Marie Moscardini | Une petite rue

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Son blog : nouvelles à écrire.
proposition n° 1

Ce ne sont pas ses pas déjà posés sur les mêmes trottoirs qui allaient lui redonner la même vie. Elle essayait de se rassurer. A l’époque elle ne savait pas la ville, elle ne voulait pas y aller. Elle ne voulait pas quitter ses dimanches soirs, elle ne voulait pas prendre le car qui l’emmènerait dans cette ville inconnue. Elle était terrifiée. Il pleuvait. Les lourds essuie-glaces balayaient le pare-brise mais pas la tristesse de son cœur. Elle allait encore sûrement se tromper. Après les quais contourner la place des Victoires, quelle rue déjà ? Il fallait qu’elle avance, les trottoirs, les feux, les passages piétons. Attention, demi-tour elle s’est encore trompée. La ville l’engouffre, la domine. La nuit il y a tant de rues aux ombres fugitives. Ses pas rapides, se dépêcher. Toutes ses énormes maisons inconnues sans vie, sans bruit l’effrayaient. Revenir, revivre le passé, à quoi bon ? Enfin elle reconnaît la rue, une petite rue.

proposition n° 2

A l’horizon elle s’ouvre en branches d’étoile vers d’autres rues. Elle est sans pente, ni montée. Elle est plate. Ses maisons sont collées les unes aux autres. Elles se ressemblent. Seuls les numéros à droite de leurs portes affichent leur singularité. A droite à gauche, pairs, impairs. Un numéro, un seul à trouver.

proposition n° 3

34 — Numéro 34 — Toujours si tu additionnes les deux chiffres tu es dans le sept. Combien de sept si tu te retournes ? Un de trop peut-être. Celui là, celui du 34. Mais il est trop tard pour le changer. Même si tu te retournes, et si tu y retournes ça ne changera pas. Il n’y a que les bombardements pour mettre les numéros des maisons à terre.

proposition n° 4

Il n’y a eu ni guerre, ni tremblement de terre. Le numéro est bien là. Te voilà là. Il suffit de sonner. Ils ont mis une sonnette, avant il fallait frapper. Tu préfères t’éloigner. Respirer à fond, prendre du recul. La regarder cette maison endormie. Ne pas la réveiller encore. Tu as le temps. Tu regardes de tous les côtés de ta mémoire. La ville est ton paysage.

proposition n° 5

Le blanc des uniformes des Navalais, les quais humides d’océan, les chantiers autour du port, les grues, les camions, les pelleteuses, les ouvriers casqués et leur visage enveloppé d’un foulard pour se protéger des nuages de poussière, le lion avec sa gueule qui crache son jet d’eau, les livreurs toujours pressés qui poussent des diables et leurs pyramides de cartons, les poteaux argentés supports des publicités, les voitures, les cars et le ciel bleu. Tu ne clignes pas des yeux.

proposition n° 6

Une sortie exceptionnelle cours de l’Argonne chez Madame Tranbère, professeure de français et ses petits gâteaux pour les révisions du bac. Quelquefois l’église Notre Dame, les réunions, la jeunesse ouvrière chrétienne et plus tard les pharmacies toujours en coin de rue pour la comptabilité. La Gare Saint-Jean est trop large, beaucoup trop large pour les lundis matins. Quai des Chartrons les cars rassemblés occupent l’espace pour des gens, des grands, qui n’en finissent pas d’attendre leur ailleurs. Rue Sainte-Catherine, le trésor de gourmandises c’est la pâtisserie aux puddings, les gâteaux préférés des soirs désenchantés. Une invitation au cinéma par le militaire de la caserne Nansouty, fait danser les rêves et les graines d’Althéas du jardin public grandissent encore sous les fenêtres ouvertes d’aujourd’hui. Le Grand-Théâtre, une amie Odile, du linge à repasser, et le bruit, trop de bruit place des Quinconces, la fête foraine, la foule, les manèges, la musique, le bruit, trop de bruit. Pousser les grilles du jardin botanique, butiner dans les essences rares, y retrouver le goût sucré de l’enfance, s’en rassasier, en avaler le silence.

proposition n° 7

Elle est à la dérive, en errance dans ses souvenirs. Elle doit avancer, arrêter de réfléchir, se concentrer, être encore en chemin, un pas devant l’autre. Là tout auprès la porte est entrouverte. Elle oublie la sonnette. Pas besoin de frapper. Il suffit de regarder.

