Annick Nay | Avenue T.

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Des bords de Loire aux bords de Seine, Annick Nay vit actuellement à Paris. A toujours aimé écrire au gré des saisons et de ses pérégrinations : des textes courts ou longs, des poésies, des textes sur des œuvres d’art contemporaines, sur des pratiques professionnelles en cours, des articles thématiques, des narrations … Explorer, dans des contextes différents, des écritures différentes. Ciseler, modeler, sculpter le vif de l’écrit. Pérenniser. Faire écrire également. Partager l’écriture… Quelques traces : Revue Sociologies pratiques n°1 et 2 (1999) ; Poésie publiée dans la Revue Filigranes n°60, Le Don du Texte (2004) ; 2 textes en ligne sur le site « Raconter la vie » (2015) ; texte court publié dans « Des maisons inconnues » (Atelier Eté 2016, Tiers Livre Editeur) et divers textes en ligne sur ce même site ou éparpillés ici ou là sur des supports variés.
proposition n° 1

Marcher… Chemins rudes de cette ile des Cyclades, un caillou surgi de la mer dit la légende. Scruter les pierres sur lesquelles nos pieds se posent. Scintillement du mica, veines vertes et blanches ; grises, ocres, mates, translucides ; lisses, rugueuses … Des pierres sans âge identifiable, que la nature a travaillé à sa façon et déposé ici, sur ses chemins difficiles à suivre. Les pieds attentifs à ne pas s’égarer, la tête ailleurs.

Toutes ces pierres témoins immobiles, loin des espaces urbains déjà traversés, qui reviennent comme mises en perspective, interrogent dans ce présent l’enchevêtrement d’une mémoire. Une enfance bercée de lieux historiques, datés. Par ici, constructions haussmanniennes, par-là, châteaux de la Loire, plus loin, maison sur les bords de l’Adour et plus loin, encore ? Constructions dispersées puis constructions de plus en plus en proximité. L’espace devient alors rare. L’urbain colonise l’espace, puise les ressources, privilégie les formes aux matériaux bien souvent, traces d’orgueils qui se voudraient mémorables. Voilà pourquoi ma mémoire faisait des boucles. Emue par la beauté de ces pierres brutes et humbles en contrepoint des constructions prétentieuses d’un quotidien habituel, un contraste abyssal.

proposition n° 2

Une avenue longue, des immeubles alignés, des trottoirs larges. L’avenue s’étale en pente douce entre la rue de Dunkerque et la rue des martyrs. Un petit air de morne respectabilité. Peu de fantaisie, l’alignement des arbres suit celui des constructions. Numéro 16 : une porte, imposante, bois massif, épais, lourd, couleur chêne, vernis, deux battants dont un seul peut s’ouvrir, poignées dorées, brillantes, en cuivre. Cette porte à elle seule signifie toute la différence entre l’extérieur, la vie de la cité et l’intérieur, la vie privée dans les appartements familiaux. Une porte qui n’est pas à portée de main d’un enfant, bien trop lourde.

D’un côté de la porte, la vie dans la ville : les passants hâtifs, les promeneurs, inconnus, ou connus, on se salue, quelques liens de voisinage, de parenté, des bouts d’histoires communes qui s’égrènent, se recomposent, s’oublient, se posent ici ou là ; un flux, du mouvement, à certaines heures plus qu’à d’autres ; quelques boutiques, une épicerie voisine familière, pommes de terre en vrac, œufs à l’unité. Plus loin, un petit square, le gris cède au vert furtivement.

Pas très loin, imposant, l’espace privé de la cité scolaire Jacques Decourt, 3 hectares et demi.

Passé la porte du n°16, avenue T., un temps de suspension, pas de mouvement, peu de lumière, pratiquement aucun bruit, un espace qui ne se dévoile pas au premier regard. Cligner des yeux. Le regard doit se faire insistant pour découvrir un couloir sombre, carrelé, puis un grand escalier central et ses larges marches en bois brillant recouvertes d’un tapis. Désuet ? A cette époque, on ne brille pas en société, on brille de propreté, un marqueur social. Peu de bruit. On aurait presque envie de parler à voix basse pour ne pas déranger, ne pas froisser l’air ambiant, lourd. Des odeurs d’encaustique malgré tout. Il est rare de croiser des voisins dans l’escalier. Si peu de mouvements, comme si toute la vie était concentrée derrière les autres portes, celles des appartements, un peu moins imposantes que l’entrée principale certes, mais n’invitent aucunement à franchir le pas.

proposition n° 3

Avenue T., souvent mal au cœur quand reviennent les émotions perlées au gré de pérégrinations apparemment sans but. Partir loin, comme une urgence, de cette avenue. Le silence s’installa dans le nouveau lieu. Et la tristesse aussi. N’avoir rien compris. Ne toujours rien comprendre. Puis revenir dans la périphérie géographique de cette déchirure, mais ne pas s’en approcher. Juste de loin, en cercles concentriques.

Une amie s’installa rue Gérando, autant dire à 2 pas. L’avenue T. accueillait une brocante ce jour-là, un prétexte pour la promenade, prétexte à confronter des bribes éparpillées d’une mémoire joueuse. Emotions puis déceptions. Un immeuble, une entrée, une porte où plus rien ne brille. Confrontation d’images noires & blanches comme fixées par l’objectif d’un photographe et de sa réalité ordinaire contemporaine. En surimpression, des images oniriques insaisissables.

Près de ce lieu retrouvé, l’école maternelle de la rue Milton, joyeuse .Un peu plus loin, la rue des Martyrs, rue commerçante, mais aussi adresse de Marguerite et de son compagnon. Des personnages dignes de roman. Et encore un peu plus loin, notre Dame de Lorette…

Et puis encore plus loin des lieux familiers, les « grands boulevards ». Grands ? Un hôtel où courtisanes et galants faisaient la fête, pudeur du langage, démesures des fêtes. Aujourd’hui reconverti en siège social d’une grande banque. Pas très loin, les grands magasins, qui affichent le chic parisien. Mise en scène du cycle de l’argent.
Les flux de la gare Saint Lazare dans le lointain. Allers…Retours… agitations incessantes. Transit, éloignements. S’y perdre.

proposition n° 4

Voilà ! C’était exactement ça. S’éloigner, respirer, prendre de la distance. Pfuut !! Le 8h53 à la volée, et maintenant être assis tranquillement. Quitter les hauts murs gris d’une ville. Mais comment séparer les lieux d’habitations des voies bruyantes et polluantes ? Petit à petit, les petits pavillons bien rangés laissent plus d’espace aux friches, des espaces sans propriétaire apparent et sans projet. Des constructions neuves. Des constructions plus anciennes. Des petites constructions en hauteur, trois étages, étroites, alignées le long de la gare. Pas de perte de temps, une certaine vision des transhumances urbaines . A d’autres moments, de grands espaces bétonnés, planes, démesurés, lieux pour voitures, garées à la journée probablement. Dans le paysage apparaissent quelquefois des maisons plus cossues, mais à la perspective limitée, vue sur les voies, bruits des trains qui s’écoulent inlassablement. Des maisons qui ont sans doute rêvée de destins moins limités.

