Isabelle Dartiguelongue | Hôtel Chinagora

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Mini bio et liens à compléter.
proposition n° 1

Sibylline, muette presque, et muraille plein nord. C’est la façade de l’hôtel Chinagora. Elle lève les yeux vers les fenêtres étroites, et c’est à nouveau le même vertige qui la saisit. Empoignée comme par en dedans par les remous souples de l’eau qui clapote brune et sale, Seine et Marne mêlées, confluence que rien n’apprivoise et qui vient draper d’une aura peut-être factice les vitrines du magasin du rez-de-chaussée de l’hôtel. Les années n’ont pas pâli la turquoise du bleu des idéogrammes, malgré la poussière sur la devanture et l’obscurité qui règne dans la boutique fermée. Elle y colle son nez, s’exaspère de ne rien discerner à l’intérieur, c’est comme un lieu mort-né, enclos sur son mystère.

Dix ans. Une paille. Ou presque. Ou rien.

C’est tout comme hier en elle et autour d’elle. Une faim terrible d’être là, sous le bâtiment pagode qui repose sur des piliers ronds et blancs. C’est dans cette pénombre irisée par l’eau proche que, les mains rivées sur son vieux réflex, elle essayait de capter ce qui la ramenait là, ce qui la ramenait à elle.

proposition n° 2

Ils sont hiéroglyphes, collés sur cette vitrine défraîchie, pas même protégée par une grille de sûreté. Six idéogrammes bleu turquoise d’environ quinze centimètres de côté. Pas même rouges ni or. Ils faisaient très certainement, il y a très longtemps l’article pour une promotion inratable, mais conservent une certaine majesté, liée sans doute à leur caractère énigmatique. Signes inutiles désormais. Car la boutique est désertée, vidée. Cela se voit à l’accumulation de papiers, canettes et débris en tous genres contre la devanture qui flamboie par instant en cette fin de journée mordorée, douchée aux lumières rasantes d’octobre. Bercés par la houle, les reflets jaunes des eaux des fleuves éclatent par instant sur le verre épais de la vitrine. C’est une sorte de cérémonie propitiatoire, une incantation destinée à contenir la pénombre qui règne à l’intérieur de la boutique dévastée. C’est un miracle qui se reproduit plusieurs fois par minute, déversant insensiblement sa magie sur le parvis envahi par le clapotement de l’eau et le grondement continu de l’A86 toute proche.

proposition n° 3

Derrière, légère déclivité, puis l’amorce de l’ancien chemin de halage reconverti en parcours santé pour les joggeurs, les cyclistes, en parcours du dimanche pour les familles extraites de leur cube de béton. Et, quand par aventure on se retourne trop brutalement, car le lieu est désert, la perspective offre alors une éphémère illusion d’optique, si on regarde en direction de Choisy-le-Roi. Une fraction de seconde, et le pavage rosé de la piste semble s’enfoncer dans les eaux des fleuves. C’est alors, dans l’air lourd et oxydé de la ville, une tranchée liquide au ciel offerte, échancrure béante prête à engloutir la silhouette du joggeur qui s’en approche, inconscient de l’imminence du danger, concentré sur sa foulée, ses pulsations et sa cadence métronome. Ses bras, ses jambes dessinent ce mouvement si régulier et si parfait qu’il semble ne jamais devoir cesser. Mais le drame n’a pas lieu. Il suffit d’un seul clignement d’yeux pour renverser la perspective. Les pas du joggeur résonnent à nouveau sur le pavé de la piste. On croit même entendre son souffle, tant sa bouche est ouverte sur l’air saturé de la ville, qui dresse en face, de l’autre côté de la Seine, les entrepôts d’Ivry.

proposition n° 4

C’est inattendu, cette masse dressée droite, comme un éperon de béton à la confluence des fleuves, lorsqu’on arrive de Bercy, et qu’aux entrepôts grisâtres ont succédé des entrepôts noirâtres. C’est surprenant. Et c’est toujours précisément en filant en voiture ou à moto, lorsqu’on n’a pas le temps de le faire, ce détour, que surgit la proue du bâtiment surmonté par une enseigne gigantesque qui s’y déploie, comme une promesse insolente en caractères lumineux rouge vif : Chinagora. Douce Chine. Le reste s’efface, la circulation, le souffle rauque des moteurs poussés à pleine puissance sitôt passé le radar, les gouttes de pluie qui s’écrasent sans élégance sur le pare-brise ou le casque, le chant éraillé des sirènes et des ambulances, l’air poisseux au goût métallique, les lumières sur l’autre rive, qui défilent en formant un ruban qui devient uniforme, la vitesse excessive, la voix de la radio qui meugle avec le moteur, le moteur qui hurle avec la meute des bolides désincarnés. Douce Chine. C’est étrange. Pas de pont visible à proximité immédiate de la bâtisse. Ça relève d’autant plus du mirage qu’elle semble inaccessible, raidie dans sa dignité, impériale, impavide sous les courbures relevées des angles du toit qui doit abriter ses rêves, sourde aux remous des fleuves, aux remous des humains, presqu’île surgie des entrailles de la ville qui, le soir venu, fabrique des leurres pour ses citadins usés. Douce Chine. Et la nuit se traverse du miroitement des fleuves, qui se cassent au pied de la muraille recouverte d’une couche de blanc défraîchi. Douce Chine.

proposition n° 5

L’étroit passage goudronné coincé entre la Marne et la façade rébarbative de l’hôtel ne semble mener nulle part. À un parking peut-être. À moitié souterrain ? Mais on ne peut le savoir que si l’on s’y engouffre. Dans une demi obscurité soudaine. De larges pavés inégaux succèdent au bitume crevassé, en même temps que passe un courant d’air très froid, continu, comme une soufflerie gigantesque, posée là exprès pour décourager d’éventuels intrus. Sur quel territoire est-on ? Des murs dénudés. Pas de panneaux, pas de flèches, pas de marquage au sol. Coins et recoins qui s’animent d’odeurs de pisse et de la valse des détritus soulevés par le vent, puis repoussés au pied des murs gris en produisant des sons, parfois, lorsqu’il s’agit de canettes cabossées mais encore brillantes de leur couleur d’origine. Pas de graffitis, ou peu, ou alors pas mémorables, à l’exception d’une grosse tâche sombre d’une rotondité presque parfaite, auréolée de sa couronne de gouttelettes. C’est noir, ça semble jaillir du sol, ça intrigue, dans la pénombre. On est obligé de s’en rapprocher, pour en constater la puissante inanité, ainsi que la parfaite force d’attraction.

proposition n° 6

Car il faut savoir qu’il y a des territoires qui vous écrasent sous le bruit de leurs bottes qui affleurent encore à ras de bitume des bouches noires des soupiraux. C’est la petite sourdine des quartiers cossus au glorieux passé immémorial — Alfortville -– quai d’Alfortville -– Maisons Alfort -– avenue du général Leclerc -– rue de Normandie -– de Champagne –- de Reims –- de Lattre de Tassigny -– de Lorraine –- de Nancy -– de Joinville – de la Marne — avenue Gambetta – Gendarmerie Nationale –- quartier Mohier –- Fort de Charenton… Topographie impitoyable. Alignements au cordeau de rues perpendiculaires. Champ de vision restreint, contenu, soumis aux angles des rues, aux angles morts, aux angles des morts. Jusqu’à ce qu’éveillé par le signe rassurant d’une présence humaine -– BNP Paribas -– Pôle Emploi -– Bellétoile Immobilier -– HSBC ou Hamburger comme chez soi – Caisse d’Épargne ou Intermarché express (il ne faut pas traîner) –- le regard fourbu se fixe sur l’enseigne rouge et blanche -– DIA -– et se mette à galoper sur les visages des passants émergeant de la bouche de métro, glanant des yeux, des bouches, enfourchant la machine à désirer.

proposition n° 7

Mais pas de chance cette fois-là. Dans le demi-jour. Sous l’hôtel. Dans cet espace vide et vierge. Sorte de gueule obscure baillant sans vergogne son air maussade à la face des fleuves. Lâchant sans retenue ses bruissements équivoques parmi les grondements sourds en provenance des entrepôts d’Ivry, en face. Pas de chance vraiment. Personne, dans l’ombre douteuse. Pas même le soupçon d’une silhouette furtive Ni même seulement l’écho des talons qui avaient claqué sec sur l’asphalte, tout devant l’hôtel. Elle n’avait pu distinguer les chaussures. Avait entraperçu le bas d’une jambe surmontée d’un vêtement rouge. Tâche empourprée. Sur ses joues alors avait monté un brusque afflux de sang. Saisie, elle avait perçu le son mat de la lourde portière de la berline blanche stationnée au bas de l’escalier. C’est précisément ce qu’elle revient chercher. Le son de la portière, amorti sans aucun doute par des ressorts puissants et efficaces. Une voiture allemande certainement. L’éclair rouge de l’étoffe. L’image de talons hauts qu’elle n’avait pas vus. Sa main qui s’était crispée sur son écharpe. L’accélération soudaine de son pas pour s’approcher de cette vision, qui s’était dérobée dans le bourdonnement doux d’un gros moteur.

proposition n° 8

Son visage est levé vers le dernier étage de l’hôtel — une fenêtre vient de se refermer dans un claquement définitif -– lorsque la première goutte s’écrase sur son front, épaisse et lourde, pour s’enfuir sans grâce derrière son oreille droite en mouillant une mèche de cheveux qui devient immédiatement collante. Tout va très vite ensuite. C’est avalanche et crépitement sur le goudron déjà fraîchi de la mi automne. La pluie. Du coup, elle ne sait déjà plus ce qu’elle a aperçu à cette fenêtre. Un visage, une chevelure, la brosse d’un balai, un chiffon que l’on secoue, un bras, une main ? Rien ? Le doute et la pluie l’inondent. Effet de brouillage qui trouble presque sa vue. Surprenante anamorphose. Non. Mais non. Ce sont ses cils qui sont mouillés. Et il lui suffit de jouer des paupières pour que la flaque qui se forme devant elle dans un léger enfoncement de l’asphalte, lui renvoie l’image inversée de la haute façade blanche et de ses étroites ouvertures horizontales. Énigmatiques. Closes. Étanches au monde extérieur qui se détrempe, lavis grisâtre et morne. Ses pas s’allongent et s’accélèrent au-dessus des flaques. Elle n’a pas de parapluie, les a en horreur.

proposition n° 9

Elle fonce tête baissée. Droit devant. Insensible désormais à ce qui l’entoure. Échapper à la pluie. C’est tout ce qu’elle souhaite désormais. La pluie. Dont le martèlement sur la dalle devient obsédant. Car ne souffre aucune trêve. Et cadence sans âme, dans le bruit monotone de ses impacts démultipliés, le charivari de la ville. Moteurs énervés, deux roues stridents, grondement sourd de la 8 qui passe juste au-dessous, klaxons nasillards au cul d’une fourgonnette qui tente de redémarrer dans des inspirations asthmatiques et des couinements suraigus. Peu de voix, noyées dans le grand écoulement, qui paraît lisser de sa fréquence monocorde voix féminines et masculines. Les bribes de conversations qui parviennent à son oreille sont asexuées, comme évidées de leur contenu, ponctuant son pas de mots morts. Elle accélère encore, emportée par le flux, poussée plus loin par le grincement des freins d’un poids lourd qui a manqué l’éclabousser. Sursaut de rage et disruption dans sa fréquence intérieure… et les Bérus hurlent soudain entre ses oreilles. Lobotomie.

proposition n° 10

Mais lorsque la porte du local poubelle s’ouvre à la volée devant elle, elle marque un temps d’arrêt, suspendant sa foulée enragée, saisie par l’odeur tenace de Malabar qui envahit ce morceau de trottoir. Étrange odeur, à la fois aseptisée et sucrée. Qui évoque à la fois des bidons de cinq litres dûment estampillés du pictogramme TOXIQUE et des bouilles d’enfants, la sienne entre autres, devant les bocaux à bonbons de la confiserie du coin de l’école. Mais l’inspiration suivante, d’une bouffée une seule évacue la réminiscence pour faire exploser dans ses narines les notes chimiques du désinfectant surpuissant, impitoyable tueur de rats et de souvenirs.