proposition n° 8

Dans la grande cour, d’énormes arbres endormis sont réveillés par la pluie. Tout est devenu gris insupportable. Elle s’enfuit, elle court, trébuche sur les trottoirs édentés, risque la glissade mais ne cherche pas à se mettre l’abri. La pluie se confond avec l’océan. Elle est sur les quais. L’eau dégouline. À grands coups de balai des hommes la poussent dans des petites rigoles où elle disparaît dans les grilles d’égouts. Elle sait que les fantômes sont plus vivants que jamais.

proposition n° 9

Tu fermes les yeux, une douce mélancolie t’envahit, lancinante sans bruit
Un violon que rien n’adoucit
La pluie sur tes joues
Les nœuds de tes ouvrages
Le rythme de ta vie
Sur les murs plus rien
Un fauteuil près de la cheminée
Un portrait imaginé aux yeux bouleversés
Les fenêtres sont fermées
Dans cette pièce, le temps s’est arrêté
La pendule pourtant avance lentement, inexorablement dans un couloir sans fin
Sur la place le kiosque est encore là.
Et tout doucement la musique, les violons
Les nœuds de ton ouvrage, il faut les cacher,
Toujours l’aiguille s’agite, tu écris ton alphabet
Les violons continuent à danser,
Tu n’arrives pas à oublier
Le fauteuil est grand
Le piano est fermé, il ne fallait pas entrer, il n’était pas accordé
Et ce portrait tombé à tes pieds
Qui est-elle cette femme à la bouche charnue sous le verre brisé
Et juste à côté
Un papier plié en quatre
Il faut le déplier
Les violons dansent à l’’infini
Les nœuds de ton ouvrage sont à jamais dénoués
Et le papier sur ce clair-obscur interroge tes yeux bouleversés.

proposition n°10

Une encre myosotis, une écriture pleine et déliée très distinguée.

Tu te cognes aux mots, tu les respires, tu les caresses, tu les entends enfermés dans leur silence.

Médecin légiste tu les dissèques, tu les croises, les décroises, tu cherches leur secret. Tu n’en finis pas de les relire.

Ils ont la saveur du mystère, de l’inconnu. Ils sont la vie.

proposition n° 11

Sous l’abri-bus il y a ce jeune garçon qui veut expliquer, à qui veut bien l’écouter, comment utiliser la machine qui distribue des tickets. Payer par carte ou payer en liquide ? Un seul ticket ou dix tickets ? Toi, tu n’en prends qu’un seul. Tu ne peux penser à ton retour avant même ton départ. Il pleut. Les gens se rapprochent pour se mettre à l’abri sous le vitrage de la toiture en arceaux. On te frôle, on s’excuse de te toucher. Il n’y a plus de place sur le seul banc. Tu t’appuies contre les tubes d’acier. Tu lis les annonces sur les panneaux publicitaires. Tu attends. Tu regardes la carte en pattes d’araignée avec tous les arrêts prévus sur cette ligne. Est-ce qu’il y a bien le tien, celui où tu dois descendre ? Tu vérifies les horaires sur la vitrine en verre sécurisé. Le compte à rebours s’affiche, les chiffres brillent rouges. Les minutes, les secondes s’égrènent. Puis ton regard lié aux autres regards se concentre vers ce bus qui s’annonce à l’horizon de l’asphalte. Le jeune garçon n’a pas bougé. Il est toujours collé à la machine qui distribue des tickets. Il ne sait pas encore si ce sera un bon jour pour les pourboires.