Puis des arbres, encore des arbres, des ronces, des champs, un univers plus agricole qu’urbain. Mais la bataille est rude. Surgi de nulle part, quelquefois, un complexe sportif, et des autobus attendant les joueurs pour le retour. Et encore quelquefois des constructions dont le voyageur peine à saisir l’utilité. Mais voilà, le béton semble plutôt solide. Les panneaux publicitaires sans charmes scandent le rythme du train.
Et puis toute cette urbanisation propre à l’éloignement des villes cèdent le pas à une nature plus présente, des prés, des forêts de loin en loin, des moutons, quelques vaches nous signifient notre éloignement de la ville. Changement de TER pour la micheline locale, rouge. On traversera le jardin potager du chef de gare. Et enfin on arrivera à destination d’une petite ville, et de son abbaye en haut de la colline. Ici les matins cèdent peu à peu à la brume pour laisser une vue magnifique sur la vallée et ses nombreux chemins. A pied les chemins.

proposition n° 5

Regarder ses pieds. Un puis l’autre. A nouveau. Lever les yeux. Soupirer. Le regard se déplace sur des taches colorées aux formes étranges, comme des taches d’eau solidifiées, un mouvement qui part d’un centre hypothétique, des vagues arrêtées dans leur essor, des volutes, ni vraiment circulaires, ni vraiment aériennes, mais posées, épousant à la fois les contours de la pierre et s’en distinguant. Formes éclatées, juxtaposées, patchwork, caléidoscope immobile, mais à peine. Si fragile, un souffle d’air pourrait peut-être réanimer ce curieux assemblage, qui sait … La palette des couleurs est étrange blancs, gris-bleutés, un peu lunaire ; des gris sombres plus vifs, plus vivants aussi ; des ocres pâlis, plus bruns parfois. Et puis cette juxtaposition soulignée d’un liseré sombre, préservant l’unité de chaque forme mais composant un ensemble indissociable. Les lichens ont recouvert toute une partie des pierres, nul ne sait depuis quand, ni pour combien de temps. Un supplément de vie entre champignons et algues, eau, air, terre… Affinités étranges. Témoins muets mais non dénués d’expressivité. Découvrir l’exubérance des lichens sur les pierres usées des petites marches intrigantes et cachées où les pieds semblent intrusifs. S’en éloigner à regret. Reprendre sa ligne d’erre, ne pas laisser de trace, ne pas imprimer une quelconque empreinte dans le sol meuble. Se faire aérien et élargir le champ des investigations et des rêveries.

proposition n° 6

Rue Blanche, rue Bleue, où sont les coquelicots ? Rue Bourdaloue, un léger parfum de poires aux amandes. Rue Milton, la petite école, la première école. Rue des Martyrs, ne pas perdre son souffle vers la Butte. Plus tard, grimper dans les chemins alpins. Se rêver ballerine en tutu ou cantatrice place de l’Opéra. Profiter du square d’Anvers pour chausser ses patins à roulette. Jardin des Tuileries, s’entrainer au hula hoop, au diabolo. Avenue Trudaine, c’est patinette, quelle aventure !

Rues Balzac, Clément Marot, Rabelais, Alfred de Vigny. Rues Paul Cézanne, Rembrandt. Littératures. Arts. Explorer encore, et encore, indéfiniment. Rue Christophe Colomb. Place Paul-Emile Victor. Rue d’Anjou, rue de Provence, square Marcel Pagnol. Rue de Vézelay. Rues de Moscou, Presbourg, Saint Pétersbourg, de la Neva, de Téhéran, de Rome, de Stockholm … Micro et macro géographies. Prendre le train, le bateau, l’avion, un tapis volant… Rêver. Mais aussi, une rue Intérieure, mais pour aller où ?
Rues Dieu, de Paradis, Beaurepaire. Pas de commentaire.

Rue de la Grande Truanderie, de la Petite Truanderie .Et rue des Innocents. Ni grands, ni petits.

proposition n° 7

L’ombre portée des arômes blancs, s’épanouissant le long d’un mur irrégulier, délimitait une zone plus humide, plus à l’ombre, et était le support d’un jeu qui consistait à sauter alternativement d’un pied sur l’autre, une fois le pied posé sur l’ombre, une fois posé hors de l’ombre. Plus tard, le même jeu consistera en suivant la bordure des trottoirs, à sauter alternativement un pied dans le caniveau, puis un pied sur le bord du trottoir. Un jeu comme une ritournelle usée. L’ombre, les arômes, le jeu… Dans les rêves, se détachait souvent une silhouette de maison, plus longue que haute. Un chemin passait derrière la maison, devant une petite cour, et sur le côté les arômes alignés au pied du mur. À côté un petit escalier desservait directement le premier étage sans avoir à passer par la porte d’entrée principale. Comme un premier dessin, des lignes horizontales, verticales, des volumes et quelques ombres. Le tout crayonné rapidement pour être retravaillé en détail. Une énigme, un paysage semi urbain, le souvenir de bruits de circulation, de machines bruyantes parfois, sans liens apparents entre ces deux univers, l’un apparaissant familier et l’autre aussi étrange qu’un paysage défilant à toute vitesse derrière la vitre d’un train à grande vitesse. Deviner, se convaincre d’avoir reconnu une forme, mais la vitesse aspire les images. Subsistent des trainées colorées, fugaces, imprimant des sensations de connu, de déjà vu et d’étrangeté tout à la fois dans le corps.

proposition n° 8

Le bruit de la pluie au réveil. Douceur d’une journée qui laissera du temps pour s’installer dans une lenteur réconfortante, voir s’immobiliser. Écouter à nouveau le rythme des gouttes qui glissent le long de la gouttière. Sur le pas de la porte, au sec, regarder les couleurs qui changent, l’horizon rétréci par les nuages gris. Se mettre au diapason d’un rythme intérieur le temps de quelques respirations. Observer par la fenêtre le petit square déserté, les silhouettes qui pressent le pas dans la rue, les parapluies qui s’agitent. En somme, il ne se passe rien. Rien ? Smartphone, matinale du Monde : un pape, un président de la République, migrants, maltraitance des enfants, rétention de mineurs, Parcoursup, vegans et bouchers, autolib, antisémitisme, ostéoporose, Pass culture, koalas d’Australie, diversité… vingt sujets proposés. Renoncer à lire l’actualité quand il pleut.

