Jacques de Turenne | Peut-être une cataracte

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Ecriveur comme il peut ! Lecteur très très curieux. Echangeur d’idées de discutailles et de désirs parce que c’est la vie qui veut ! Des bouts de mots mis bout à bout mais surtout pas au bout ni à bout du tout - par là : de tout et de rien.
proposition n° 1

C’est un carnet tout simple –- (petit format, mince, à peine une soixantaine de pages au quadrillage serré. La couverture est vert foncé, une bande noire en surligne le dos, ça lui rappelle le large trait d’encre sur l’échine du grand chien au poil fauve, sa tête lourde et amicale, les mâchoires écumantes après la course. Bien sûr c’est un peu chaud et gluant sur le dos de la main, mais !) Penché sur la table il écrit très petit, relit, se souvient de quelques hypothèses psychopathologiques sur la micrographie, les délaisse aussitôt. Il hésite, suspendu au bruissement d’ailes d’une volière de mots en perpétuel mouvement. Il se demande comment c’était quand le monde était prononcé par les parleurs du sommet de leurs tours aux bouches d’airain. Comment c’était ? Par nécessité de retrouver cette alchimie, extraire son plomb son or ses métaux ses sucs ses minerais ses molécules dans ses chairs, il écrit. Alors que dehors juillet cogne sourd aux étangs des jours et des nuits, il déplie morceau après morceau les chimères de l’été.

Carnet vert. Notes sur les lieux. Juillet

la maison était — sauf la partie éclose en fleurs pâles ou rougeâtres entre les feuilles foncées — tuiles ébréchées d’usure fanée et incrustées de mousse — comme enchâssée au ras du chemin. Sertie dans le roc taillé — ensevelie à l’extrémité des deux sillons blancs à peine larges d’une roue et séparés d’une fronce irrégulière de vert de brun ou de roux. Longues tiges jaunâtres barbues et embrouillées — pissenlits desséchés et flétris selon la saison. Ça grattait aux portières tout le long pour arriver jusque là. Ça grinçait griffait pleurait gémissait comme des mains enchevêtrées sous un visage ravagé – (ou son bref reflet inquiet derrière la vitre des départs et de l’oubli) – Passée la lourde porte bleue la pièce principale : ombres accumulées et plancher de lattes noires disjointes et fissurées. Incrustée dans le mur opposé à l’entrée — grande ouverte –- figée — la gueule en pierre de l’évier, hideuse bête d’eau aux aguets. Sa pente rude et écailleuse vers le minuscule orifice d’écoulement tout au fond. La petite brindille de bois pour l’obturer. Ce petit tube marron, tordu, brillant et humide.

proposition n° 2

Proposition 2

Carnet vert. Notes sur les lieux et des bouts de corps. Juillet

Dehors encore la petite bassine bleu-pâle à l’émail de ciel décoloré –- son fin rebord au liseré foncé — pas encore encre de nuit mais quand le jour bascule. Sur la paroi, là où l’émail a sauté, la tache brune, irrégulière et rugueuse, comme une croûte sur un genou écorché. L’eau danse un incendie de reflets frais et joyeux comme la pupille du matin naissant. Ça sent le savon de Marseille. Déjà les premiers voiles de la chaleur à venir. La cuvette est posée sur la dernière grosse pierre plate, tout en bas des escaliers plongeant dans la cour minuscule, au pied de la façade d’écailles minérales. Le savon est zébré de brindilles à balayer d’un revers de doigt.

Peut – être une cataracte de perles sonores et multicolores –- un réseau de chatoiements chasse-mouche dans l’embrasure de la porte ouverte, peut-être pas. (Pourtant une infime caresse –- comme un souffle ou des chatouilles légères sur le visage, au front, le long des bras maigres et des cuisses sales et nues.)

Autour de la cuvette la flaque foncée des éclaboussures –- à côté le gant –- la serviette râpeuse et des voix carillons dans l’air cristal.

proposition n° 3

Carnet vert. Notes sur un bonheur presque paisible… Juillet

Depuis la cour minuscule (et sa carapace fossilisée de grandes pierres plates et rugueuses, jointoyées de ciment — rude armure minérale à torpeur monochrome) s’étire la trace irrégulière d’un sentier étroit et clair. Il grimpe en pente douce jusqu’à la pesante maison « d’en haut » apparemment effleurée par les branches d’un noyer. (Une voix lit lentement un texte racontant humains en détresse — visages blafards d’enfants aux yeux de glace éteinte. Du fond d’une mer indifférente ils reflètent le sillage brouillé de bateaux silencieux glissant sous la nuit phosphorescente). Dans la maison (celle d’en haut) une seule pièce obscure avec le petit piano droit poussiéreux –- ses touches d’ivoire jauni — et au moins deux lits hauts comme des cathédrales. Dehors le plateau veiné de murets blancs — les prés étendus loin sous le ciel –- des roulis d’herbes sous l’éclair des faux –- la noirceur tremblante d’une silhouette dos courbé — le soleil d’un chapeau de paille à ruban foncé –- les flocons blanc-gris d’un troupeau de brebis maigres escortées de bêlements et de sonnailles ternes et grêles.

proposition n° 4

Carnet vert. Notes sur le temps suspendu. Juillet

Torpeur moite et sombre à goût de sel –- partout frissons d’espaces foulés d’ombres folles sous le ventre des nuages –- les mots-rocaille ricochent — le tonnerre roule et broie, ébroue brusquement son échine tiède et mauve de chien mouillé. Une fenêtre au bois pelé cogne et fatigue au mur de pierre ses encoches d’attente muette. Autour de la frêle chapelle la terre trempée ballotte ses tombes bancales comme des radeaux égarés.

Tout au bout du chemin c’est l’entrée du hameau. À la fourche de terre parsemée d’éclats tranchants de calcaire pâle – sur son dé rêche égratigné de chiffres romains — la croix de volutes entrecroisées –- les pieds osseux cloués — la fine goutte de fer figée sous l’épine rouillée.

proposition n° 5

Carnet vert. Notes sur les microcosmes. Juillet

Bien sûr, les mains — toutes, (gourdes, agiles comme des araignées, ou bientôt mortes corolles flétries) sont commises à la trace des mots. Dessinent des pleins des déliés –- tissent des arabesques soignées au dos de cartes postales dentelées ou sur des feuillets froissés (dénichés un jour — archivés entre les pages des anciens album photos — noir et blanc ou sépia –- comme ces chauve-souris endormies entre leurs ailes velues, suspendues tête à l’envers aux voûtes froides des grottes d’ondes liquides). Parfois un barbouillis grossier de boucles et jambages torves, hésitants ou inachevés — traits malhabiles et empêtrés — inclinés vers la droite — en chute libre — comme sur le vieux pierrier à flanc de butte — son éboulis sonore à dévaler à bout de souffle et d’équilibre sur les couches instables de roches éclatées - emporté dans leur avalanche. Autour des pieds des esquilles pointues de calcaire — parfois l’anneau dur d’une étreinte de doigts secs — parfois incisives pointues et grignoteuses — éraflent la peau d’enfance à hauteur de cheville. Dans la cour minuscule, depuis le seuil de granit luisant, une garnison de fourmis industrieuses transporte dans un désordre paradoxal et méticuleux (fait de brusques et pourtant décisifs micro-changements de directions) –- comme une horloge devenue folle –- ou un cœur emballé acharné à rattraper ses ratés — une procession démesurée de miettes de pain, fragments massifs de mie alvéolée comme une éponge et plaques de croûte acérée comme un rasoir.

