Fabien Clouette | Une épidémie

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l’auteur

Malouin d’origine et diplômé de l’EHESS, Fabien Clouette (ou Clouët sur sa page Facebook) est né en 1989 et vit à New York, où il donne des cours de français à l’université Columbia. Il a notamment dans la revue A Verse. Il participe, aux États-Unis, à différents travaux de fictions cinématographiques et littéraires, dont un projet, encore à l’état d’ébauche, prenant pour cadre le Fulton fish market, un immense marché au poisson dans le Bronx : voir ici extrait Film the Bronx (magnifiques visages et ambiances).

Sur le net, a contribué au twitter @commentçafinit et au tout nouveau projet @mauvaisefoicine (critiques de cinéma scénarisées).

Note du 16 septembre 2013 : Une épidémie est désormais aussi disponible au format epub sur publie.net et dans toutes les librairies numériques (KindleStore, iTunes, Kobo, etc), ebook design par Roxane Lecomte. Merci de votre soutien à ce texte magnifique, osez le livre numérique !

le pitch

Une langue magnifique, à forte rémanence, d’une violence sans cesse contenue, et qui fait miroiter un réel précis, image archétype d’une ville sur la mer, avec des traversées oniriques. Deux personnages principaux, le narrateur et « R. », mais l’irruption d’un troisième, « le client » par lequel toute notion de réalité basculera. Il y a aussi, dans cette mise en quarantaine suite à épidémie, dont le dispositif rappelle le Aminadab de Blanchot, la découverte d’une bibliothèque et la présence constante de ces vieux livres qui contribuent eux aussi à la mise en abîme.

le texte

 

Voilà cinq semaines que je suis enfermé. La quarantaine généralisée prend fin à midi. J’ai reçu une lettre de R. Les épidémies qui ont touché la ville dernièrement l’ont remplie de terreur. Sa grand-tante est presque morte dans ses bras un matin, avant de ressusciter au souper. Les murs de la citadelle sont glacés, et laissent apparaître des veines rouges de briques lorsque le sable éventé les fouette. Pas un jour de pluie depuis deux ans. Les champs arides qui se tournent, implorants, vers l’océan, ne connaissent pas l’humidité. La mer n’est qu’un bleu inconnu qui chante des complaintes rocailleuses par vagues de six heures, le temps d’une marée. R. est allée se promener sur les falaises de grès le jour où elle m’a envoyé sa lettre. J’espère, maintenant que l’épidémie est terminée, que je pourrai de nouveau la rencontrer sur ces chemins, entre les buissons secs et agités des soirées chaudes d’un été installé sur l’année.

La porte de l’immeuble est ouverte, celle de l’appartement du concierge aussi. Les salles sont vides, sans doute à cause du passage de quelques pillards qui visitaient les villes en même temps que la maladie. Restent quelques photos collées aux murs, avec des taches jaunes dans les coins. Le concierge était un homme silencieux. Il passait son temps à lire, prendre les journaux que le facteur lançait au bas des deux marches de l’entrée du couloir, pour ensuite les distribuer aux locataires. Il ne sortait jamais. On dit que c’est le journal qui l’a contaminé. Les voleurs ont laissé deux rideaux occultants en velours noir, avec de jolies finitions autour des coutures. L’appartement n’était pas spacieux, il sera sans doute occupé par un autre concierge dans quelques années. Je pense que les locataires ne se déplaceront pas en foule pour le visiter, au vu du nombre d’appartements laissés vides par la mort. Je descends les deux marches, les bras recroquevillés sur ma sacoche, le visage baissé et les yeux plissés, dans ce mouvement caractéristique des habitants de la citadelle, pour affronter la première rafale de la journée. Il n’y a que deux quartiers qui sont épargnés par les bourrasques, au nord. Construits il y a sept siècles, les architectes y ont élaboré un système de rues tournantes, de places et d’impasses qui tuent le vent au détour d’un virage. Ils étaient les quartiers les plus prisés avant l’épidémie. Ce sont aussi les rues où la maladie a fauché le plus de vies, le plus rapidement. Enjambement de briques et de pavés, les ruelles de ces quartiers sont décorées de mosaïques et de faïences qui racontent des histoires, indiquent des directions, ou dévoilent simplement des symboles simples, des motifs, ou de jolis dessins. Dans mon quartier comme dans la plupart des quartiers de la ville, les bars, les restaurants, toute l’animation se fait dans des cours intérieures. Là-bas les bars sont en plein air, sur la rue. On circule à vélo entre les tables, on s’assoit pour boire un verre ou discuter sans que le vent hurle tout autour. On appelle les quartiers nord « les quartiers papillon ». Je me demande s’il reste des papillons, encore, qui volent dans la ville.

On m’a dit qu’avant hier, quand j’étais sorti, une jeune femme m’a demandé. Je ne suis pas sorti hier, pour que R. me trouve si jamais elle voulait me voir. Elle n’est pas passée. Je me suis endormi sur mon vieux matelas à ressorts, à la nuit tombante, et ce matin je me suis réveillé dans la même position, le crayon de bois que je tenais dans la main tombé sur le parquet. Depuis mon réveil, je suis dans un bain, les doigts creusés de sillons et les bras couverts de bulles. Je me rince quand j’entends des pas dans le couloir. Finalement ce n’était que des visiteurs qui venaient pour l’appartement du dessus. J’enfile deux chaussettes, au hasard des couleurs et des tailles rencontrées dans le tiroir, un pantalon noir « feu de plancher », et ma veste. En sortant, je rencontre le couple de visiteurs. Nous discutons cinq minutes, ils souhaitent acheter, et veulent savoir si le quartier est calme. Je leur dis qu’à part le vent, personne ne passe ici. La petite cour brille de musique et de lumière jusqu’à tard le soir en fin de semaine, mais les bruits sont couverts par les bourrasques. Et puis je crois que l’appartement en question n’a qu’une pièce qui donne sur la cour, c’est une cuisine, pas une chambre, et il est agréable de faire la cuisine au son des assiettes et des verres qui se vident au café d’en bas. Ils me remercient, le monsieur me rappelle que mes chaussures ne sont pas lacées. Sans mon pantalon feu de plancher, il ne les auraient pas remarquées. Toujours ce geste de se pencher pour descendre les deux marches. Je commence ma ballade entre les murs par le quartier de la victoire, au sud. Dans toutes les villes il y a un quartier de la victoire. Dans la ville de la citadelle, tout le monde a sa propre idée sur celui-ci. Certains pensent qu’il remonte aux guerres civiles qui ont eu lieu il y a deux cents ans. D’autres pensent que c’est depuis les batailles navales contre les peuples de l’orient, il y a plus de mille ans, que le quartier est appelé ainsi. D’autres ne se posent pas toutes ces questions, et sont convaincus qu’on appelle le quartier la victoire de cette façon puisque l’équipe de football des quartiers sud bat toujours l’équipe des quartiers nord, au moins lorsque les matchs comptent pour le championnat. Je ne prends pas part à ce débat. Le quartier de la victoire est un des plus beaux quartiers de la citadelle. Ses murs très hauts ont été bâtis au fil de plusieurs siècles, et on peut suivre ces évolutions en regardant les pierres posées les unes sur les autres. Du haut des remparts, on voit la mer, d’un côté, et les plaines, de l’autre, s’étendre à perte de vue. Je remarque, sur une pierre qui a tout d’un autel, une statue. Il faut se concentrer pour discerner le visage féminin, souriant, qui fait face au vent tous les jours. Elle est en bois et garde sur sa robe des traces de peinture encore colorées. Elle est abîmée, notamment au niveau du socle et de la main. C’est une vierge, une vierge avec trois doigts cassés.