Avenue T., rue des Martyrs, jardins des Tuileries, bords de Loire, iles lointaines, je ne me sens d’aucun lieu particulièrement les jours de pluie. Comme des négatifs qui se superposeraient, brouillant les images, accentuant certains contrastes, faisant douter de ce qui est vu, recompositions hasardeuses. Se mettre à l’abri sous un porche, un auvent, dans un café, ne pas trouver d’abri et poursuivre son chemin. La radio propose : bébés volés sous Franco ; la Hongrie pays de « la servante écarlate » ; pédaler l’été ; la question migratoire… Le silence qui suit juste après la pluie.

proposition n° 9

Silence matinal, ponctué par quelques notes familières, les cloches de l’église voisine, la journée commence. Suivra à très peu de temps, un grincement métallique, le store du Dojo japonais se lève. L’ordinateur ne grésille pas encore à l’intérieur de l’appartement. Ecouter à nouveau, apprécier le silence. Un temps de suspension. S’accorder avec ce qui nous entoure. S’accorder avec nous-même .Ne pas se précipiter dans l’activité désordonnée. Un brouhaha furtif traverse la place, entrée des écoliers. Quelques paroles s’égrènent dans l’espace, impatience, inquiétude, fébrilité… Les jours de marché, le bruit des caddies, petites roulettes, vers la place de l’église. Quelquefois, grincements des planches à roulettes, élan, looping, changer de sens, claquements secs sur le sol. Pas de chute. Juxtaposition de temps sociaux ritualisés. Millefeuille des espaces urbains. Se souvenir des gares, des aéroports, de l’agitation frénétique partout, de la cacophonie ambiante, être ailleurs, absent à soi-même, arrivées prochaines, nouveaux départs, des oublis « c’est où déjà ? », ne rien voir, ne plus rien entendre.
Ici, la journée avance, les sons crescendo parfois : une ambulance, une voiture de police, un automobiliste impatient. Dysharmonie. Un enfant crie et pleure, personne ne semble le consoler. Insupportable. Puis apaisement, les cris et les pleurs ont cessé. Le temps peut à nouveau se dilater. Ecouter « Romances sans parole »pour piano, être bercée, changer d’univers. Songer aux sons qui nous relient, aux lieux familiers, à la pluie, aux vagues qui viennent se jeter, à l’écume projetée, habiter son silence pour laisser l’infini s’y déployer. Prosodie douce.

proposition n° 10

Humer délicatement le parfum des roses. Roses palissées sur les murs de meulières irrégulières. Jardin de curé clos. Après- midi ensoleillée. Odeur de frais du linge séché dans le jardin, puis plié soigneusement en pile et rentré à l’intérieur de la maison. Fin d’après- midi. Effluves beurrées, sucrées, légèrement caramélisées des galettes à la crème de lait, chaudes, tous justes sorties du four. Goûter. Le rythme d’un après- midi à la campagne, lointain. Fermer les yeux.

Autre lieu. La fragrance de son parfum luxueux précède ses pas décidés dans l’escalier. Une signature d’indépendance et d’élégance, pensait la génération des femmes de l’après – guerre. Des parfums capiteux, rares, signés, reconnus par tous. Une forme d’émancipation pour les citadines, qui prenaient alors leur élan dans le monde du travail. Fermer à nouveau les yeux.

Autre époque. Transports parisiens. Dès le matin, ça ne sent pas vraiment la rose ! Puis réunion de travail, lieu clos, réunion interminable. Une participante porte le dernier parfum à la mode, qui agresse les narines, écœure, impossible de s’y soustraire. Plus tard la seule vue du flacon provoquera les mêmes effets. Les images n’ont pourtant pas d’odeurs.

Mémoire olfactive si vive et sélective.

Comment expliquer que pour bien voir cette œuvre sculptée, il faut y poser la pulpe des doigts ? Suivre et sentir l’arrondi de la courbe, apprécier la douceur du marbre si fin, le rendu du grain de la peau, les volumes tout en grâce, l’équilibre du tout ? Penser aux ébauches préalables, les mains malaxant la terre, les formes qui se dessinent et prennent progressivement du volume. Sentir tactilement pour voir « du dedans ». Mémoire des formes. Prendre forme.

Mastiquer, très longuement, une colère qui ne faiblit pas, comme une tempête que rien n’arrêtera. Tension des mâchoires. Frottement des maxillaires. Glotte coincée, l’air passe mal. Mastiquer fermement pour ne pas dire ce qui provoque une telle colère. La salive adoucit à peine l’irritation de la gorge. Déglutir, comme un hoquet. Un goût de terre, acre, répugnant se diffuse. Nulle saveur pour adoucir, faire baume. La mémoire ne gardera que des traces de violence.

proposition n° 11

Tardi pourrait en faire le lieu d’une bande dessinée, tellement de vie, de mouvements, d’échanges, d’observations, dans ce lieu qui résiste à l’encerclement d’autres enseignes sans âme, au marketing mensonger. Par exemple, une « boucherie nouvelle génération ». Cette boutique, au décor soigné, propose sur des tables de cantine des plats cuisinés midi et soir, plats contenant de la viande (explicitement annoté sur la vitrine). Et pout client souhaitant cuisiner lui-même, une vitrine réfrigérée où s’alignent sur 7 ou 8 linéaires des emballages hermétiques et transparents, contenant un beefsteak, un rôti de bœuf, des ris de veau , du jarret, etc… pratiquement tous les morceaux qu’en principe un boucher sait découper. Pour cette enseigne « nouvelle génération », le tiroir-caisse est le lieu de toutes les compétences.