proposition n° 12

Elle est perdue, complètement désorientée. Elle tourne en rond. Où est la sortie ? Elle a monté, redescendu des escaliers. Il y avait eu la file d’attente, le soleil, les parapluies devenus ombrelles pour s’en protéger. Un sac lourd sur l’épaule mais sans la bouteille d’eau tellement espérée. Une heure à patienter et enfin l’entrée dans ce musée. Elle avait suivi le mouvement. Tout le monde montait. Elle n’avait pas voulu rentrer dans la salle du rez de chaussée où étaient exposés tous les habits religieux. Elle en avait déjà tellement vus. Elle se connaissait, elle allait lire toutes les explications, elle était capable d’y passer des heures et puis il l’attendait. Il lui avait donné son billet d’entrée. Il en avait assez fait pour la journée : « Vas-y toi. Je t’attendrai » D’un pas décidé des gens montaient d’énormes escaliers imposants de tant d’années passées. Elle s’était dit : « ça doit être bien puisque tout le monde y va ». Alors elle y était allée. Arrivée dans une grande salle il lui avait encore fallu vivre patiemment une autre file d’attente. Des gens épuisés par la station debout s’asseyaient sur le magnifique parquet. Une femme en uniforme ne laissait entrer vers la destination inconnue qu’une quinzaine de personnes à la fois. Elle ignorait toujours ce qu’elle allait voir, s’interrogeait. Elle espérait que ce ne serait pas une crypte. Des gens en revenaient, avaient l’air heureux. Les enfants étaient joyeux. Enfin c’est son tour. La femme en uniforme a compté. Elle fait partie du lot autorisé. Il faut prendre un escalier étroit en colimaçon peu éclairé. Une dernière marche. La lumière du jour lui fait cligner les yeux. Le soleil est là pour l’accueillir. Elle est à l’air libre sur le toit du musée. Une vue à 360° sur la ville. Un spectacle inespéré. Elle avance sur la coursive. Elle prend le temps de la regarder cette ville, de l’aimer de plus haut avec les yeux et le cœur. Elle reconnaît les monuments, la place inoubliable, devine les quartiers. Au loin les horizons colorés de verts sous le ciel bleu lui rappellent d’autres voyages, d’autres villes. Elle ne s’était pas mêlée aux photographes. D’autres gens attendaient. Chacun son tour. Alors elle s’était dépêchée tranquillement. Le sourire aux lèvres elle avait retraversé la grande salle où la file d’attente s’était encore allongée. Et là maintenant arrivée en bas des beaux escaliers, impossible de trouver la sortie. Elle déambule complètement désorientée. Une femme aussi embarrassée qu’elle par les lieux, lui demande si elle sait où est la sortie. Non elle ne sait pas, elle cherche aussi. Elles cherchent ensemble. Enfin c’est indiqué. Direction la boutique du musée, le passage obligé. Elle y achète des savons aux parfums naturels et à l’odeur de soleil. Deux jours qu’elle en cherche alors elle n’hésite pas. Elle est ravie. Elle sort. Il est à l’ombre à la terrasse d’un café. Il boit frais sans impatience. Il l’attend simplement. Elle a vu la ville comme jamais. Il ne savait pas qu’on pouvait faire ça avec ce billet !

proposition n° 13

Elle les voit passer les uns derrière les autres au pas cadencé avant de disparaître au coin de la petite rue. Elle aurait pu les compter, elle ne l’a pas fait. Elle les a regardés simplement et est restée là tranquillement. Elle ajuste son gilet, l’air est un peu frais. L’épicerie n’est pas encore ouverte. Sur les bords des fenêtres les jardinières ont besoin d’être arrosées et si elle s’écoutait elle irait bien couper les fleurs fanées. Le bruit d’un moteur de moto la fait sursauter. Elle pense qu’on doit l’entendre à l’autre bout de la ville et se demande pourquoi une seule moto est autorisée à réveiller toute une ville. Le store de l’épicerie est enfin relevé. Elle va pouvoir entrer. Un homme arrivé juste après elle lui dit bonjour. C’est un matinal comme elle. Elle a remarqué qu’il venait tous les matins acheter du pain sans sel.

proposition n° 14

Sur les quais d’imposants containers colorés attendent un prochain voyage. Les grues à l’assaut du ciel sont immobiles. L’océan imperturbable roule ses vagues. Appuyé sur un môle un homme fume. Il aime ce temps qui appartient encore au silence avant le lever du soleil. Il en savoure chaque seconde. Il sait que la dernière bouffée de sa cigarette sera le réveil. La ville déversera son flot de bruits et comme chaque jour il espérera en vain pouvoir y échapper. Les quais appartiennent à la ville, ils sont sa raison de vivre. Il le sait. Il prend son vélo, se mêle aux ouvriers descendus des autocars et se dirige vers les hangars d’entrepôts. Il est conducteur de grue. Il charge les containers sur les cargos. Il rêve d’horizon au bout de l’océan.

Dans sa longue robe bleu marine au tissu épais elle avance dans un long couloir. Ses cheveux sont cachés sous un bandeau blanc recouvert du même tissu que sa robe. Sur sa poitrine une croix en bois se balance au rythme de ses pas. Elle va sonner la cloche du réfectoire. Il est 7 heures du matin, l’heure du petit-déjeuner.

Un attaché case à la main, costume noir, chemise blanche au col ouvert, nœud de cravate dénoué-décontracté, il se tient droit. Il regarde sa montre. Il lui reste une minute pour se rendre dans l’immeuble d’en face. Il a le temps de boire son café debout.

