Émilie Breton | Bigger picture

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Soigne ses problèmes de mémoire ici. et sinon sur Instagram et Twitter : mots_satellites.
proposition n° 1

Les traces du monde d’aujourd’hui jurent ici bien plus qu’ailleurs : l’écran plasma dans le bar, la boutiques de cigarettes électroniques... Ça ressemble à une injure au souvenir. Le temps passé n’a aucun effet sur le souvenir, le souvenir se fout de ce qui peut bien se passer ici, année après année. Elle ne comprend pas ce qu’elle voit. Le réel a des airs de mensonge. Le monde moderne fait un bras d’honneur à sa mémoire.

Ici, elle ne regarde rien distraitement, elle lit le paysage avec attention, le décrypte scrupuleusement, de la façon dont on regarde les endroits où on revient, pour y reconnaître ce qui est à soi. Elle récupère ce qui lui appartient. Comme dans une pièce où quelqu’un aurait tout mis à sac dans ses affaires bien rangées. Elle se dit qu’à la vue de ce lieu aujourd’hui, ses souvenirs vont être détraqués dans son cerveau, une image en chassant une autre. Elle a peur de se rappeler de la fenêtre bleue alors qu’elle était beige. Tout ce qu’elle voit va venir foutre le bordel dans sa mémoire. Elle retrouve les grandes palissades grises et c’est un soulagement. Le marchand de glaces est toujours là, heureusement, à côté du manège.

Les gens aussi ont changé, et se baladent avec arrogance, sans se douter du drame, arrosent les plantes de leurs jardins, sans savoir qu’ils n’ont rien à foutre là. Ils n’ont pas honte et font bronzer leur ventre dans le transat du jardin. Elle se sent idiote quand elle s’aperçoit qu’elle ne peut plus saluer tout le monde, dans la rue, comme avant.
Les enfants ont remplacé les autres enfants. Elle s’imagine que ceux d’avant sont encore quelque part, ont été séquestrés dans les sous-sols des maisons et tambourinent aux portes pour qu’on vienne leur ouvrir.

proposition n° 2

Une route qui n’en finit pas d’arriver à ce croisement. Le croisement. À droite, un parking trop grand repousse une rangée de petits commerces à une cinquantaine de mètres. À gauche, une place vide délimitée par quelques bacs à fleurs rectangulaires en béton. Le bitume de la route est rouge et abîmé. Les quatre passages piétons sont presque complètement effacés. Sur le trottoir d’en face, une large maison au crépi écru fait l’angle. On y a planté des enseignes comme sur un gâteau d’anniversaire : une carotte de tabac, l’enseigne verte du PMU, le trèfle bleue du loto, des néons ronds Heineken. Une ancre et une bouée d’un bleu ciel délavé pendouillent sur le mur.

proposition n° 3

On ne peut pas aller beaucoup plus loin. En haut de cette rue qui monte doucement, il y a la mer. On ne la voit pas, du croisement. Il faut continuer à avancer pour la voir et à chaque fois, se joue le même suspens. On attend le moment, au fur et à mesure des pas, où elle surgit de l’horizon. Là, le paysage respire. On l’a ouvert à coup de couteau. La longue digue de bitume rouge, fissurée, recouverte de traînées de sable telle une longue cicatrice.

Perdue au milieu de la plage, une grande piscine d’eau de mer, grise, entourée de rochers noirs.

À marée haute, on ne voit plus que le haut de l’échelle métallique qui permet d’y descendre. Son béton rugueux râpe la peau des cuisses quand on s’assoit au bord et on se coupe les pieds sur les coquillages qui s’y sont collés.

proposition n° 4

La seule grande route perpendiculaire à la mer est la route pour partir. La rue de la mer qui devient, après le croisement, la rue Fernand-Desplanques. Elle va tout droit. Par la fenêtre de la voiture, défilent les trottoirs ensablés, défoncés, les barrières en bois, palissades de béton gris, grilles en fer, clôtures, grillages, murets pleins, ajourés, claustras, haies, piquets attaqués par un lichen jaune d’or, appentis en tôle ondulée, lampadaires bleu ciel.

Sur les terrains sablonneux, des petits chalets à peine plus hauts que leurs propriétaires. Les lambrequins en bois ouvragé sur les rives des toits et autour des fenêtres leur donnent des airs d’isbas. Les maisons plus récentes sont peintes d’un blanc qui égalue. Dans les jardins, de l’herbe jaune, des oyats et des chardons bleus, des ajoncs, des bateaux, des treuils rouillés, des chiens, des tracteurs, des slips et des serviettes qui sèchent sur les tourniquets à linge. Au bout, après le garagiste, le rond-point et sa barque triste, à la peinture blanche écaillée, en son centre. Et on a quitté un monde.