Notre lieu de résistance, au numéro 105 de la rue du Ch. indique « Alimentation générale », ouvert tous les jours de 11h à 1h du matin, quoi qu’il arrive, tous les jours de l’année. L’Alimentation générale est tenue par un couple et leur famille nombreuse. Les grands aident au commerce. Madame s’occupe des plus jeunes. Monsieur et Madame ne tiennent jamais leur boutique ensemble, mais chacun leur tour, en alternance. On peut y trouver à peu près tout ce qui permet de faire son diner quand on rentre le ventre vide, à une heure tardive. On y trouve également des produits d’entretien, des bonbons pour les enfants, des pâtisseries maison faites par Madame, des piles, des cartes de téléphone, du pain frais… Mais ici on ne se contente pas de sortir sa carte de paiement, les transactions sont personnalisées, on converse. Monsieur observe, conseille, demande des nouvelles, fait partager ses interrogations sur l’évolution du quartier, sur l’avenir de son commerce, ses inquiétudes, l’avenir de ses enfants. Avec Madame on parle plus volontiers éducation des enfants, famille, c’est-à-dire des grands parents aux petits enfants, des vacances prochaines au « pays ». Le dimanche après–midi, des grand mères viennent acheter une bouteille d’eau, et surtout passent un moment à échanger aimablement, sur le temps, comment va le temps, les regrets, les espoirs, quelques confidences ici et là, une vie sociale mince mais réelle, une attention à cette aïeule souriante quoique un peu solitaire. Le soir, beaucoup plus tard, passent d’autres solitaires, laissés pour compte d’une colonisation, victimes politiques de leurs pays , tous maltraités , venant s’abreuver à l’oasis familier de boissons alcoolisées et de paroles, d’attention, de considération , dont le manque les fait tant souffrir. Parler dans un langage commun ce qui, peut-être, n’a pu s’exprimer ailleurs.

Jamais plus de 2 ou 3 clients au même moment. L’épicerie est un petit espace, 3 rayonnages, une vitrine réfrigérée, des cartons non déballés ici et là, dans l’allée étroite, qui fait le tour des rayonnages, des fruits et légumes en vrac en devanture. La caisse est un peu surélevée et juste à côté de la porte du magasin. On peut se saluer sans entrer dans la boutique, une relation de voisinage réelle, quotidienne, sourires partagés. A la belle saison, Monsieur sort un ou deux tabouret et c’est conversation avec qui souhaite partager un moment bienveillant. A l’époque où il n’y avait pas encore de commerces concurrents, c’était le seul lieu animé et éclairé de cette longue rue triste de 2 kms. Le nom des propriétaires de « l’Alimentation générale » ? Madame et monsieur LYEU (et non pas LIEU).

proposition n° 12

Des voies de chemin de fer interminables (relire Tardi, Brouillard au pont de Tolbiac et ses dessins fidèles aux années 50), la rue du Chevaleret en parallèle longue, triste. Peu de mouvements en dehors des allers et retours quotidiens, matin et soir, se croisent, ne se regardent pas, tout à la hâte fébrile de ne pas être en retard, dans un sens vers le collège, dans l’autre vers son lieu de travail. L’Est a, longtemps, eu mauvaise réputation. Loin de tout, pauvreté, vétusté, déclassement social.

Mais où trouver un espace suffisant pour construire une bibliothèque emblématique à son nom, une pyramide dédiée à la littérature ? (années 90). Et puis vinrent les cinémas, les nouvelles habitations, des nouveaux commerces, de nouveaux habitants, tout une agitation rendant difficiles la circulation des flux de piétons notamment. Une nouvelle ligne de métro, une nouvelle station : un escalator, un ascenseur pour relier l’ancien quartier à hauteur des voies de chemin de fer et le nouveau quartier, frénésie immobilière recouvrant peu à peu les voies.

Un seul escalator, souvent en panne. Reste le seul ascenseur. Chaque usager en revendique l’usage, voir la propriété Aux heures de pointes, les regards se hérissent, s’affrontent. Il s’agit d’occuper l’espace prévu pour 4 ou 5 personnes alors que 10 personnes au moins se pensent légitimes pour être du voyage. Une subtile hiérarchisation se met en place, poussettes, béquilles, fauteuils roulants, paquets multiples des vendeurs ambulants, musiciens et leurs instruments, artistes et leurs cartons, seniors, juniors , enfants, habitants proches, habitants lointains, travailleurs, promeneurs, toute une cartographie socio-culturelle où chacun est roi dans son royaume. Étouffant, on se met à rêver à l’organisation sociale des fourmis. Eviter ce lieu chaque fois que possible. Faire un détour. Retrouver la liberté de se mouvoir sans oppression. Ou bien stationner, immobile et regarder une tranche d’humanité en mouvement. Vertiges. Sans fin, se rejoue cette quête incessante, occuper une place, « sa » place, au détriment de quelques autres. Et quand l’autre n’y est pas, son souvenir, sa représentation suffit pour alimenter la lutte incessante qui se joue dans cet espace où il sera, pour la plupart, nécessaire d’y passer 2 fois par jours, 4 ou 5 fois par semaine. Déconsidérer. Considérer. Faire attention. Tenir compte.

proposition n° 13

Un jour ordinaire, ni pluie battante, ni soleil écrasant. La radio a égrené les nouvelles habituelles. La journée de travail semble se dérouler sans incident, chacun vaquant aux activités qui sont les siennes. Une semaine de travail s’achève, un vendredi bienvenu. Les flux des retours vers les domiciles commencent à se densifier. Les silhouettes se hâtent vers les horizons familiers, la cadence des pas s’accélère, les regards ne se laissent pas distraire. Concentration pour gagner quelques minutes précieuses et attraper un métro, un bus, un train, un RER, un peu plus tôt qu’habituellement. Eviter le moment où le flux devient foule. Des flux qui se croisent à des intersections névralgiques, où tous les voyageurs convergent à un moment donné. Un train toutes les 28 secondes aux heures de pointes dans cette gare. On parle de 450 000 voyageurs quotidiens. Ne pas ralentir le mouvement général. Rien de perceptible encore. Un haut- parleur crachote un message inaudible. Pas le temps de s’arrêter pour mieux écouter. Les oreillettes vissées dans les ouïes n’ont que faire des messages diffusés par haut-parleurs. Se dépêcher, ne pas perdre un temps précieux, ce temps qui conduit chacun vers le retour chez soi.

