au chapitre huit.

[35et le titre trouvé.

[36Sa filleule.

[37elle veut danser.

[38ils veulent danser.

[39Ils les aiguisent.

[40Le voici ! Le voilà ! Le nom qu’on n’osait prononcer !

[41habemus papam

[42pourquoi si vite ?

[43la danse de la foule se fait moins dense.

[44On n’ose ni dire oui ni dire non.

[45pur vacherin, la meilleure