proposition n° 5

Les dalles de pierre noire, entre la promenade rouge et le sable. Le souvenir de leur inclinaison et qu’elles brûlaient le dos. Le souvenir des matériaux, des revêtements parce qu’on touchait tout. On connaît les surfaces, leur texture, la sensation sous la main, sous le pied. Les mains glissent sur les murets râpeux, sur les grilles, éprouvent le chaud, le froid, se rattrapent aux poteaux, s’appuient aux murs. Le granuleux des murets s’imprime sur les cuisses. Le brûlant des rampes métalliques qu’on attrape, d’où on se suspend, qu’on enfourche. On a saigné, on a eu des bleus. On se souvient de ce qui était d’abord à sa portée, de ce qu’on a eu à apprivoiser en premier. On est de la bonne taille pour s’asseoir sur les rebords des trottoirs. Le nez par terre. On regarde bien les marches, on évalue les hauteurs et les girons et c’est ainsi qu’on se rappelle bien de la géographie des sols. Comme si on avait étudié les reliefs accidentés d’un pays entier. L’escalier qui descend vers la mer était fait de béton gris clair, les marches étaient étroites, il y avait des gravillons noirs luisants à éviter. Après une dizaine de marches, un petit palier. La mémoire des sols est précise et intacte car on marchait pieds nus. On se souvient des plaques d’égout Pont à Mousson, de la géométrie des dessins et de la sensation sous le pied. Les échardes des planches en bois posées sur le dernier petit chemin qui emmène vers la mer. Les tortillons des vers de sable, sous la plante des pieds. On le connait par cœur le dur du sable mouillé, et le mou des dunes. L’oyat qui griffe les mollets. On a fichu ses mains partout, on l’a attrapé ce lieu, on s’y est appuyé. On l’a d’abord connu comme ça, en aveugle. Ce qu’on reconnaît avec les mains reste.

proposition n° 6

Alors, forcément, le nom des rues, on ne s’en souvient pas. C’était pas la peine. Pas assez grand pour qu’on ait besoin de les connaître pour se déplacer. On a bien dû les lire ces lettres blanches sur fond bleu pour aller chez Vimont acheter une glace : quitter la rue Colette, descendre la rue Vauquelin, prendre à droite rue Huguet de Semonville, passer devant le cinéma Le Cotentin et arriver rue Fernand Desplanques. Pour aller chercher la Valstar verte du grand-père, il fallait traverser la place Général de Gaulle pour aller chez Lemetayer, l’épicier, et on remontait la rue de la Mer pour les cigarettes chez Manautine. Son mari qui dormait dans une cabane au fond du jardin parce qu’elle ne voulait pas de lui dans la maison. Et puis plus haut, Le Goubey, un type timide, visage écarlate et cheveux roux. Il vendait des cartes postales, des ballons, des filets de pêche dans le petit bazar de la plage, plein comme un œuf, où ça sentait le plastique chaud. La ville n’a rien à raconter. Ses noms de fantômes de maréchaux, de poètes ou d’anciens maires de la commune, ne disent rien d’elle. On comprenait mieux les Roches du sac, la Cale, la plage de la Bergerie, la rue de la Barberie, la Piloterie, la Bousquerie, le Moulin de la Tortue. Ça lançait des images dans la tête. Les noms de la terre, tout autour, donnaient bien plus à voir. Aussi ouverts que les espaces qu’ils dénomment. Là où les sols vivent encore. Les miellés derrière les dunes, déserts d’herbe, de bruyère, ondulés, bosselés, recouverts de crottes de lièvres. La slikke et le schorre du Hâvre de Geffosses. On entend dans la slikke, la boue sur les bottes et les pieds qui s’enfoncent dans la vase. Agenouillés dans les lilas de mer, on récolte sur le schorre, les pré salés, une plante au nom magique, la salicorne, dont on fait des conserves.

proposition n° 7

68 000 m2 de dunes. On aurait bien envie d’y construire un truc. Derrière la place du marché, sur ce sol bosselé, la dune qu’on dit fixée, on a posé une centaine de maisons, n’importe comment, comme si quelqu’un avait donné un coup de coude dans un plateau de Monopoly. Siporex et amiante. Mise en conformité à la charge des acquéreurs, pas de raccordement à la voirie, ni à l’électricité, ni au tout à l’égout. Chantier livré en six mois. Les acquéreurs, des particuliers, s’engageaient à en prendre trois. Dans le village, ça gueulait, ça s’insurgeait, ça poussait des heu la ! Mais peu de temps après, permis de construire refusés, retrait des banques et tout le monde est ruiné. Passés les cris d’orfraie, tout le village est venu désosser les baraques, glaner les matériaux, récupérer ce qui pouvait l’être. Elles se sont étiolées au fur et à mesure des années, ossatures à vif, charpentes nues ou toits déglinguées, quelques tuiles rouges qui s’y accrochent encore, sol jonché de gravats. Lieu de désolation, champ de batailles, vacarme visuel sur la dune. On s’est mis à aimer ces maisons, qui faisaient pitié comme des chiens abandonnés sur une aire d’autoroute. On ne leur en voulait plus. Bariolé par des graffeurs, le village fantôme attire plus les touristes que le château du XIIe siècle. Il ne reste que les images de Visages Villages d’Agnès Varda, juste avant leur destruction. Ça faisait déjà vingt-cinq ans qu’elles étaient là.

proposition n° 8

Quand on affiche son souvenir, chlak, comme une diapo mentale, on choisit du beau temps. On refoule le souvenir d’un lieu de vacances battu par la pluie. Pourtant il pleut ici. Des vraies draches. Cinglantes. Ça commence par des taches noires sur le bitume, par des petits cratères foncés dans le sable. On observe les effets du bombardement sur le sable, sa surface piquetée, la vitesse à laquelle il s’obscurcit. La lumière du ciel s’éteint. On voit passer des silhouettes qui courent, sous des serviettes. La pluie lave la peau sale et la nettoie du sel qui l’avait rendu toute blanche. Elle semble légère, sur la peau, à nous qui passons nos journées dans l’eau lourde de la mer. Les pieds pèsent à cause des semelles des espadrilles gonflées de flotte. On rentre au Roof. La pluie dévale la rue Vauquelin, dessine de grands V dans le sable et charrie les mégots de cigarette, les bouts de plastique, les tessons de bouteille. Les caniveaux font des borborygmes. Parfois, les égouts dégueulent. La ville est emportée par les eaux. On se dit que ces torrents bouillonnants vont réussir à la déplacer. Le lendemain, l’eau du robinet est jaune, la ville est collante et poisseuse. Les roues des tracteurs impriment de beaux motifs sur le sable, dans les rues.