Une affiche qui traîne depuis des lustres dans les locaux de la vieille université propose un travail d’écriture intéressant. Il s’agit d’écrire les mémoires perdues d’un ambassadeur des mers du sud. Celles-ci sont perdues depuis un naufrage autour des îles aux rochers percés, mais on sait, puisque l’homme est revenu dans la cité du vent, qu’une partie a été conservée. L’annonce dit que les rémunérations sont importantes. L’ambassadeur n’a jamais atteint son point de chute, il a été rappelé dans la cité par les autorités sans avoir à poser le pied sur les terres de se destination. Frustré, il a entrepris un voyage de retour qui a duré vingt-trois années. Durant celles-ci, l’ambassadeur s’est payé du bon temps dans les îles aux rochers percés, où on sait qu’il s’est marié à l’âge de vingt-neuf ans. C’est en fuyant sa belle-famille devenue folle qu’il fit naufrage à quelques brasses des côtes. Dans la précipitation de la manœuvre, le bateau heurta plusieurs digues naturelles, et les précieux cahiers de mémoires tombèrent sur le fond vaseux. Depuis, l’ambassadeur n’a pas touché un seul crayon. On connaît plusieurs récits qui le concernent, des mémoires attestant de sa présence à plusieurs endroits du monde au même moment, des lettres jamais envoyées qui lui étaient adressées, ou même un poème de plus de quatre cents vers relevant presque de l’hagiographie. Je décide de m’emparer des livres en question dans la bibliothèque vide des locaux abandonnés. Plusieurs chats sont occupés à roupiller sur les grimoires illustrés posés sur les tables depuis plusieurs décennies. Quelques panneaux à l’entrée présentent les petits animaux comme dangereux, car vecteurs principaux de la maladie. Je n’ai jamais cru à ces théories, car les vieilles mémères à chat sont celles qui ont le mieux survécu quand la vague a déferlé. Certains viennent se frotter contre mes mollets. D’autres sont occupés à guetter la sortie d’une souris bibliothécaire qui s’est engouffrée entre deux ouvrages de théorie politique. Quand je trouve enfin le livre de Maurizio Cavallo, l’épopée lyrique qui transforme l’ambassadeur en saint-patron des voyageurs, l’édition est trouée. Si la reliure est intacte, il manque au moins la moitié du poème. Je l’emporte quand même. Les autres livres sont au sous-sol, derrière les trois grosses portes de bois, de marbre et de métal qui protègent la collection impériale, c’est-à-dire celle qui fut constituée sous le règne des empereurs du vent. Les chats de cette salle miaulent plus que dans celle des étages, car l’absence de fenêtre permet de s’entendre mieux entre congénères. La verrière presque opaque donne une lumière particulière à l’espace clos du sous-sol. Au temps où la bibliothèque était fréquentée par toute l’université, j’imagine qu’il devait être impressionnant de voir les individus présents dans le hall marcher au-dessus de nos têtes. Aujourd’hui en tout cas, il est amusant de voir se dessiner les pattes des chats sur les plaques de verre superposées, puis de les voir devenir floues, puis de nouveau nettes une fois déposées au sol. Je reste le nez en l’air pendant un bon quart d’heure à regarder les chats marcher au plafond, puis décide de chercher les quelques livres qu’il me manque. Je les trouve sans problèmes, rangés, j’imagine, comme ils l’étaient à la création du bâtiment, à l’emplacement « Grands voyageurs, Récits burlesques ». Je dois forcer pour les retirer de l’étagère sur laquelle ils sont collés par la poussière humide et le cuir de la couverture décomposée. Le rayon est rempli de textes poétiques médiévaux et de recueils de croquis annotés. Avant de repartir, lorsque je jette un dernier coup d’œil aux chats du plafond, je découvre qu’il y a du mouvement à l’étage. Les petites pattes courent partout sur les dalles de verre. Au milieu de la verrière, j’aperçois deux chaussures. Des traces de pas humains se dessinent en boitant au-dessus de ma tête. L’empreinte disparaît en plein milieu du hall, à l’endroit de la statue. Je monte rapidement les marches, pousse les trois portes avec difficulté, pour arriver, exténué et l’épaule en feu devant le hall principal vide. Il n’y a pas de boiteux grimpé sur la statue, et les chats sont tous partis dans d’autres salles. Je jette mon sac sur mon autre épaule et m’approche de la statue. Il s’agit du portrait du premier empereur du vent. Quelques graffitis sur son visage prouvent que l’homme n’était pas beaucoup aimé dans l’université. Je déguerpis par l’entrée nord.

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Je crois que R. s’affaire face à la glace. Buste grandi sur la pointe des pieds, elle tangue. Sa douce plante des pieds tendue vers le ciel porte les mollets nus. Ainsi de dos, je ne pourrais la reconnaître. C’est quand, retournée pour observer la fermeture éclair de son habit, ses petits cils montent et descendent sur ses yeux noirs que je peux en être certain. La trop grande R. comme l’appelle sa mère. Incapable de passer une porte sans cogner le haut du front à la poutre. Tout paraît trop petit alors. Et pourtant incapable de casser un crayon de bois. Haute tour de cristal. Incapable d’arrêter la machine. Tout paraît trop petit et trop blessant.

Je vis de nouveau enfermé dans ma chambre depuis une dizaine de jours. J’essaye d’écrire, pour passer le temps, mais je ne réussis pas. Je mets mon manque d’inspiration sur le compte de la chaleur. Le système pour ouvrir la fenêtre sans avoir trop de vent à rentrer est défectueux. J’ai voulu le réparer il y a quelques semaines, mais je n’ai réussi qu’à le casser plus encore. Je n’ai croisé personne ces jours-ci dans le quartier, si on excepte le couple de visiteurs et la vieille du rez-de-chaussée. Ma chemise colle à ma peau. Je commence à me dire que déshabillé, je serais plus à l’aise. Si les habits étaient plus confortables à la peau que le contact de l’air libre sur une peau nue, alors les animaux, ou du moins les plus réfléchis, porterait des robes et des vestes à grand col, au lieu de ne porter que leur fourrure, jour et nuit. Le vêtement, comme le disait le vieux capitaine dans un de ses écrits, « n’est que pudeur, ornementation et miroir brisé ». J’enlève mes vêtements. Nu, à la fenêtre, je contemple le quartier vide. Je me grise en Adam du nouveau siècle, dans une ville où la guerre n’aurait rien détruit de matériel. Alors que mon esprit divague autour d’arrogantes questions et du plaisir produit par les caresses du vent, je remarque qu’en face, de grands yeux ahuris me dévisagent. La bouche ouverte sur une expression de dédain, la voisine d’en face me regarde. Je la reconnais tout de suite, c’est la mère d’un camarade de collège, aujourd’hui engagé dans la marine et surveillant dix mois sur douze les mers de l’occident. Partagé entre la surprise de découvrir que d’autres gens ont survécu à la maladie, et la gêne de le découvrir alors que je suis nu comme un ver, je reste un moment debout à contempler les soufflements graves et aigus du grand vent qui passe entre nous deux, dans la ruelle presque vide.

Ce matin je décide d’aller marcher dans les quartiers nord. La chaleur ne cesse pas à l’intérieur de ma chambre, et j’ai envie de rebondir, à vélo, sur les pavés des beaux quartiers. Je quitte donc l’immeuble avec mon vélo à côté de moi. Les rues tournent, bientôt le vent se fait de moins en moins oppressant. Je peux m’asseoir sur la selle et rouler. Les maisons ont toutes des façades colorées. J’arrête mon vélo à la terrasse d’un café en face d’un mur violet, aux fenêtres bordées de traits jaunes. Parée d’une mosaïque, la porte d’entrée raconte l’histoire de la famille qui vit dans cette maison depuis sa construction. On y lit de bas en haut l’évolution du quartier. Œuvre d’un romantique, les premiers siècles sont mis en scène d’une façon originale. Un jeune homme portant un béret et un pantalon bleu en velours, fait sortir de la gorge d’une baleine une jeune fille brune aux yeux orangés, tatouée d’un P sur le mollet. Après le mariage des deux individus, l’artiste a mis en scène les guerres civiles, à force de petits carrés rouge sang. La mosaïque déborde sur un pan du mur. Un autre artiste continue l’histoire, mais rien n’est encore dessiné au sujet de la maladie. La dernière vignette représente une femme qui porte un enfant dans un panier, d’où s’échappent des rayons dorés. L’absence de couleur sur un des rayons, de même que sur la coiffure de la femme marque l’interruption de l’ouvrage. Je commande un verre de vin cuit, qu’on m’apporte accompagné d’une part d’omelette épaisse. Au sol, les pavés ont été remplacés par des céramiques qui content les légendes de la citadelle, comme celle du chien loup enterré dans les murs de la ville, ou celle du pêcheur de la pieuvre rouge, aux temps immémoriaux.