Elle ouvre et pousse les persiennes. "Faire entrer l’air et la lumière, c’est ce que vous devrez faire tout de suite en arrivant". Voilà ce que la chef lui a dit. Elle met sa blouse bleue, attache ses cheveux avec un élastique noir, enfile ses gants de caoutchouc rouge. Elle remplit un seau d’eau et y ajoute le produit désinfectant obligatoire dont elle déteste l’odeur. Le balai brosse et la serpillière sont accrochés à son chariot. Elle regarde l’horloge au dessus de l’évier. Elle n’a plus le temps de téléphoner. Elle aurait bien aimé entendre sa voix avant de commencer son nouveau travail.

Elle sautille sur le trottoir comme on joue à la marelle en chantonnant l’air de l’Homme de Cro-Magnon que lui a appris son père. Elle est joyeuse ce matin. Elle a bien dormi, les tartines beurrées trempées dans le cacao, un vrai régal. Elle s’est habillée vite fait et pour une fois rien ne l’a gênée. Dans son cartable elle a mis les deux petites pierres bien enveloppées pour les protéger. C’est un cadeau de son cousin collectionneur de pierres. Elle a hâte de les montrer à sa meilleure amie. Il ne faut pas qu’elle soit en retard. Si elle se dépêche elles auront cinq minutes dans la cour de récréation avant que la maîtresse ne frappe dans ses mains pour l’entrée en classe.

proposition n° 15

Tu crois que la ville ne vit que le jour ? tu crois ça toi ? tu te trompes, moi quand j’ai fini ma journée, je prends mon vélo, je fais un petit salut à l’océan et je rentre dans ma ville de la nuit, je quitte les quais qui lui appartiennent, je vis derrière les fenêtres aux rideaux tirés dans la ville de mon silence, je repense à l’horizon de l’océan où toutes les villes se cachent, je les cherche sur les cartes de géographie punaisées aux quatre mûrs de ma chambre, je les entoure pour les recopier dans mon itinéraire de futur grand voyageur, j’habite la ville, je suis ordinaire jusqu’au jour où j’en partirai, tu crois qu’il n’y a que cette ville où finalement tu es incapable de revenir ? cette ville liée à ton village par un bus dans lequel tu ne voulais même pas monter pour y aller, tu veux construire une ville ? alors fais comme moi ne dors pas, regarde tes cartes de géographie, oublie les frontières et les livres d’Histoire, ta ville ce n’est qu’une ville d’entre l’enfance et l’adolescence, cet entre-deux inconfortable aux passages imposés, tu ne peux pas en rester là, tu dois faire les plans d’une ville où on grandira, où on vieillira tranquillement, une ville sans angle droit, une ville toute en courbes, une ville flexible sous le vent des mots des architectes, il faut t’inspirer du bonheur des autres villes, celui qui te fera dire un jour je vais y retourner.

proposition n° 16

Finalement tu te faisais encore des illusions. Rends-toi à l’évidence, tu ne connais plus personne, et même les lieux ont changé. Le lavoir n’a pas été restauré. Les moulins sont tombés à terre. Le cimetière s’est agrandi de tombeaux gravés aux noms de gens qui sont encore en vie. On ne joue plus à la pelote basque sur le mur du préau de l’école. La marelle est dessinée indélébile sur le béton noir de la cour juste à côté des camps du ballon prisonnier. C’est bien dessiné, la pluie ne peut plus rien effacer. Il faudrait aller frapper aux portes, risquer le regard des autres, les voir te reconnaître ou pas. On ne remplit pas des années d’absence sur le pas d’une porte. Au mieux si on te reconnaît et si on vient vers toi, on compte les petits-enfants, on cherche les ressemblances, et on se dit ça fait combien de temps déjà ? Tu n’es plus de là, mais tu es d’où ? Tu pourrais raconter, te laisser inviter pour le café, espérer revivre un peu le passé, vivre aussi un peu de leur présent mais la vérité est qu’ils vivent sans toi. Ils ne disent rien, tu ne dis rien, alors tu ne sauras jamais si tu leur manques. C’est peut-être elle la femme qui te regarde. Elle ne dit rien, tu ne dis rien.