proposition n° 6

La douleur incrustée dans sa nuque consume son territoire — incendie son épaule droite et lui vrille l’avant-bras jusqu’à la main fatiguée. Il soupire et grimace en arquant le dos contre le dossier du fauteuil de bureau, bras croisés derrière la tête. La pénombre (tout d’abord discrètement tapie dans les angles et recoins formés par les ouvrages de toutes tailles et reliures disparates –- ici posés sur le sol en vrac, en tas, là en piles, ailleurs alignés comme parois de labyrinthe) farde peu à peu la grande salle circulaire et sensiblement humide malgré… –- vient froisser la fatigue, frotter ses grains de sable irritants sous ses paupières. Sur l’imposante table en chêne clair, devant lui, l’empilement continu et désordonné des livres et feuillets - les différentes gommes – ses fins carnets verts et noirs. Il rêv’il lit : L’an mil neuf cent cinq le jeudi seize février à onze heures du matin acte de mariage de Gustave… — se dit : « faut de tout pour… » et se sent aussitôt perdu et engourdi dans l’univers infini. Il imagine de longues et brèves saisons d’hommes de femmes d’enfants et leurs lieux immenses typographe domicilié à Paris boulevard Montparnasse... –- il songe le monde brut et sensible, les berceaux de fenêtres vides cernées d’ombre – s amples ou frêles — toutes furtives ; presque effacées — les pas d’humains silencieux — la trace des soupirs retenus –- fils majeur de Corneille — partout il voit les forêts et leurs langues boursouflées de vert au bourgeon charnu des collines –- les terrils pelés et la roue arrêtée des chevalements, ailleurs les ruelles pavées de crasse — les autoroutes lisses et bleues de pluie, ailleurs encore selon le visage qu’il revêt (sans le vouloir pourtant mais rigoureusement accordé à un certain poids ou bien une épaisseur d’être — une cisaille de l’esprit — la peau tambour dessus le crâne — les traits tirés ou lâches selon l’essence de l’instant : endormi –- étonné –- apeuré –- tranquille -– confiant –- émerveillé –- absent –- inquiet –- perplexe –- déçu –- amusé –- traversé d’ondulations et d’essaims de mots éphémères et protéiformes )… les aïeulsaussidécédés ainsiquilrésultdesactesproduitsdunepar…. — il rêve et aussitôt défilent : le copeau d’œil bleu, la dent blanche d’une fumée plantée dans la vallée, puis -– secs et grimpants à l’assaut des coteaux — tout pareillement — les doigts maigres des chemins raides et ocres — leurs jaillissements de pierres sonores et tranchantes en silex aigus –- patiente enfin la noire cheminée trapue lorsqu’elle craque et crépite son théâtre volatile de folles lucioles rousses — troussent la croupe de la lourde marmite sous sa poudre fine de cendres en pellicules légères, et de Adèle Sara Froment née à Lamothe Cassel (Lot)… — il, à grand peine se reconnait d’hommes de femmes justes injustes habiles et maladroits d’amour d’abandon ou de colère — tressés de tous leurs jours — grandes et petites servitudes — paisibles habitudes — rangées autour des tables, pliées dans les armoires — joies immenses — éclats de larmes épuisées — tendre lassitude et ennui fatigué — haineux parfois mesquins parfois apeurés — envieux parfois heureux de l’air qu’il fait — parfois solides mais frêles — ô usés rusés trompeurs et naïfs — jeunes et vieux — vivantes rieuses et mortes étales de rêves — de temps à autre de temps en temps de tous les temps… — femmdeménagedomiciliéaPariboulvarMonparnass… il ânonne ses fantômes du dedans — l’épaisseur des morts amoncelés d’en dessus de lui et lui vivant pourtant tellement parfois si peu tellement parfois si vieux tellement si incertain hasardeux dessous leurs restes embrouillés - il pense confus confus confusément en trébuchant tout le temps tous les temps mélangés tous les sucs les corps les sangs emmêlés leurs dépouilles maigres de pierre de papier de poussière infime en danse et transe de soleil… de Jean-Baptiste Froment décédé et de Honorine Francoual sans profession il les ressent obscures et lumineuses brèches — souffleurs de brume cracheurs de peu la terre et l’air à l’envers à rebrousse poil — à débours le monde dépensées dispersées dissipées mais planquées prolongées dedans devers lui toutes ces vies d’avec leurs noms leurs villes leurs couleurs leurs douleurs leurs bruits — leurs mots d’avec les états civils recensés laborieusement épelés malmenés recopiés étirés…

… Baptiste Etienne Antoinette ouvrier Basile Célestine institutrice Paris Honorine Jean Marie défroqué garçon de café zinc dézingué fumée Saint Sauveur la Vallée avalée La Garenne-Gramat Lamothe-Cassel cultivateur Puycalvel ménagère Honorine Labastide-Murat (fier sur son cheval) couturière brue commandant d’armée vigneron pilote d’avion bergère as des as de la der des der petite fille décédée petit garçon bébé chef capitaine galonné sans profession sans prétention sans ambition tous sans face cent visages et plus d’un nom Marie Claire Fages Cyprien Marie Eulalie Alexandre Aubin Adele Sara François Viviers Marie Jeanne morte moins d’un an Victoire Marie - Rose (mère de remplacement) Henri Cransac Victor Emmanuel médecin-colonel Claude Sainte Afrique Louis technicien Marie Antoinette copie conforme Eliette Villefranche de Rouergue René Raymond Renée bergère maréchal ferrant Rodez boulanger maréchal d’armée de Roy de France historien journaliste journalier employé des chemins de fer Jean garçon de salle commis d’office et de cuisine Cras la montagne pelée Théophile laboureur Auguste ingénu ingénieur ingénieux Maurice Magalie commercial Cahors Lucienne assistante sociale des impôts en second pas chef, Olivette subalterne –- et pas de marin pas d’explorateur pas d’aventurière d’écrivain de romancière de cosmonaute d’exploratrice d’astrophysicienne de dame-pipi de conducteur de tramway casquette galonnée de monsieur vole au vent ou garde chiourme garde – barrière — un garde fou — pas d’ailes ni d’une ni d’eux, enfin, qu’il sache… Aujourd’hui il n’a absolument rien fait rien écrit.

proposition n° 7

Carnet vert. NotesduTempsCoagulé. Toujours juillet (écriture parfois resserrée plus encore –- presque illisible)

L’ondiraitdeuxfemmespeutêtr’rois. La plus âgée toujours vêtue de noir est très maigre. Ses cheveux blancs, très fins, laissent échapper quelques mèches vaporeuses sous le beau chapeau soleil au ruban noir.
Ses yeux bleu clair pétillent d’un rire sans fin et les rides ressemblent à ces ondulations durécérédusablsoulévags.
On voit la petite cour, la mosaïque de pierres bosselées entre leurs langues de ciment. On voit cette flaque de lumière par l’embrasure noire de la porte –- derrière la cataracte bariolée du rideau de perles chasse-mouches.
Elles sont les deux –- peut être trois, occupées à équeuter les haricots verts, trois tas sur la table de la cuisine. (Une table ordinaire – peut-être une nappe en plastique clair – peut-être des motifs.) Un tas pour les haricots à équeuter – un tas pour ceux qui sont faits, le troisième tas des petites extrémités triangulaires jetées d’un geste vif après la section rapide du bout des doigts.
Dehors un homme jeune et solide. Torse nu. Il fait peut-être du ciment –- (il aura creusé un cratère gris de sable, gravier, ciment, rajouté de l’eau avec l’arrosoir en fer blanc –- malaxé avec la truelle ou la pelle). Peutêtrajoutilunepièssaupuzzledepierres ? Il enlève souvent ses lunettes –- s’essuie le front et les yeux avec son mouchoir. Un grand mouchoir blanc tiré de la poche du short — tout chiffonné, avec des taches qui sentent la salivéletaba.
La femme osseuse est allée chercher les haricots dans le minuscule jardin, à l’autre bout de la minuscule cour. Il est entouré d’un grillage à petites mailles qui longe le sentier tendu vers la maison du haut. C’est pour empêcher les brebis et contenir les poules.