proposition n° 9

La dame corne dans le micro du manège et prend une voix bizarre, avec des modulations, la voix des dames des manèges. Tout le monde en plisse les yeux. On n’entend plus Piaf et son Milord. Le claquement des tongs résonnent dans la ruelle qui amène à la mer. Les drisses claquent sur les mâts. Les drapeaux flappent au vent. On entend des petits tintements métalliques réguliers. Les enfants donnent des coups de pelle dans le sable mouillé. Le chien Scott, un épagneul breton, gueule après les mouettes. Les tracteurs font des allers et retours vers la cale. Le son rond et gras de leur moteur. Richard encourage à grands cris les enfants qui pendent misérablement à la corde à nœud, au club Mickey. Un âne braie sur la plage, c’est le quéton de Villedieu, le pêcheur, qui le laisse toujours ici, quand il part en mer. Dans la maison, le grand-père mastique les bulots, qu’on pêche par tonnes. Sidération devant le nombre de bestioles englouties. Bruit intermittent d’une grosse mouche qui cherche une sortie. Les cousines, huilées comme des sardines, se font bronzer en écoutant Laurent Voulzy, en boucle, dans la cour.

proposition n° 10

L’odeur rapatrie immédiatement. C’était pas de petites effluves timides, c’était tranché. Le nez en prenait plein la gueule. Chaque odeur a son message, réactive aujourd’hui quelque chose de précis, comme un interrupteur dans le système limbique. Celle, très forte, des franges noires de Varech sur la plage, dont on ne sait pas dire si on l’aime ou si elle nous dégoûte. Ce mélange de déchets et d’algues qu’on évite, pieds nus. Le gluant des laminaires et des fucus. Sec, il pique le pied. Dans les rues, on retrouve, intacte, l’odeur pointue des fleurs de troène. Et celle des poulets rôtis qui tournent sur leur broche, sur le trottoir, le souffle brûlant qui surprend, quand on passe devant. Derrière la porte, on suppose que l’odeur de moisi et de renfermé est maintenant domestiquée, à coup de travaux et de bombes aérosol. Le placard a surement disparu, celui dans le mur où, sur chaque tablette, on avait mis un petit bout de toile cirée. L’ouvrir, lors des retours, c’était devenu presque un rituel, découvrir ce qu’il reste, du sel collé dans une salière, des biscuits ramollis et du sucre en morceaux, et en prendre plein les narines. On l’aimait déjà, avant qu’elle nous serve à être nostalgiques. L’odeur de renfermé dissipée, on installe les nôtres : celle, âcre, des serviettes de plage qu’on ne lave pas, des melons trop mûrs, du poisson, de la crème solaire. On dit "qu’est-ce qu’il fait mûcre !", les mains collent à la toile cirée pendant les crapettes. Les pieds, au linoleum. Une casserole d’eau sur le feu et on ne voit plus rien dehors, les vitres sont couvertes de buée. On a trop chaud, on sue et la vapeur d’eau nous rend invisibles aux passants. Le crabe a arrêté de se débattre dans la casserole.

proposition n° 11

Sainte Venisse aussi barbote dans l’eau bouillante. On la représente toute nue dans un baquet d’huile bouillante et on l’invoque pour soigner ce qu’on appelle pudiquement les problèmes féminins. On lui dépose des lettres et des rubans rouges ou bleus. Ici, on croit aux saints guérisseurs. Il y en a toute une tripotée. Blaise soigne les maux de gorge, Côme, l’énurésie, Crépin, les coliques, Marcouf, les furoncles, Claude, les angoisses, Mathurin, les hallucinations. Un Saint par problème. C’est ce qu’elle lit dans un guide sur la région, au syndicat d’initiative, à côté du marchand de glaces. Une pancarte en plexiglas au-dessus de la porte indique maintenant Bureau du Tourisme. Sur le trottoir, un drapeau publicitaire, au tissu qui s’effiloche : I rouge sur fond bleu, "Offices de Tourisme de France". "J’AIME (coeur) LA FRANCE". Un distributeur de journal orange, à clapet en plastique, à côté de l’entrée et de l’autre côté, la météo du jour écrite à la craie sur un panneau en ardoise. Le même bleu ciel délavé sur l’encadrement des fenêtres. La devanture vitrée un peu sale est recouverte d’affiches de toutes les couleurs annonçant cirque, vide greniers, foire au bulots, fête de la musique, marché nocturne, marché médiéval, fête de la mer... Le bureau du tourisme est petit, carrelage moucheté de gris couvert de sable qui crisse sous les pas. Ça sent la poussière et l’humidité. Derrière le comptoir, s’ennuie une jeune fille, embauchée pour la saison. Les murs sont peints en saumon, des vieilles cartes postales en noir et blanc reproduites sur des affiches en carton plume sont accrochées au mur. Sur un présentoir, des prospectus pour des sorties familiales et visites de lieux incontournables : petit train, mini-golf, balades en âne, fermes pédagogiques, marché de potiers. Dans une vitrine, des mugs au nom de la ville, des magnets mouettes ou bateaux, des cartes postales du Château et des stylos. Tout ou presque est resté identique, ici, et persiste cette même volonté d’abstraire la ville. Cette histoire de saints intercesseurs lui a donné envie de revoir la chapelle de la plage. Ici, on croit comme on peut. On a la foi élastique. Elle paye le guide et sort.