Et quand sa main droite frôle le plastique mouillé de la poubelle taille XXL qui s’avance vers elle, poussé par une main énergique, elle tressaille involontairement au contact de la matière froide, lisse et mouillée qui lui paraît vaguement hostile et enfonce plus profondément son menton dans les plis de son écharpe. La douceur et l’intimité du contact, le moelleux de la laine imprégnée de son parfum la grisent un court instant, rendue molle et malléable à toutes les sollicitations de la ville.

Ainsi, elle est immédiatement aux aguets quand l’odeur de la citronnelle l’enveloppe, en provenance de l’arrière-cuisine du Hong Long, Dragon Rouge. Dans sa bouche afflue la masse chaude presque bouillante des infusions du soir lorsqu’elle vivait dans l’autre hémisphère. Comme une marée d’équinoxe, le parfum de la citronnelle infusée sucrée submerge ses papilles, appelant presque irrésistiblement un flot de salive tiède qu’elle tourne et retourne dans sa bouche, comme pour en extraire une information essentielle, mais trop profondément enfouie. Sorte de sève très parfumée, la même que lorsqu’elle enfonçait ses dents dans les bâtonnets vert tendre avant de les plonger dans l’eau bouillante.

proposition n° 11

C’est là qu’il faut tourner. C’est indiqué sur un panneau à fond noir et lettres blanches, dans une typographie carrée, sévère. Flèche impérative. Toilettes – Centre médical. Il faut bifurquer pour s’engouffrer dans un couloir large mais sombre, qui paraît descendre légèrement. Il était une fois Créteil Soleil, un centre commercial qui offrait du rêve à ses riverains. Et, caché dans ses entrailles. Au fond d’une enfilade labyrinthique de couloirs malades de leurs néons, un complexe médical sans lumière du jour, aucune. Créteil blafard. Créteil cafard.

Dans la salle d’attente de la Radiologie, des sièges étroits et d’une assise inconfortable. Pas de place pour poser son sac, qu’il faut garder serré sur ses genoux. Pas d’espace pour soulager son coude, s’étirer, respirer à grosses inspirations.

Les patients se succèdent au comptoir bas, devant lequel ils se tiennent debout, comme à pénitence, face aux sièges pleins comme des oeufs. Ils franchissent l’un après l’autre la ligne jaune et noire de Confidentialité, exposant leur dos fatigué au regard de ceux qui sont assis et qui attendent, comme au spectacle. Les échanges avec la secrétaire très maquillée sous sa frange noire rideau baissé sont feutrés, à voix mi basse, comme dans un confessionnal, sauf qu’ici on va exposer ses tripes pour de bon. Se révéler sous la plaque sensible de l’appareil indifférent. Une maman cherche une place des yeux, encombrée par le bébé engoncé dans une doudoune vert d’eau, par le gros sac à bandoulière suspendu à son épaule gauche. Sa tête qui ne cesse d’aller de droite à gauche traduit sa fébrilité. Elle est lasse certainement. Debout dans l’espace confiné, elle est comme prise au piège, dans la glue morne des regards dont elle est le centre.

proposition n° 12

Elle avait voulu prendre le métro pour se rendre à Chinagora. Mais elle avait marqué un temps d’arrêt dans l’escalier de béton humide. Raide. Au moins une bonne vingtaine de marches. Devant elle, à hauteur de regard, claquements vifs de talons et trémoussements de fesses en un branle saccadé, sorte de danse rapide et rituelle : le jitterburg de 17H30, quand dégorge des bureaux la foule lasse des cols blancs au teint gris dans leur tenue terne, camaïeux mornes. Mais happée par le flux, tirée poussée pressée malgré elle par ces ombres frénétiques, elle avait fini par arriver en haut de l’escalier, sur la passerelle couverte qui enjambe la D1 à l’ancien terminus de la 8 – Créteil Préfecture. Sol de béton nu, comme à vif, murs carrelés de blanc jusqu’à mi-hauteur, plexiglas et grilles à fin maillage au-dessus, avec vue imprenable vers le bas sur la voie rapide, puis la station. En face, après l’escalier qui redescend vers le métro, un espace semi couvert, à moitié parking, à moitié lieu de rendez-vous, qui mène vers l’une des entrées du centre commercial. Le tout inondé par le flot épais de la foule bigarrée qui se resserrait entre les étals des vendeurs à la sauvette — CD, bijoux, colifichets, écharpes, marrons chauds, cartes téléphone, cigarettes, ananas, bananes, sacs Gucci ou Chanel ostentatoires, vêtements, autres. Masse compacte d’haleines mêlées, de parfums libérés parfois par des pans de manteaux s’entrouvrant, fugaces, au contact d’un autre corps trop proche. Elle était tentée de s’immobiliser, d’observer un instant comment cette extrême promiscuité ne ralentissait pourtant en rien le mouvement ininterrompu de circulation à double sens de la nuée affairée. Deux colonnes ordonnées. Elle perdue.

proposition n° 13

À l’autre extrémité de la passerelle, lorsqu’on se dirige vers le rez-de-chaussée du centre commercial, le bourdonnement entêtant de la soufflerie se mêle aux crissements des pneus et aux grincements des freins des véhicules pressés qui descendent la rampe d’accès vers ce dernier étage du parking. Les autres étages se trouvent au-dessus, vers l’air libre. Mais, à cet endroit précis, là où se termine la passerelle, l’atmosphère est saturée de vapeurs d’essence, de gaz d’échappement, qui se mêlent à l’odeur qui remonte du métro, en bas. Cela fait un peu tourner la tête, comme un parfum d’éther, une bouffée puissante qui envole un peu de la conscience du passant. Vague griserie, schizophrénie olfactive, accentuée par la lumière trouble qui règne à cet endroit. Le gris du ciel, qui tombe de l’ouverture aménagée entre la sortie de la passerelle et le début du parking arrive à se diluer dans la lumière jaunâtre des néons tubulaires. Sur la gauche, un pied dans le passage, un pied sur le parking, le marchand de marrons chauds penché sur le bidon qui lui tient lieu de brasero. Engoncé dans un vêtement sombre et informe, il paraît maigre, chétif, ratatiné desséché par la chaleur concentrée qui se dégage du réchaud. Appuyé sur son caddie, il ne perd pas une miette de ce qui se passe autour de lui. Question de survie. Il quête le regard des passants pressés, afin de les interpeller, histoire de vendre quelques cornets de plus. Mais en fait, c’est lui qui est affamé. En face de lui, sur la droite, mais sans un regard pour lui, s’attardent généralement des ados qui se sont donné rendez-vous pour aller au multiplexe auquel on accède également par ce rez-de-parking. Ils rient très forts, ne lâchent pas leur portable et observent d’un œil critique les passants qui s’engouffrent dans la passerelle, ou bien en sortent. Quelquefois, des pigeons égarés, qui se sont fourvoyés dans le demi-jour, tournoient, gras et insistants, au-dessus des groupes, puis se posent sans crainte des humains sur le sol lisse et brillant du parking, afin de picorer les restes de hamburger, les esquilles de chips, les morceaux de frites, les minuscules boulettes de viande qu’ont laissé tomber les jeunes qui ont mangé salement, sans avoir faim, pour tromper l’attente. Ils ne reprennent leur envol que lorsqu’ils ont tout englouti. Ils n’en ont pas perdu une miette.

proposition n° 14

Des cheveux petites boucles plutôt claires, mais pas tout à fait, semblent manger son visage très pâle, blanc sans doute de trop d’heures de veille sous une lampe ingrate et chiche. Son épaule recouverte d’un lainage couleur de bleuet délavé, à laquelle est suspendue la bandoulière d’une sacoche de cuir vieilli, semble pencher légèrement, entraînant le reste de son corps qui paraît peiner pour ne pas se voûter. Elle semble si petite soudain, face à la grande perche qui la dévisage un instant en la croisant, et dont les cils épais plâtrés de mascara forment une curieuse couronne autour d’un regard obscur, alourdissant tout son visage, sous des sourcils épilés à l’extrême, accents circonflexes stylisés qui dessinent sur ses traits un air d’étonnement niais. Une résille sur son crâne, ce sont ses cheveux, tressés. Sans doute gêné par son parfum lourd, un homme fait un pas de côté, afin de ne plus se trouver dans son sillage. Lorsqu’il tourne la tête, les muscles de son cou sec, cordes élimées, émergent sans grâce du col blanc étroit d’une chemise plaquée sur son torse maigre. Il porte un attaché case noir vernis qui semble ridiculement grand pour lui. Son profil est fatigué, plombé par les plis cassants qui tirent les coins de sa bouche vers le bas. Il n’aperçoit pas le balayeur en combinaison grise, qui tente de nettoyer le sol qui se jonche sans discontinuer de tickets de métro et de mégots. Difficile de distinguer ses yeux, qu’il tient rivés au sol. Ses mains brunes sont très longues. Comme indépendantes de son corps, elles s’échappent des manches grises trop courtes de sa tenue pour se nouer autour du manche en plastique noir de son balai, sans s’occuper de la mèche grisonnante qui par instant balaie son front qui se chiffonne sous l’effet du bruit et du monde alentour. Postée près du marchand de marrons chauds, une femme d’une quarantaine d’année semble attendre quelqu’un. Sous une frange maladroite, ses yeux ne cessent de cligner, tandis qu’elle appuie le poids de tout son corps sur une jambe, puis sur l’autre, baissant furtivement la tête sur ses bottes, bien trop hautes pour elle, dans lesquelles elle paraît transplantée, de la façon raide et maladroite dont on rempote les plantes dont on ne sait que faire.