J’ai passé la journée sur ce banc à m’imaginer des moments de répit. R. venait dans mes réflexions, elle avait les cheveux longs, qui descendaient bien plus bas que ses épaules. Elle regardait une branche de thym, très sèche. Une soupe était en ébullition dans une grande casserole à côté d’elle. Elle arrachait des petits bouts de branche pour les jeter sur les bulles, ce qui ne calmait pas le liquide dansant. Je pouvais voir la véranda au loin, de l’extérieur. Pas de vent, même pas une brise qui soulèverait les cheveux de R. Ceux-ci bougent seulement quand R. les remet en place. Il y a des chats sur le toit, qui foncent vers les oiseaux. Un pigeon vient mordiller deux trois gravillons posés près de ma chaussure. Ils s’envolent tous quand les chats sautent depuis les petites cheminées. R. surveille sa soupe. C’est bientôt prêt dit-elle. Les vitres de la véranda reflètent un ciel bleu rempli de nuages blancs immobiles. À la fenêtre, le dispositif est cassé et la fenêtre claque. Je me lève de mon banc pour rentrer. La véranda n’est pas fermée, je vois une fenêtre ouverte. Des chats sont rentrés. Ils sautent maintenant sur les pigeons depuis les étagères de plantes. Il y a deux vieux livres encore posés sur la table en fer. Soigner votre jardin » et Soupes en été. R. me crie de lui rapporter ce dernier. Je monte à l’étage fermer la fenêtre. Entre temps quelqu’un s’est assis sur mon banc. J’y retourne, salue la personne, qui répond d’un sourire. Elle me montre les chats, d’un air amusé. Trois d’entre eux sont postés sur une gouttière en pierre et reluquent les volatiles. Les travaux de ré-aménagement de l’immeuble d’en face commencent à peine. Un peintre est monté tout en haut de l’échafaudage pour redescendre dans la même minute. Je ferme les yeux face au soleil pour goûter à la soupe de R.

L’aube me réveille doucement, et je décide de rester au lit un petit temps, les doigts accrochés à un calepin griffonné de dessins et de vers. On frappe à la porte. Je déteste recevoir à demi endormi. D’autant plus que comme je n’attends personne, c’est sûrement R. qui est là. Je crie pour manifester ma présence, et dire d’attendre un moment. Je passe ma tête sous la violente cascade du robinet, avant d’ouvrir le loquet de la porte. Ça fait plusieurs mois qu’on ne s’est pas vus. Je la serre dans mes bras et lui propose un thé. Elle veut que j’ouvre la fenêtre, le système est toujours cassé. Elle me conseille une boutique qui doit en vendre encore. Son quartier a été bien épargné par la maladie. Seuls deux de ses voisins sont morts. Les quartiers à l’ouest de la ville sont les plus isolés. En dehors des murs, la contamination a été moins importante qu’ailleurs.

J’ai commencé à travailler sur le projet du vieil ambassadeur. J’ai déjà quelques pages, quelques éléments d’intrigues et de caractères pour le personnage. J’ai même dessiné cinq visages de l’homme, au crayon. Je pense les envoyer à l’éditeur qui a posé l’affiche à l’université. Les croquis sont réussis, et j’ai réussi à imaginer un ambassadeur sans médailles sur le cœur et rouflaquettes sur les joues. Mon personnage est un homme simple, un ambassadeur sans ambassade doit briller par d’autres moyens que des récompenses militaires et des favoris bien taillés sur les joues. Je pense modifier les premières lignes qui parlent de son départ vers l’île. Trop tragique. Je n’avais pas défini encore tous les éléments de sa personnalité, et j’en ai fait une espèce de triste sire, un mauvais héros tragique qui sait déjà qu’il n’arrivera jamais à bon port. J’ai fait lire à R., qui a tout de suite corrigé certaines fautes d’orthographe et mis en évidence ces incohérences quant au personnage. Elle est restée dormir cette nuit et nous avons discuté tard. Quand elle est partie j’écrivais encore. Depuis plusieurs jours, ils recommencent à faire fonctionner le réveil national. La corne de brume sonne deux heures avant le lever du soleil. Le vacarme dure sur trois minutes pleines. L’épidémie avait certains bons côtés.

R. a consulté un médecin avant-hier qui lui a fait une ordonnance pour une crème à appliquer sur les mains. Le vent les rend sèches et cassantes comme des feuilles d’automne tombées à côté de la flaque. R. me dit que le médecin veut que j’utilise la crème aussi. Elle m’assure qu’écrire sera plus confortable avec ça. J’ai toujours eu les mains sèches. Mettre une crème me donnerait l’impression de transformer mes mains en tartines de beurre grillées. Apparemment le médecin est très touché par la mort qui touche la cité. Il a vu la plupart de ses patients défiler sur les lits de bois blanc des cliniques. Beaucoup parmi ses proches, sa femme, deux de ses quatre enfants sont morts. Un de ses enfants a disparu pendant l’épidémie. D’après les autorités, le garçon a été vu sur le port la semaine dernière, face au large, le manteau ouvert sur le vent. Le médecin a raconté à R. quelques anecdotes qui l’empêchent de dormir. D’autant qu’elle hésite de plus en plus à braver l’interdiction de réunion nocturne pour venir dormir avec moi.

Le soir je décide d’aller me promener sur les hautes falaises. Les chemins sont réputés pour abriter des repères de vipères. J’ai chaussé des bottes qui montent juste au-dessus du genou, ce qui me donne un drôle d’air avec ma veste en toile d’ancien docker. Je ne croise personne, ni sur les trottoirs de la ville, ni sur la route de la côte. Je ne peux pas dire exactement l’heure qu’il est, car ma montre est arrêtée, mais il doit être autour de cinq heures quand je commence à dévaler les pentes qui mènent aux rochers. La mer est haute, et baigne les falaises jusqu’au nombril. Je me souviens que nous nourrissions, R. et moi, le souhait d’un jour posséder une barque, afin de quitter les rochers où s’entassaient les autres jeunes gens, et de ramer jusqu’à un rocher, pas trop loin, comme celui sur lequel il y a deux cèdres penchés. Ici, tous les arbres sont penchés, à cause du vent. Les anciens disent que c’est de cette façon que Dieu a créé les ombres. Petit, j’imaginais Dieu qui soufflait sur mon grand-père, pour lui créer une ombre. Le crépuscule est le plus beau moment de la journée dans le pays de la citadelle. Le vent devient plus léger, comme s’il courait moins vite pour observer, la tête sur le côté, le soleil qui plonge dans l’océan. Tout le sable qu’il a soulevé dans la journée donne une douceur veloutée à l’ambre du soleil couchant. La mer n’est jamais bleue, et chaque jour d’une couleur différente. Rien n’a changé, vu du haut des rochers. Les berniques font toujours mal au derrière si on entreprend de s’asseoir, les vagues sautent toujours aussi haut, et attrapent nos cheveux si on oublie d’être prudent. Il y a peut-être une différence néanmoins. Plus besoin d’une barque, depuis que la ville est dépeuplée. Il se fait tard, si la nuit m’emporte, le fard de la nuit tombera sur ma porte.

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Au matin, je suis de nouveau réveillé par la chaleur. Je décide de prendre une douche rapide, de m’habiller et de me rendre le plus vite possible à la boutique que m’a conseillée R. l’autre jour. Passer la nuit la fenêtre ouverte, de façon à ce que le vent ne soit pas gênant, serait vraiment appréciable. La boutique est à l’entrée des quartiers nord, sous les arcades du plus grand boulevard qui y mène. C’est un quartier où beaucoup d’artistes habitaient. Les plus riches qui les entretenaient, sous la forme du mécénat habituel, aimaient à les avoir près de leurs hôtels particuliers, afin de ne pas avoir à trop sortir dans le vent pour les visiter. Cependant, les faire habiter au centre des quartiers nord n’était pas possible financièrement. Le quartier respire au rythme de cet héritage. Aujourd’hui, l’atmosphère y est fantomatique. Le vent souffle toujours, sur les sculptures renversées. Je trouve la boutique. C’est un couloir étroit, coincé entre un atelier de peinture où un jeune homme est assis face à un piano, et une ancienne librairie, où seules des araignées peuvent lire les ouvrages abandonnés. La boutique est fermée. L’enseigne est un singe de bois accroché par les mains à une barre. Le vent le fait tourner autour de la barre, ce qui produit un sifflement animal du meilleur effet. Je reste un temps devant la vitrine, pour voir s’ils vendent ce que je cherche pour ma fenêtre. Entre les tableaux, les livres, les petites bouteilles et pots en verre vide, les tronçons de bois, les outils en métal et les vieilles assiettes avec des dessins dessus, j’aperçois quelque chose qui ressemble à l’objet que je cherche. Ces assiettes illustrées me rappellent une anecdote que me racontait un homme de passage une fois dans la citadelle. Il vivait chez un vieillard qui collectionnait ces assiettes. Dans la vitrine, certaines racontent des histoires burlesques, d’autres s’attachent à des aventures exotiques, en rapport avec un plat local d’une contrée pittoresque. Il m’avait parlé notamment d’une assiette racontant l’histoire d’un renard, que je ne comprends toujours pas. Je décide de revenir le lendemain. Une pancarte indique que la boutique est fermée, mais aucune durée n’est précisée.