Elle les a rassemblés dans letablierquelportoujour, lacé autour de son cou et noué à sa taille. Peut-être bleu foncé — presque noir — et une constelacionhipnautic depetipoinblan. Elle a relevé le tablier pour en faire une poche, les a mis un à un à l’intérieur puis a tout déversé sur la nappe peut-être verte.

À côté de l’évier en pierre une casserole sur la gazinière (à bonbonne de gaz –- souvent c’est l’homme qui remplace la bouteille vide –- la charge dans le coffre et va en acheter une pleine dans la ville à côté –- celle du maréchal qui caracole en habit d’apparat et panache blanc sur son cheval cabré. Ralliez-vous à Joachim.)
Ladeuxièmfamaispeutêtr’trois –- s’est levée d’un coup a crié que c’est tout brûlé qu’il va falloir frotter qu’elle est peut-être foutue et qu’elle ne sait pas si elle pourra tout

Il arrête d’écrire, mâche la paille d’un demi-rêve, en frotte la limaille sous ses paupières ; il rajoute, en s’interrogeant, ravoir ?

proposition n° 8

Il pleut. Depuis le quinze juin il pleut. Il faudrait écrire pour un journal comme on marche dans la rue. On marche, on écrit, on traverse la ville, elle est traversée, elle cesse, la marche continue, de même on traverse le temps, une date, une journée et puis elle est traversée, cesse.

Il a rapproché le fauteuil à roulettes de l’imposante table. (Il a planté ses pieds solidement sur le parquet — également en chêne –- mais bien plus foncé. Puis toujours sans vraiment y prêter attention, il a, d’un coup de rein, propulsé le siège avec ses fesses en accompagnant le mouvement des deux mains.) Puis il a repris le bouquin : « L’été 80 », M. Duras, jusque-là retourné sur le plateau vernis, comme une carcasse de toit à la dérive au milieu d’un fleuve en crue. Il pense à une barque, au forçat trempé, à la femme enceinte épuisée et en guenilles du roman de Faulkner. Il pense au Mississipi qu’il n’a jamais vu — aussi vaste que la mer. Il pense à l’homme qui s’essuie le front. Il pense à sa sueur âcre et brillante et à l’odeur du mouchoir mêlée de salive et de tabac. Il pense aux signes de croix pour le faire revenir (et ne pas se tromper en comptant sinon recommencer) et aux histoires de galérien pour se punir et jouir d’être abandonné dans le petit lit à barreaux. Il voit le trait rapide pour souligner les phrases –- les trois points d’exclamation dressés dans la marge comme des serpents filant à l’assaut des berges raides et détrempées d’un immense tumulus ; maintenant, entre les pelures de gomme qu’il va bientôt balayer d’un revers de main, puis juste après souffler, il lit : « Il pleut… »

Derrière l’ogive de la fenêtre au vitrail étrange qui surplombe sa table, d’un coup la nuit est venue, portée par les rouleaux de nuages lourds et les coups de butoir du vent qui fait claquer les volets et secoue la porte massive tout en bas de la tour et son escalier en colimaçon.

Une pluie de minables grumeaux de gomme s’abat sans bruit sur le plancher. Comme si, emportés avec eux, des lambeaux de mots étaient silencieusement venus s’étioler et mourir en poussière.

Dans la petite maison basse presque enterrée sous le chemin et réfugiée contre son rocher, une femme –- la plus jeune –- dit de s’éloigner de la fenêtre en entendant gronder l’orage. Elle dit qu’elle a peur – qu’elle a entendu que des fois la foudre descendait par les cheminées et faisait rouler des boules de feu dans les maisons. Il fait de plus en plus noir. Entre les craquements assourdissants et les roulements de tonnerre on murmure comme dans les musées ou les bibliothèques.

A l’horizon du plateau en face –- de l’autre côté de la maison minuscule –- des éclats de feu lacérent sans fin la toile grise et mauve qui se déchirepuisserégénèrinstantanément.

Penché, il gomme.

proposition n° 9

Carnet vert. Notes d’Affolement. Toujours Juillet

Voilà. Début d’après-midi de juillet ou par là. J’ai rêvé une grande ville. Tout était ralenti : les vieilles façades grevées de soleil, les rangées de fenêtres hautes et brûlées de lumière, la stupeur lourde des grilles et les plaques d’égouts au souffle fétide ; sous les porches à l’encoche obscure et moisie je sentais des relents d’urine âcres. Le fleuve immobile incendiait la voûte des ponts. Derrière les persiennes entrebâillées, accrochées par l’espagnolette, j’ai rêvé cette ville et sa vie assoupie. Depuis le grand bureau jusque sur le parquet, dans la pièce maintenue dans la semi-pénombre, la ville dépliait pour se sauver une échelle de corde aux barreaux incandescents. Voilà. Je me voyais allongé, tout raide à plat dos sur le divan — mes pieds croisés reposaient sur un petit rectangle de tapis rouge –- au centre motifs floraux ou fractale de rosaces et volutes. Tons de blanc cassé et de beige, liserés bleus. Sali. J’avais fermé les yeux depuis un bon moment. Deux voix passaient dans la rue, des voix graves mais légères, deux voix d’homme, des voix qui flottaient battaient des ailes disparaissaient. Je ne comprenais pas ce qu’elles disaient. Elles étaient venues et envolées — un prodige. Je suis resté accroché à leur sillage de silence blanc. À la dérive. Vertige. Voilà. Ensuite le timbre aigre d’un vélo peut-être — peut-être le klaxon et l’insulte d’une auto — ou bien un rire pointu et irritant comme une écharde –- passaient. D’un coup les cris-banderilles plantés dans la tête comme des hurlements stridents de cour d’école. Sans le savoir les poings serrés blanchis aux phalanges. Sans rien comprendre un murmure affolé de mots à facettes, fous comme les pages d’un livre ébouriffé par le vent. Les mots changeaient constamment desondalur despacedereflémétalik. Je savais qu’il leur fallait pour se poser au moins une colline une maison minuscule un arbre — au moins une feuille marbrée de nervures translucides — la brisure dépouillée d’une branche.

proposition n° 10

carnet vert. Notes de Pot Pourri. Rien ne va plus. Toujours Juillet

Les bourgeons de rouge c’est pour le sang, regarder sur mon bras le pointillé de brèches vives et lumineuses. Ce qui chatouille : passer lentement la main sur les hautes herbes, parfois accrochent un peu mais c’est doux et plaisant - ce qui tend une enveloppe de soie : le froid du matin, quand il dilue et cristallise la coupe de noir, peu à peu détache les toits, élance les cheminées, raffermit la peau — ce qui caresse et émeut : la chaleur du souffle juste avant l’humus moite du baiser — ce qui saisit et transperce : les cris des gosses en ricochets dans les cours profondes comme des puits, dessus les façades penchées –- ce qui râpe : la paume contre le mur, la joue mal rasée de l’homme jeune contre mon ancien visage d’enfant – ce qui essuie et frotte : sa main très vieille et hésitante sur le couvre-lit, sur sa robe bleue, sur les peluches serrées dans ses bras. Elle pousse sa silhouette muette et tordue parmi les autres ombres muettes et tordues, petits pas usés dans le couloir jaune entre les rambardes parallèles, comme mes lignes sur le cahier à carreaux. Ce qui brûle : la braise dans son nid fulgurant, maintenant le minuscule œil crevé dans ma chair – ce qui troue : la pierre contre mes os – ce qui apaise : doux le poil brillant du chat furtif contre ma jambe – ce qui colle : aux semelles, la mue de boue noirâtre crevée de bulles infimes, le goudron d’août informe – aux doigts - le sperme tiède et blanchâtre sur la peau - ce qui écorche encore : le gravier du chemin le revêtement de la cour – ce qui égratigne encore : l’épine, sur le bras, son sillage de petites larmes piquantes, à fleur de peau, iridescentes rouge coquelicot