proposition n° 15

C’est le floc soudain des premières gouttes de pluie qui s’écrasent sur le rebord de la fenêtre restée ouverte qui la sort de la léthargie dans laquelle l’a plongée la vision du monceau de draps sales, sur le sol de la buanderie du quatrième étage, alors qu’elle n’est qu’à quelques minutes de la fin de son service, à 17 heures, et elle secoue la tête, comme pour chasser la fatigue rampante, larvée, qui lui mord la nuque depuis le matin, depuis qu’elle enchaîne le ménage dans des chambres bancales aux plinthes douteuses, que masquent tant bien que mal des édredons pourpres ornés de grues cendrées, marqués de trous de cigarette, estampilles cafardeuses, bien qu’il soit interdit de fumer à l’intérieur de l’hôtel, mais tous les matins, tout au long de journées interminables, elle s’y casse le dos, à ramasser les mégots jetés sous les lits, quand les occupants des chambres, qu’elle croise parfois, mais qui ne la voient jamais, n’ont pas eu la décence de se lever pour les jeter dans les toilettes, dans ces chambres quelconques enténébrées du jour pingre des fenêtres étroites, comme celle laissée ouverte dans la buanderie et par laquelle elle passe la tête pour humer la pluie, sentir quelques gouttes sur son crâne et ses bras, laver son nez des relents troubles des draps … mais elle se rejette instinctivement en arrière, manque de tomber sur le tas de linge, surprise d’avoir aperçu une silhouette en bas, forme féminine vêtue d’un manteau court et foncé et qui, la tête en l’air, levée dans sa direction, semblait la fixer, l’attendre, scrutait la façade avec une insistance suspecte, malgré la pluie qui avait commencé à tomber, qui s’intensifiait, se densifiait, formant progressivement un rideau les occultant l’une et l’autre, les dissimulant l’une à l’autre, écran éphémère, à la fois invite et masque,

proposition n° 16

Que cherche-t-elle, juchée sur ses bottes ridiculement hautes ? son visage allongé comme une question qui n’arrive pas à se formuler n’exprimait rien de particulier, mais paraissait trop insistant, sous la pluie naissante, pour être celui d’une simple passante, qui serait passée par là par hasard, en allant chercher son pain ? ses enfants à l’école ? C’est bien l’heure de la sortie des classes, mais il n’y a pas d’école alentour. Alentour, il n’y a que l’ancien chemin de halage, les cheminées de l’incinérateur d’Ivry, le remous des fleuves, le grondement intestin du métro, les vibrations de la passerelle du RER D, qui résonnent dans la bâtisse interminable, verrouillée par de longs couloirs jalonnés de meubles à tiroirs, sur lesquels oscillent à intervalle régulier les vases en plastique Ming débordant de lourdes pivoines artificielles de chez les frères Tang, dont les couleurs ont passé, froissées peu à peu par les échos des bruits de la ville, qui ont infiltré goutte à goutte paliers, chambres, corridors livrés à leur trépidation sourde, à leur long travail d’ébranlement souterrain, qui suinte en taches jaunâtres sur la toile de verre insipide qui tapisse la plupart des chambres. Que cherche-t-elle alors celle-là, dans son manteau trop court, avec ses yeux en forme de points d’interrogation ? Cherche-t-elle l’entrée de l’hôtel, de l’autre côté de l’endroit où elle se trouvait ? Cherche-t-elle son mari ? Son amant ? Ses enfants envolés ? Ses collègues de l’hygiène ? Son chat enfui ? … ssss… que compte-t-elle trouver dans cet hôtel qui se meurt, construit pourtant sur le modèle de la Cité Impériale par des promoteurs cantonnais ? Dans cette galerie vidée peu à peu de ses dernières boutiques, pour se transformer en entrepôts borgnes ? Qui peut vouloir arpenter ainsi la dalle dans le vent et le vide, et la pluie maintenant ? Qui, sinon des clandestins du Fujian, des touristes fauchés, des hommes d’affaires ratés cachant leurs visages importants derrière le Quotidien du Peuple à la table du petit déjeuner ?

proposition n° 17

La première fois. Lâchée là. Comme un animal domestique enfui dans ses bottes de sept lieues. Errance le long des fleuves, en bas, sur l’ancien chemin de halage, assoiffée d’eaux troubles et de reflets inédits, le cou pesant sous le poids du gros réflex, noir insecte monoculaire agrippé à sa poitrine, sur laquelle il se balance en un mouvement arythmique, qui gêne sa marche. Elle titube presque, comme ivre, les yeux jetés partout, noyés dans les nœuds de béton qui se resserrent au-dessus de sa tête, grondant à ses oreilles d’une seule et même note exaspérée. Et lorsque le chemin s’étrécit pour devenir étroit passage de bois humide, luisant encore de la dernière averse, elle chute du haut de ses bottes de sept centimètres, repliée in extremis autour de l’appareil qu’elle n’a pas encore utilisé.

Une autre fois. Jour de maraude. Corps flottant dans la brume hivernale. Elle tente de déchirer du regard la taie grisâtre du ciel parisien, arpentant crescendo l’avenue du Maréchal Leclerc en direction du pont de Charenton – mains cadenassées griffées de froid, plaquées dans les poches vides de son manteau contre ses cuisses qui se meuvent de plus en plus rapidement en un mouvement mécanique. Le jour décline, s’affaisse peu à peu, se délite en lambeaux poussiéreux qui viennent franger de bistre les immeubles de l’autre côté du pont. Qu’elle ne traverse pas. Attentive seulement au nichoir qui se dresse à sa gauche, autour duquel tournoient sans trêve des pigeons encore plus gris que le ciel. Mais c’est raté. L’œil à l’objectif, elle se rend compte que ça ne donnera rien. Pas de relief, trop de gris. L’œil s’y noie, pris de vertige, tandis que l’écluse à droite dégueule l’eau de la Marne.

Cette fois-là. Dix allers retours au moins dans une petite rue parallèle à la Marne. Des immeubles fraîchement rénovés juchés fiers sur leurs parois de pierre reblanchie alternent avec quelques façades de guingois, fardées d’un mauvais crépi moussu de l’humidité du fleuve. Dans le troquet qui forme un angle, dix fois les regards se sont tournés vers elle, empêtrée dans son manteau respectable, alourdie par sa sacoche vernie qui lui bat le flanc sans ménagement. Côté pair, le nez en l’air, mine de rien, dix fois qu’elle repasse en cherchant le numéro 18, qui n’a pas l’air d’exister dans cette rue. Entre les numéros 16 et 20, une porte de garage semi défoncée, qui ne correspond pas à l’image qui flotte noyée dans son souvenir, celle d’une façade aveugle, fenêtres occultées et ce panneau jaune vif qui crachait À VENDRE dans une typo grasse. C’est raté. Elle a dû se tromper de rue, bien qu’il lui soit particulièrement difficile de l’admettre. Dans ce quartier sans imagination, les rues se croisent sans surprise à angle droit, quadrillant l’espace avec sévérité. De quelle toile est-elle captive ?

proposition n° 18

Sibylline, muette presque, et muraille plein nord. Première et indélébile trace – l’originale, l’originelle – murée dans un mutisme vertical. Forteresse. Sur ses remparts se brisent les yeux levés, quinquets dérisoires, mal allumés ou mal éteints, va savoir, lampions erratiques, accrochés définitivement à la muraille hermétique, harponnés. Sibylline. Oraculaire. Quelque part, derrière, elle ne crie pas elle est muette, mais s’agite la Pythie renversée sur son trépied, gorge offerte bouche ouverte sur un cri silencieux – elle ne crie pas elle est muette – qui traverse l’air et agite de ses vibrations la muraille – elle est muette PRESQUE. Mais sa voix traverse perfore la façade muraille, de plein fouet, de plein nord et cingle comme un vent coupant. C’est la brèche, la brèche secrète, sibylline, où plonger le bras jusqu’à l’épaule et creuser dans la muraille, plein nord, creuser encore…

proposition n° 19

Ça fonctionne comme une planche contact. Déclinaison d’un même motif indéfiniment répété sur de multiples vignettes qui se chevauchent les unes les autres, dans le tumulte des écluses qui laissent échapper à grands fracas l’eau des fleuves, l’eau des eaux au moins une fois traversées, au moins une fois côtoyées. Sous les ponts les passerelles à claire-voie le long du chemin de halage s’entremêlent eaux boueuses, eaux rougies, eaux vertes, eaux sales, salées, soufrées, Dziani Dordogne Majunga Garonne Huangpu Rhin Nungwi Bassane… en un torrent désordonné qui fait cascade et gronde sourdement sous les noeuds des échangeurs urbains abonnés au même modèle de 8, topos des clichés nocturnes où se perd l’œil qui y glisse, y dévalant du même coup, dans les arcanes des ailleurs des rampes condamnées depuis bien longtemps.

proposition n° 20

Tout respire et vibre sous l’hôtel Chinagora. Le bâtiment lui-même est inerte, écrasant de sa masse rongée d’obscurité les eaux des fleuves qui reluisent reptiliennes, courbées ondulantes presque serviles sous les lumières des quais, les lumières des ponts, les lumières de l’A86, les lumières des gyrophares, sous la bruine lumineuse du ciel qui ne s’éteint jamais tout à fait. Lumignon tyrannique dont les rais orange soufré chassent la nuit en ses ultimes retranchements, dans l’espace aménagé en galerie commerciale sous la bâtisse, où s’engouffrent des rafales d’air froid qui plaquent aux murs de béton nu les échos de la circulation qui s’est apaisée, devenue sporadique, agitée seulement de quelques spasmes, quelques motos en rut ivres de nuit et d’impunité, un riff lourd de guitare métallique échappé d’un véhicule dont une vitre s’est brièvement entrouverte. Accrochés aux parois, les sons et leurs vibrations n’en finissent pas de mourir, de dégouliner vers le sol inondé d’obscurité, où rampent menus les papiers d’emballages soulevés par les courants d’air. Ils achèvent de se froisser contre les marches des commerces où ils s’accumulent invisibles dans la nuit, secoués parfois par les pattes et le museau des rats qui s’y vautrent, alléchés par les promesses qui s’en dégagent.

proposition n° 21

La pomme noire croquée sur fond métal qui se pose là. Dessous la reliure luisante jaune vif d’un livre de poche, le numéro 2208, deux étoiles au-dessous de ce numéro de collection. Le titre – Noé – en capitales bleu azur précédées du nom de l’auteur en orange, ainsi que de son prénom en mauve. Même fermé le livre sent le vieux papier acidifié et jauni. L’embout arrondi d’une petite cuillère en inox plantée dans une tasse sans anse marron foncé qui se détache à peine du sous-main noir qui recouvre le bureau. Noir luisant comme un sous-marin qui serait remonté à la surface la forme oblongue du portable. Un reflet sur sa coque plastique à l’angle inférieur droit, celui de la lampe à forte intensité lumineuse qui tranche l’espace de travail en deux mondes. Obscurité du meuble cuir noir et merisier et blancheur crue de la feuille qui gît diagonale, comme sur une table d’opération, prête à être disséquée ouverte éventrée pour en arracher les mots nécessaires. Ceux-ci couvrent la page de leur encre noire et se déploient en ratures aux traits doubles ou triples. L’ampoule ronde de la lampe se reflète déformée en ovale sur le dos de la souris blanche et lisse, patiente, accrochée pendue à son cordon fin blanc et rond qui forme une boucle claire. L’ombre des doubles spirales de l’épais carnet à spirales où sont consignées les propositions de l’Écrivain, ombre portée sur une feuille de brouillon, anciennement photocopie d’une page de manuel scolaire. La moitié d’un petit bloc recouvert de rouge et de vert très vifs, deux idéogrammes 字典 blancs, quatre lettres majuscules DIAN. Un ruban marque-page violet pendouille de la tranche claire d’un agenda petit format de même couleur. Un presse papier rond en verre épais qui emprisonne des motifs rouges qui ressemblent à des algues. Au cul de la souris un crayon à papier rouge vif taillé très pointu avec embout métallique de l’autre côté. Et la gomme.