Le soir j’ai rendez-vous avec R. Nous avons prévu de nous retrouver au café qui est de nouveau ouvert en bas, dans la cour de mon immeuble. Elle est déjà assise sur une chaise, à l’extérieur, un café froid dans la main. J’en commande un aussi, avec un doigt d’alcool dans le fond. Elle se débat avec la table pour réussir à la caler. Il faut jouer avec les petits tas de mousse qui poussent les pavés. Les grands murs verts et charbonneux qui encadrent la petite place ne sont pas fatigués par le souffle frénétique qui baigne la citadelle. Le café nous dessine des lèvres noires. Nous parlons de nos premières années, de la famille de R. et de la citadelle en été. Elle doit rentrer tôt chez elle, car sa grand-tante est toujours au repos, et elle ne veut pas risquer de la réveiller. Je l’accompagne jusqu’à la porte de la cour, avant de retourner vers l’intérieur du café, où je commande un verre. Le garçon dépose une bouteille et un petit verre sur le comptoir, en murmurant le nombre de pièces que je dois sortir de mon porte-monnaie. La nuit est chaude et l’ombrage produit dans la journée par le grand arbre vert adossé à la grande porte, qui ressemble à un cèdre mais qui n’en est pas un, serait bienvenu alors que la nuit est tombée. Enfin c’est absurde, puisqu’il n’y a plus de soleil. Je quitte la bouteille presque vide du liquide amer, pour m’en retourner dans les rues où le lierre ne pousse pas, soufflé avant de naître.

En rentrant, je croise le nouveau concierge. Quand je me jette dans le couloir et fais glisser la porte sur le vent, je remarque qu’il y a de la lumière dans le petit appartement. Je frappe trois fois, distinctement, contre la vitre de la porte d’entrée qui n’est pas fermée. C’est un homme qui vient d’arriver dans la citadelle, attiré par le fait que c’est une ville à reconstruire. Je vois qu’il était en train de lire puisqu’il tient encore un petit recueil relié dans la main, entre une cigarette et un petit crayon de bois. Après m’avoir serré la main, il répartit ses effets dans sa poche, sur sa bouche et sous son bras. Il m’invite à manger chez lui le lendemain. Nous parlons architecture, marine et batailles navales. J’essaye de lire le titre du petit ouvrage qu’il tient sous le bras depuis le début, sans succès. Il est écrit dans une langue que je ne connais pas.

Le concierge me dit que notre immeuble est un vrai hôpital, par rapport à celui dans lequel il officiait avant. Les barreaux aux fenêtres le fascinent, de même que les allées et venues silencieuses, jamais croisées des habitants.

Lorsque j’arrive face à la boutique, l’intérieur me paraît toujours aussi sombre, mais la pancarte est retirée. Je rentre dans le cliquetis de petits objets en nacre accrochés au-dessus de la porte. Le vendeur est allongé derrière une grosse caisse, qui sert de comptoir. Il n’y a qu’un client. Celui-ci fait des petits bruits avec sa barbe qu’il a en pointe, tombant du menton. Des miettes des massepains qu’il mange depuis que je suis là s’accrochent aux poils, et sautillent tout autour de ses lèvres, comme des oiseaux sur une gouttière. Il parle avec le vendeur, la bouche pleine, des clochers qu’il a visités cette semaine. Il y en a une bonne trentaine dans toute la citadelle, et le client paraît en connaître au moins dix. Celui de la tour Victoire, dans le quartier de la Victoire, d’où on peut observer les courses de chevaux qui animent l’hippodrome des anciennes arènes le vendredi soir, le clocher de la place des champs malins, plus difficile à distinguer parmi les hauts murs, et dans le grand vent qui le baigne, les clochers du sud, il passait tout en revue au vieux monsieur qui tenait la boutique. Au fil des longues phrases qu’il entreprenait de prononcer le plus lentement possible, les boutons de ses joues rougissaient, comme les grains de mica au fond d’un torrent, brillant à mesure que son flux devient plus fort. Son visage resplendissait de sang et de pus comme une vieille façade de maison tachée par le temps et les oiseaux. Son chapeau en feutre noir était violet par endroits, preuve que le client était allé se promener près de la mer dernièrement et qu’il n’avait pas assez bien tenu sa tête. Il ne l’avait de toute évidence pas rincé à l’eau claire non plus. Des traces plus sombres, tirant sur le marron et reprises comme un motif le long de la boutonnière de sa chemise, trahissaient des déboires récents avec l’alcool local. Je m’efforce de trouver l’objet qui m’amène ici. Il n’est plus en vitrine. Je demande au vendeur s’il a connaissance d’un mécanisme pareil. Le vieil homme se lève tranquillement et glisse vers une arrière-salle, fermée par deux gros rideaux rouges. Pendant ses quelques minutes d’absence, le client ne cesse de me parler. Il évoque le vent qui souffle sur la vitrine, raconte l’histoire des livres que j’observe, jusqu’à dévoiler une intrigue saisissante d’une des meilleures tragédies du siècle. Il joue avec un bilboquet cassé, qui fait échouer chacune de ses tentatives. Je croise son regard dès que mes yeux s’égarent entre les étagères, dans les miroirs, derrière un buste de marbre. Je reconnais, sur son cou, un foulard que j’avais le dessein d’acheter avant le passage de l’épidémie. C’est un très grand carré de fausse soie, que le client a noué plusieurs fois avant de le faire dégringoler sur son torse, un peu sur le côté de la veste, de manière à ce qu’on croie à un mouvement de vent qui serait passé à travers une pièce pourtant bien close. S’il n’avait pas eu cette coquetterie, les grossières taches le long de sa boutonnière auraient été cachées. Le vieil homme réapparaît dans la pièce, par un coup de pied dans les rideaux, ses mains étant accrochées aux anses d’un gros vase en porcelaine contenant des agapanthes au paroxysme de leur floraison. Je lui demande s’il a trouvé ce que je lui ai demandé plus tôt. « Rien » me dit il, occupé à donner des petites poussées sur les flancs du bouquet. « Le dernier a été vendu hier » m’annonce le client. « Vous êtes de la maison ? »« Non, je suis le client, c’est à moi que le monsieur l’a vendu ». S’ensuit une tirade sur la chaleur du petit matin, et le vent chaud qui souffle sur la citadelle quand l’aube crache ses premiers rayons jaunes et verts. Lorsqu’il a fini, le client sort de sa poche un petit flacon, et renverse quelques gouttes d’un liquide noir et graisseux dans la paume de sa main, avant de frapper cette dernière sur le haut de sa tête, là où les cheveux se séparent, formant un soleil qui devient de plus en plus grand avec l’âge. Il visse le bouchon de la fiole avant de la ranger, frotte ses deux paumes l’une contre l’autre et, alors que certaines gouttes commencent à quitter sa tignasse pour le col de sa chemise, entreprend de gominer ses cheveux, qui prennent une teinte plus noire que les perles de son bracelet. Sa coiffure établie, il y dépose son chapeau, comme un fruit rouge sur un gâteau au chocolat. « Je vais vous prendre des mûres, mon bon Sardanapale ». Le petit vieux ouvre alors un des tiroirs de l’armoire qui trône dans son dos, rempli de petits diamants noirs, et en tend une poignée au client. Ce dernier laisse tomber dans la main osseuse du vendeur, tachée par le sang de Pirame, trois pièces trouées, en précisant que ce sont des pièces danoises. Je décide, en voyant le client manger ses mûres, de partir. Le client chantonne : « ...vous savez où aller, vous ? ». Alors que je me retourne pour ouvrir la porte, le vendeur murmure deux mots. « À moins que... à moins que... vous en trouverez peut être sur les tas de bois au fond ». Comme le vent souffle toujours très fort dehors, et qu’il fait frais à l’intérieur de la boutique, je décide de jeter un coup d’œil. Entre les tronçons de bois, sans doute prévu pour le chauffage d’une cheminée, ce qui dans la citadelle paraît exotique, voire déplacé, je trouve un objet, qui ressemble en tout point à ce qui me servait à ouvrir ma fenêtre sans laisser le vent rentrer. Je retourne à la caisse pour payer, dépose trois billets de deux dans la main du vieil homme. Le client attrape mon bras, pour m’entretenir de deux tableaux accrochés au plafond. L’un représente deux grosses femmes nues qui, la peur dessinée sur le visage, tentent de sortir d’une mare jaunâtre. Le client me dit que les deux longues faces des personnages correspondent absolument au vieux Sardanapale, le vendeur, car elles représentent son arrière-grand-mère et sa sœur, se baignant le jour de la Saint-Jean. Les courbes ovales de leurs bouches, dans la continuité du menton, et le teint de dentelle blanche que le peintre leur a donné rappellent les expressions de R. sur les portraits que j’ai vus d’elle enfant. Le deuxième représente une chaussure. C’est un hybride de soulier montant et de mocassin dont on ne saurait dire l’époque. Le client précise que le modèle est rare, car il habille le pied d’un roi. Les yeux du client s’accrochent dans ses paupières, renversant de larmes ocre l’harmonie qu’un visage présente habituellement. Son autre main est occupée à donner des claques sur ses joues, pour chasser les moustiques et les moucherons qui s’embourbent dans ses boutons. Je me tire vers la porte et sors en éclat, emporté contre la vitrine par un courant d’air aveugle. J’entends encore les rires du client et du vendeur à l’intérieur. Le vent pousse mes jambes vers le bout de la rue. Les traces de mûres s’effacent de mon avant-bras plutôt facilement.