ce qui suffoque un peu : la poussière de la rue après le passage trépidant du bus/chenille/au/ventre/tout/fripé/en/accordéon - le foin soulevé à la fourche dans l’air des granges, tout.pailleté.d.une.nuée.de.fétus.brillants.acrobatiques.et.ténus. -– ce qui moisit la tête : à l’angle de la rue de la Loire le bar des métallo, son parquet de bois gris, la pénombre du comptoir, l’odeur bord de nuit des ballons de rouge blottis entre les mains noires –- ce qui enivre la tête : les bourrasques salées de vent du large, le cri aigre des mouettes –- ce qui rend nauséeux : le jaune pisse gras des comptoirs de boulangerie industrielle, le matin, avant le métro, quand tous les corps bousculent — ce qui étouffe un peu : le froid musqué et ténébreux des fleurs en vase en bouquets dans les seaux, en attente de cônes cristal, de rubans, d’étiquettes : amour toujours, regrets éternels, bonne fête maman, chez la jolie fleuriste (belle plante) au tablier vert feuillage (on est prié de ne pas voler les pots sur le présentoir devant le magasin) - ce qui irrite le nez, fait pleurer et clore les yeux : le nuage pulvérulent entre les jambes du maçon à disqueuse –- ce qui serre à la gorge : l’ammoniaque des vitres, le sans destination fixe couvert de puces, d’urine, corseté dans ses jeans raides, plâtrés de merde séchée aux fesses, lui qui invective ses fantômes multiples et haineux, lui qui traverse en titubant au carrefour, rue de R. , serait toute bleue dans son Monopoly ?

et puis le goût fibreux de salive amère des bâtons réglisse –- la grande manducation du monde dur téton, son filet dru de fumée mentholée à mâcher comme un chewing-gum, l’ivresse ronde du vin noyé de promesses de mes vies, mes premières bulles de babil mes billes de Babel la cire glisse Babybel sur la gluépâtantedumondetségrumaudemots — je passe la langue sur mes lèvres contre le corail des dents insère la murène dans l’intervalle béant c’est lisse et vide comme ce qui m’attend

proposition n° 11

Carnet vert. Notes sur des traces d’humains 1

Ça klaxonnait deux, trois fois peut-être, des appels longs et appuyés, histoire de bien se signaler, s’assurer que personne n’avait oublié l’heure, rappeler de ne pas faire trop attendre — parce que la tournée serait encore longue et les chalands pas si nombreux. Le temps était quand même un peu compté, surtout qu’on allait échanger à coup sûr des nouvelles : de ceux du bourg, les amis, la famille : « et Alice elle s’est remise ? – qu’elle a eu un bien mauvais mal après l’hiver Lucien m’a dit ! » — des semailles, des récoltes ou des moissons, de la terre trop dure et craquelée comme la peau, de ceux que l’on avait mis dedans et de ceux qui étaient arrivés dessus en braillant. Le lundi c’était le boulanger qui faisait aussi épicier, le samedi c’était le boucher. La camionnette en tôle ondulée était stationnée à l’entrée du hameau, un peu avant la maison dite « des marseillais ». (Ils venaient chaque année pour les vacances — elle comprenait qu’ils étaient arrivés en découvrant les volets ouverts, comme chaque année, à peu près à la même époque, celle des charrettes grinçantes débordant de ballots de foin empilés hauts par dessus les ridelles, comme de gigantesques sucres imbibés d’un fond de soleil, parfois encore tirées par des bœufs, de plus en plus par des tracteurs oranges, verts ou rouges, siège métallique en forme de selle percée de trous, plus un autre plus étroit qui sciait les reins avec sa barre pour s’agripper, soudé sur le garde-boue, tuyau d’échappement planté sur le long capot, fumant épais, et ça claquait et ça vibrait et ça refumait chargé comme des crachats.) Le tube Citroën, avec son museau aplati scarifié de chevrons, était pile à l’endroit où la route toute cabossée, se dilate, s’échoue, s’effrite en miettes de goudron, juste devant la croix. On comprenait bien que la vicinale était à bout, de s’être ainsi épuisée à ramper jusqu’à la fourche des deux chemins, entre leurs murets de pierres sèches et blanches assiégées de ronces. La vieille femme osseuse aux yeux si bleus avait marché depuis la petite maison, avec sa robe noire, son tablier constellé de pois blancs, son large chapeau de paille façon saturne avec l’anneau de ruban foncé. Elle avait son fin visage de malice et la joie bleue du jour. Devant le camion au panneau latéral relevé en auvent (ses étagères, tiroirs et casiers en bois remplis de boîtes de conserve, d’épices, café, savons, lessive, produits de nettoyage, et même des clous… La balance au gros cadran triangulaire je croyais une grosse portion de vache-qui-rit plantée sur sa pointe) – alors qu’est ce qu’il vous faut ? Je vous en mets combien ? - ils n’étaient pas plus de deux ou trois à bavarder, demander, désigner d’un doigt tordu – et ça je vois plus bien c’est combien ? –- c’est gros le pain quand même… vous me coupez une moitié ? Vous trouverez bien à vendre l’autre ! Elle, elle jetait la lance de sa joie depuis ses vingt ans jamais finis, sa force de vie intacte toute emmaillotée dans les rides et le corps parfois difficile ; sur la photo ça se voit bien aussi.

proposition n° 12

Carnet vert. Notes sur les traces d’humains 2

Je m’éloigne du tube Citroën –- à supposer qu’il soit encore là ! Sous l’auvent pour profiter de l’ombre, on cause encore. De Notre Dame de la Garde perchée entre ciel et mer, du vieux port, de la Canebière et autres aperçus carte postale de la grande ville des vacanciers qui maintenant déposent bonjours et bises : « depuis le temps ! –- et comment vous allez ? — avez fait bonne route ? » En s’éclipsant donc le chemin fourche à droite, ne tarde pas à dominer la bergerie basse et allongée — remplie de bêlements, de l’odeur chaude et poussiéreuse du foin bien sec, de celle lourde du suint, et des bourdonnements confus de mouches infatigables. Puis envahie de silence, de débris de charpente, un rectangle de tôle rouillée cloué sur une poutre délabrée. Ensuite il délaisse la maison d’en-haut caressée peut-être par un noyer (la voix indifférente récite les bateaux fantômes surchargés de misère noire –- toujours on la décrit noire mais pourtant enveloppée d’orange fluo, pour mieux voir flotter entre les vagues –- cargaison épuisée et salée — entassée à ras le bastingage –- devant les photographes et derrière les pupitres les costumés propres et élégants s’accusent et se conspuent par jeu pour ensuite s’entrelacer longuement leurs tentacules blanches Manurécuré : « bonjour -– comment tu vas -– depuis le temps ! ») Voilà la minuscule maison –- enfin ses confettis de toit à travers les feuilles. Après elle le sentier devient plus étroit encore, presque un tunnel végétal entre deux hautes haies folles tressées de broussailles, et les ronces aiguisées comme des barbelés, le tout brouillé de pierres blanches effondrées, de reliques de troènes pelés. Enfin il culbute et se disperse dans un fracas d’éboulis figés – un ossuaire de ruines. Restent les squelettes de pans de murs — des trous à l’emplacement des fenêtres –– au sol des éruptions de chicots branlants encore accrochés à la mâchoire de terre pâle. Je cahote et trébuche, jambes courtes dans la maquette délabrée — grandeur nature — où affleurent des embryons de chambres –- des moignons de cuisines avec leur cheminée mutilée sur le pignon. Dégarnies de façade les embrasures de portes sont défendues de branches épineuses derrière lesquelles s’entendent les « Adiu – Bas pla ? – macarel, que cagnàs ! »