proposition n° 12

Bizarre comme la chapelle des marins rappelle le village fantôme tant tout est vide ici, désertique. Des airs de vestige. La façade est jaune pâle et le clocher est peint en blanc, il sert d’amer aux marins. On dit d’elle qu’elle est gothique mais elle lui rappelle des églises échouées dans les déserts d’Amérique, des églises mexicaines, peut-être. A cause de cette couleur jaune, de son clocher-mur à trois cloches. Sur la pelouse fatiguée du jardin qui l’entoure, gît un Doris bleu et blanc et une stèle en marbre noir est fichue dans la terre. "A tous nos marins péris et disparus en mer". Elle se rappelle qu’ici, on dit une messe tous les ans, au 15 Août, en souvenir des disparus, sous un chapiteau devant la chapelle, avant que ne s’engage la procession vers la mer. On suit le prêtre dans la rue, avec bannière, bâton de procession et goupillon et on rejoint la plage. Il en profite pour bénir aussi des bagnoles, au passage. A l’arrière de la chapelle, sur le mur en pierres grises percé de vitraux étroits, le lierre court. Quand on rejoint la rue, par un petit chemin en pente, qui longe ce jardin, on se retrouve entre deux maisons étranges. La Villa Mosca, une petite maison blanche, basse et étroite, ornée d’un péristyle démesuré, d’une grande balustrade et d’un escalier en éventail, comme pour faire oublier sa petitesse. De l’autre côté, la villa Brette, bloc blanc de plain pied, ancien bazar de la plage, aux pilastres cannelés surmontés de petits personnages grimaçants, imitation Moyen-âge. Une ambiance de décor Cinecittà.

proposition n° 13

Depuis la petite butte de la chapelle, on a vue sur le marché de la place. Ouvert à tous les vents. Les stands, les parasols rectangulaires bleus, barnums blancs sont lestés par des poids en ciment. Le vent fait circuler les odeurs de fruits mûrs et de friture et les papiers des cageots s’envolent. Des t-shirts de Johnny flottent, accrochés à des cintres. On essaie de vendre des matelas aux plus vieux. On fait la démonstration d’ustensiles de cuisine improbables. Harangues des camelots, rires tonitruants, mouvements des types qui claquent les portières des camionnettes, qui chargent, déchargent, qui empilent les caissettes. Sachets en papier kraft tendus dans un sourire. Mouvement de l’homme, dans la baraque à frite, qui plonge le bac dans l’huile bouillante. Des gamines essaient des lunettes de soleil et des bracelets, des enfants se contorsionnent dans des poussettes. On ne les connait pas, mais ils ressemblent à ceux d’avant. Autres mais semblables. Elle pense au chien Scott, qu’on a connu ici pendant plus d’un demi-siècle. Son maître, quand son chien mourait, reprenait le même épagneul breton et lui donnait le même nom. Il était éternel. Ici aussi les gens, bien que différents, semblent éternels. Toujours les mêmes vareuses rouges délavées, les casquettes bleues, les mêmes visages tannés. Les mêmes gosses qui font des roues avant, en vélo. Les mêmes jeunes filles qui font battre leurs longues jambes sur les murets, avec des regards en coin. Une sorte de génération spontanée de vieux, de jeunes, de bébés. Dont on ne sait plus rien de leur filiation mais chacun joue son rôle à plein, sans écart dans l’interprétation, avec application. On dirait, à seulement les regarder manger des glaces, acheter le journal et du pain, qu’ils sont des figurants pour que le lieu continue à inspirer la même chose, quand on y retourne. Des gens qui ont l’air profondément ancrés ici, qui ne peuvent pas disparaître. Qui semblent vivre dans la certitude de l’éternité des marchés du mercredi matin, des saisons qui se renouvellent Enfin, c’est ce qu’on se dit quand on ne les connait pas.

proposition n° 14

Un homme, soixantaine, short blanc, chemisette blanche impeccable quitte le marché. Jambes bronzées arquées, veines saillantes sur des mollets musclés, chaussettes blanches et savates marrons. Il marche en tenant son vélo ; sur le porte-bagage un cageot tenu par de vieux sandos. Il pose le pied gauche sur la pédale droite, et part dans un mouvement lent et gracieux auquel on ne s’attend pas. Celui-là avance au milieu des étals, promené par son ventre qui le devance. On dirait que c’est son ventre, pourvu d’une existence autonome, qui décide de là où ils vont aller tous les deux. T shirt bleu marine Airness et short kaki plein de poches. Sa femme, à son bras, lui parle mais il ne répond pas, il regarde droit devant. Elle met la main en visière sur ses yeux cernés, semble chercher quelqu’un. Cheveux blonds attachés à la hâte, silhouette filiforme, robe marinière longue, tatouage tribal sur le mollet, chaîne dorée autour de la cheville. Un gamin aux joues rouges et au nez qui coule s’accroche à sa robe pour enlever un caillou dans sa chaussure. Un jeune garçon, longs cheveux noirs bouclés dégoulinants d’eau, torse-nu, caleçon de bain à fleurs rouges, engloutit un panini, à l’ombre de la baraque à frites. Regard dans le vide. Le bouquiniste, catogan poivre et sel, sec comme une trique, flotte dans une chemise noire trop grande. Il sort de la lumière rouge- orangée de son stand, pour poser des galets sur les petites piles de livres de poche aux tranches colorées.