Le flux semble ralentir à l’approche de l’espace de transit entre le monde souterrain des métros, des RER et le monde à l’air libre vers les trains pour la banlieue Ouest ou la Normandie. Pas moins de 22 escalators permettent cette chorégraphie sophistiquée. Les flux des voyageurs continuent d’arriver. Mais plus personne ne bouge. Ni avancer, ni reculer. Respirer, à peine. Un grand opéra muet et saisissant réparti sur les 3 niveaux visibles, en volutes vers la lumière pour les escalators montant, en volutes vers les couloirs souterrains pour les escalators descendant. Les silhouettes immobiles sont alignées, en tension, une tension bien perceptible comme en attente d’un signal de départ, tous ensemble, d’un chef de chœur improbable. Un frémissement à l’unisson. Le haut- parleur annonçait l’arrêt de tous les RER plus de quelques lignes de métro. Les voyageurs continuent cependant d’affluer mais plus aucun voyageur ne peut se mouvoir, ne peut faire un pas de plus. Flux, foule, escalators, en suspension.

proposition n° 14

Le menton pointé vers l’avant, la démarche saccadée, un peu désarticulée. Les épaules rentrées mais volontaires, la grande silhouette passe, la mine toujours un peu renfrognée. Pas de sourire, pas d’expression particulière, des yeux noirs parfois vifs, parfois las. La silhouette passe à des heures singulières, le matin tôt avec un cabas, ou en soirée en trainant le pas. Parfois, elle reste affalée un moment sur un banc ou assise sur un bord de trottoir. L’hiver, il n’est pas rare de la voir déambuler en bermuda et sandalettes légères. Et jamais en compagnie.

Filiforme, toujours hâtive. Le petit chien blanc qui trottait à son côté ne l’accompagne plus. Le grand manteau sombre descend jusqu’aux chevilles et pourrait sembler vide. Mais la chevelure blondie à l’excès jusqu’à la blancheur fait contraste. Un bronzage, lui aussi excessif, marque le visage et les mains quelle que soit la saison. Quand le manteau n’est pas de sortie, on peut, sous les vêtements plus légers, remarquer l’ossature et la chair absente.

Cigarette roulée à la main, tabac de piètre qualité, en vrac, papier JOB noirci, entre les doigts, jamais inoccupés ou vides. Assis derrière l’établi, portable collé à l’oreille, conversations infinies. Ou bien sur le pas de la porte, observant. Sourire parfois. Ignorant le plus souvent le mouvement du monde. La distinction composée de l’héritier, amateur de Street Art. Jeans brut, usé, nonchalance, coupe de cheveux « mode », la mèche rebelle savamment structurée. Ne pas se fondre dans le commun.

proposition n° 15

Ta galerie se veut représentative de l’avant-garde actuelle, la mouvance des artistes urbains, cultivant l’éphémère, et maintenant la notoriété, car à 30 ans tu veux ta place dans ce milieu, dans ce quartier et tu as été sollicité par l’équipe municipale pour occuper un espace initialement prévu pour un restaurant, l’espace est peu propice aux affichages, et tu l’aménages maintenant pour tes expositions, tu pourras mettre les œuvres en hauteurs et dans les recoins, et pour les vernissages, où il est important d’être vu , reconnu, photographié, en être , bouteille de bière à la main, le comble du raffinement, le signe de reconnaissance de ce milieu, où boire une bière gratuitement est toujours une bonne aubaine, l’avidité une qualité, les œuvres exposées n’ont qu’à être sur les photos pour dépasser le stade éphémère , où les invités se souviennent de la marque de la bière et peu des œuvres exposées, et encore moins du nom de l’artiste, mais c’est l’époque , tu te dois d’être dans le « flow » et tu penses représenter , soutenir un courant porteur , les copains te sollicitent , tu te sens important, les acheteurs sont discrets mais tu peux te présenter comme celui qui a ouvert la 1ère galerie d’art urbain dans ce quartier en pleine expansion , et dans ta province natale, ta famille est fière de toi , et au fil du temps , il n’est pas rare d’observer, maintenant, un peu d’arrogance dans ta façon de t’exprimer car je ne parle pas le même langage artistique que toi et n’aime pas du tout la bière.

proposition n° 16

Comment démarrer, réaliser ce que j’avais imaginé quand j’étais encore en apprentissage, comprends-tu, combien cela peut-être hasardeux, risqué, assez fou et pourtant, impossible de faire autrement, pas de marche arrière possible. Dans ces métiers d’artisans d’art, on se lance sinon les regrets seront trop rapidement au rendez-vous, la frustration serait trop forte. Il s’agit de vivre une vie qui vaille vraiment la peine, la mienne. Faire de l’anti Leroy Merlin, chacun ses combats. Le bricolage ce n’est pas de l’art. Là, j’ai trouvé cet espace, à restaurer certes, mais suffisamment grand à la fois pour un atelier où stocker le matériel et une boutique, avec une belle vitrine, pour recevoir les clients et commencer à exposer une partie de mon travail, dans un quartier où d’autres jeunes s’installent. On a tous un crédit à rembourser et on démarre tous pour créer quelque chose. On peut boire des cafés ensembles, s’encourager, observer aussi ce qui marche pour les uns et moins pour les autres. Une micro vie sociale qui nous laisse une place, où on peut côtoyer des gens qui ne nous regardent pas trop de haut, ne nous jugent pas d’emblée, 3 rides en travers sur le front, la lippe en avant pour laisser persifler un « hum » de mépris. Bien sûr même si nous sommes proches dans le désir de nous « lancer », nous ne sommes pas vraiment dupes. Il faut être de la jeune génération et ne pas avoir trop d’expérience pour s’installer dans un quartier où tout est à conquérir. C’est le prix de nos rêves. Des rêves plus risqués pour certains : trottoir de gauche, baux commerciaux attractifs pour débuter, puis rapidement augmentés, gérés par une société immobilière dont la philanthropie n’est pas la caractéristique principale ; trottoirs de droite, les boutiques périclitaient et ne trouvaient pas de nouveaux repreneurs : certains de nous ont pu acheter. Les nouvelles constructions commencent à masquer les tours de la BNF, il faut savoir trouver ce bout de rue quand on n’est pas du quartier. Alors faire des vernissages, être en photo, il faut le faire et si le maire se déplace, c’est bonus. Profiter de l’engouement pour le Street Art ? Plus facile à exposer qu’à vendre et puis, si on y réfléchit bien, ça cache bien la misère. Enfin, ils ne peuvent pas tout cacher, ni tout reconstruire avec le foyer Sonacotra au 95, et la Cité du Refuge tout au bout. On a déjà vu ça ailleurs, dans d’autres villes, dans d’autres quartiers, dans plein d’ailleurs, repousser les pauvres plus loin, on ne sait trop où, c’est ça ce que signifie quartier « dynamique », « en plein essor urbain », des constructions nouvelles, des catégories socio professionnelles plus aisées et donc plus dépensières. Pour eux la misère, c’est le 19eme siècle. Alors un artisan d’art dans ce décor, ça fait chic et il faut bien que « j’assure ». À fond, je le fais !