proposition n° 13

Carnet vert. Notes sur des traces de tout

À peine ça rampe et agonise en soubresauts blancs dans le champ de ruines. Une haleine tiède et ses glaires crayeuses écrasées de lumière. Les insectes grillagés entre les brins d’herbe emmêlés progressent — obstinés — ivres de chaleur, noirs et luisants comme des pupilles. Un grouillement d’antennes, de pinces en faucille, d’élytres à nervures de dentelle, d’ailes en vitrail profilé de plomb, de carapaces bombées, de pattes étiques et crochues comme des gaffes, stridule et lime sans cesse le causse décharné jusqu’à son incandescence sonore. Dessus, selon l’heure et ses saisons — la déchirure insensée de comètes silencieuses –- fulgurantes comme les dernières images du songe à son réveil –- ou au plus fort du pandémonium — le trou aveugle d’un soleil de plein midi –- à ses bords insoutenables du bleu en fusion inonde les yeux. À l’escale du soir, entre les îlots de pierre, sur les éboulis en cône des murs effondrés, derrière les orbites vides froncées d’un épais linteau minéral, sous les bosquets d’arbres rabougris cerclés d’épines, le fusain de nuit effritera longuement sa première cendre sur les longues tiges grillées des graminées jaunies.

Dans les chambres d’os les corps en sueur se retournent sur les lits anciens –- mendient la fraicheur pour enfin ouvrir le sommeil – évaluent avec effroi la hauteur d’eau dans le puits au temps que le seau a mis avant d’éclabousser et se répandre en échos sombres, moitié métal, à peine liquide –- dans les cuisines d’os la vieille horloge placide berce son reflet de lune –- les mouches pendues au plafond bas s’engluent en spirale –- dessous une table trapue et ses miettes. Dans le grenier minuscule de la maison minuscule, au cœur de la fournaise rouge encagée sous les tuiles, la Vénus décapitée et oblique d’un vieux mannequin de couture délaissé. Elle barre en diagonale la lucarne terne du minuscule chien assis gardien de la combe, côté pignon. A ses pieds la cuirasse d’écailles éblouissantes et sa galaxie de délicats lichens vert-olive, finement frangés et un peu rugueux, comme l’appel d’une chute d’eau et ses embruns irisés juste avant son bassin d’ombres englouties.

proposition n° 14

Carnet vert. Notes sur des Fantômes et Silhouettes. Juillet. Encore.

Cinq apparitions dans une foule, cinq choppées du regard, sais pas pourquoi ? Une blonde, tignasse en pétard et à perpète, toujours à rire fort parce qu’elle aurait décidé une fois pour presque toutes qu’il valait bien mieux ? Elle me parle sans faire un bruit de mots. Quand ses lèvres s’agitent elles transfusent directement le film dans ma tête : elle est revenue jeune elle porte sa mini-jupe écossaise à dominante rouge-foncé, avec des drôles de lignes bleues, vertes, noires, brouillées et encastrées comme depuis derrière les gouttes. C’est pourtant très net. Puis je me vois avec ses yeux contempler du sommet de l’escalator la foule irritante du centre commercial, fourmillant tout en bas. Pour payer ses études elle travaille à … Ikéa ? Castorama ? Conforama ? Après elle a tout plaqué les études, juste bossé. C’est elle qui a eu l’idée (d’abandonner ? travailler ? la transfusion dit pas !). La quatrième –- habituée à être de celles dont on ne se souvient pas –- une passante de décor — tête ronde baissée, le dos appuyé contre une paroi du métro ou même un peu rêveuse derrière la vitre d’un bus 23 D qui coulisse en silence. Elle cherche une histoire à me raconter pour remplacer toutes celles d’emprunt qui (la) coincent. Elle me demande si on imagine des histoires et on se les met dans sa vie ou bien si c’est la vie qui s’arrange mais se ronge d’histoires ? Elle, elle peut pas décider. Après dans le rêve elle s’enfuit décalcomanie collée sur la vitre qui shhhhhh. La troisième (vieille et jeune à la fois – c’est comme ça) joue à ce vieux jeu de cour d’école « tiens voilà main droite… » ça tourne vite en boucle et elle en bourrique. Ça la rend folle ce touche-touche et la rengaine la vrille comme un doigt dans deux roues d’engrenage –- ça lui flanque vite la nausée, elle veut l’étriper, l’autre (que je ne vois pas), lui arracher la bouche avec ses dents –- lui crever les yeux — qu’elle arrête tout à fait de chanter son dégueulis de mots comme une grosse conne à tresses et binocles rondes qu’elle est. (Je ne la vois toujours pas mais je sais, un flash.) À la place d’égorger elle sourit. En deux mon double marche dans une ville inconnue qui n’est ni tout à fait la même ni… se reflète et s’oublie dans ses puits dans ses nuits dans ses pluies sous la voûte de ses ponts, derrière ses parapets, l’entraîne dans ses escaliers derrière ses persiennes et sous ses combles –- l’embarque sous des croix de silhouettes agenouillées dans des cathédrales en toiles d’araignées –- assises ou bien endormies dans des bâtisses en ruine. Soudain des chœurs de pleureuses, devant un portail, ou sous l’arc d’un porche obscur et humide, en grappes de quatre ou cinq personnes. Je me vois qui s’approche… c’est une grande salle de cérémonie, on offre des coupes de champagne. Un serveur, très distingué, pantalon noir, pli impeccable un peu cassé sur les shoes poussiéreuses (faute !— mais non, c’est pour bien montrer qu’il est que larbin), chemise blanche, nœud pap noir également. Il passe discret et totalement ignoré de groupe en groupe –- présente son plateau sans recevoir aucun regard –- repart bredouille et toujours indifférent — jusqu’au prochain attroupement réplique des précédents. Tous ont l’air complètement ligotés dans leurs fagots d’humains ! — on s’y butine l’entre-soi à bruissement sournois de mandibules -– ça fait comme la soupe qui balbutionnait dans la marmite pendue à sa crémaillère de suie — ça fait bouillie – ça fait 5 – 4 – 3 – 2 – 1 mais pour de vrai au réveil ça fait des trous par où tout s’échappe alors je me convaincs vite que ça compte pas mais je n’y crois pas trop, bizarrement sans pouvoir dire…