proposition n° 15

Tu sais, j’ai pas besoin d’être là pour savoir, pour t’imaginer sur le banc, en face de la mer, on dirait que tu attends que ceux d’avant reviennent de la baignade, trempés et souriants, leur marche ralentie par le sable, fatigués d’avoir nagé longtemps, mais pourtant tu sais bien que le souvenir est hargneux, obtus, tu dis que quand on dit "la mer scintille", tu dis que c’est celle-là que tu vois, immédiatement, et toutes les images mentales construites à partir d’ici, comme un imagier, alors tu crois que c’est solide si ça a servi à construire ça, que forcément c’est solide, mais non, on ne peut plus s’appuyer ici, tu vois bien que ce que tu vois, le réel profus, n’est pas suffisant, tu vois bien que ça sonne creux, tu vois bien comme c’est muet, et dès que tu es arrivée, tu ne t’es pas sentie du tout chez toi, tu as eu l’air surprise, ça a disparu, ça s’est évanoui devant toi, il n’y avait plus qu’une variation du lieu, une nouvelle version que tu ne reconnais pas, là devant toi , tu regrettes le flou, les visions de kaléidoscope, les images tronquées et ce qui était solide c’était ce petit tas de souvenirs imprécis, qui s’était fossilisé, pétrifié, tu comprends bien que c’est à ça que tu tiens et que tu t’en fous, au fond, d’ici. Et puis, c’est pas vraiment vivre quelque part que d’y vivre des étés et c’est pas un village que tu viens voir, ni des fantômes que tu visites, c’est la saison, la saison qui est en toi. Pour toi, l’été c’est là et pas ailleurs. Et il n’y a qu’une seule mer.

proposition n° 16

L’été, on s’inquiète de rien, parce que c’est fait pour ça, l’été, c’est ce qu’on nous apprend, quand on a l’âge que tu avais. Pouce, c’est l’été. Tu pouvais te permettre d’ignorer tout, on t’y encourageait. C’est comme ça que tu ne sais pas les noms des gens, que tu ne connais aucune histoire, pas la moindre anecdote. Ou alors, le peu qu’on t’a raconté bien après. Maintenant, tu ne sais rien et ça vient buter contre ton impression de connaître ici par cœur. La mer ne raconte plus la même chose, maintenant elle envoie du triste. Dans les mêmes étés mous qui s’enchaînent, on croyait à des petits recommencements. Ou plutôt on recommençait à croire à des petits recommencements. Mais ça suffisait quand même. On était bien au chaud, là-dedans. Pourtant, ils étaient pas bien loin, le père et la mère Luce, dans une maison juste derrière, leurs sept gosses à l’assistance publique, et puis aussi, cette autre maison construite autour d’une misérable cuisine, à ciel ouvert, tout le reste ajouté au fur et à mesure des années, au hasard des matériaux de récupération. Eux, c’était à l’année, le crade et l’exigu, même quand il fait froid, que l’eau gèle dans les tuyaux. Ces épaves de baraques, un Carpe Diem défiant, peint à grosses lettres sur la pancarte d’un taudis dans la dune. Tu les as oubliées mais elles ont dû te plaire. Ce sont des maisons qui plaisent aux gosses, ils rêvent de les habiter. Adultes, ils les regrettent quand même, même s’ils savent ce qu’elles voulaient dire. Tu continues à ne rien regarder aujourd’hui, le nez collé au bitume, entre trois rues, je parie que tu n’es pas allée plus loin, que tu n’as pas passé le rond-point, pour aller dans le bourg, dans la lande. Je suis sûr que tu n’as même pas entendu parler du long nuage bas en forme de serpent qui glissait dans le ciel hier, à quelques kilomètres de là. C’était fou, ce nuage, un énorme tube compact très long, qui roulait sous l’orage, sur un bon kilomètre. Il parait que c’est un nouveau nuage, un volutus. On aurait dit un Yokaï sorti de la lande. Tu es allée dans la lande ?

proposition n° 17

On s’occupe de nettoyer la petite cour sablonneuse, quand on arrive, de la débarrasser des crottes de chien, des canettes de bière, de bouts de papier chiotte rose, des bâtons d’esquimaux, des tessons de bouteille, des coton-tiges, des paquets de cigarettes, de tout ce que tout le monde a pu avoir l’idée de jeter en passant. Petit moment de honte à ramasser les détritus, la merde des autres, à la vue des passants, dans cette cour, à l’angle de deux petites rues, ouverte de chaque côté, à peine un muret, rien qui ne la protège.

On retire, avec dégoût, l’épaisse langue brune collée sous le pied. On a beau gratter, la plante du pied reste marron foncée. Du mazout de l’Amoco Cadiz sans doute, ou de n’importe quel pétrolier dégazant en pleine mer, parce que souvenir que c’était tous les étés.