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Le lendemain, alors que je me réveille doucement au son des soufflements apaisés par le nouveau mécanisme, je décide d’aller me promener au vent pour recevoir l’odeur des algues que la marée a déposées sur les rochers, en attendant de les reprendre au soir. Le visage du client rencontré la veille a hanté mon sommeil. Je le voyais me présenter différentes œuvres d’art, ou objets récoltés au hasard de ses voyages. Il me donnait de petits coups sur la tempe avec sa bague. Habillé, me voilà dévalant l’escalier de l’immeuble. Les murs sont plus bas dans cet endroit de la citadelle, et le vent s’engouffre plus rapidement qu’ailleurs. Je dois m’agripper le long des parois pour avancer. Au détour de briques détruites et de chutes répétées, je découvre un recoin taillé dans le mur, à l’abri du vent, où des persiennes effritées permettent de voir les lames s’abattre en bas sur les rochers. Je profite de ce moment de calme pour remettre en place mon foulard. Une vieille femme ouvre la porte de la maison de l’autre côté de la rue et me fait des signes pour que je la rejoigne. Je traverse, en trébuchant, jusqu’au porche. La vieille femme est muette. Elle me propose un thé. Elle me répond par des dessins. Je la remercie, avant de repartir vers mon quartier, quittant les parfums d’algues et de mer salée.

Sur la petite place poussent des orties. Je peux les voir depuis mon lit. Du moins leur ombre ou l’ombre d’un buisson qui y ressemble. Ce matin je reste allongé sur le lit, bien réveillé depuis une heure, écoutant les grincements de la fenêtre fermée. Une odeur fraîche de lavande coupée emplit mes narines. Les draps propres étendus au vent toute la journée me rappellent R. et son souci constant du ménage. J’écris quatre lignes sur mon journal. Mon étude m’attend sur le bureau. Le tissu un peu rêche caresse mes jambes et je pense à un chien. L’épidémie n’a pas touché les animaux directement. Cependant, il a bien longtemps que je n’ai pas vu un chien gambader dans la cour intérieure. Si longtemps que j’ai du mal à concevoir le visage du chien dans ma tête. Quelques détails me reviennent de la vie d’avant. La façade de l’immeuble, très blanche par rapport aux autres. Le train. Les clochers qui sonnent tous en même temps.

Hier j’ai fait un rêve étrange. Des hommes, tous habillés comme moi, une longue écharpe en guise de ceinture et un pantalon feu de plancher, marchaient dans les rues blanches au bitume de céramique et rentraient dans des bâtiments carrés. Ces carrés devenaient petits, petits, petits. Tout à coup, je m’élevais et mon corps était maintenant le ciel de cette ville en terre cuite vernie. De là-haut, ce que je venais de quitter était en fait la mosaïque des jeux du cirque qu’on trouve dans les ruines antiques de la ville.

Pour profiter du marché organisé le lendemain dans les quartiers nord, je décide de dormir à l’hôtel. J’ai rendez-vous avec le nouveau concierge à la bibliothèque en fin d’après-midi. La chaleur paralyse de nouveau les quartiers autour de neuf heures.

Les portes sont fermées. Je rentre par l’aile d’à-côté. Je croyais qu’il existait une sortie de secours sur la rue, mais non, il faut passer par un terrain vague, qui à l’époque devait être un parc, pour se retrouver, après avoir enjambé le cadre, entre deux rayons. C’est le pavillon des journaux. Sur le plan, des graffitis recouvrent l’accueil et les toilettes. Je reste un instant à regarder une mouche circuler dans le couloir nord, emprunter les escaliers pour se retrouver au même étage. Volant au-dessus de trois salles, elle se détourne du premier pour se poser sur une glace de sécurité. Elle revient ensuite dans le grand hall, et se frotte les mains au-dessus des postes de recherche. Elle s’envole du plan par la fenêtre. Je la perds au-dessus des pots de fleurs. Les journaux entreposés sont collés entre eux, disposant ainsi d’une ossature commune de papier. Dans les hivers profonds qui précédaient la date d’impression de ces journaux, dans les saisons brûlantes qui précédaient même l’aménagement du terrain en bibliothèque, il y avait des champs. Quelques paysans se partageaient le sol sous l’autorité d’une citadelle qui avait d’autres ennemis que le vent. Sur les chemins de terre, quelques blés allongés par le piétinement agonisent. Un silence de tombe. J’observe les reliures de livres aux muscles dilacérés.

Toujours ce geste de se pencher pour sortir, faisant passer la porte pour une fenêtre et le vent pour un rideau encombrant. Comme un arbre sacré, la tour casse l’horizon et siffle dans la brume. Le capitaine ratisse, à l’automne, le sable déposé sur la digue. La salle du gymnase est ouverte sur la mer, de manière à ce que les sportifs puissent s’entraîner avec l’illusion d’être dehors. Il y a des machines en fer, en acier, en bois. Ils soulèvent des poids, tirent des cordes, s’envolent entre deux barres dans un nuage de farine. Ça fait quelques jours que je suis à l’essai dans cette salle, chargé d’enregistrer les participants des séances. Il suffit de poinçonner des papiers. J’éventre un coupon sur un clou de plomb tête en bas, collée au bureau. Quand les coupons sont trop nombreux à être entassés, je change le clou. Les gymnastes arrivent tôt le matin et repartent tard le soir, ce qui me permet d’avancer mes recherches sur le capitaine. Je m’installe sur une petite chaise, et je lis différents ouvrages piqués à la bibliothèque. Quand j’en ai assez, je regarde la mer, et très souvent je trouve une discussion dans laquelle m’immiscer. Une semaine que je suis là et je connais déjà bien les garçons qui circulent entre les machines, se congratulant les uns les autres, entre des grognements discontinus qui s’échappent, par à-coups parallèles aux levées incessantes des barres de fer tordues par leur poids, de leurs bouches sèches. Ils viennent me voir pendant leurs poses. Face au miroir ou face à la mer, ils discutent de masse, de muscle, de soif. Ils boivent beaucoup d’eau « pulpée », une spécificité du club, consistant en un mélange d’eau et de pulpe d’orange préalablement séparée du jus. Jamais un regard dans les yeux pendant les conversations, c’est le regard perdu que ces individus pompent le fer, gonflent leurs corps au rythme des rafales qui s’étendent dehors.

Pour mes quinze ans, R. m’avait offert une boîte à musique en bois d’olivier. J’ignore quel nom porte la mélodie qu’elle joue, mais je ne peux la chasser de mon esprit depuis quelques nuits. Hier encore, des visions étranges me sont apparues. Le nouveau concierge lisait un livre à la reliure impeccablement conservée, mais dont toutes les pages étaient trouées au même endroit, d’un cercle bien dessiné. Je me place dans son dos pour lire. Au début, je ne déchiffre pas les caractères, mais petit à petit ils font sens. L’histoire raconte le voyage d’un homme nommé C. qui parcourait sur une coque de noix les quelques rochers de l’horizon. L’homme fête cette année ses deux cent treize ans. Il vit dans une cabane, dans une des cours fermées des quartiers nord. Toutes les nuits, il... La feuille est trouée. À mesure que je m’éloigne du petit bureau où est assis le concierge, ce dernier se met à siffler l’air de la boîte à musique. Je referme la porte derrière moi. J’entends à travers la vitre, le concierge qui me décrit l’allure de l’homme. Son visage est blanc et lourd, celui d’un mort écrasé par la plaque de marbre.