proposition n° 17

Un quartier sans histoire, du point de vue de l’ignorant. L’ignorant insomniaque alors cherchait le calme, quasiment le hors sol après avoir tant investi d’autres lieux peu propices à l’épanouissement de son intériorité, des lieux dont ne se retenaient que « c’est très vert », accent pointu sur « er » ; « c’est très … mais comment faites- vous ? » Et ainsi la conversation glissait de banalités en banalités sans fin… Et « le » lieu embarquait tout, les topo- géographes recensant foultitudes de détails, sur les difficultés à cheminer jusqu’à lui. Le lieu ne recelait alors rien à ses visiteurs, décontenancés, en perte de repères, se réfugiant, presque toutes les banalités épuisées, dans le jugement arbitraire pour rétablir un semblant d’équilibre. Bien chancelant les topo-géographes. Lancer un filet de sécurité en bégayant une nouvelle banalité, gracieusement.

Une boutique à la décoration soignée, chaque parcelle de l’espace pensé, coloré, éclairé, mis en valeur, pour y accueillir une infinité de mets, salés, sucrés, avant- gardistes, madeleines de Proust, épices, tentations infinies pour gourmets alléchés et avertis, qui ne sauront résister bien longtemps, une fois la porte poussée. Etalage tentaculaire, voir quelque peu prédateur. Une certaine réserve de bon aloi dans les premiers contacts. Puis rapidement, plus de familiarité. Et une zone grise, incertaine.
En face, une pizzeria vieillissante, sans âme, a cédé la place à un « bistrot ». Changement d’enseigne, peinture neuve, enfin il est possible de boire un café au zinc sur le trajet du matin qui mène chacun, avec diligence, vers ses occupations. Un regain de vie, rapidement perçu éphémère. La peinture neuve fait beaucoup d’effet, surtout au début. Puis le mobilier hétéroclite saute aux yeux. Rien ne va avec rien. L’usure des choses, la juxtaposition de l’usé, la dysharmonie des formes, des matériaux, le bric à brac hétéroclite... Sensation étrange d’envahissement, de vis-à-vis dans un miroir poussiéreux et déformant … Le zinc n’a finalement plus grand intérêt.

proposition n° 18

Avenue T., souvent mal au cœur quand reviennent les émotions perlées au gré de pérégrinations apparemment sans but. Comme des négatifs qui se superposeraient, brouillant les images, accentuant certains contrastes, faisant douter de ce qui est vu, recompositions hasardeuses. Songer aux sons qui nous relient, aux lieux familiers, à la pluie, aux vagues qui viennent se jeter, à l’écume projetée, habiter son silence pour laisser l’infini s’y déployer. Prosodie douce. Sans fin, se rejoue cette quête incessante, d’un ailleurs. Et quand cet ailleurs n’y est plus, son souvenir, sa représentation suffisent pour alimenter une lutte incessante où se conjuguent absences et présences tour à tour.

Songer aux sons qui nous relient, aux lieux familiers, à la pluie, aux vagues qui viennent se jeter, à l’écume projetée, habiter son silence pour laisser l’infini s’y déployer. Prosodie douce. Songer aux sons qui nous relient, aux voix perdues, aux voix tues, aux lieux familiers, avec qui une complicité immédiate peut se faire, bien que jamais nos pieds nous y aient portés précédemment , à la pluie, où se mêlent les gouttes et les larmes, l’eau douce et l’eau salée , aux vagues qui nous déchirent et se jettent comme les grandes ailes d’un rapace sur la silhouette courbée, l’ estomac résiste mal, le dos ploie, l’écume des tempêtes intérieures se projette sans destinataire, puis, le calme revenu, habiter son silence, et dans ce calme, essayer de se retrouver, de rassembler les morceaux épars , les lambeaux de temps, d’espaces les traces charnelles, griffes ou baisers, la couleur des journées rythmées par les rires et la douceur. Prosodie douce, mots perdus, absents, syllabes trébuchantes, égarées, onomatopées d’une langue qui ne s’écrirait plus, voix altérée, blanche ...

proposition n° 19

Marcher tranquillement, ne pas s’essouffler. Les lieux traversés ont souvent offert de belles pentes à gravir, obligeant le grimpeur à se concentrer sur sa propre marche et moins sur ce qui l’entoure. Comme si il fallait réellement décrocher les ailleurs qui habitent l’esprit encombré des hier, des demains, des souvenirs, des moments légers, des moments lourds, selon la propre distance mise dans ce regard intérieur, focalisé sur ce qui n’est pas réellement là mais, occupe pratiquement tout un espace considérable. Une tension des muscles, des articulations, du vouloir poursuivre cette pente vers le haut pour apprécier la relative futilité, à ce moment-là, de cet encombrement. Puis l’effort terminé, se redessinent avec légèreté, calligraphie fine et sobre, des paysages intérieurs, le paysage au travers d’une fenêtre, l’arbre, et l’ombre de son feuillage, témoin de plusieurs génération, la lumière qui glisse sur les eaux abandonnées du fleuve, le craquement du bois de l’escalier qui mène à la bibliothèque, ou bien le craquement du bois d’une vieille armoire, la fraicheur du couloir d’entrée, les petites marches qui séparent le couloir des autres pièces, les quelques dessins à l’encre, accrochés discrètement çà et là, s’excusant presque de leur présence, le claquement des sabots des chevaux qui rentrent de leur entrainement et scande le temps de la journée, les fleurs sauvages dans les prés, rappelant celles des montagnes, quand le printemps est tardif, et les pluies abondantes, d’autres pentes… Et encore d’autres pentes, sans herbe, peu de végétation, mais un sol sec où chaque pas se pose sur des pierres étonnantes et la mer étonnamment calme aussi tout autour, horizon mobile, inatteignable, inoubliable, ouvrant un espace intérieur à l’unisson. Et le souffle de l’océan, impérial, nous ramène à notre humaine condition.