Dormir dans un vieux lit avec la grand-tante et le matelas cuvette qui fait un creux, on met un traversin au milieu pour ne pas se retrouver collées l’une contre l’autre mais on sent quand même son corps aspiré par le creux du milieu. Résister à ce mouvement empêche de s’endormir. Et puis le sable qui gratte dans les draps.

proposition n° 18

Le réel profus n’est pas suffisant. Réel profus dont on faisait fi, fait foi. Etre plutôt pro-fût que profus. On y passait, on n’a pas su. Nous, plutôt pro-fût. Plutôt diffus. Réel profus qui professe et profane. Nous, on a pas su qu’il serait plus suffisant, après, le réel profus. On est passé, on n’a pas su. Il prolifère et il progresse, le réel profus pas suffisant. Si, justement, il est suffisant, le réel profus. Il te regarde de haut, le réel profus. Il se fout bien de te gueule, le réel profus, non ? Il se répand. Ramasse-le, colmate moi ça, avant qu’il ne recouvre tout, de ses nappes de réel profus dégueulasse.

proposition n° 19

Partout, des villages semblables à celui-là, se succèdent sur les côtes. Derrière les maisons qui se pressent en rangs serrés devant la mer, comme des badauds à un défilé, le vert, plus loin, se fait lotir. Le mitage, l’étalement urbain, c’est la nature qu’on corrige et qu’on efface et l’arrière-pays se standardise et se peuple, au fil des ans. Les géographes disent que les terres s’anthropisent et que les rivages naturels sont artificialisés. Ici dévaster, c’est enlever le vaste, même si l’étymologie dit le contraire. On ne reconnait plus rien quand on arrive, ou plutôt si, on reconnait trop ce qu’on a déjà vu ailleurs et partout, on va jusqu’au bout, on remonte les rues, on va jusqu’à la plage qui reste la même. Ce vaste-là, on ne peut rien contre lui. Et on devient soi-même le passé devant l’étendue liquide. Comme dans toutes les villes de bord de mer, on a un échappatoire ici, on peut tourner le dos au trop anguleux, au trop définitif.

proposition n° 20

Il fait nuit. La lumière un peu bleutée de la pleine lune rentre par les trois petits hublots et éclaire faiblement l’intérieur. Sol carrelé blanc, traces de pas, chaises en plastique blanches empilées, gilets de sauvetage orange accrochés à des cintres sur un portant à roulettes, porte-manteaux au mur, photo encadrée : une brochette de types bras dessus, bras dessous, tout sourire. Souffle de l’aération. Un panneau en liège, feuilles A4 punaisées, une vieille maquette de bateau sur un meuble à caissons gris métallique abîmé, des bacs en plastique blanc par terre, la boite de secours rouge, un gilet bleu marine sur le dos de la chaise de bureau. Sur le bureau, un pot à crayons, une bannette en plastique pour les objets trouvés. Un sachet de thé dans un cendrier. Par intermittence, les hoquets d’un frigo. Dans un coin, un mannequin, debout, habillé en tenue de sauvetage et au milieu de la pièce, un canot rouge. Une affiche sur le mur « Depuis 50 ans, les sauveteurs en mer sont à 100 %. » Des papillons de nuit tournent autour de la petite lampe ronde jaunâtre, qui grésille au-dessus de la porte. Qui nous sauve, la nuit ?

proposition n° 21

Ciseaux verts et blanc. Etre heureux, c’est bien. Dessin noir et blanc d’un homme en costume, mains derrière la tête, qui sourit en fermant les yeux, devant son ordinateur. Post-it jaune collé au rebord de la tablette, scabieuse étoilée écrit au crayon à papier. Photomaton noir et blanc, trois visages, grimaces. Les ventres, les fesses du Bain turc et la photo noir et blanc d’une femme en maillot de bain assise sur les marches d’un perron. Personnage en fil chenille blanc, orange et noir. Lance-pierre sans caoutchouc, Y en bois. Calendrier perpétuel en bois, feuille d’eucalyptus rose. Mur blanc éraflé par le couvercle de l’imprimante. Autocollant N’oubliez pas de profiter. Feuille blanche, texte, police Oswald, 18. Je vous dis de m’aider, Monsieur est lourd. Photo d’un baiser, la fille de dos qui porte un blouson Guérilla Poubelle. Cadres jaunes. Taches rouges de Twombly . Autocollant Mind The Gap. Veuillez. Merci. Rose sur fond bleu. Oiseaux, boites d’allumette, poussière. Tous Dieux, tous maîtres. Pochettes plastiques jaunes, rouges. Stylos Bic et Paper Mate dans des bottes en plastique, une jaune, une vert canard. Les époux Arnolfini, l’homme est caché par une lampe verte à pinces accrochée au rebord de la tablette en bois. Cadre jaune à striures, J’ai respiré un grand coup...

proposition n° 22

Lumière rasante de la fin de journée, grands aplats de soleil dans la pièce, taches, traînées de de graisse, petits postillons marrons sur les murs beige brillants, une cale sous le pied de la table faite d’une feuille pliée en sept, poils de chien sur le coussin de la chaise, vieilles tomettes rouges, un peu jaunes, un peu bleues, irrégulières, une passoire en inox accrochée à un clou sur le mur, les casseroles, poêles, faitouts enchevêtrés dans des étagères murales à rambardes en vieux bois foncé bouffé par les vers, plat en pirex de station-service, verres orange foncé, des nœuds différents pour chaque serviette de table à carreaux, petit bloc Rhodia, petit poste de radio, battoir à tapis en osier accroché au mur, Scheisse gravé au canif par les allemands, dit-on, sur le manteau en bois de la cheminée, sur les vitres du buffet des photos un peu jaunies coincées dans le petit bois, bêtes d’orage collées aux vitres et aux photos, interrupteurs ronds en porcelaine blanche, plafonnier monte et baisse, abat-jour vert, contrepoids en porcelaine blanc couvert de graisse et de poussière, fil torsadé jaune sale, une porte luisante marron foncé, un peu collante aussi, des rideaux épais en toile de Jouy verte, la mousse de la vaisselle qui déborde de l’évier blanc. Sur les carreaux des fenêtres, à l’extérieur, des rubans brillants, de l’affolant, accrochés par des scotchs, pour éviter que les oiseaux ne foncent dans les fenêtres. Miroitements dans toute la pièce.