La boîte d’allumettes est déjà vide. Je suis obligé d’allumer ma cigarette avec ma lampe de bureau. R. ne serait pas contente de voir que je me suis remis à fumer. Elle me dirait certainement que c’est bien la peine que je sois passé outre la maladie, pour que je crève mes poumons et déchire ma gorge au feu du tabac. Je me demande si R. a rencontré le client quand elle est allée dans la boutique du vieux Sardanapale. Ses agapanthes étaient vraiment très belles. Je devrais en acheter pour qu’elles tiennent compagnie à mes autres plantes. Je rêve de voir ces fleurs en pleine nature. Avec ce vent, impossible de les faire pousser dans les jardins de la citadelle. Les joues boutonneuses du client reviennent me hanter. Il est possible qu’il fasse partie de la population de malades rescapés. Il portait tous les symptômes de cette dernière sur son visage. Boutons non cicatrisés. Face égratignée comme un mur poreux de la citadelle. Un tracé indélébile du venin craché comme une pluie d’automne, de celles que la ville attend naïvement depuis des années. C’est un sol argileux sur lequel ne pousse aucune terre. Séché par le climat et vide de tout animal. Les herbes s’élèvent et dégringolent. J’ai vu les voisins du dessus monter un piano dans l’appartement. Depuis, la dame ne cesse de s’exercer sur des valses et des mazurkas. Je prends un bain au son des touches qu’elles frappent avec légèreté, et dont l’indécision est adoucie par l’épaisseur du mur qu’elles sont obligées de traverser pour arriver jusqu’à moi.

Les yeux de R. sont des verres à pied fendus. Cristaux figés entre deux pommettes parfaitement opaques, ils produisent plus de lumière que le soleil de l’après-midi. Mais quand le vin de la mélancolie verse son jus, le verre, sans se briser, laisse échapper des larmes d’or aux reflets rouges, des gouttes salées d’un alcool meurtrier. R. pleure la nuit sur son oreiller, cachant ses sanglots dans les hurlements du vent. L’épidémie n’est pas finie, la citadelle est toujours malade.

Ce matin au club, les gars sont arrivés en avance. Ils attendaient devant la porte, les cols de leurs cabans remontés sur les oreilles. Le patron est arrivé plus tard, vers le milieu de la journée, pour discuter un peu et me dire qu’il repasserait à la fermeture. À treize heures, je prends ma pause. J’ai les doigts recouverts d’encre noire, et une crampe au pouce. Un gros type prend sa pause aussi, à la fenêtre, une serviette posée sur ses épaules moites. Je quitte mon petit bureau pour déambuler dans la salle. Par couples, les gymnastes travaillent comme des constructeurs ou des ouvriers. Quand l’un soude, l’autre tient l’étau. Vers les barres, ça sent l’eau pulpée à plein nez. Un petit a renversé une bouteille en ratant sa réception. Il éponge à côté d’un autre gymnaste qui s’étire le dos. Je rejoins le gros à la fenêtre. Nous parlons de la tour qui s’élance, seule ligne verticale dans le paysage marin. Il me dit que son père l’appelle « le phare », et son oncle aussi, de même que sa tante. Je n’ai jamais entendu dire que la tour avait eu une autre fonction que décorative, et je pensais qu’elle n’était qu’une absurde construction, ou une forteresse avortée. Apparemment le gros est certain d’avoir même, quand il était petit, aperçu de la lumière qui tournait autour de la tour. Il habitait deux rues plus haut, et dormait dans une chambre qui ne donnait pas sur le large. Cependant la nuit, il se souvient qu’un rayon lumineux se reflétait sur les parois et l’empêchait de dormir, car couplé au bruit du vent, ce rayon devenait, dans son cerveau d’enfant, une présence surnaturelle inquiétante, un monstre qui raturait les phrases rassurantes de la nourrice qui le couchait. Je change de sujet et lui demande ce qui l’a mené au gymnase. Nous discutons des livres illustrés de dessins de marins quelques minutes, avant qu’il ne retourne sur une des machines. Je retourne également à mon petit bureau. J’ai quelques coupons en retard à poinçonner. Pendant l’après-midi, rien de particulier ne se passe. Une sirène retentit vers quatre heures, mais personne ne bouge. Le gros m’explique que les fausses alertes sont très fréquentes dans ces immeubles comportant, au rez-de-chaussée ou sur les deux premiers étages, un gymnase, une piscine, une salle de danse ou n’importe quel grand espace communautaire. Je retourne à mes petits papiers jusqu’au soir. Le patron arrive vers sept heures. Il me rejoint à la fenêtre et m’annonce qu’ils ne peuvent pas me garder pour la semaine prochaine. Les habitués ne payent pas leur abonnement, et ils ne peuvent pas se permettre de me payer. Je décide de ne rien dire à R. et de me remettre à la recherche d’un travail.

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« Je suis la citadelle / aux cent murs cassés / Des bras de fer / Une tête d’acajou / Et alors, vous savez où aller, vous ? » Le client s’éloignait chantonnant, laissant des traces qui s’effaçaient au rythme des vagues. Il y avait sûrement quelques bateaux coincés dans le brouillard, mais nous les devinions à peine, comme des larmes tombées dans un lac. R. touchait son ventre, les oiseaux piaillaient, je regardais la redingote du client s’en aller dans l’air sablonneux, disparaître vers le rêve de quelqu’un d’autre.

A la place de l’étang qui rassemblait jadis les étudiants entre les bâtiments et le parc, un cloaque réunit quelques crapauds égarés. Je me souviens avoir bu ici beaucoup de café avec R. Les bancs sont cassés. Le concierge m’indique un chemin à travers les branchages, qui s’avérait autrefois être de petits massifs de roses. On devine même sous les couches de mousse et de lichens, quelques gravillons disposés là il y a plusieurs décennies. Au bout du chemin se trouve un monastère, avec les archives de la ville et d’importants travaux de botanique et de littérature effectués par plusieurs générations de prêtres. Les premières salles après le hall sont des dortoirs. Les lits vides et les draps en chiffons n’accueillent plus personne depuis bien longtemps. Le concierge m’explique que l’endroit a été transformé en résidence pour des étudiants tanneurs, avant d’être abandonné complètement au moment de l’épidémie. Au sol, il y a une moquette. Ou plutôt, une couche de poussière assez épaisse pour recouvrir le vieux parquet moisi d’origine. Il y a beaucoup d’ouvrages dans la salle de lecture. J’attrape un tas de feuilles, posé sur un pupitre. « Examen d’entrée / Sujet : Entretien des Jacinthes. ». Le texte est un travail d’étudiant, annoté par un professeur. Je repose le dossier comme je l’ai trouvé. Au pupitre de derrière je trouve un travail sur la philosophie du vent et des ouvrages s’y rapportant. Les pas du concierge se rapprochent. Il a trouvé un livre qui traite de mon voyageur. Pavillon de la littérature de voyage, de nombreux travaux, jamais publiés sont disponibles.

Quand je décide de retourner à la boutique, vers la fin de l’après-midi, de gros nuages noirs se poussent les uns les autres au-dessus des quartiers nord. Je suis rendu devant la vitrine en quelques dizaines de minutes, au pas de course. La pancarte est retournée sur la porte. La boutique est de nouveau fermée. Dans la vitrine sont allongées de grandes poupées de chiffons. Il y a aussi les deux tableaux que le client m’a montrés l’autre jour. L’un des deux est troué. Il y a une déchirure sur la chaussure, à l’endroit du talon, qui n’existait pas avant. J’essaye d’apercevoir un geste à l’intérieur de la boutique, mais rien ne bouge. Je me demande si le vendeur habite sa boutique. La vitre poussiéreuse et grise se tache petit à petit de perles humides. Des gouttes y viennent mourir, selon les coups de bras dispersés du vent. Pour la première fois depuis des années, il pleut sur la citadelle. En quelques secondes, ce sont des cordes qui tombent sur les trottoirs asséchés de la ville. Je décide de me promener dans les quartiers nord, sous la pluie. Tout le monde est sorti pour profiter du rare spectacle. Les gens se tournent vers le ciel, pour mieux voir la pluie qui tombe sur leurs visages, plissant leurs yeux d’une manière différente de celle qu’use habituellement le vent dans les rues de la citadelle. Les céramiques les plus colorées brillent comme des sorbets fondus. Une petite boue s’est formée le long des trottoirs. Les souliers foutus, beaucoup sont ceux qui sautent dans les flaques, qui enlèvent leurs vêtements devenus trop lourds, qui ouvrent la bouche face au ciel.

L’homme au visage de ballast me fixe depuis un bon quart d’heure. Deux cigarettes qu’il a déjà consumées. Les mains dans les poches, fixant l’horizon plat comme une assiette, le type jette de temps en temps quelques regards en coin. Son visage correspond à la description que m’en avait faite le concierge. « Un grand bonhomme, brun avec des pattes presque rousses ». Je me retourne pour signaler au garçon de café que je m’absente quelques minutes avant de payer les deux cafés que je viens de boire. À peine me suis-je retourné que le type a plié bagage. Restent quelques traces de vase à l’emplacement où il se tenait. Dans mon rêve, il était plus causant.