proposition n° 17

Elle n’a pas complètement poussé la porte, elle aperçoit une partie de la cour et elle n’a pas envie de voir plus loin. Saluer la concierge, lui expliquer sa visite, lui dire son nom, elle n’a pas le courage d’affronter cette petite réalité, cette frontière entre présent et passé. Elle voit le gris insupportable des arbres, ça lui suffit. Elle s’enfuit. Quand on arrive et quand on part tout est toujours derrière les portes. On les ouvre, on les ferme. Il y a ce qu’on trouve, ce qu’on emmène, et tout ce qu’on laisse. Elle n’est pas prête pour affronter ce qu’elle a laissé derrière cette porte. La grande cour avec les grands arbres, une grande cour pour une illusion de liberté quand les portes sont refermées. Les grands escaliers des lundis matins, et les soirs le noir du dortoir. Cette pré-adolescence inconfortable, cette réalité naïve de l’innocence, elle l’a oubliée. Elle ne savait rien de la vie dans les couloirs, des heures d’étude dans le silence, de la nostalgie de son enfance. Elle ne savait pas ce passage obligé. Au bout de la petite rue elle ne savait pas ce lieu d’enfermement de la ville.

proposition n° 18

"Ce ne sont pas ses pas déjà posés sur les mêmes trottoirs qui allaient lui redonner la même vie"
Trottoirs de la vie pas posée. Trottoirs de pas, trottoirs de vie. La vie même des trottoirs ce ne sont pas ses pas. Les trottoirs ont déjà une vie des pas posés. La vie n’est pas redonnée sur les trottoirs. Déjà les pas, déjà les pas, les mêmes trottoirs, redonner vie aux trottoirs. Les trottoirs de la vie ce ne sont pas les mêmes pas posés. Ce n’est pas la vie de ses pas déjà posés sur les trottoirs qui vont lui redonner la même vie. Les trottoirs ont-ils une vie ? Les pas ont-ils une vie ? Les mêmes pas sur les mêmes trottoirs redonnent-ils une même vie ?

proposition n° 19

Légère comme l’air, elle danse sur les trottoirs avec son amie Odile qu’elle a enfin retrouvée. Elle a mis sa jupe à plis soleil et un petit polo rouge. Elles vont boire un Orangina-fraise et manger un pudding dans leur salon de thé préféré. C’est le temps des vacances, des chants des oiseaux. Elles se regardent dans les vitrines. Elles sont belles avec leur allure d’éternelles adolescentes. Elles ont décidé aujourd’hui de retourner dans cet endroit de leur jeunesse. Elles sonnent, la concierge est ravie de les revoir, elles n’ont pas tellement changé. Les arbres de la grande cour sont magnifiques. Elles se revoient sur la photo de classe en uniforme, elles sourient. Elles évoquent les livres qu’elles s’échangeaient, les fous rires en classe, la prof de philo, de français, et toute cette vie d’avant qu’elles soient grandes. Odile était externe, Elle, elle était interne. Odile lui apportait des gâteaux, des douceurs pour les soirs dans le dortoir.

proposition n° 20

Les objets ont une vie et les lieux ne sont pas vides d’objets. Quand la porte des entrepôts est fermée, que tous les employés sont partis et qu’on ne peut plus entrer les containers respirent enfin. Vive la liberté. Faire ce qui nous plaît. Une petite discussion de containers avec l’arrivée des nouveaux copains venus d’Afrique c’est à vous couper le souffle. C’est à celui qui vient du pays le plus loin, celui qui contient les objets de la plus grande valeur, celui qui est top secret sur son contenu, celui qui détient le record de la plus grande traversée sur le plus gros cargo du monde sans oublier celui qui a vécu la plus grande tempête qu’il raconte sans se lasser. Toujours joyeux d’avoir de nouveaux amis ils ne sont jamais tristes à leur départ. La nuit le silence des quais les apaise. Ils se laissent bercer par le bruit de l’océan prometteur de futurs voyages. C’est leur destin, ils le savent et ils l’acceptent. Ils connaissent bien le conducteur de grue qui vient les chercher à l’entrepôt pour les charger sur les cargos. C’est sûr un de ces jours il partira avec eux.

proposition n° 21

Le feu crépite dans la grosse cuisinière à bois juste à côté de la table de la cuisine. Cette table est "toujours prête à partir" inséparable d’un tas de livres, prospectus, journaux qu’il faut pousser pour pouvoir s’installer à l’heure des devoirs. Elle est en bois avec des rallonges qui claquent quand on les tire pour les repas. Tout près une cage d’escaliers pour monter aux chambres. Sur chaque côté des marches sont posées des paires de chaussures. Une radio en bois de couleur marron-acajou avec deux gros boutons, occupe un coin du plan de travail pas très loin de l’évier. Un égouttoir à vaisselle accueille les ustensiles du quotidien. Des torchons sèchent sur les dos des chaises. Des bûches de bois attendent d’être brûlées dans un gros panier en osier placé à proximité de la cuisinière. Il y a des journaux pour allumer le feu, et du menu bois pour le démarrer.