proposition n° 23

un muret en pierres grises, pas droit, le haut comme une rangée de vieilles dents noires, des plantes chasmophiles qui en sortent et serpentent , une suite de bosquets, arbres têtards, arbres aux branches mortes au bois gris clair qui tendent les bras en l’air, ronces, fossés sous le talus, les bandes blanches de la route qui viennent d’être repeintes et qui éblouissent, une lumière forte, longues ombres sur le bitume.

à travers la buée de la vitre du bar, les bonbonnes de gaz vertes, grises et rouges, dans des casiers métalliques, contre le mur derrière la supérette, les pins vert sombre, au-dessus, qui remuent sous l’effet d’un vent fort. Regarder dans le vert des arbres s’il pleut encore.

rue du parc, presque en face du petit garage, sur le trottoir d’en face, un banc, qui tourne le dos et offre une vue sur l’herbage et sur les poteaux télégraphiques qui y sont plantés.

sur la route, le cirque Zavatta installé sur l’herbe jaune avant le rond point, le rouge des camions sur le jaune de l’herbe, de l’autre côté de la route, dans le pré, en face, un homme seul dans le champ tient un dromadaire par la longe, autour de lui, des chevaux en liberté, cirque perdu au bord de la départementale, entre deux petites villes.

le parking d’un supermarché, une enseigne ronde et rouge et l’enseigne lumineuse de la pharmacie, les croix vertes qui clignotent dans le soleil, les carrosseries des voitures qui scintillent, dans la chaleur qui fait vibrer le bitume. Faisceaux de lumière blanche sur le toit de chaque voiture.

proposition n° 25

Pourquoi regretter des lieux qu’on habitait à peine, du bout des pieds. Pourquoi on n’y habitait à peine, ici, comme ailleurs. Pourquoi on n’a pas su y habiter. Et d’ailleurs, est-ce qu’on habitait mieux les autres endroits, ceux où on était à l’année. Comment bien habiter quelque part. En connaissant les gens, en étant quelqu’un dans la ville. En partageant la ville avec d’autres. Comment revendiquer un lieu dans lequel personne ne se souvient de vous, ni d’eux. Et dans ces cas-là, en a-t-on le droit. Est-ce que c’est à ce moment-là que la ville nous échappe, qu’elle ne nous appartient plus, quand votre famille, les vôtres sont oubliés. Pourquoi, dans ce cas-là, pense-t-on ne plus la mériter. Pourquoi devrait-on d’ailleurs la mériter. Pourquoi vouloir toujours posséder, mériter jusqu’aux lieux. Pourquoi ne pas se résoudre à ce que ça vous échappe. Que cherche-t-on à conserver. Qu’est-ce que ça dit de soi et de son rapport au monde. Est-ce que moins il y a eu de lieux, plus on y tient. Est-ce que c’est pareil pour le lien qu’on a aux gens, est-ce qu’on considère les lieux comme on considère les gens. Est-ce qu’on pense aux villes comme aux gens. Pense-t-on à la ville elle-même. Pourquoi la ville elle-même semble amnésique quand on s’y promène et semble nous tourner le dos. On se promène ou on se fait promener. Qui s’est fait démolir. Elle ou nous. Peut-on penser à une ville quand on n’y est pas, comme on pense à quelqu’un d’absent.

Comment on fait quand c’est fini. On fait comment maintenant. Maintenant que les endroits qui restent ne sont pas les nôtres. Pourquoi on ne sait plus se sentir chez soi ailleurs. Quand on se sent foutu à la porte du rassurant.

proposition n° 26

C’est là où la mère fronce le sourcil, s’inquiète, regarde sa montre, tire fort sur le frein à main après avoir garé la voiture, tient fort la main sur le trottoir. C’est l’endroit où l’heure compte, l’endroit des rendez-vous. C’est là où c’est organisé, où tout est utile. Là où c’est propre. C’est là où les gens ne se regardent pas. Mais nous, on les regarde quand même. Trop. C’est là où on fait attention à sa mise. Un peu, pas assez. On enlève les poils de chat des pulls avec un rouleau qui colle et on frotte le côté de ses chaussures dans l’herbe, avant de partir. Parfois, souvent, c’est l’endroit où on a honte.