proposition n° 22

Deux pieds cylindriques de bois miel blond verni hauts de dix centimètres, à peu près. Sertis à leur extrémité d’un empiècement cuivré qui s’enfonce – très peu – dans la moquette bordeaux rase et rêche. Sur la moquette le rectangle clair d’un cahier petit format ouvert sur les petits carreaux d’un quadrillage bleu délavé, vierge mais usé. Papier mi jauni, désuet. Un peu tremblés, encre bleu foncé, les mots et le dessin malhabile d’une rose rose bouton ouvert, épines surdimensionnées, tige courbée en une inclinaison qui se voudrait poétique. Le bas d’une porte fenêtre, huisseries de bois recouvert de peinture blanche, et frémissement à peine perceptible du voilage contre le bois, au-dessus de la moquette. Derrière la vitre, les tiges métalliques noires qui supportent le garde-corps de la loggia. Entre les tiges métalliques, des loggias de l’immeuble d’en face et la ramure dense d’un conifère majestueux. Par terre, à côté du cahier jauni, un radio cassette gris foncé ouvert sur une cassette TDK au boîtier transparent. À l’intérieur la bobine gris fer. Deux trois bics orange sans bouchon. La pochette d’un 33 tours, photo noir et blanc. Un avant bras recouvert de cuir et main refermée sur une balle le long d’une cuisse musclée et velue. Sans surprise : Balls to the wall. Crépi crème du mur au-dessus de la plinthe de bois blanc un peu poussiéreuse. Au-dessus, des meubles : un secrétaire de bois miel blond verni, des étagères, un lit une place, une armoire à glace. D’en bas, ils ont l’air de murs. Balls to the wall.

Ch…ch…ch… souffle ténu du ventilateur de poche, souffle tiédi sur le gobelet renversé qui recouvre le goulot inox du thermos d’eau chaude, lourd cylindre grenat chaviré sur une serviette éponge rose froissée de sueur et d’attente. Le plateau de plastique aux reflets aluminium du minuscule chevet fixé à l’un des côtés de l’étroite banquette rivée sur toute sa longueur au mur, paroi bronze revêtement indéfini mais résolument synthétique. Le rectangle de la porte, de la même teinte bronze que les quatre murs du box. Vibrations intermittentes du sol, arrivées et départ des trains tout proches. Rectangle miel blond de la valise en faux cuir mou affaissée entre la porte et le microscopique lavabo carré. Une bassine blanc gris dans laquelle trempe un sous-vêtement clair. L’eau tremblote à chaque départ de train. Voix lointaine des annonces. Portes qui claquent, des box identiques. Un néon verdâtre au plafond à l’intérieur d’un globe dépoli qui tressaille à chaque départ de train. Une tasse à thé bleue et blanche en porcelaine grossière, forme pataude, oscille sur le chevet, dangereusement, versant presque sur la couchette. Tout près, un carnet ouvert exhibe son médiocre papier bruni, grain grossier, sans ligne ni quadrillage. Un bic orange sans bouchon niché dans la reliure. Empêche le carnet de se refermer sur quelques caractères tremblés, et une main malhabile sur la page, qui frémit à chaque train qui part derrière le mur.

proposition n° 23

Dans le TGV, pleine vitesse avant l’entrée dans Montparnasse. En face, découpe oblongue de l’appui tête du siège de devant. À gauche, le lobe d’une oreille, rondeur d’une épaule sous un pull épais, effets grenus de la laine, bouloches blanches et picots noirs. À droite, reflet d’un profil féminin sur la vitre rendue opaque par l’obscurité extérieure, l’obscurité des tunnels qui se succèdent. Le paysage est d’abord un boyau de béton. Éclairage intermittent de certaines portions, traînées orangées, scandées par le grondement des essieux, crescendo. Le paysage est d’abord sillage, sillon aveugle.

Sur les hauteurs du bois de Vincennes, en haut de la « côte des 500 » (cinq cents mètres), panorama sur Maisons-Alfort et Créteil. Au-delà de la masse arborée qui descend vers la Marne, dentelure gris fer des artères et des bâtiments, compactés par la distance, ramassés dans une même nébuleuse qui n’offre pas un seul répit à l’œil. Une haute tour blanche et carrée se dresse au milieu de la masse dense des rues perpendiculaires et des maisons d’habitation tassées les unes contre les autres, emboîtées selon un plan qui de loin paraît très organisé. Angles droits des rues, alignements rigoureux des toitures. Le paysage est fusain, traits lourds et appuyés qui finissent s’agglomérant par redevenir masse charbonneuse.

Du centre de la place Gambetta, Ivry sur Seine. C’est du cheap, du frelaté. La place n’est qu’un rond-point en travaux. Rubans de signalisation rouge et blanc, cônes de chantiers de même couleur. Panneau DANGER, lettres capitales noires sur fond jaune. Une excavation rectangulaire entourée d’une barrière de sécurité à croisillons rouges. Le pavement gros blocs de l’une des artères, granit rosé, angles coupants de pavés déchaussés semblant vouloir sortir de terre. Tables plastique blanc léger d’une terrasse de café brasserie PMU, abri pour chiens et humains errants. Regards noirs sous des orbites profondes, kofia jaune satiné bordé de blanc, main ridée veinée formant étoile sur le plateau blanc d’une table. Artères austères irriguant la place, perspectives rectilignes de chacune d’elle. On ne s’arrête pas, on fonce droit devant. Le paysage est flux.

Port de Bercy. Tas de sable, de cailloux, benne rouillée d’un camion grinçant, petits pavés, quadrillage irrégulier. Point P l’enseigne, puis le bâtiment à gueule de hangar. Porte métallique coulissante, rails étroits rouillés, parpaings empilés, un panneau Interdiction de Stationner, mais bitte d’amarrage à tête ronde de métal poli noirci. L’eau de la Seine et la brume qui en monte. Coque plate noire d’une péniche amarrée. Un oranger esseulé sur le pont. Corde à linge sans linge. Le paysage est un chantier déserté.

proposition n° 24

Esplanade des Abymes, lac de Créteil. Jet d’eau retombant, scintillement des gouttelettes. Masse gris vert noir de l’eau du lac, gradins blancs vides, les deux jambes d’un promeneur en jogging, les quatre pattes de son chien, rectangles transparents de vitrines des petits ateliers d’artistes. Masque de terre rougie inachevé, regard borgne, bouquet d’algues desséchées. Un carton de pizza maculé de graisse. Une étroite passerelle de bois dessin courbe vers la rotonde du milieu de la laquette, exotique, hybride, transplantée. Arche passage sous les bâtiments de quatre étages vers … ? Le paysage est une énigme.

Esplanade des Abymes, lac de Créteil. Jet d’eau retombant, scintillement des gouttelettes. Masse gris vert noir de l’eau du lac, gradins blancs vides, les deux jambes d’un promeneur en jogging, les quatre pattes de son chien, rectangles transparents de vitrines des petits ateliers d’artistes. Masque de terre rougie inachevé, regard borgne, bouquet d’algues desséchées. Un carton de pizza maculé de graisse. Une étroite passerelle de bois dessin courbe vers la rotonde du milieu de la laquette, exotique, hybride, transplantée. Arche passage sous les bâtiments de quatre étages vers … ? Le paysage est une énigme.

1968. Aux confins de Créteil et de Mont-Mesly. Ça ne tourbillonne pas, mais cela pourrait se produire, tant c’est opaque, mystérieux, épais, cette masse d’eau obscure, impénétrable aux reflets, dans le lit torturé de la gravière. Autour, blocs pierreux, excavations surdimensionnées, livrées aux mâchoires métalliques des pelleteuses, tas de graviers, tumulus de sable, mottes argileuses, sol craquelé, lambeaux ocre de la terre sur les bandes râpeuses des chenilles. Angle aigu d’un bras mécanique, sifflements aigus d’un vérin, nuage de poudre au ras du sol, poudre de pierre, poussière même sur le arêtes de gypse de blocs saignés à vif, leur face rainurée, plissée presque, grinçant sous la stridence des disques des scies en pleine action. Bleus de chauffe. Un doigt tendu, ovale d’une bouche ouverte sur des paroles inaudibles, semelle plombée d’une chaussure de sécurité, fragment bleuté d’un paquet de Gauloises. Piquets métalliques torsadés rouillés fichés obliques près des roues d’un tombereau chargé de caillasses concassées. Le paysage est un ventre ouvert.

proposition n° 25

Errer. C’est bien d’une errance qu’il s’agirait. Mais errer serait d’abord étymologiquement se fourvoyer. De traverses en cul-de-sac jusqu’à des voies sans issue ou des ruelles anonymes. Ce serait une topographie vacillante et inconfortable qui troublerait la marche de l’inconnue qui surgit d’abord à nu des premières lignes. Alors ce point de départ dans la ville ne tirerait sa légitimité que de son extrême labilité. L’on se demande à quel amarrage il correspond. L’on ignore jusqu’à quelle strate intime il faut descendre et s’immerger. Il faudrait peut-être retenir son souffle et river son regard à l’asphalte pour tenter de retrouver le parcours crypté d’une cartographie intime. Il faudrait peut-être lâcher telle quelle la meute affolée des réminiscences. Cavaler à bride abattue dans le grand cirque urbain. S’y rouler comme dans du foin qui sent l’été et s’enivrer du jeu des échos. Les échos des mots d’aujourd’hui avec les échos de la vie d’hier. Ainsi sonneraient les cloches comme l’angélus doux d’un recoin de mémoire sur un coin de page. Mais il semble que ça ne puisse se dérouler de la sorte. Il semble que ce n’est pas ce fil-là qu’il faille tirer. La trame en est élimée. Éculée depuis longtemps car la ville l’a peut-être détissée. Sans doute par le jeu des espaces interlopes et des silhouettes équivoques. On aurait franchi dans la ville des frontières invisibles et par-là même éprouvé sans doute même physiquement ce qu’être libre pourrait signifier. Alors de zones incertaines en marges ambigües ce serait comme une inspiration profonde forçant le regard à se dresser. À se perdre peut-être d’abord dans les entrelacs des poutrelles et des rails aériens. À errer longuement sur les motifs géométriques des façades pour y construire d’improbables théorèmes. Alors, ce serait à l’endroit précis où le regard se perd point fixe soudain que l’écriture commence vraiment. Lent travail de détourage dans l’immense charroi.