R. boucle ses cheveux comme la mode le voulait avant l’épidémie. Depuis que le réveil national sonne, il est bon de faire sentir aux autres que nous vivons comme avant l’épidémie. Comme s’il ne s’était rien passé. La citadelle était en ellipse. Nous reprenons là où nous nous sommes arrêtés. Moi même j’oublie parfois mon incarcération. Ma chambre fermée sur le vent qui souffle, mes repas pris à heure régulière et servis par les services de soins. Je doute même de l’existence de ce service de soins, dont R. m’assure l’existence quand nous discutons ensemble. Je la sens lointaine. Il manque une marche à l’escalier. Ses yeux sont humides et l’infini casse pour reprendre là où il s’est arrêté. Elle s’endort. Dans sa gorge et à travers ses narines circule un souffle léger. Je me demande si elle ne feint pas de dormir. J’hésite à la réveiller, et finalement me convaincs tout seul.

En rentrant je croise le nouveau concierge. Il a trouvé un second travail, en plus de celui de concierge. Le journal de la citadelle recommence son tirage, et il veut donner un coup de main à la rédaction, qui a perdu beaucoup de membres avec la maladie. Il pense écrire son premier article sur la pluie, comme beaucoup j’imagine. On entend des voix derrière les rideaux occultants. Difficile de dire si ce sont des passants ou simplement le vent qui passe. Le concierge est sorti dans les quartiers nord, lui aussi. En fin d’après midi, il est allé se balader dans le quartier des artistes, et quand la pluie a commencé à tomber, il est venu dans les quartiers nord, pour mieux profiter du spectacle. Je lui demande s’il connaît la boutique et son curieux client. Ça ne lui dit rien, il vient d’arriver en ville. Nous restons longtemps à parler autour d’une bouteille de vin rouge qu’il a apportée de son pays en venant. Je l’écoute raconter ses expériences de marins, dans un demi-sommeil, avant de traîner mes jambes de coton mouillé jusqu’à mon appartement.

Je saute d’ombre en ombre dans les couloirs de l’hôpital désert. Les fenêtres brunes à barreaux quadrillent un carrelage timide. Les peupliers sont couchés sur les bancs du parc. Le long des quais, des oiseaux se battent. De minuscules grains forment des nuées, des poussières déposées sur l’eau de la mare, encore en suspension avant de disparaître. Des pas se font sentir à l’étage du dessus. Je dois regagner ma chambre.

La nuit est bien noire quand un gros craquement me réveille. Les battants de la fenêtre claquent sur le mur, comme un oiseau paniqué essayant de s’envoler du piège où il s’est pris la patte. Le mécanisme est de nouveau cassé. Il y a, sur le parquet, des petits bouts de chêne. Le vent l’a brisé comme du vieux pain. Demain, j’irai remporter le mécanisme brisé à la boutique. Je ferme ma fenêtre en luttant contre le vent qui pousse pour rentrer. L’avantage de cette explosion de bois est que le vent a largement pénétré ma chambre, et que même sans mécanisme, je réussirai à dormir sans être gêné par l’aube brûlante du petit matin. La fenêtre est bien endommagée elle aussi, il faudra sans doute en changer les ventaux. Je suis impatient de revoir le client.

La boutique a changé d’enseigne. Le singe est parti. Le vendeur et le client aussi, d’après l’obscurité intérieure, et la pancarte de cessation d’activité. Dans la vitrine, il n’y a plus qu’un timbre, minuscule, représentant un visage d’homme, sans prix, sans aucune inscription, le regard droit et la bouche légèrement ouverte sur des dents parfaitement alignées. Le timbre est dans un cadre d’environ un mètre sur un mètre. Il me faut quelques minutes pour réaliser que le visage est celui du client, plus jeune, sans boutons sur les joues, et les cheveux ébouriffés, sans brillantine.

Le lendemain je donne rendez-vous à R. au bas des colonnes de la place principale des quartiers nord. J’ai passé du temps à me préparer pour cet après-midi. Je choisis d’y aller à vélo. Quand j’arrive, R. est déjà là. Elle m’attend, le regard perdu, effaçant d’un sourire les cris de la cascade embarrassée. Nous restons longtemps dans les bras l’un de l’autre, avant de commencer à marcher autour de la place. Je remarque trois boutons sur sa joue et des griffures d’ongles sur son cou. Elle boite entre les pavés et s’agrippe difficilement à mon bras. Assis en terrasse d’un troquet enfumé, nous parlons de son déménagement, de l’étude qu’elle produit en ce moment, nous parlons peu de moi. Elle pose des questions sur ces longs mois de solitude, mais je ne sais pas quoi lui répondre. Pour beaucoup de journalistes, le mutisme qui affecte la ville est la plus grande de toutes les conséquences de l’épidémie sur la vie de la citadelle. Quand nous partons, je remarque que les deux hommes à la table d’à-côté payent en pièces trouées, comme le client de la boutique. Nous restons longtemps devant les mosaïques de l’hôtel de ville. Ce sont les plus imposantes de la citadelle, du moins, de celles visibles en extérieur. R. veut s’asseoir pour me parler sérieusement. Entre deux hésitations elle m’apprend que je vais être père.

R. et moi envisageons de prendre un appartement ensemble dès que le propriétaire de son ancienne location aura eu ses trois mois de préavis payés. On ne voit pas encore trop qu’elle est enceinte. Son ventre me paraît légèrement bombé quand je le regarde bien, mais je n’en ai pas souvent l’occasion, car elle me chasse ou le couvre de ses bras dès qu’elle me remarque. Elle a peur d’être grosse, enfin, elle a peur que je la trouve grosse. J’occupe ces trois mois à la recherche d’un emploi, pour que nous puissions vivre dans le quartier nord, où un salaire moyen permet de vivre, depuis la fin de l’épidémie. J’ai déjà amassé quelque argent grâce à la vente d’esquisses au fusain des différents ponts qui traversent la citadelle. Ces ponts m’ont toujours fasciné. Il n’y a pas de rivière, ni de cours d’eau dans la citadelle, les ponts sont des passages au-dessus de ruelles, de chemins, de cours pavées bien secs. Ce sont les bras d’un labyrinthe emprunté parfois seulement par le vent. J’ai perdu les feuillets de mon étude. Trente pages envolées, ou volées. Parfois je pense que quelqu’un s’est introduit de nuit dans mon cagibi et comme dans les histoires policières, m’a posé un chiffon humidifié d’un liquide somnifère, avant de filer les feuillets sous le bras. En réalité personne n’aurait fait une telle bêtise. Le manuscrit ne valait rien, plusieurs éditeurs me l’ont assuré. Je me lève quand même la nuit, mi-endormi, pour vérifier que la clef est bien enfoncée dans la serrure.

Assis sur mon banc, je regarde mon fils jouer avec un chat. Basculant sur l’herbe, sur les gravillons, le petit animal tente d’attraper une ficelle. Agile, il réussit deux fois pendant les trente secondes que je passe à les regarder. Il n’y a personne dans la rue. C’est comme si la citadelle était de nouveau touchée, comme si une nouvelle quarantaine avait de nouveau été décrétée. C’est pourtant jour de marché sur le boulevard. Trop de vent sans doute. Les trous de poteau restent vides sur les dalles percées. J’entends quelques fenêtres qui claquent au loin. L’enfant et le chat ont arrêté de jouer. Le chat, lové dans les bras du garçon, mâchonne la ficelle qu’il a obtenue comme une récompense.

En me promenant dans les environs du gymnase, je rencontre le gros type avec qui j’avais parlé de la tour marine, du temps où j’y travaillais. Nous nous asseyons autour de la fontaine abandonnée dans la cour de l’immeuble. Il m’apprend que le patron est tombé très malade il y a une semaine et que ce sont les habitués qui gèrent l’affaire à sa place. Le visage du gros est très affiné. Toujours très massif, il semble désormais porter son corps, quand auparavant il le traînait. Il me propose de passer jeter un coup d’œil. Je me souviens de la vue qui se dessine à travers la fenêtre sur l’horizon. Nous montons l’escalier. Dans la salle, une quinzaine de types tirent sur leurs machines, exactement comme je les avais laissés lors de mon départ. Le gros me tend un verre d’eau pulpée. Nous regardons la tour sans rien nous dire.