C’est là, où, en vacances, postés entre quatre rues, à regarder alternativement les noms sur les plaques, le plan, les noms sur les plaques, le plan, on s’engueule. C’est là où ça ne se fait pas tout seul, où on voit pour la première fois l’hésitation, le manque d’assurance, les ratés. Là où on est un peu déçu, on perçoit une sorte d’insuffisance, la perte de la toute puissance de ces deux-là, qu’on observe du coin de l’œil, sans trop y croire, parce qu’on est trop petit pour faire confiance à son jugement. C’est là où on se perd. La Plaza de la Merced, dans une ville d’Espagne, à côté de laquelle on avait garé la voiture, le nom que le père n’a pas bien retenu, il ne donne jamais deux fois le même nom quand on lui demande où on est garés. Mereced, Mercia, Mercha, Mierda... Pas de GPS, à l’époque, pas de téléphone portable, trop d’orgueil, il est sûr de savoir, on ne demande à personne, on n’achète pas de plan, on se dit qu’on va bien le reconnaître le coin de rue, l’arbre, le pignon qui dira où tourner, où aller. On va bien finir par la retrouver, la bagnole. Un moment qui a semblé très long, à marcher, à essayer de retrouver cette place. Dans la ville, on ne peut pas improviser. C’est plus tard qu’on comprend qu’on en faisait une façon de vivre, de vivre sans plan, comme ces jours-là, dans ces villes étrangères. Ça ne se révélait que ailleurs, dans ces villes. Et nous, gosses, dans les moments d’attente, les moments où on attendait de savoir où aller, quoi faire, ces moments vides, c’est là qu’on regardait mieux la ville. Le pigeon qui picore, ces personnes qui discutent, l’enfant dans la poussette, la silhouette à la fenêtre, les gens sous l’abribus, les reflets dans les vitres bien propres des immeubles, le balcon tout en haut de cet immeuble.

proposition n° 28

Quand on va assez vite, à vélo, on voit, à travers les lames verticales des palissades, comme on voit depuis les petites ouvertures d’un zootrope qui tourne. On y voit aussi toujours les mêmes mouvements se répéter, ralentir progressivement ou s’accélérer. Un chien qui saute pour attraper une balle, une femme qui jardine, des vieux dans des transats en plastique, un enfant qui fait des ronds sur son vélo. Images intermittentes, stroboscopiques de ces vies cachées. On voit la vie en boucle, les images se répéter à travers les clôtures. Les barrières se déroulent sous les yeux, en un long travelling. On s’amuse à penser que si on pédale plus vite, les images vont s’accélérer, la grand-mère va se dépêcher de monter les marches du petit perron. Si on est à pied, on ne voit rien de ces jardins et de ce qui s’y passe.

proposition n° 30

Dans la chaleur du soir, de longues processions. Des cortèges lents, dans la rue, sur les trottoirs. On retrouve tout le monde, mais c’est à peine si on les reconnaît, bien attifés, avec ces cheveux bien coiffés, ces habits. Surtout les femmes, le volume insensé des brushings, les yeux noirs, les robes, les talons, quand quelques heures plus tôt, sur la plage, elles n’étaient qu’un corps en maillot de bain. On passe dans cette foule où tous ces parfums fraichement pulvérisés se mélangent et donnent mal au cœur. Pour dire bonjour, on embrasse parfois des joues collantes, pleines de fond de teint. Pour les autres, les voisins trop chics pour nous, un petit signe de tête discret suffit à se saluer. Les gamins sont allés acheter des pétards démon ou des bisons. Ils regardent autour d’eux, en se marrant, ils balancent les tiges rouges par terre, courent quelques mètres, se bouchent les oreilles et plissent les yeux. Les gens marchent très lentement dans les rues parce que c’est comme ça, on va à peu près à la même vitesse que pour une balade sur la digue, peut-être même un peu moins vite. Une allure de marche funéraire. On aurait l’air louche à marcher plus vite. On marche lentement pour affirmer quelque chose. Et aussi parce que la rue est vite descendue. Pour faire durer le moment d’une promenade trop courte. Les pères ont un pull sur les épaules ou un enfant. C’est le jour où les couples, même fatigués, se tiennent par la taille, plus volontiers que d’habitude. Ou se tiennent la main mais malgré leurs mains jointes, ils sont à des kilomètres. On passe par la place. A côté du manège, à la tirette rose Plaisir d’offrir, on tire sur la petite poignée métallique dans un mouvement sec et on récupère une petite boîte. La plupart du temps, passée la joie du mouvement de la tirette et de son bruit, on se sent peu de chose avec cette petite balle en plastique dans la main, alors qu’on a déjà onze ans. Les moustiques et les papillons de nuit s’agglutinent sous les néons du marchand de gaufres. La rue sent le soufre des pétards. On attend que ça commence. Un groupe d’adolescents ricane et c’est toujours celui qui est assis sur la mobylette que les autres admirent. Les femmes commencent à montrer qu’elles ont froid. Elles se frottent le bras. On remonte la rue pour aller vers la digue, pour ne pas rater le début. Et on entend les premiers crépitements.

proposition n° 44

Rafraichissant serait insuffisant. Souvenir de quelque chose de pétillant, aussi dans le triste, avec des images qui vous sautent à la figure, quelque chose de neuf sous l’oeil. Une naïveté charmante. Jamais décevant. Se demander comment cela peut ne jamais être foiré, comment ça réinvente le simple, en permanence, comme une roue qui tourne. Trouver ça presque magique.

Souvenirs d’une ville métallique, chaude, suintante, parfois souterraine. Très vite, on sait où on est, on se repère. Une ambiance d’extase fatiguée, de ville du petit matin, poisseuse, de ville de gueule de bois. C’est noir, nerveux, en mouvement, agité. Un texte orageux.

Souvenir d’une ébauche, d’une esquisse, une suite d’introductions, une évocation en pointillé, discontinue, imprécise, approximative d’un lieu, un récit dont on se demande si quelque chose va finir par surgir ou si on va rester, comme ça, longtemps encore, sur le pas de la porte. Disons que c’est le début d’un décor.



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1ère mise en ligne 10 juin 2018 et dernière modification le 30 septembre 2018.
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