proposition n° 26

Rude tâche que de s’orienter dans le dédale très intime de sa mémoire, ruelles obscures au pavage ancien dans lesquelles elle s’aventure peu. Elle est devenue étrangère à ces territoires-là, frappés d’une sourde obsolescence, qui a enveloppé sournoisement des pans entiers de son passé. Derrière ses yeux, sous son front, beaucoup d’images urbaines, choses vues, photographiées, enregistrées, admirées, questionnées, fragmentées, recomposées. Tentantes. Mais muettes. Figées. Raides. La ville fut d’abord pour elle LA VILLE sur les riffs métalliques d’un groupe de hard rock. L’album acheté à Hambourg ne fut écouté qu’à son retour à Bordeaux. Derrière le bourdonnement des basses, la frénésie de la batterie et la voix de Bruce Dickinson, le tempo de la ville, lourd, puissant, rapide, accroché pour toujours aux grues du port de Hambourg. Ainsi la ville fut d’abord portuaire et partance. Territoire de transit riveté à quelques amarres vite largables. Mutable. Mais infidèle. Insensible. Espace insécable à dompter, à humaniser. Pas de jour de relâche.

proposition n° 27

Une aube à peine mauve défilait brouillée entre ses cils surpris, vite descendus, réflexe sur ses yeux encore endormis, encore encombrés des images saccadées de la nuit entrecoupée par les arrêts. C’était un mince rectangle de lumière. Il se dessinait entre les rideaux opaques que les oscillations du wagon avaient peu à peu entrebaillés. C’était la lueur du jour qui s’infiltrait dans le compartiment, matière cotonneuse et brouillonne qui s’insinuait en filaments flous sous ses paupières myopes. Roulis du demi sommeil. Quelques minutes, elle avait été perdue, n’avait plus su si elle se trouvait dans un train ou dans un cargo sur une mer inconnue, bercée par une houle molle qui lui pesait dans la tête d’un vertige fugace, faisant envoler les idées qu’elle essayait de rassembler. Avant que la réalité ne refît surface, encastrée dans le roulement des essieux, dans le tracé implacable des rails noirs luisants du petit matin. Austerlitz. Gare d’Austerlitz. Ça claquait net et définitif. Comme un départ. Un sursaut. Elle s’était étirée, les bras tendus derrière la tête, avant de se redresser, de rajuster les vêtements qu’elle n’avait pas ôtés pour la nuit, de mettre ses lunettes, puis ses lentilles, puis de faire coulisser la porte du compartiment pour aller voir dehors. Aller voir. Sortir de la brume du petit jour, de la neige du réveil, du brouillard de son regard de taupe. Aller voir et frissonner dans l’étroit couloir du wagon plaquée à la vitre comme un insecte nocturne pris au piège de la lumière. Aller voir à six heures, au petit matin, et ne plus pouvoir détourner le regard des façades aveugles des entrepôts noirâtres qui paraissaient tout droit vomis de l’asphalte, faits de la même matière bitumineuse, érigés à la hâte pendant la nuit pour guider le train dans une jungle métallique de câbles et de lianes tirés de poutrelles en pylônes en des dessins si complexes que son œil hameçonné ne pouvait plus s’en détacher, ivre à la fin de ce qu’il croyait y distinguer de motifs et de signes s’égrenant chimères dans le long balancement du train tout entier qui avait commencé à ralentir. Et elle n’avait plus su si elle était en train d’arriver ou bien de partir. Elle avait même réussi à croire un bref instant qu’elle épousait une trajectoire qui allait échapper aux lois mathématiques et physiques, l’intégrant granulat humain aux murailles de la ville en train de sourdre sous ses yeux, comme un tableau pour elle seule esquissé. Il avait fallu sa vessie douloureuse, sa bouche sèche de mauvais réveil, sa peau tirant les pommettes, une envie féroce de café, le poids de sa valise en faux cuir couleur miel blond pour qu’elle se rappelle sa destination finale -– l’aéroport, Pékin et la Chine de Marco Polo.

proposition n° 28

Elle n’osait pas lever la tête, dresser les yeux. Son regard suivait seulement ses ballerines déformées, dont la semelle mince ne lui épargnait aucune des aspérités du sol. Au risque de se perdre pourtant dans cette ville inconnue. Curieusement, elle suivait ses pieds, qui semblaient déjà connaître le chemin entre la chambre dortoir de la rue Fouilloux et l’Hôtel Chinagora. Son pas mécanique la menait en avant, ses yeux portés pas plus haut que les genoux des rares passants croisés à cette heure encore grise du petit matin, pas plus hauts que les soupiraux qui jalonnaient la rue, pas plus hauts que les poubelles sorties depuis la veille, pas plus hauts que les roues d’un vélo qui la croisa silencieusement sourdement, dont elle ne perçut le passage qu’au moment même où il arrivait à sa hauteur. Elle sursauta. Peur qu’on l’approche ou la questionne dans une langue qu’elle ne comprendrait pas. Ses épaules se resserrèrent et sa tête au bout de son cou pesa encore plus lourd, importune, étrangère en ces lieux, pas une tête du coin. Elle se mit à compter les pavés sur les bouts de trottoir où il y en avait. Inventaire rassurant. Dans son quartier aussi, il y avait eu des pavés, avant que les ruelles ne soient démolies pour faire place à des immeubles de cinquante étages. Elle souffla, ralentit lorsqu’elle arriva sur le pont. C’était le seul endroit où elle osait relever la tête, accoudée au garde-corps, les yeux flottants au loin, naviguant des cheminées d’Ivry à la Seine sombre encore, rassurante d’ombre et de mystère, paisible dans son flux, alliée clandestine de ces trajets de l’aube le long des trois seules rues qu’elle parcourait dans un sens puis dans l’autre depuis deux mois.

proposition n° 29

Elle referma les doigts sur la lanière tressée de son sac bleu roi, crispée soudain par le son sec d’un pas décidé sur sa droite. Mais elle n’osa pas tourner la tête dans cette direction, prendre le risque insensé de croiser un regard inconnu qui se plongerait peut-être dans ses yeux éreintés, la forçant à sourire pour ne pas perdre la face. Elle inspira, bloqua l’air dans ses poumons et se fit statue. Statue d’albâtre, profil impassible et silencieux aux lèvres closes sur l’inaudible, silhouette concise et impeccable dans son petit pantalon bleu marine, ombre muette presque signalétique sur le pont d’Ivry, face aux panaches blanchâtres des cheminées de l’incinérateur qui respirait doucement. Une fraction de seconde, un souffle léger derrière son dos contracté et lorsqu’elle reprit sa respiration, les effluves d’un parfum lourd aux notes de patchouli. Une femme au pas cadencé venait de passer derrière elle, de frôler sa veste trop légère pour la saison qui s’annonçait. Et sans un regard évidemment pour elle. Le pas rapide n’avait pas ralenti un seul instant, claquant expéditif sur le macadam en une série de notes dures, comme pour lui signifier son insignifiance.

proposition n° 30

Chaque année, c’était la même chose. Ça venait de tous les points cardinaux, coulée serpentine et joyeuse, pressée et fébrile, le pas en hâte et la hanche légère et tous les visages tendus vers le pont et vers les quais, vers l’horizon, vers l’autre rive de la ville, tendus tous vers un même point, qui cependant ne s’avérait pas si facilement discernable. Ça s’amassait et grossissait en une vague légère et parfumée de peau, de chair, de sueur et d’essences de fleurs, une houle humaine vers les remous ocre du fleuve limoneux. Trépidations douces des petits pieds des enfants accrochés aux mains des adultes pareillement hilares, frou flou des robes d’été aux plis savants, aux plis froissés de viscose transparente ou de lin dernier chic. Flap flap des tongues d’ados à la dégaine incertaine, leur menton long tendu lui aussi de l’autre côté, en une attente enfiévrée malgré leur nez plongé dans des cornets de glace aux gros grains de vanille. Petits pas musettes de silhouettes chenues et grisonnantes avalées elles aussi dans le couloir long de la foule en cascade, de la troupe en cavalcade, les oreilles cornées par des airs de bastringue échappés de véhicules aux vitres baissées sur l’air du jour qui s’affaissait mollement sur lui-même, baudruche dégonflée des heures chaudes de l’été. C’est qu’il fallait s’installer, trouver le meilleur « point de vue », pouvoir s’accouder, voire même s’asseoir, juché sur un plot, un parapet, des épaules larges ou un dos fatigué, ou bien tenter d’atteindre le vieux pont Napoléon pour une vue imprenable sur le spectacle qui se faisait désirer, laissant tomber sur le fleuve languide les dernières paillettes d’argent du jour. Et après, l’attente, graduellement tendue dans des rires gras ou grenus, des éclats sonores comme des carillons et le pépiement des enfants dans les poussettes ou les bras des grands. L’attente vrillée de selfies et d’appels de dernière minute — Mais où es-tu ? Ça fait une heure que je te cherche ! — Où es-tu ? – Une sorte de refrain en canon, petite lézarde dissonante au sein de la masse compactée pressée au regard tendu vers l’autre côté, vers l’autre rive semée d’entrepôts affaissés de chaleur et de poussière. La nuit tombait et s’épandait caressante sur la courbe de lune du fleuve qui commençait à miroiter, en prélude aux festivités, en éclats longs de lueurs liquides, apaisantes, et qui berçaient même les yeux avides des enfants. Certains, fatigués, se frottaient les yeux, énervés d’attente et de chaleur, le regard parti vers le ciel qu’on leur avait dit d’examiner avec attention. Et quand fusait la première gerbe, dans le crépitement sec des détonations, leur bouche s’entrouvrait, O presque parfait d’infinie félicité. Et les adultes à leur tour ouvraient la bouche pour former le même O, écarquillant les yeux comme pour mieux y imprimer les motifs lumineux des gerbes qui se succédaient en un crescendo savant jusqu’au bouquet final, tempête d’éclairs et de couleurs fusantes, geysers polychromes d’étoiles filantes, filets de lueurs fuselées dardant leurs têtes chercheuses vers la voûte amorphe. 14 juillet. 14 juillet 1789. Et chaque année, on était sur la piste aux étoiles et on était contents, satisfaits de rentrer sagement, en baissant la tête, après le spectacle.

proposition n° 31

Exotique, c’est le mot. Et c’est le lien qu’elle entretient avec cette ville. Un lien exogène, de surface. Car cette ville n’est pas la sienne, ne le sera jamais, lui reste étrangère malgré les années vécues entre ses murs, tant et si bien qu’elle a dû en arpenter les rues comme un géomètre maniaque pour formater son corps aux angles de ses artères. Cette ville lui reste exotique, implacablement réfractaire à toute appropriation sincère, pleine et entière, à toute communion, à toute complétude qui verrait ses pas apaisés et son regard serein. C’est qu’elle n’y a pas de morts, n’en aura jamais, ne s’y dressera jamais près d’une tombe pour la fleurir ou y gratter la mousse crépue des saisons humides. Ne errera jamais dans les allées perpendiculaires de ses cimetières en bord des voies rapides, ne s’égarera jamais dans les avenues insipides d’une sous banlieue où l’on propose porte à porte sur des enseignes vulgaires stockage de meubles et stockage de morts, n’y versera jamais de larmes intérieures, perles minuscules à l’effigie des visages emportés. C’est pour cela très certainement qu’elle la quadrille, de jour comme de nuit, ancrant des stèles illusoires dans d’obscurs renfoncements, friches urbaines désertées essartées, qu’elle tente d’immortaliser sur du papier photo, comme pour construire un cimetière qui lui serait personnel, sur l’ossature de ces lieux morts qu’elle préserverait ainsi de l’oubli, offrande maladroite à tous les morts de sa mémoire.