proposition n° 22

Le feu crépite dans la grosse cuisinière à bois juste à côté de la table de la cuisine. Cette table est "toujours prête à partir" (expression synonyme d’embarrassée) inséparable d’un tas de livres, prospectus, journaux qu’il faut pousser pour pouvoir s’installer à l’heure des devoirs. Elle est en bois avec des rallonges qui claquent quand on les tire pour les repas. Tout près une cage d’escaliers pour monter aux chambres. Sur chaque côté des marches sont posées des paires de chaussures. Une radio en bois de couleur marron-acajou avec deux gros boutons, occupe un coin du plan de travail pas très loin de l’évier. Un égouttoir à vaisselle accueille les ustensiles du quotidien, bols, verres, assiettes, cuillères, fourchettes couteaux. Des torchons sèchent sur les dos des chaises. Des bûches de bois attendent d’être brûlées dans un gros panier en osier placé à proximité de la cuisinière. Il y a des journaux pour allumer le feu, et du menu bois pour le démarrer.

proposition n° 23

Le petit chemin, une courbe douce à l’entrée de la forêt, un tunnel de feuilles de la hauteur des arbres, et un peu plus loin une maison au toit rouge avec en façade un balcon dominant un petit jardin. Les contre-vents blancs ne sont pas complètement fermés. Le fil à linge est bien tendu et des vêtements flottent au vent de l’océan.

Le Carrefour quatre routes, un parc, un énorme tilleul, une autre partie de la maison s’allonge parallèle à l’une des quatre routes. Des roses trémières se balancent et secouent leurs graines sur la terre desséchée de l’été. Un grand portail à deux battants sépare la propriété du parking de l’épicerie.

Le paysage de la ville est arrivé avec les lampadaires. De gros camions de transport international se garent derrière la salle des fêtes. De la fenêtre de la cuisine de la maison on aperçoit les chauffeurs endormis dans leur cabine.

A la lumière du jour la ville additionne les gens, les multiplie, les dérobe à la campagne et la profondeur de la nuit transforme le village en cité dortoir. Les supermarchés s’agrandissent, déforment le paysage et les autoroutes fluidifient la circulation du grand axe Bordeaux-Paris.

Le château d’eau domine et rivalise avec le clocher de l’église pour la hauteur du regard. Dans le parc l’eau du puits sert à l’arrosage du grand potager derrière la maison. Sous les hangars d’énormes tracteurs fascinent les enfants. L’ancienne distillerie à proximité des caves est devenue un atelier de réparation des machines agricoles.

proposition n° 24

Dans la distillerie l’alambic en cuivre brille de sa belle couleur dorée. Les pieds de vigne se dessinent sur la transparence des matins clairs de septembre. Les vendangeurs ont déjà commencé leur journée. Les graines de raisin rouge courent en perles de sang sur la terre blanche. Les porteurs de hottes déversent les grappes dans le tombereau tiré par un tracteur Massey-Harris. Les barriques cerclées de rubans de fer sont alignées dans les caves où une odeur de souffre se mélange à celle de la terre battue. Le jus de raisin coule de la presse, la râpe est entassée dans la cour à côté du puits. Il faudra encore au moins deux semaines pour ramasser la totalité de la récole. Elle sera bonne pour le vin quotidien. Pour le cognac il faudra distiller. Pierre est épuisé, il n’en peut plus il se dit que c’est la dernière année. Il laissera la propriété à son frère et tant pis pour le père qui ne veut pas en entendre parler. Il ira travailler sur les quais à la ville. Il s’est déjà renseigné auprès d’un ouvrier portuaire. Il y a plein de petits boulots. Il s’en sortira. Il n’en peut plus du vin. Il veut respirer l’air de l’océan.

proposition n° 25

Peut-on aimer une ville sans impatience, y regarder les gens, les dévisager sans les connaître et peut-être plus loin, plus tard les retrouver sans avoir vraiment pu l’imaginer. Peut-on aimer la ville pour ses murs, ses trottoirs, pour ses habitants aussi fugaces que soient les rencontres. Peut-on aimer la ville pour les espoirs au détour de la rue, pour les portes à pousser ou celles à refermer. Peut-on remplacer les angles droits par des courbes de douceur sans absolument rentabiliser la densité. Peut-on rêver d’une ville qui s’appellerait humanité où toutes les rues seraient les rues du monde avec des bancs des poètes dans ses innombrables parcs. Une ville où l’air de la poésie ferait vibrer le cœur de ses habitants. Une ville sans argent, une ville d’égalité, de fraternité, une ville où on pourrait regarder l’horizon à l’infini du silence sous un même ciel ?