proposition n° 20

Inhabité, déserté et magnifiquement spacieux. Jour de fermeture. Une usine, des tuyaux colorés en extérieur de la façade, une usine effervescente qui ouvre sur la piazza, le lieu de tous les rassemblements, en duos, en bandes, en familles : bronzer, papoter, exposer, dessiner, jouer de la musique, se donner en spectacle, attendre, militer …. L’escalator , clef de voûtes des entrées et sorties, s’est assoupi jusqu’au lendemain, ses marches n’en peuvent plus de porter par grandes vagues tous les visiteurs, parisiens, provinciaux, touristes, jeunes étudiants, habitués des lieux… Combien de pieds, combien de poussettes, combien de râleurs, combien de fidèles, combien de paires d’yeux, de selfies ? … Les statistiques ne mesurent que les nombres, ratio mètres carrés, amplitude d’ouverture, et nombre de visiteurs. Contempler la cafétéria ou bien les dernières acquisitions, Pierrette Bloch, Sabine Weiss, Paul Klee, Duchamp, par exemple, c’est pareil, 1 égal 1. Une réalité acérée. Mirage du toujours plus. Equilibre toujours recomposé entre notoriété, rentabilité, sagacité pour perdurer : acheter, entretenir, exposer, prêter, stocker, restaurer, ne pas tout réduire, savoir acquérir de nouvelles œuvres. Scénographie élaborée des œuvres pour entretenir des flux denses et ininterrompus, piétinements, brouhahas, commentaires sur le vif face aux œuvres exposées. Quelquefois une rupture. Le silence qui apparait signe le plus palpable lien réel qui s’établit à ce moment- là entre une œuvre et son regardeur, à la fois unique et universel, peut-être, lien qui pourra s’exprimer dans des langues différentes, pour des générations différentes. Une émotion particulière, inoubliable. Le lieu palpite de bonheur, un petit souffle frais fait une pirouette. Comme la danse de Matisse, imaginer une grande sarabande, ondulant, s’extasiant devant ce qui n’a été vu pour beaucoup que sur un écran d’ordinateur, ou bien dans un catalogue, à l’autre bout du monde ou bien au bout de cette rue. Mais voir vraiment, percevoir les textures, les repentirs, la force, les douces fragilités de ce qui s’expose ici, donner une chance aux regards de faire abstraction de tout ce qui est connu, re découvrir, comme un nouveau-né, dans l’innocence, ce qui se présente. Etre en amitié, avec ce lieu, et rêver, y passer un week-end, une nuit. Se fondre dans la masse, des installateurs, des réparateurs, des mains habiles à déplacer, retourner, désencaisser, poser, emballer, accrocher, jamais en première ligne, profiter d’un siège, d’un laisser passer, s’asseoir, ne plus bouger. Plus tard arpenter soigneusement chaque mètre carré, recoin, longueur, apprécier les accrochages l’air entendu, éviter les caméras, les systèmes de sécurité, se perdre, s’assoupir, avec la sérénité des muses endormies de Brancusi, mais tout au bout de la nuit, avec le ciel étoilé pour y poser le front.

proposition n° 41

Marcher… [1] Chemins rudes de cette ile des Cyclades [2], un caillou surgi de la mer dit la légende. [3] Scruter les pierres sur lesquelles nos pieds se posent. [4] Scintillement du mica, veines vertes et blanches ; grises, ocres, mates, translucides ; lisses, rugueuses … [5] Des pierres sans âge identifiable, que la nature a travaillé à sa façon et déposé ici, sur ses chemins difficiles à suivre. [6] Les pieds attentifs à ne pas s’égarer, la tête ailleurs. [7]
Toutes ces pierres témoins immobiles, loin des espaces urbains [8] déjà traversés, qui reviennent comme mises en perspective, interrogent dans ce présent l’enchevêtrement d’une mémoire. [9] Une enfance bercée de lieux historiques, datés. [10] Par ici, constructions haussmanniennes, par-là, châteaux de la Loire, plus loin, maison sur les bords de l’Adour et plus loin, encore ? [11] Constructions dispersées puis constructions de plus en plus en proximité. L’espace devient alors rare. L’urbain colonise l’espace, puise les ressources, privilégie les formes aux matériaux bien souvent, traces d’orgueils qui se voudraient mémorables. [12] Voilà pourquoi ma mémoire faisait des boucles. Emue par la beauté de ces pierres brutes et humbles en contrepoint des constructions prétentieuses d’un quotidien habituel, un contraste abyssal. [13]

proposition n° 42

#4 …Et enfin on arrivera à destination d’une petite ville, et de son abbaye en haut de la colline. Ici les matins cèdent peu à peu à la brume pour laisser une vue magnifique sur la vallée et ses nombreux chemins. A pied les chemins.
# Ecrire l’éloge de la fuite ou se faire voyageuse, exploratrice, pèlerin, ou encore reporter de soi-même ? Comment ne pas voir cette ambiguïté, entre envie de s’éloigner qui pousse ou repousse, c’est selon, et désir de rupture avec une histoire que d’autres écriraient volontiers à ma place.

# Les enfants pris en faute regardent souvent leurs pieds. Alors se focaliser sur ce qui nous entoure, une particularité liée au lieu où nous sommes, l’examiner vraiment, arrêter le mouvement qui nous habite pour un moment d’immobilité court et décisif. Puis reprendre le cours des choses, juste au même endroit, mais dans une intensité différente.

# Plein de détails surprennent souvent. Une micheline réellement rouge comme dans les illustrations pour enfants, le jardin du chef de gare, qui ferait une parfaite illustration de BD, l’abbaye qui rappelle la lecture d’Umberto Ecco et puis toutes ses pierres, construisant ses petits murs qui longent les chemins.
#5 Regarder ses pieds. Un puis l’autre. A nouveau. Lever les yeux. Soupirer. …

proposition n° 43

Certains récits m’habitent. Jacques Lacarrière, Nicolas Bouvier, Alexandra David Neel. Ecrire aujourd’hui où les photo-reportages disent parfois beaucoup plus que l’écriture. Ecrire pour ré-inventer les absents de notre propre histoire et donner plus de chair aux vivants, aux personnages. Mettre de la parole narrative là où les silences subsistent. Tisser explicitement les liens entre les lieux, les personnages. Ne pas s’esquiver et autant de fois qu’il le faut reprendre le texte, comme un artisan. Soigner les arrières plans mais plus encore les premiers plans, les fils conducteurs. S’autoriser une grande fresque colorée et percutante. Et comment écrire dignement aujourd’hui ? Partagés entre guerres politiques ou économiques qui privent les flux de réfugiés, d’exilés de leur enfance et de leur histoire et les injonctions au mainstream, le voyeurisme des medias, ne rien céder. Ecrire pour inventer, imaginer, partager. Et voir en grand.