proposition n° 15

Tu me broies la tête les os les nerfs à petits feux –- tu m’exaspères de façons multiples, tes stupides manies rêvassantes gribouillardeuses et déraisonnables –- je pourrais t’étouffer si je voulais ! –- enfin au moins t’apprendre les bonnes manières vraiment si … mais chaque fois ça recommence — je pense : c’est bon on va s’entendre toi et moi –- se causer –- (au plancher du minimum échanger les premières salutations, comme des prisonniers efflanqués, mains liées dans le dos, on marchera lentement, chacun de son côté depuis la gueule des fusils, jusque vers le milieu du pont, en se retenant de courir, bien prévenus sinon…) –- ensuite peut-être ouvrir ensemble le calepin du jour (un jour peut-être même un de tes carnets, le vert ? - celui que tu refermes dès que tu m’entends ouvrir la porte) –- on pourra s’illusionner qu’à force d’à force on va se concocter du familier fréquentable –- pour m’apaiser plus encore je te rejouerai plusieurs fois la scène de ma gentillesse larmoyante : je t’expliquerai comment je balancerai habile des amarres, comment on se soudera bord contre bord –- puis comment je minauderai limite suppliant mais retenu : « tiens, puisqu’on a fait escale de conserve vu que nous voilà somme toute additionnés car nous sommes ici de plus en plus –- si on se rendait visite ! — un coup chez moi, après chez l’autre » — on se persuadera alors très vite qu’avec le temps ça deviendra tellement facile –- enviable sans même y penser –- seconde nature –- et même d’importance croissante ! –- on goûtera enfin par anticipation le plaisir de l’attente et l’attente du plaisir – et voilà ! (tout le fourbi déjà en magasin, essentiel et accessoires : les bons mots –- les confidences — les consolations –- les encouragements — les gueules de bois et leurs fous rires — les trouvailles retrouvailles et absences — les souvenirs inoubliables en tête de gondole –- dans l’arrière-boutique les cartons d’images désaffectées — payent pas de mine, genre délavées jusqu’à effacées, surtout vous dérangez pas … reviennent de loin) –- mais raté ! — ça avorte toujours en douche froide –- piqué mortel — flétris écrasés explosés le désir l’enthousiasme pourtant fantasmés priapiques ! — sûr j’aurais dû me douter d’emblée –- cette sourde impression d’embarras quand la première fois j’ai ouvert la porte du bureau tout là-haut dans la tour–- en tournant délicatement la vieille poignée ovale en porcelaine — elle grince toujours un peu — le parquet a craqué — même en faisant très attention (la précaution idiote et inattendue de marcher presque sur la pointe des pieds, en avançant tout doucement –- en me retenant le souffle — comme pour me diluer à force d’air — devenir étourneau, aile et moins que plume –- ou alors funambule sur un filin de mots tendu au-dessus du vide –- petit saut, courbette, petit balancier avec la perche, salutations !) — demander à ton dos comment il va –- puis vite pour bouffer le silence, si monsieur le dos pense qu’il va se plaire -– s’il restera parce que ça peut pas convenir à tout le monde –- il reste silencieux courbé en avant –- j’aperçois ta nuque les cheveux noirs coupés très courts –- une fine ligne blanche, c’est tout récent — une veste en cuir brun, claire et souple, pendue au dossier de ton fauteuil, et toujours rien qui me revient –- je pense (je revois tout ça et je pense toujours pareil) il cherche peut-être des trucs sans s’arrêter, sans fond –- c’est ça à fond et sans rien comprendre –- et tout fera bien l’affaire tellement il a besoin -– (j’en ai entendu raconter d’autres -– qui se sont pour ainsi dire précipités vers la fin –- parce qu’ils avaient plein à dépenser et du temps à bien profiter sur les bras –- un gros paquet de temps et de surplus ! enfin qu’ils croyaient ou jouaient à… -– bref ils se sont mis à faire à tour de bras, faire comme on enjolive pour pas dire chier, donc faire comme ils disent : des pays des capitales des grandes villes des ports des ponts des tours des fleuves des palais des monuments des musées –- et puis dire et redire après -– cocher sur une liste sur une carte ou noter dans des carnets, « ah oui Londres j’ai fait, et puis Bruxelles aussi –- Toronto, aussi en… euh… je sais plus…. , non on n’est pas resté longtemps, mais je me souviens bien l’aéroport, l’avion on allait plus au nord, les lumières boréales, les ours bipolaires et maigres sur le glaçon-confetti et les avions quadriréacteurs au-dessus, les traineaux sur la banquise qui rétrécit ! », les mêmes qui courent dans les couloirs du Louvre « en deux heures on a tout fait je te dis, deux heures ! » - « tous les tableaux alors c’est lui ? - c’est Da Vinci ? – celui des autoroutes ?! ») et puis Pékin et Melbourne aussi on a fait — on a fait ! — mais toi c’est carrément autre chose, bouges quasi jamais de là –- fais rien -– sauf feuilleter –- gommer –- griffonner — des grumeaux de gomme partout sur le bureau, sur le parquet –- ça te file dans la tête ? –- grouille entre les doigts ? — une moraine de mots — des fois de face comme de dos tu ressembles plus à rien –- transparent — je me dis c’est pas possible, il cherche un truc pour empêcher ça cette érosion constante de lui — c’est sans limite, il existe pas et pourtant tout ce vide ça se répand ça le déborde je me dis – dans ses yeux de rien je suis à peine un reflet — moi couvert de poussière de rien et bien moins que rien… si je pouvais vraiment si

proposition n° 16

Carnet vert. Notes sur la vie secrète des ruines. Juillet.

tout juste à côté des maisons éventrées (le collier de fer rouillé passé à la phalange rognée d’une cheminée crevée), la bouche béante du puits, sa gueule édentée magnifique et noire. Au fond des chuchotements lointains percés de quelques rires forcés — une belle fête triste poursuivie très tard au milieu des copeaux de nuit. Des couples bras-dessus bras-dessous, en déambulation très lente et ponctuée d’arrêts, engagés à façonner leur image devant d’incertains décors défilants à cadence frénétique (une mer immense et plate, en tranches verticales derrière un balcon aux courbes sensuelles, une vitrine d’articles de luxe les dents d’un croco figé gueule ouverte une canopée artificielle étiquetée paradis une limousine blanche à rallonge et son drôle de boomerang épinglé sur le coffre, comme un papillon dans une collection, une galerie de tableaux un gratte-ciel en verre aveuglant et multiplié comme un œil de mouche un banc vermoulu au sommet d’une falaise abrupte et mitée de trous un paquebot immense et blanc au-dessus des fenêtres et des ponts de Venise un autre pont transparent suspendu au-dessus du vide et tout en bas, entre les brosses des arbres, une rivière étroite, absurde et irritante comme le fil tiré d’un vêtement une voiture rouge avec un cheval noir un grand huit désert sans ses cris un aéroport étouffant de chaleur derrière ses vitres : un bout de fuselage et son drôle de cordon ombilical en accordéon une statue debout avec bicorne un entrelacs d’autoroutes comme un nid de serpent une statue d’orante en extase humide et dure le tombeau sculpté d’un guerrier aveugle casqué et barbu, les deux mains sur le pommeau de sa lourde épée le tympan d’une cathédrale l’oreille d’un passant mangeur de glace en spirale un canon rongé de rouille sur la place pavée, une fillette dessus jambes écartelées, la pyramide de boulets, un bateau de guerre grisaille, de longues rues rectilignes entre les façades uniformes et glacées une foule de silhouettes affairées et volatiles aux visages inconnus, d’autres amoindris ; au cou l’écharpe des vertiges froids et tourbillonnant, leur infime clapotis d’échos ténus — résonnent les murs des escaliers nocturnes tinte le trou orange d’un lampadaire meurt l’œil rond et indifférent d’une pièce tombée en virevoltant dans le disque sombre — encore un soupir condamné un pont cadenassé un vélo enchaîné

proposition n° 17

Carnet vert. Notes sur les cascades. Juillet. Toujours.