proposition n° 26

26 - Révélation
Il n’y avait pas de paysage, pas d’images pour faire rêver. C’était l’automne dans un magasin sous les arcades. Il y avait beaucoup de vêtements, des vêtements épais, une odeur d’huile de machine à coudre. Ce n’était plus la douce odeur des aiguilles de Jeanne la couturière. A l’époque les affaires étaient difficiles pour la famille et il avait fallu s’en séparer. La confection était à ses débuts et c’était à la ville. La vie déjà de la consommation. Rien n’était personnalisé, c’était à l’individu de rentrer dans les tailles proposées, imposées. La ville aux maisons identiques lui est apparue là comme un vêtement à habiter, comme un uniforme à enfiler.

L’œil est condamné à s’adapter aux œillères d’un trou de la largeur d’un pouce. Il glisse aventureusement sur le dessus du bahut. Il s’arrête et lit "Bien vivre, et chaque jour seul une vie", des mots extraits d’une citation d’un papier de papillote de Noël. Les nervures du bois, les vieilles taches d’encre entourent les cratères des volcans fabriqués par le persévérant travail des habitants permanents de ce bureau où elle écrit debout. Une escalade sur un petit tas de métal-trombone et atterrissage sur le cou vert d’un stylo pour envol sur le bleu de la Chine, le rose de la Fédération de Russie, couleurs d’aquarelles sur le sous-main planisphère. 11.035 mètres, 9218 mètres, 7450 mètres, Supérieur, Baïkal, Victoria, un voyage incroyable, sous le regard imperturbable du chat élégant en bois d’olivier. Poursuivre l’angle de vue, l’explorer par un peu de géométrie sur les lignes horizontales du calendrier où des enfants fleurissent en bouquet du monde, les rastas sur la tête, le nœud bleu sur les cheveux roux, les yeux bridés, les lunettes rondes en écailles, deux drapeaux et le mot populaire à côté du carnet Jeff Koons. D’autres carnets, des mots "agir", "mon carnet de notes" "ensemble", "solidarité", des billets opéra de Vichy, une carte plastifiée de l’Arizona, un tampon encreur orange, un tas de livres compagnons de mots et gardiens de multiples petites papiers manuscrits devenus marques pages. La souris noir est sur le tapis rouge décoré de costumes de scène, de toilettes prestigieuses de comédiens et comédiennes de théâtre en une ronde farandole de dessins multicolores. L’œil est curieux, il est attiré par la lumière de la lampe, objet dont il ne veut voir que l’arrondi de l’abat-jour conique en tissu blanc pour ne pas se brûler au feu de l’ampoule. Il préfère s’attarder sur les bras de la jeune fille du tableau en pastel au dessus du bahut dont il cherche en vain les mains. Il reste un instant dans les plis de la robe, il bouge les œillères, capture un horizon, mais au delà il y en a un autre encore.

proposition n° 27

Admirer la dentelle blanche de l’écume, espérer la terre accueillante, se laisser briser le cœur par tout ce qui s’échappe déjà du regard, se laisser envahir par les odeurs colorées des quais. Se dire on y est. Ne rien vouloir rater, courir dans touts les sens, passer sous la porte du ciel, effleurer une main, accueillir dans ma paume des grains légers de polystyrène blanc, accepter ce don précieux d’un vieillard au regard intense, doux et immuable, un cadeau de bienvenue au milieu de milliers de gens. L’arrivée dans une ville ce sont des rencontres improbables, des signes éphémères qui vous touchent le cœur pour l’éternité.

proposition n° 28

On fait escale dans une ville sans la respirer sans sortir de son aéroport. Dans ce lieu qui fourmille de tant d’autres villes habitées par les gens en attente d’embarquement, toutes les villes d’où on vient et celles où on va existent. La langue est un repère, la monnaie est un repère, on attend, on est soumis aux horaires. On marche, on fait rouler les valises. Les odeurs des boutiques de parfums nous enivrent. Elle va quitter cette attente, sortir de ce lieu, regarder la terre d’en haut, admirer un paysage de maisons en mosaïques, les angles de rues bien tracés, se sentir légère au milieu de la mer des nuages, voler vers l’ailleurs d’autres villes.