proposition n° 44

Mes narines perçoivent les odeurs, les relents tenaces, des traces humaines dans les ruelles sombres et désertes. Chaleur et silence accompagnent les pas dans l’entrelacement des pierres, des dédales, des murs. L’horizon est masqué. Lever les yeux pour apercevoir les tours. Puis se risquer à pousser une modeste porte de bois. L’espace d’une nef happe alors le regard, nous attire vers l’intérieur. Un petit bateau sculpté dans une masse de bois arrête cet élan. Le silence à nouveau saisit. En filigrane, les silhouettes des veuves de marins. En tendant bien l’oreille, on pourrait percevoir leurs plaintes, leurs lamentations, tout un chœur de désespoirs. La discrétion du lieu ne peut effacer les souffrances passées.

La vie en négatif, les traces de l’absence, les traces de la souffrance, mais pas la vie. La boue. La grisaille. Le froid. Les traces de la déshumanisation, que certains ont appelés le travail, que d’autres ont nié et que les rares rescapés ont tu si longtemps car personne ne souhaitaient les écouter. Et comment raconter ce qui ne peut l’être. Et comment écouter ce qui ne peut exister. Certaines frontières sont infranchissables, elles sont pourtant invisibles. Les souvenirs tremblent toujours. Un tram vide continue de circuler à vide dans la nuit qui ne peut s’achever.

Revenir là. Emue, inquiète. Sortir de la gare, descendre l’allée des Lys, puis l’escalier qui mène au rond-point central, prendre la rue principale, les enseignes y sont communes à tous les centres villes, passer devant les escaliers monumentaux, immuables et arriver sur le pont qui enjambe la Loire. Passer le pont. Un pont historique. Se perdre un peu, la ville a beaucoup changé, puis retrouver le cimetière et une famille hétéroclite, très peu vue pendant de longues années, en dehors de ce cimetière justement, comme une sorte d’ancrage, où tout peut s’oublier de la vraie vie mais, où tous, les présents, célèbrent leurs absents. Des sourires. Quelques mots. Des larmes aussi. Des vies égrenées çà et là sans autre lien que l’absence déplorée. Les chagrins s’expriment mais ne se partagent pas, juste juxtaposés. L’urbanisation intense autour surprend. Les souvenirs gardaient des traces d’arbres fruitiers fleuris, de champs cultivés, de jardins, de promenades. Manet. Renoir… Désormais, les alignements des petits pavillons et des commerces s’y côtoient dans une densité surprenante. Rien désormais ne laisse supposer qu’il put y avoir autrefois des chemins bordés de coquelicots et d’herbes sauvages. Puis repasser le pont pour rejoindre la vieille ville, historique, dominée par son château « royal ». Le pont garde des traces du bombardement de la dernière guerre qui coupa la ville en deux parties, sans possibilité de communiquer et de la panique qui s’ensuivit pour les familles. On ne croise que peu de passants en cette fin d’après-midi. Tous les habitants semblent s’être massés dans les quartiers nouvellement construits. Une impression curieuse de traverser le décor d’un film dont le tournage serait terminé. Peu de vie. Comme si la ville ne s’était pas remise de cette cassure historique. Une ville morne ou morte, une seule lettre pour différencier le froid qui saisit. Reprendre la rue principale, monter les escaliers, reprendre l’avenue des Lys, arriver sur la place de la gare. Et monter dans le train sans aucune hésitation. Des allers qui se voulaient sans retour, une distance salvatrice. Puis de courts retours nécessaires, une distance intériorisée. Une distance qui permet de vivre, de fuir, de revenir puis de partir à nouveau. Des allers-retours entre soi et soi. Des flâneries intimes.
Puis les souvenirs de l’avenue Trudaine, la première adresse familiale, pâliront, s’espaceront, eux aussi, au fil du temps. Des photos, quelques carnets de notes, quelques dessins à l’encre verte pourraient prêter à les retrouver, à inspirer quelques écrits. Des images enfouies comme des négatifs pâlis. Une trame de brume qui s’effiloche au fil du temps. Un tremblement intérieur. Vite s’agiter, il n’est plus temps. Ensuite il y aura plusieurs déménagements successifs, vers des environnements de moins en moins urbains. Et de ces lieux, ne se souvenir que des extérieurs, l’entrée de l’immeuble, le quartier proche, la rue, le jardin, quelques voisins mais pratiquement rien des lieux intérieurs. Comment être d’un lieu, au présent ? La vie est si imprévisible.



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1ère mise en ligne 9 juin 2018 et dernière modification le 20 septembre 2018.
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[1le mouvement superpose des images, rend possible l’alternance d’une espèce de divagation, d’errements sans but précis, et la fixation de détails eux très précis.

[2la rencontre avec une géographie stupéfiante, un lieu qui continuera à m’habiter, à me nourrir, à m’étonner et aussi à m’attrister

[3les récits foisonnent, légendes, récits de voyages, boites à rêves jamais refermées

[4comment imaginer les premiers pieds sur ces pierres

[5autant de couleurs, de matières à déplier fragments par fragments, strates par strates, comme des couches de mémoires

[6Accompagnée par mes amis bienveillants, nous suivions des chemins que je n’aurai sans doute jamais exploré seule. Les ânes de l’île, eux, les parcouraient tranquillement.

[7J’étais effectivement à mi-parcours de choix difficiles, entre renoncements et engagements, et regarder ses pieds, dans ses moment-là, interrompt quelque peu les divagations d’un mental échevelé

[8comment penser ces espaces urbains qui aujourd’hui copient ou stigmatisent une nature détériorée

[9trouver le point de fuite qui fixe la perspective

[10mes souvenirs m’échappent, et m’observent, reprendre une chronologie

[11Comment traiter à la fois la succession des histoires familiales, leurs juxtapositions, les percutages, l’espèce de coagulation …

[12développer l’orgueil en prenant des exemples dans le théâtre

[13reprendre la redondance de quotidien et habituel ; développer la métaphore des abysses : sans lumière, peuplée de formes inconnues, que l’on découvre…etc.