proposition n° 32

C’est un ciel vachard, une toile lourde et épaisse dont les pans dégringolent jusqu’à frôler les joues, une trouée sombre au-dessus qui ne demande qu’à crever, comme un sac d’eau glacée et de vent vif. C’est un ciel pas clair, un ciel sournois, un ciel à se prendre les pieds dans les câbles électriques lorsqu’elle quitte l’hôtel Chinagora par la porte de service, qui louvoie sur ses gonds, pesante, hostile. Dans ses oreilles le bourdonnement des sécheuses, le frottement des roues des chariots métalliques sur le carrelage humide, le va et vient de la raclette vers la bouche d’évacuation au centre de la pièce, le choc mou des draps sur la pile de descente, la machinerie du monte-charge et son souffle court dans l’air chaud de la buanderie. Dehors, sur la dalle, l’air de fin de journée, qui poisse, avec un arrière-goût de rouille qui dessèche la langue. Elle attend la pluie qui menace avec une impatience crispée. Comme un abcès qui va se vider pour laisser place peut-être, et cela ne peut être autrement elle le sent l’éprouve physiquement, à un souffle d’air échappé de la gangue d’en haut, dont l’épaisseur lui demeure inconnue, scellée, celée, autre muraille dans la ville qui masque de ses fumées les espaces libres entre les sommets des tours et des cheminées, tapissant les hauteurs d’une glue grise et patiente, à laquelle se mêlent les vapeurs de la buanderie. Dedans dehors le ciel est le même, voile de brume qu’il faut écarter déchirer sans discontinuer dans ce geste qu’elle a tout le temps, de passer la main devant ses yeux.

proposition n° 33

Sueur perlée sur les ailes de son nez. Debout à l’entrée du bar ouvert sur la rue, il fixe la femme, il fixe le rouge épais de sa bouche, emplâtre de nuit qui mord en griffe l’ivoire du visage rond sous la lanterne de papier jaune balancée par le souffle obstiné qui s’engouffre flottant ras dans l’étroit passage encombré d’odeurs de grillades et de passants qui vont par paires, accrochés l’un à l’autre comme des huîtres baillant de désir et d’ennui. Elle le regarde et sourit en dévoilant le gouffre pourpre de sa bouche qui flamboie une seconde— pas plus— dans la lueur oscillante de la lanterne, au-dessus de la peau très blanche de sa poitrine qui soulève à peine, si peu, l’étoffe verte du caraco. Plis fluides jusqu’à la taille qui ondule imperceptiblement— Viens— Il hésite sous le regard vide du chauffeur de taxi qui vient de s’arrêter face à lui pour déposer un client, homme gros homme lourd qui s’extirpe du véhicule en transpirant déjà. Il hésite sous le frôlement du triporteur chargé de bouteilles de gaz qui sonnent comme des gongs en s’entrechoquant, penchant les unes vers les autres en une sorte de danse gourde qui le renvoie à son propre corps volumineux entre ses deux bras ballants, oursons inertes et inutiles qui pendent sans vie le long de lui. Il hésite frissonnant sous les inflexions liquides de la serveuse au comptoir qui sourit elle aussi de ses dents humides en l’invitant à entrer, à faire ce pas qui lui paraît plus lourd plus conséquent que les précédents, tête nue et le sceau de la faim sur son front, les mains rentrées, très vite, dans les poches de son pantalon. À droite les billets, et son sexe à gauche. Le seuil légèrement surélevé devenu montagne à franchir. La lanterne plus jaune encore. La sono du bar voisin plus grave. Le grincement du tabouret de bois frotté contre le carreau pâle plus crissant, scie aiguë sous son crâne énervé. Et c’est parce qu’il ne comprend pas ce qu’il entend, le flot fluide des paroles qui s’amassent, marée haute sous les lèvres rouges de la femme en vert qu’il s’avance lentement, en une inspiration profonde, qui vient de son ventre trop nourri, comme pour ne pas déflorer ce qu’il voudrait payer de mystère dans cette transaction éculée.

proposition n° 34
NORD

Au nord de la Grande Ville, une ligne simple, sans horizon, le long de laquelle s’alignent des toponymes disgracieux en caractères d’imprimerie aux empattements épais, souches curvilignes dont on ne peut prendre mémoire, on les laisse simplement affleurer sans visage sur la carte muette que l’on est tenté de replier très vite, en renvoyant à l’oubli ces territoires pavés de bonnes intentions. Au nord, des dalles aux échos très sonores, clôturées de tours trapues et grises, noires l’hiver, trappes à pauvres, nasses à masses laborieuses au teint brouillé des matins RER. Au nord, des supérettes closes par des rideaux métalliques rouillés d’abandon dans les échos des pas hâtés des passants aux yeux baissés. Au nord, les soutes honteuses de la Grande Ville, les Champs Déplumés et la misère tapie à laquelle on a même retiré son nom sous couvert de politique de la ville. Au nord alors, suivre l’Ourcq qui s’échappe écharpe enchâssée molle et verte, à couvert d’ombrages providentiels vers le nord.

EST

À l’est de la Grande Ville l’occasion, unique, d’une échappée belle. C’est là que pointe sa boussole intime, aiguille univoque et sans appel. L’est de la Grande Ville est précisément ce qui lui permet d’échapper à son étau, d’aller voir ailleurs et bien plus loin qu’il n’est permis de le penser lorsqu’on circule entre les panneaux publicitaires XXL du métro, qui vous jettent au visage leurs injonctions obsessives. À l’est de la Grande Ville il est bon d’imaginer qu’il peut en être autrement—, même s’il n’en est rien—, sous l’enseigne rouge des frères Tang, par laquelle commence le voyage. On a tout simplement changé de territoire, et les règles non écrites ne sont plus les mêmes. C’est à la fois évident et mystérieux. Fruit d’une lente et insensible appropriation, fief au parfum de galanga qui demeure le seul Est possible à son échelle, la sienne, pas celle de la ville qui n’en connaît plus depuis bien longtemps, enroulée déroulée reptile vorace dans les nœuds de ses voies rapides où fuient dans un sens, puis dans l’autre, les citadins ivres de liberté.

SUD

C’est en bas. On dit en bas où en dessous. Mais ça ne s’appelle pas le sud, car la Grande Ville n’a pas de sud. Le Sud est bien plus éloigné, hors d’atteinte, frange liquide aux teintes azur clapotant bien au-delà des ombres portées de Paris, qui le souffle bien loin, son territoire compacté, à dos d’arches d’autoroutes et de zones commerciales anonymées, zones de pacage où les humains stabulent paisiblement, connectés à leurs enseignes miradors, sous le regard doux d’un lapin idiot. Ici, le Sud se vend à prix cassés, packages promotionnels, comme les croquettes pour chiens et les serpillières par lot de trois. Les marchands de Sud racontent que le Sud est bleu et que l’on s’y trempe béat dans une eau toujours chaude, sous un soleil qui ne s’éteint jamais. Les marchands de Sud sont des rois dans la Grande Ville, qui en est dépourvue.

OUEST

À l’ouest de Paris, l’océan Atlantique, de longues bandes odorantes de sable, les pins lancés haut suintant leur résine dans la chaleur de juin entamé, leur tronc gonflé d’écorce à écailles marbrées que l’on voudrait de liège, car on se sent soi-même bouchon léger flottant ballotté ivre des odeurs de la résine et du sable. Pas d’ouest avant l’océan, surtout pas dans l’enceinte de la ville, surtout pas dans ces territoires exsudant dans la blancheur de leurs pierres, dans la largeur de leurs avenues, dans le vernis épais de leurs portes lourdes, dans la finesse de leurs voilages délicats aux plis savants, dans le tintement alambiqué de leurs jolies sonnettes, le pouvoir obscène de l’argent exhibé, graillon du possédant attaché à ces signes pérennes de la puissance qu’il pense ainsi s’octroyer. Elle avait, par une sorte d’atavisme de classe, rayé cette partie de la carte de la ville, qu’elle trouvait bien plus belle amputée ainsi. Moins… vulgaire.

proposition n° 35
NORD

Au Nord de la Grande Ville, une ligne simple, sans horizon, le long de laquelle s’alignent des toponymes disgracieux en caractères d’imprimerie aux empattements épais, souches curvilignes dont on ne peut prendre mémoire, on y promène simplement des yeux distraits, surtout attentifs aux photos qui les accompagnent, ainsi qu’au plan de visite proposé pour ces territoires pavés de bonnes intentions. Au Nord, des dalles aux échos très sonores, clôturées de tours vidées de leurs habitants, bâtisses trapues et grises, noires l’hiver, anciens repaires de pauvres, nasses de misères, de trafics et de violences. Au Nord, des supérettes closes par des rideaux métalliques rouillés tagués par des artistes de street art très connus, dans les échos nonchalants des pas mesurés des visiteurs attentifs à la poésie de ces lieux où vivaient les pauvres avant qu’on ne les évacue en-dehors de la Ville. Il y fait bon prendre des photos, poser pour des selfies mélancoliques, ou bien acheter dans des caves reconverties en boutiques luxueuses ou en galeries chics des portraits émouvants de pauvres ou de migrants aux traits cassés de misère et d’humiliation.

EST

À l’est de la Grande Ville l’occasion, unique, d’une échappée belle. C’est là que pointe sa boussole intime, aiguille univoque et sans appel. L’est de la Grande Ville est précisément ce qui lui permet d’échapper à son étau, d’aller voir ailleurs et bien plus loin qu’il n’est permis de le penser lorsqu’on circule entre les panneaux publicitaires lumineux omniprésents qui jettent au visage des passants leurs couleurs criardes. À l’est de la Grande Ville s’étend le quartier d’affaires chinois, immeubles neufs qui semblent perforer le ciel atone de leur masse lisse et vitrée. On a tout simplement changé de territoire, et les règles non écrites ne sont plus les mêmes. C’est à la fois évident et mystérieux. Fruit d’une politique commerciale sans faille, nirvana des consommateurs, des financiers et des spéculateurs, qui s’enroulent reptiles voraces dans ces creux chauds de la ville où l’on suce de sang froid les rêves mornes des citadins déboussolés.

SUD

C’est en bas. On dit en bas où en dessous. Mais ça ne s’appelle pas le sud, car la Grande Ville n’a pas de sud. Le Sud est bien plus éloigné, hors d’atteinte, frange liquide aux teintes azur clapotant sur des plages érodées, dans les sables desquelles s’engouffrent des bâtisses téméraires, que leurs habitants ont dû abandonner, les livrant au vide, au sel et au vent. Le sud s’est racorni, peau chagrine qui s’érode des larmes acides soufflées des villes au loin, des villes de plus en plus proches, peau ravinée qui bientôt ne pourra plus tenir ses promesses, cramée excoriée, offrant au ciel cru eaux noires et profondes claquant sans ménagement les rochers encore arrimés aux rivages étrécis, sous un soleil qui ne s’éteint jamais.