à sa composition particulière d’odeur et de bruit je reconnais l’étable de la grande ferme d’à côté, celle où l’on rend visite à un coupon de famille inconnue, dite tante et son mari, elle petite d’autant que légèrement bossue, joues couperosées, réseau hypnotique de veinules bleutées et violacées en forme d’éclairs de soir d’orage, mains d’arthrose tordues et nouées comme des ceps, lui grand rocailleux à moustache poivrée de blanc, baptisé pour l’amour de Dieu, béret noir larges bretelles et tracteur rouge hoquetant, de ceux qui font mal aux fesses et au dos, tant secoué sur le petit siège métallique percé comme un égouttoir, perché haut sur la roue, les épais crampons en V du pneu soulevant à l’arrière des geysers de mottes et parfois bouses, tout mêlé de brindilles, comme un bateau à aubes sur le Mississipi en crue devenu boueux... J’entends les mugissements, les coups de sabot sur le sol de ciment recouvert de paille, le râpeux des langues tirant le foin des mangeoires en bois, pendues au mur comme un paléolithique trophée d’arêtes, les mâchoires qui broutent en faisant des drôles de huit, le souffle humide et chaud des naseaux, le fouet flasque des queues maculées ; parfois le tempo métallique de la traite quand le fin jet blanc décoche dans le seau sa cadence à deux temps. Ça sent l’âcre odeur du purin et dans un coin qui fait porcherie des yeux brillants grognent. Soudain une queue, auparavant occupée à chasser les taons sur des flancs crottés, se redresse en dessinant une courbe depuis la large croupe, de la crevasse oblongue maintenant découverte jaillit un abondant déluge jaune et éclaboussant. Suit une fascinante coulée brune dégueulée de son cratère en laves molles. Répandue en corolle lourde elle est aussitôt piquetée de reflets vert-bleu bourdonnants. Parfois se déclenche à côté une autre éruption et son cataclysme

ses échos d’humide rebondissent vacarme de gouttes serrées en jets drus ruisseaux rivières torrents d’urine chaude brillante pousse son petit nez de serpent argenté sur le sol noir (tu ne sais donc pas gamin tu ne vois donc rien gosse c’est la nuit d’étoiles filantes en haut tu imagines tu entends le froissement bref d’étoffes retroussées –- la voix — la cascade juste après) à côté de toi la silhouette accroupie se vide de son eau, l’eau suit le chemin, hésite de pierre en pierre comme un poisson asphyxié et son agonie de secousses lentes sur la berge

la voix la troisième peut-être a dit je te crèverai les yeux moi je te les crèverai.

proposition n° 18

Carnet vert. Note sur recommencer. Juillet

peut-être deux peut-être trois mais peut-être pas — recommencer — je compte dans ma tête, fais glisser le pantin grandiose en funambule sur les lignes des carreaux verts et noirs — je le fais avancer lentement dans les corridors verts et noirs de ma tête mathématique, les carreaux tu dois en croquer le plus possible toi mon fantôme funambule exténué — peut-être deux peut-être trois –- recommencer — la nuit il trace dans l’air pendu devant mon corps les signes de croix –- il empile des tas de signes de croix des couches superposées de signes de croix volatiles — il compte -– il récite — au nom du Paire tu files pas sain d’esprit –- tu paieras tutu mourras tutu — tisse détisse amen — ta mère est grosse ta mère hait gosse peut-être trois, peut-être pas – recommencer

proposition n° 19

Carnet vert. Note sur les effacements qu’il faut pour les répétitions et réciproquement

le jour où il a fallu vendre, question héritage, ça a bien montré ce que c’était, comme chaque fois... (On le soupçonne bien sûr avec les grands départs, les déménagements, tout ce qui fait séparation miniature d’avant la toute dernière –- également une fête de fin d’année discrètement triste, quand on vient rire et applaudir les gamins déguisés sur la scène bricolée dans la cour d’école.) On a bien senti ce qu’il y avait là-dedans d’enfance abasourdie de caillasses, d’herbe et de pré, pétrie de solitude boudeuse et renfrognée, étourdie d’un ballon shooté haut dans le ciel d’un coup de pied de géant, saisie de clignements d’étoiles et de noir de cheminée. Camaïeu étrange de souvenirs et d’oublis, comme les pièces d’un habit d’arlequin mal taillé et fané. Aussi, quand la silhouette maigre est morte, tout a pris d’un seul bloc cette teinte d’après-coup qui fait aimer le sépia des vieilles photos — même celles des inconnus, avec leurs costumes, leurs fenêtres en dentelles de crochet, leurs rues pavées luisantes, leurs guimbardes anciennes hautes sur roues à rayons, leurs monuments aux morts, leurs défilés de cavaliers à panache – on les trouve chez les bouquinistes parfois –- ou avec les antiquités sur les étals des marchés –- collées les unes aux autres dans leurs boîtes, leurs casiers, chacune dissimulant la suivante –- puis s’éclipsant à son tour –- feuilletézieutérabattue d’une pichenette

proposition n° 20

Craque grince houle parquet désuni souffles chauds d’éboulis, dehors voile déferlante la nuit brise-pierre. Noire nuit profonde nuit borde bouts au piano des herbes rêches. Craque grince croule parquet démoli nue nuit immense nuit mousse dentelle rousse des châtaigniers. Croquent roulent grésillent sous sa quille crochets habiles mandibules fébriles armées corsetées insectes secrets. Pupilles billes brillent aux orbites de terre une brindille délogeait. Noire nuit ronde nuit ventre de puits. Disque noir de nuit ventre rond de nuit le puits bouche bée boit arché-gouttes notes de ciel, jolie mélodie, inouï clapotis astres endormis, soyeux miel. Grande nuit profonde nuit piano des herbes sèches. Berce-ciel l’horloge deux doigts tic tac s’en rayonne des tranches lune de miel. Bêtes de nuit têtes pointues langues longues. Retroussées babines renard lèvres fines carnassier aux aguets. Endormie après minuit la mie de nuit sonnée effritée parquet fissuré craquelé troué. Désunis os fosses fossés fossiles racolent récurent fractionnent fracassent carcasse effacent débris. Débris d’ailes figées ou agitées spirales de mouches pendues collées. Collées pages livres lignes ratures phrases gomme rognures sciure de mots. V’îvre.

proposition n° 21

Un jour m’en flous. Sûrement. Me souviens de bouillies de mots qui grouillaient dans mes oreilles comme paquets de mer engloutis dans l’écoutille, jusqu’à chavirer : récits tirés de la Garde des Michard (qui sont-ce ?— vaillants soldats ?) –- ronçar (nom de la haie d’épines dressée au bord d’un chemin côté droit, de l’autre côté en minuscules points éparpillés entre les branches serrées, le blanc pixellisé d’un pan de façade encore à moitié…) – Allons voir si la rose, lasse et bottée, laissée choir. Fatigue remâche-moi-mâche-mots.

Nord. Petite courbe de poils — colline de poils se soulève délicatement au rythme on dirait d’une respiration lente. Pointe d’une oreille aussi on dirait — coupée par la bordure noire — un bandeau noir. Quand mon regard se porte sur la bande obscure la crête de poils disparaît, (recule s’atténue s’essouffle à l’arrière-plan –- sombre brouillard grisâtre et encre piqué de fauve) puis lorsque mon regard essaie de regagner les ébouriffures discrètes et légères, la frange-brume vaporeuse sur son bout de colline –- ( semblable encore à un matin recouvrant la peau des lacs de longs soupirs translucides d’air et d’eau) — alors tout devant s’étale une éblouissante tache blanche striée de fils et plâtrée de blocs noirs. Triche. Pas encore fabriqué le dispositif qui rappelle ces bricolages de fortune pour se protéger de la réverbération sur la glace –- sur le sel, sur l’océan –- (et l’explorateur coule coule en pleurs derrière sa protection de toile ou de carton improvisée — entre les doigts aussi légèrement écartés — se demandant s’il va devenir aveugle, cornée brûlée, d’ailleurs ne sait même plus dans quel sens… si c’est trop de lumière dehors qui transperce fouille et calcine l’intérieur de son crâne ou si c’est depuis toujours qu’une lave rouge en-dedans le dévore et aujourd’hui explose magma torrentiel à l’air libre). Ne sait plus. S’en fout. Ou dit qu’il. Fabrique le cornet réducteur de lumière –- essaie.