Je fais de plus en plus de rêves où je trouve le client et R. touchés par la maladie, s’enlisant dans les murs de pâte de la citadelle comme dans des sables mouvants, le visage rouge d’un sang sale et de plusieurs teintes. Je n’en dors pas certaines nuits. Des statues de sel. À tel point que quand R. m’apprend que son médecin a détecté des résurgences de la maladie sur sa peau, je crois dormir et raccroche immédiatement. Les premiers examens sont satisfaisants, mais son visage est maintenant mangé par les boutons et elle boit plusieurs tisanes apaisantes par jours, pour calmer les démangeaisons qui ravagent son cou. Les médecins sont confiants. Je passe mes journées à la clinique de l’Ouest.

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« De là où je viens les terres sont plates. Alors les gens montaient au grenier et se pendaient ». Une petite femme aux cheveux noirs broussailleux discute dans l’encablure de la porte avec deux armoires à glace. Ceux-ci se contentent de hocher la tête sans conviction. La femme joue avec ses clefs et son insigne. Elle tape la pointe sur le métal, comme une épée qui voudrait trouer un bouclier. « Si vous apprenez d’autres choses sur tout ça vous m’appelez ». Depuis l’épidémie, c’est la première fois que je croise la police. Elle me bouscule un peu pour sortir, et demande pardon très bruyamment. J’apprends des deux types que quelqu’un s’est suicidé dans la salle de sport cette nuit. Le gros a laissé une note, qui parle de phare, de citadelle, de lumière et d’autres choses. La salle est fermée pour plusieurs jours. En me promenant sur les quais je vois que les fenêtres sont ouvertes. Juste au-dessus de celle où nous nous installions pour regarder le phare, une jeune femme boit un café sans se soucier du vent qui fait voler les rideaux.

Nous nous sommes promenés hier sur l’esplanade de l’ancienne bibliothèque. R. ne veut pas faire de longues marches. Elle s’assoit sur un banc à sourire en se caressant le ventre toute la journée. Les promenades rapetissent à mesure que les jours passent. J’en profite pour filer dans les salles de lecture désertes, et recoller les morceaux d’un récit perdu. Les livres du vieil ambassadeur sont toujours là où le concierge me l’avait indiqué, et je tente de retrouver les phrases que j’avais écrites il y a quelques mois.

R. est depuis deux semaines dans un état critique. On a cru qu’elle perdrait la vue avant-hier. J’enrage de ne pas pouvoir vivre avec elle les derniers coups de pinceau de la saison, colorant de jaune les nombreuses feuilles d’arbres de la citadelle. Je me réfugie dans les textes du vieil ambassadeur comme s’il pouvait m’emmener avec ses mots sur les rivages du sud-est du monde, comme si ses virgules et ses points pouvaient devenir vivants, devenir serpents chatoyants, et s’animer sur les pages comme les goëles sur les plages au soleil levant. Au lieu de ça rien ne se passe, j’oublie de prendre mes précieuses notes, je passe des heures sur une ligne vide, à écouter le silence de l’absence de R. Le vieil ambassadeur est parti depuis longtemps, il a regagné la cité du vent, pour s’enfermer dans une boutique à vendre les reliquats de ses voyages.

Je me réveille à l’aube face au large, les coudes coincés dans le cadre de la fenêtre. J’ai dormi un petit quart d’heure, jusqu’à ce que le soleil se lève. Le voile du crépuscule glisse sur les phares bruyants, clochers au pied marin, coincés sur la grève par la marée montante. Un gosse en bottes glisse sur le goémon séché. L’hôpital est bien placé dans cette citadelle, à une demi-encablure de l’estran. R. dort encore tranquillement. Il est temps de partir pour être à l’heure au rendez-vous. L’appartement est bien placé. Sur la porte, un mot prévient que le propriétaire ne peut pas venir aujourd’hui. J’écris en dessous que je reviendrai la semaine prochaine, même heure. J’imagine que c’est peine perdue. Les nouvelles vont vite dans la citadelle, et on aura sans doute appris que la nouvelle famille est pour moitié à l’hôpital. Au premier étage, je vois que la porte de la concierge est ouverte sur un œil. L’épidémie n’est pas loin. Tous les habitants sont en convalescence. Je décide de retourner à pied à l’hôpital, par la route des six clochers. À nouveau personne sur ces chemins jadis les plus passants de la citadelle. Je m’arrête sur un pont, considérant un moment l’idée de partir, de fonder quelque chose ailleurs, avec l’enfant, quelque chose avec un jardin, loin des pierres et du vent qui assèchent l’âme du citadin. Ces clochers sont abandonnés depuis bien longtemps. Peut être que des religieux y habitent encore, comme ces vieux marins devenus gardiens des phares perdus, de ceux qui ne voient jamais aucun bateau passer, et qui ne prennent pas la peine d’allumer leur lanterne tous les jours. L’heure sonne quand les cloches tombent en décrépitudes. On vit encore dans la citadelle, comme un spectateur attendrait, encore assis, la fin du générique pour partir.

Ce n’est pas moi qui ai poussé la chaise. Le gros est tombé dans la corde sans que j’en donne l’impulsion. Ou alors c’est lui qui me l’a demandé. Je revois son corps bougeant comme une vieille horloge dans la salle vide des machines. Des enfants qui jouent au-dehors, aux premières lueurs du jour, avant d’aller à l’école. Et le phare qui illumine les trois fenêtres d’un balayage bleu nuit. Aucune culpabilité ne dort sous mon front. Le gros le voulait. Face au phare comme il l’avait demandé. Ce n’est pas moi qui ai poussé la chaise. Le tabouret est tombé, poussé par le vent.

La bouche béante, les yeux pareils à des glaces sans teint, à pas de loups loupant les marches, déboulant dans le sens contraire des passants, le facteur apporte la lettre de décès de R. Des feuilles rouges font la course au-dehors, c’est l’automne sur la citadelle. Le premier depuis que l’épidémie s’en est allée. Certains luttent encore pour se détacher de l’arbre qui les tient comme un lépreux pendu à ses doigts. J’ai rêvé du client cette nuit. Ses gros yeux cernés de cils blancs apparaissaient partout. Sur un miroir, un tableau, au fond d’une baignoire, sur le visage rompu de R. Il déclamait des poèmes dont seul un vers me reste en mémoire : « Le rat est mort, vive le rat ».

Les jambes croisées sur un plancher de suie, j’enlise, comme forcé, dans ce plancher mal verni. La cérémonie n’a rien de ce que j’imaginais quand je lisais des récits de funérailles. Le vent empêche toute sortie dehors. Le noir des vêtements des personnes présentes est un noir gêné, de circonstance. Sur sept, nous sommes deux à ne pas être du protocole. Seul le religieux est en blanc et bleu. Sorte d’aède bavard, client permanent d’une boutique fermée.

Je me lève à midi dans cet appartement dont, finalement, je ne quitterai jamais les murs. Les draps froids me gardent quelques minutes au lit, éveillé, une main occupée à tourner les pages de mon livre, et l’autre posée sur les douces broderies du drap. Je réchauffe un bouillon de livèche que j’avais préparé la veille, et termine mon repas par un thé au dessert et un bain dans la baie. Au retour, je choisis de passer par le chemin bordé d’ajoncs. Mon pull est retenu par les petites branches. La nuit risque de tomber sans crépuscule, du fait des nuages qui s’amassent au nord. Il y a un homme avec un grand manteau qui se promène sur la plage. Des grésillements s’élèvent des rochers, comme un type qui tenterait de réciter l’alphabet juste après qu’on lui a coupé la gorge.

Le concierge me tend un drap pour éponger ma sueur. Sa blouse tombe droit sur ses pieds. J’avale la pastille avec un verre d’eau tiède. La tête est une pièce vide, un rempart aux souvenirs de l’épidémie. Une citadelle fermée aux tentatives des docteurs. L’établissement a cru bon de changer la chambre pendant la nuit. Le gros homme est parti, puis R. une autre fois, de la même façon. Évadés de la tête où le vent souffle trop. Il manque un pont, disait-il hier. Il marmonne encore, « un pont ». Le docteur relâche la plaquette qu’il inspectait depuis quelques minutes puis fouille dans sa poche. Il en sort une bille de gomme qu’il applique sur son crâne afin de lisser ses cheveux brillants.

Le vent a repris. Les voisins n’ont pas couché dans l’immeuble hier. Madame a accouché. Le jeune père est passé ce matin, et m’a raconté la naissance dans ses moindres détails. Quand je referme la porte, je me rends compte que je n’ai rien avalé depuis mon réveil. Le cadenas a été réparé. La fenêtre fermée de barreaux neufs. J’irais bien me promener sur la plage, remplir mes souliers de sable une dernière fois. Je me noie dans les premiers nuages noirs de la nuit, emporté par le vent, sans remarquer que le soleil lui-même a disparu.



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1ère mise en ligne 23 avril 2013 et dernière modification le 27 juin 2013.
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