OUEST

À l’ouest de Paris, l’océan Atlantique, de longues banlieues résidentielles dans le sable et les pins lancés haut suintant leur résine dans la chaleur de juin entamé, leur tronc gonflé d’écorce à écailles marbrées que l’on voudrait de liège, car on se sent soi-même bouchon léger flottant ballotté ivre des odeurs de la résine et du sable. L’ouest s’étend jusqu’aux portes de la ville. Océans, marais ou Sologne, l’ouest est un domaine hérissé d’avenues larges et de grilles hautes suintant l’opulence dans la chaleur du long été entamé. L’ouest est chasse gardée, réserve naturelle où se côtoient possédants bien nourris et animaux gras, déployant pareillement leurs corps repus dans les bleus doux du ciel et les genêts de la côte, dans les forêts épaisses et charnues, le long des étangs à poissons ventrus. Humains et animaux en parfaite harmonie d’idéal organique, de lente digestion, de sieste sourde aux frissons douloureux du monde extérieur, ailleurs.

proposition n° 36
NORD

Au nord de la Grande Ville, une ligne d’horizon simple et fluide le long de laquelle se délient les yeux, attentifs aux toponymes en caractères d’imprimerie aux empattements épais, comme des racines griffues sur la carte, empreintes évocatrices de noms de voyage dont on veut prendre mémoire, en laissant le pas aller sur des territoires pavés d’ombre et de lumière, damiers imaginaires sur lesquels elle serait libre de pousser ses pions, ses pieds, ses livres et ses souvenirs. Au nord, des cours aux échos très sonores dans les vapeurs humides des hêtraies à l’orée de la ville dessinée esquissée par-delà le rideau de la brume s’enroulant au visage des passants aux yeux mouillés de petit matin. Au nord, les cales sans fond de la Grande Ville offrant sa profusion d’humains, de langues et d’objets, navire prêt à appareiller, voile pleins champs, plus au nord, vers l’Ourcq silencieux, écharpe enchâssée molle et verte, à couvert d’ombrages providentiels.

EST

À l’est de la Grande Ville l’occasion, unique, d’une échappée belle. C’est là que pointe sa boussole intime, aiguille univoque et sans appel. C’est à l’est que la Grande Ville ouvre ses pinces, précisément sous l’enseigne rouge des Frères Tang qui se calque obsédante sérigraphie dans ses orbites, pour lui permettre d’aller voir ailleurs et bien plus loin qu’il n’est permis de le rêver si l’on se contente de seulement fermer les yeux, entre les panneaux XXL du métro cloqués sur leurs injonctions obsessives, qui se boursouflent la nuit lorsque les couloirs sont déserts dans des tentatives réitérées d’envol. C’est à l’est qu’un jour elle a tout simplement changé de territoire, franchi la frontière au-delà de laquelle les règles non écrites se gravent en caractères énigmatiques sur la paume de ses mains, qu’elle n’ouvre plus, soumise à l’exploration de ce nouveau fief au parfum de galanga. C’est le seul Est possible à son échelle, pas à celle de la ville, qui n’en connaît plus depuis bien longtemps, enroulée déroulée, chimère vorace dans les nœuds de ses voies rapides où flottent dans un sens, puis dans l’autre, les citadins ivres de liberté.

SUD

C’est en bas. On dit en bas où en dessous, au bas de ce qu’étage le regard lorsqu’il tente de cerner, de préciser les contours de la ville qui s’effrange dans des teintes liquides d’azur, libérées des jeux des ombres qui ne s’y attardent plus, soufflées au loin vers des zones de Non-Ville. Le Sud ne se raconte que vrillé d’une clarté épandue sur tout ce qui respire en son sein, dans les avenues paisibles de la ville fécondée du silence de midi, à la fois enclose et offerte aux humains qui déambulent sous les arches de ses ponts courbes de pierre, sous un soleil qui ne s’éteint jamais.

OUEST

À l’ouest de Paris, l’océan Atlantique, de longues bandes odorantes de sable, les pins lancés haut suintant leur résine dans la chaleur de juin entamé, leur tronc gonflé d’écorce à écailles marbrées que l’on voudrait de liège, car on se sent soi-même bouchon léger flottant ballotté ivre des odeurs de la résine et du sable, qui montent à la tête et inondent les genoux de faiblesse, dans un grand relâchement de tout le corps qui cède au sable qui l’étreint. Et c’est le moment, le fragment de l’instant où se fait ce pas de plus, transporté dans l’enceinte de la Grande Ville surgie nette de sa mémoire abolie. Surgie large de ses avenues de calcaire toutes blanches de leurs pierres rassurantes. Surgie bruissant du tintement de ses cloches à l’orée du jour. Surgie floue des voilages légers flottant sur d’immenses baies démesurément ouvertes.

proposition n° 37

Au matin, quand collait encore sur sa peau la chaleur du drap abandonné, et quand s’attardaient sous son front, prisonnières des paupières baissés, les traces cabalistiques des rêves surprenants de la nuit, Mei traçait son sillon sans surprise le long des trois rues qu’elle devait longer pour parvenir à l’Hôtel Chinagora, pour prendre son service à la buanderie dans la vapeur étouffante des draps d’inconnus qu’elle ne croiserait jamais autrement qu’en empreintes molles d’odeurs intimes. Dans le petit jour d’octobre, des fenêtres s’allumaient, saupoudrant son parcours d’autant d’invites muettes. Car elle ne connaissait rien du monde tapi derrière ces murs noircis de pierre urbaine. Aucun son ne filtrait des habitations closes comme des boîtes de conserve et cette nappe envahissante de silence l’enveloppait en une sorte de contention douloureuse qui lui faisait regretter son quartier de Chongqing. Mais le trajet lui paraissait très court lorsqu’elle peuplait ce silence, se voyait ouvrant toutes ces portes rébarbatives, pénétrant dans des couloirs qu’elle imaginait étranglés de portes et de réduits constituant des appartements multiples, en nids de voix, en bruits de télévisions et de chasses d’eau, peuplés d’étagères étroites surchargées, pots métalliques, thermos inox rouges à kaishui, boîtes rectangulaires dorées, bassines de plastique rose, passoires cabossées, boîtes à œufs, pots à baguettes, gamelles en aluminium, tresses de fils plastique multicolores, livres aux couvertures frêles et monochromes en piles instables et vivantes, trousseaux de clés accrochés à des globes terrestres siffleurs, planches à découper en bois clair, cartons vides, magnets des JO de Pékin sur de petits frigos blanc cassé, portraits du Grand Timonier profil tourné vers l’avenir rayonnant d’un soleil pourpre maladroitement sérigraphié, boîtes à masques de coton blanc, ventilateurs, bouddhas et leurs offrandes, bouteilles d’eau minérale, couettes ouatinées brodées sur des lits non défaits attendant leurs occupants captés par les méandres de la ville gloutonne, ombrelles, enveloppes rouges pour les médecins, réchauds modestes aux coins craquelés, sachets de prunes séchées salées, balais paille aux manches légers, rideaux de douche aux motifs géométriques, peluches brun sale aux yeux en forme de grosses billes noires interrogatives, bidons de lessive aux accents de bois de rose chimique, manteaux foncés raides sur leurs cintres ployés, piles de vêtements indistincts bancales dans des armoires à monter soi-même. Et elle imaginait encore les murs derrière les armoires, les mailles fines de la poussière tissées le long des plinthes en un chemin secret vers les voix oubliées des occupants précédents, disparus derrière d’autres murs de la ville, derrière d’autres meubles, encombrant de leurs corps en mouvement d’autres d’espaces, qu’elle ne pouvait s’empêcher de se représenter, trouvant jouissance à ce jeu de construction par lequel elle faisait sien le labyrinthe.

proposition n° 38


— Un carnet de voyage, celui d’une provinciale arrivée à Paris après douze ans dans un village basque de moins de mille habitants. L’exotisme fort de la ville, comme l’odeur d’un gibier déroutant et insaisissable, entêtante et carnivore. Et ses pas à elle, la petite provinciale hypnotisée par le mouvement de la ville qui l’agite à l’intérieur et à l’extérieur. Un tantinet mièvre et convenu.

— Un carnet de voyage, le long de la partie urbaine des fleuves. Raconter à marche lente l’exploration des rives, les quais leurs gravats dans des bennes, les guinguettes, le chemin de halage et la plage de Gournay, les ponts et les passerelles, les nuances des eaux et l’écume aux écluses, les grilles cisaillées et les villas dans la courbe de la Marne. Des fragments à visée poétique. Sans doute un exercice de style légèrement ennuyeux.

— Une biographie, celle de ce conseiller municipal cristolien, qui photographiait inlassablement les chantiers de sa ville, conscient de ce qui s’accomplissait très vite, les champs livrés aux pelleteuses et les tours comme des bulbes de béton éclatant à la surface du paysage en lui ôtant définitivement, en quelques années, sa physionomie originelle. Qu’éprouvait-il en prenant ces photos ? Était-ce pour lui une activité quotidienne ? Aléatoire ? Une passion ? Une manie ? Habitait-il une maison ou bien l’un de ces appartements neufs ? Développait-il lui-même ses photos ? Avait-il des enfants ? Les emmmenait-il sur les chantiers qu’il photographiait ? Que leur racontait-il de Créteil ?

— Un roman photo. L’histoire d’une femme agent immobilier qui parcourt la ville et ses cubes de béton. Sait qu’elle vend des espaces qui ressemblent à des prisons, surtout les constructions neuves, aux pièces exigües, aux ouvertures étroites et mesquines. Est de plus en plus mal à l’aise. Cherche des raisons de détester cette ville, qui pourtant la fascine. Récit schizophrénique, comme la ville.

— Un roman photo. Des photos des zones grises de la ville, zones de et à la marge, interlopes, pas encore friches mais un peu abandonnées, taguées ou pas, incernables, mystérieuses. Mais pourquoi ? Où la part de mystère là-dedans, immédiatement quand il s’agit d’un lieu qu’on ne peut classer coller dans une case une fonction ? Quand ça ne grouille pas d’humains, mais que ce n’est pas désert, et que la présence de chacun constitue une énigme ? Pourquoi la fascination, rapide, immédiate, et collante, comme un vêtement trempé de sueur qui s’accroche à la peau sans vouloir glisser sur elle ? Pour le reste, les friches : du déjà vu, l’esthétique des ruines version XXIème siècle.

— Un roman social. L’émigration. Arrivée d’une jeune clandestine chinoise à Paris. Elle met du temps à se rendre compte qu’elle est invisible, silhouette affadie dans la grande ville inconnue. Que ferait-elle pour se construire, se bâtir, jeter ses fondations, s’amarrer à la pieuvre de béton ?