proposition n° 29

Il tenait son téléphone devant sa bouche. A mesure que la navette avançait, son regard se perdait vers ses chaussures rouges écarlates. Son autre main retenait une sacoche posée sur ses cuisses d’où dépassait un dossier jaune sécurisé par un élastique. Il paraissait jeune. La visière de sa casquette lui protégeait la nuque d’où s’échappaient quelques boucles brunes rebelles. Elle entendait sa respiration régulière. Il redressa la tête, se tourna naturellement vers elle, lui tendit son téléphone. "Pouvez-vous me prendre en photo ? C’est pour envoyer à ma mère". Son regard était clair et ému. Il la remercia chaleureusement. Il lui dit qu’il avait tout quitté, qu’il partait faire fortune. La navette s’arrêta, elle le vit s’éloigner. Il se retourna, la salua d’un petit signe. Elle n’avait pas eu le temps de lire l’étiquette attachée à sa sacoche.

proposition n° 30

Elle se lève, pousse ses volets, descend les escaliers, glisse sept galettes dans la poche de son peignoir. Son bol de café chaud à la main elle ouvre la porte. Le soleil dessine le jour sans éblouir les yeux. C’est le début de l’été. Elle avance doucement. La chatte se frotte contre ses jambes. Le jardin se réveille sous les premières lumières du ciel. Les couleurs éclatent leur bonheur, les bourdons frétillent au cœur du nectar des roses à peine épanouies. Dans les prairies alentours les vaches animent le paysage. Les galettes délicatement trempées dans le café sont délicieuses. Elle s’arrête pour saluer l’horizon. La chatte fait ses griffes sur le cep de vigne. Il fait bon. L’hiver est encore loin. Avant son retour la brume claire de la lune endormira les matins d’automne. Il y aura d’autres rituels sociaux, ceux des voyages, ceux des bols de toutes les couleurs posés sur la nappe ronde, ceux de la cueillette des mûres pour la confiture, ceux du bois à rentrer, ceux des lits à préparer pour les week-ends où ils vont tous arriver, ceux des plannings à vérifier avec l’espoir toujours que Pierre reviendra peut-être pour les fêtes de fin d’année.

proposition n° 31

Notre ombre vit avec nous. Celles des murs de la ville tombent écrasées par les tanks. Le soleil ne les relève pas, la nuit les capture pour l’éternité. Nous les savons, elles sont en nous, elles sont la vie de nos ancêtres dans la terre qui tremble sous nos pieds.

proposition n° 32

Un nuage de poussière rouge tombait du ciel comme un souvenir oublié sans pluie pour le rafraîchir. Un ciel sans musique, sans manèges, sans balançoires, un ciel lourd de chagrins qui vous enveloppe comme un manteau trop grand. Un ciel sans coucher de soleil. Un ciel de feux d’artifices qui tue les étoiles et leur silence.

proposition n° 33

Tout le monde descend. La navette repart vide de voyageurs et de bagages. Peut-on croire un instant ce dont nous ne sommes pas sûrs. La première lettre sur l’étiquette il lui semble que c’était un P. Mais non elle n’avait pas eu le temps de lire. Elle aurait voulu. Tout va si vite. Les portes s’ouvrent sur d’immenses halls où différentes enseignes de location de voitures affichent leur logo. La sienne est facilement repérable. Pas de surprise, tout est en règle pour la transaction. Quelques mots, et une personne derrière le guichet lui tend les documents nécessaires pour prendre possession de son véhicule. Le désert l’attend, l’air des pionniers fait vibrer les cactus qui jalonnent le paysage.

proposition n° 34

Le Nord, le Sud, l’Ouest, l’Est ne sont que des mots pour les livres de géographie, des mots pour séparer. Lui il veut unifier. Une fois de plus il est dans sa ville de la nuit, dans la ville de son silence, derrière les fenêtres aux rideaux tirés. Il repense à l’horizon de l’océan où toutes les villes se cachent, il les cherche sur les cartes de géographie punaisées aux quatre mûrs de sa chambre. Celles qu’il a entourées pour son itinéraire de futur grand voyageur ne sont pas siennes. La sienne il va la construire.

proposition n° 35

Unifier. Utopie. Il le sait, il ne pourra pas supprimer les quatre points cardinaux du vocabulaire. Il le sait bien. Même dans sa chambre il peut les raconter. Son lit est au Nord, sa fenêtre s’ouvre sur le Sud et sa porte est à l’Est. C’est par là qu’il partira en direction de l’Ouest parce-qu’à l’Ouest il sait qu’il n’y a rien.

proposition n° 36

Sur son horizon à 360 degrés la ville à construire est au milieu du silence. Seuls des baraquements provisoires ont trouvé leur ombre. Il faut tout inventer. Il faut vivre. Il faut survivre quand la nature indocile envole tous les espoirs.



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1ère mise en ligne 11 juin 2018 et dernière modification le 25 septembre 2018.
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