— Un récit bancal, une fiction faite de beaucoup de moi dans la ville, des souvenirs. Ça risque de dégouliner, des pages d’introspection et de je couché sur la page, s’y vautrant sans vergogne… et sans intérêt.
— L’histoire de l’hôtel Chinagora. Sa construction, la faillite puis la reprise par Huatian. Des personnages fictionnels, qui seraient des employés chinois de l’hôtel.

— Une fiction engagée qui dénoncerait l’appropriation de l’espace par les possédants, la relégation des humbles dans des zones de non vie, dans des non villes hérissées d’espaces inhospitaliers, de ceux qui donnent envie de tourner les talons lorsqu’on y pénètre. Les personnages seraient une sorte de collectif né sur les réseaux sociaux.

— Le récit d’une rencontre. Deux femmes très différentes l’une de l’autre. Mais l’une et l’autre isolées dans la ville qui n’est que l’illusion du collectif.

proposition n° 39

INTERDIT. Chantier interdit au public. Henri s’était arrêté devant le panneau métallique jaune. Les taillis clairsemés qui descendaient vers le confluent avaient été arrachés – en un seul jour semblait-il – il n’avait rien remarqué la veille – ou alors il était vraiment trop distrait, préoccupé par le petit qui n’arrivait pas, et sa fille qui s’inquiétait du terme dépassé, pâlie d’attente et d’inquiétude. C’était son premier. INTERDIT. La tentation était trop grande de déplacer la barrière qui grinça et d’avancer de quelques pas dans le chantier embryonnaire qu’enflaient déjà quelques tas de sable et de gravier sur les replis à nu du sol argileux, frileux sous la lueur crue du ciel de décembre. Le terrain allait s’étrécissant pour finir en une pointe géométrique entre la Seine et la Marne qui entremêlaient doucement leurs eaux à cette heure de fin d’après-midi. Il n’avait jamais assisté à ce spectacle, au jeu des ondulations troubles, aux notes chuintantes des remous contre les coques lisses, au bercement des fleuves l’un contre l’autre, l’un l’autre en un seul flux, qui ondoyaient lentement vers Bercy. Les buissons qui avaient poussé abandonnés sur ce recoin de terrain avaient toujours fait masse, et protégé la confluence des regards, formant un écran végétal, une digue naturelle, un rempart sobre aux épanchements des fleuves amoureux. Interdit, Henri ne pouvait se décider à quitter le chantier, immobile dans la terre argileuse qui faisait succion sous ses souliers cirés, chaviré par le balancement doux des eaux qui lui semblait scander l’attente de l’enfant qui ne se décidait pas à naître. Il titubait presque lorsqu’il remonta enfin vers la sortie du chantier, sans même plus se demander ce qu’on allait construire à cet endroit. Un seul mot retint son attention sur le panneau d’information à gauche de la barrière métallique, « Chinagora », comme une sorte d’invitation à un voyage qu’il venait d’entamer là, au bord des fleuves.

proposition n° 40

Elle n’en pouvait plus. Lessivée. Vidée de tout. D’elle. Du monde. Des autres. Tendue comme un arc de fatigue sur la banquette du RER, la joue enfoncée dans la paume, la tempe collée à la vitre derrière laquelle défilait la ville qui commençait à s’effilocher cédant à contre cœur à l’espace gris du ciel des monticules de lumière, des clairières de goudron autour desquelles se jouaient des enseignes colorées, dont certaines clignotaient sur un rythme rapide que semblait concurrencer la trépidation du train de fin de journée projeté dans sa course saccadée vers la banlieue, elle se laissait dissoudre peu à peu dans le flot des images sitôt évanouies qui se bousculaient dans la bande passante du paysage. Ça ne s’arrêtait pas. Ça semblait ne pas vouloir prendre fin en se dévidant comme un rouleau compacteur, un gros rouleau à lui barbouiller le cœur des couleurs des murs sales qui s’étalaient le long de la voie, l’empêchant de rêver ou de dormir. Elle attendait pour fermer les yeux la fin de la ville. Et la ville s’arrêtait au triage. La ville explosait difractée éclatée dans le réseau des voies parallèles du triage de Villeneuve-Saint-Georges. Des rails brillants à l’alignement rassurant naissait un nouveau paysage qui lui offrait tous les soirs à la même heure une idée du lointain, la vision d’un horizon qui se formait nébuleuse soyeuse au bout de cette projection géométrique qui venait la saisir au ventre pour l’emporter loin devant, en dehors de la ville.

proposition n° 41

Mais pas de chance cette fois-là. [1] Dans le demi-jour. Sous l’hôtel. Dans cet espace vide et vierge. Sorte de gueule obscure baillant sans vergogne son air maussade à la face des fleuves. Lâchant sans retenue ses bruissements équivoques parmi les grondements sourds en provenance des entrepôts d’Ivry, en face. Pas de chance vraiment. Personne, dans l’ombre douteuse. [2] Pas même le soupçon d’une silhouette furtive. Ni même seulement l’écho des talons qui avaient claqué sec sur l’asphalte, tout devant l’hôtel. Elle n’avait pu distinguer les chaussures. Avait entraperçu le bas d’une jambe surmontée d’un vêtement rouge. Tâche empourprée. [3] Sur ses joues alors avait monté un brusque afflux de sang. Saisie, elle avait perçu le son mat de la lourde portière de la berline blanche stationnée au bas de l’escalier. C’est précisément ce qu’elle revient chercher. Le son de la portière, amorti sans aucun doute par des ressorts puissants et efficaces. Une voiture allemande certainement. [4] L’éclair rouge de l’étoffe. L’image de talons hauts qu’elle n’avait pas vus [5] Sa main qui s’était crispée sur son écharpe. L’accélération soudaine de son pas pour s’approcher de cette vision, qui s’était dérobée dans le bourdonnement doux d’un gros moteur.

proposition n° 42

entre 7 et 8

Et elle arpente la dalle avec constance, retraçant le chemin suivi dix ans auparavant dans ses hésitations et ses volte-face, et se sent peu à peu plongée dans ce gouffre absolu qu’est la mémoire et son souffle chaud sous son front qui s’inonde d’images jusqu’au point de vertige où elle est obligée de s’arrêter face aux huit étages du bâtiment qui semble la narguer d’un mystère qu’elle n’arrive pas à croire imposture.

entre 8 et 9

C’est que l’heure presse maintenant. La pluie entraîne en tombant les dernières gouttes de jour qui s’écrasent au fond de ses yeux en auréoles claires sur lesquelles se redessine démultipliée la silhouette de l’Hôtel qu’elle emporte ainsi dans sa course qui s’accélère. Image volée au temps matériel de la ville qui ne tolère pas que l’on s’arrête et que l’on pense, qui vous pousse en avant sur une cadence que l’on n’a pas choisie.

entre 9 et 10

Facile de caler son pas sur ce tempo-là. De faire confiance à la boîte à rythme des Bérus. De se laisser porter par la guitare électrisée et le goût acide de la pluie qui vient se jeter sur ses lèvres au fur et à mesure qu’elle accélère, qu’elle s’éloigne de l’Hôtel dressé dans son dos.

proposition n° 43

Ce qui resterait à écrire ? Mais cela commence à peine ! Mécanique fragile dont on se pense la pièce maîtresse alors que l’on n’en est qu’un rouage, petite roue dentelée qui cherche sa place dans l’engrenage des mots, en en redoutant et désirant tout à la fois les inévitables grincements. Ce qui resterait à écrire. Ce qui crie aux articulations et fait craquer les poutres porteuses de mémoire. Ce qui resterait à écrire est bien plus long et sinueux que ce qui a déjà été écrit. Ce serait comme ces fleuves qu’il faudrait prendre le temps de remonter sans se fier en aveugle à la carte qui indique leur source d’un trait bleu légèrement appuyé. Car la source n’est pas la carte et la déborde. Ce qui resterait à écrire serait précisément le débordement, l’invasion sauvage du texte par ces personnages, Mei, Henri, Elle, qui ne demandent qu’à grossir, à s’habiller d’un corps de chair et d’une vraie voix sonore, alors que cantonnés par moi à des rôles de silhouettes, d’apparitions précaires tournant inlassablement autour de l’Hôtel Chinagora qui n’a pratiquement rien révélé de ce qui bouge et bruit dans ses caves. Ce qui resterait à écrire, c’est pourquoi il s’est imposé comme lieu incontournable et central ce p… d’Hôtel qui n’est rattaché à aucun souvenir affectif, à aucun événement particulier de ma vie à cette période, cette période où je rôdais parfois autour, comme une voleuse. Ce qui resterait à écrire. Un travail de fond. Comme un mineur de fond. Sans autre lumière de jour que celle des mots. Démineur d’images et de récits possibles que l’on entamerait à leur racine. C’est pourquoi j’aime bien l’image de la mandragore. Elle crie lorsqu’on l’arrache. Ce qui resterait à écrire. Ce qu’on crie quand on a trouvé ce qu’on arrache.

proposition n° 44

Avoir pensé au fil de la lecture trouver des réponses aux questions qui surgissaient énigmatiques, puis avoir eu la tête tournée, la tête à l’envers de ce parcours très circulaire dont elle ne sortait plus, prisonnière des sortilèges du lieu, vaguement étourdie par des fragrances exotiques, qui ouvraient des mondes et le ventre de la ville.

N’avoir d’abord suivi que distraitement le mouvement du texte, son chemin à carrefours multiples, une promenade comme un autre, agréable, récréative. Avant de prendre cette lame de fond, cette révélation qui se lovait parcellaire dans ce qui avait précédé. Avant d’être retournée aplatie secouée émue par le dit et cette écriture puissante qui enveloppe et le réel et le lecteur dans la luxuriance de ses images dont aucune n’est gratuite. Avant d’être écrasée par cette ombre de la ville surgie de la tempête.

S’être sentie curieuse de ce qui allait s’offrir, de cette vision toute en juxtapositions qui s’installent dans un espace qui n’appartient plus au temps, qui n’appartient plus qu’au regard de celle qui revient, qui ne cherche pas à mesurer ce qui a changé mais qui cherche à écrire ce qui se lit de soi dans un lieu que l’on a quitté, mais qui ne vous quitte pas, quels qu’aient été les voyages et les tribulations.



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1ère mise en ligne 10 juin 2018 et dernière modification le 20 septembre 2018.
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[1Des mois qu’elle tournait autour de l’hôtel avec une sorte de fièvre qu’elle ne s’expliquait pas, convaincue qu’il fallait guérir le mal par le mal

[2On y vient. C’est d’une présence humaine qu’elle recherchait la trace, l’écho, l’odeur, la preuve

[3Elle avait construit cette vision initiale. Et en hantait le lieu de surgissement pour s’emparer de sa racine, la mandragore qui poussait là, pour elle.

[4Dans ce qui avait constitué un jour lointain de son passé la réalité, la voiture était noire, une grosse Audi aux portières lourdes qui filait la nuit sur l’autoroute vers Paris les week-ends où l’on allait voir des expos photos.

[5Comme ceux qu’elles aimaient porter, sans être dupes du jeu, du cirque à hommes.