Nord–Nord-Est. Disque blanc cerclé de feu sur fond noir. À l’intérieur gouttes de feuilles multicolores oranges vertes et bleu-foncé acérées comme des pointes de lances, arrondies et amandes comme des yeux d’Horus au bout de branches de veines de lianes filiformes et torturées tordues vrillées entrelacées — au milieu traversant le disque de gauche à droite une branche marron plus épaisse une corde enroulée tout le long la tresse — dessus la branche l’oiseau bleu magnifique, sa tête aux cinq petites crêtes écarlates dressées, baissé le bec rouge retourné vers le plumage, le cou en douce courbe anse de poterie couleur jardin Majorelle — sous l’oiseau sous la branche marron éventail de plumes en rhizome cascade de diamants papillons de feu arabesques joyaux le feu le feu le feu mais du sud au nord le fin tube gris métallique passe droit devant érectile et indifférent.

Est. Le fil le pliage et son ombre – l’esquif oiseau papier et son ombre – fin cône pointu devant immense comme ces cornets des médecins du temps de Molière, autre pointe derrière dressée comme un mât. Arrière-plan fondu de jaune et sa galaxie de poussières brunes, plaqué dessus le vaisseau-fantôme pendu dans le soleil brûlant, le navire ventru trouant l’horizon, ou un oiseau de cendre chargé d’esclaves ahanants sous leurs plis de sueur.

Sud. Succession-empilement de lignes et bandes parallèles, du bas vers le haut gris clair couleur aluminium, petite déclivité puis bande noire, dessus en pyramide pavés avec les lettres en capitales blanches : V/B/N, au-dessus G / H encadré par deux morceaux de noir, petit chemin gris entourant les pavés, comme des îles bien rangées dans une mer de métal –- peut-être un ruisseau de gris et son gué ?

Sud-ouest. Pénombre. Deux blocs noirs plus ou moins entassés carambolés hérissés de fils en vrac en boucles en cloques. Ça fait cadavres d’araignées géantes écrasées. Les pattes comme elles font alors : leurs angles vifs comme une vitre éclatée.

Nord. Grille grise. Enfoncés dedans plaques de plastique un peu épaisses. Tranches colorées vertes, bleues, grises. Une avec : (à la verticale) DVD – Gallimard / INA puis bande verte puis Claude Levi Strauss. Ai changé d’Oloé. (Ne pas oublier photo à envoyer)

proposition n° 22

Ça me fait rappeler le grand rectangle vert et lourd posé sur mes genoux, images glacées carton rogné coins manquants ; le biscuit Lu des dessins : des villes des animaux des gens grands et enfants. Le ballon monte dans le ciel. Chez l’épicier. Le bus vert. La plage son château le seau le râteau les flots les bobos. Le ballon rouge dans le ciel bleu. Le phoque gris le ballon bariolé tourne tourne sur son nez. Ça me fait rappeler le dessus-de-lit rêche, vert pré ou forêt qui sait ? — à glands dorés peut-être pas ! — comment on dit quand on sait pas ? Comment s’appelle ? Le traversin dur un peu tord nuque je vois mes genoux écaillés ; premier oloé c’est quoi c’est qui c’est comment ? Ça me fait rappeler la fenêtre, la cour en bas si je la sais ne vois pas ; derrière les feuilles les branches derrière les branches le puzzle des collines la mosaïque des prés le toit de pastilles rouille le mur et son sommet arrondi dos de chat — et le chemin à grimper tourne retourne autour du creux de bombe, du trou de mine, tout mélangés — ça me fait rappeler chez le marchand de légumes les tomates bien alignées comme perles d’un collier maman comme perles du collier — ça me fait rappeler le ballon dans le ciel, sa ficelle virevolte, le train lancé sur les rails la barrière rouge et blanche abaissée –- ça me fait rappeler la girafe, le lion assis sur son drôle de tabouret, gueule ouverte devant l’homme torse nu, moustache et fouet — le ballon rouge tout-dessus dans le bleu, l’enfant regarde s’envoler son cri muet l’homme à côté prend sa main lève un bras vers le cri qui s’en va… rappeler le lit comme un bateau ses bois arrondis bouche d’écume, rappeler la cour la marelle la corde à sauter, ça me fait chez le boucher avec son calot blanc perché sur la tête, le tablier, le poulet plumé pendu au crochet — les pommes vertes bien alignées — le policier lui aussi son drôle de tabouret, son sifflet son bâton à midi et quart — les voitures tournent tournent en rond autour du ballon d’enfant muet, main dans la main de l’homme devant le chapiteau pastèque et les ficelles pour le planter, tout clouer la tente Gulliver dans le jaune — fait rappeler le tracteur rouge ses roues noires la vache derrière la haie regarde passer, la cheminée d’usine quadrillée fume, la rue de ville fait pousser ses immeubles rectangle ses fenêtres carré, fait grignoter le biscuit lu des mots des champs des mots des villes des mots grands, ronger le rectangle carton coins tout rognés ça me fait rappeler.

proposition n° 23

La carte tramée de fils rouges oranges jaunes bleus, routes départementales, nationales et autoroutes, artères fluviales veines de rivières, limites de département en pointillés et taches impressionnistes : lacs, lavis hachuré des parcs, barbouillis verts des forêts. Par dessus, surlignés au fluo (parfois en jaune éclatant, parfois en bleu foncé ?) des noms de villes plus ou moins baraquées, gros insectes luisants emmaillotés serré dans la toile d’araignée : Rodez, Cahors… Les plus costaudes roulent des capitales adipeuses dans leur cartouche magenta « pour leur intérêt touristique ». Les autres frêles et minuscules, se planquent, jouent les moucherons insistants, agacent. À côté de la carte un petit tas de vieilles photos en vrac, certaines mal cadrées et troubles. Sur la première une façade vieille et encore passable, ocre et ridée, floue et tavelée de blanc, (comme depuis un œil voilé de cataracte ?) Au milieu la porte en bois, couleur bleu pâle, ciel d’été délavé, stries verticales et horizontales, traverses en T pour tenir l’assemblage de planches. Encadrement de pierres massives. La partie basse plus sombre semble endommagée et rafistolée. C’est toujours par là que ça pourrit, le bois. À gauche une petite fenêtre aux volets marrons foncé, d’aspect solide et récent, fermée comme une paupière. Toute la partie droite de la façade est traversée par une longue trace velue — une liane, une épaisse vergeture végétale brune, un tentacule nerveux agrippé au cuir de pierre. En bas une bande noire, d’étranges reflets, des traces pas nettes. Un éclair et son trou blanc, la lumière rebondissant sur du verre : photographie au flash d’une aquarelle dans son cadre ? À côté une autre vue, aérienne cette fois. Une bourgade cernée de remparts et cerclée d’un anneau d’eau, trois ponts de runes… Quais frangés d’arbres mousseux. On dirait l’empreinte écrasée d’un pouce, traversé sur presque toute sa longueur (environ au tiers de la largeur, côté gauche) d’une cicatrice profonde et sa boursouflure verdie, une avenue ? Carte postale. Rien au dos. Sur la suivante, un dos nu et maigre couvert de fientes blanches en pluie de crachats, un corbeau au sommet de la tête entre deux petites cornes pointues. Une ligne bosselée parcourt l’échine, la queue crochue l’achève en fouet. Agrippé aux blocs de pierre, bras tendus, jambes pliées en ressort, serrant l’arête en étau entre ses cuisses, le diable fixe le vide de ses yeux globuleux. Le pont enfin. Ressemble à ces monstres marins qui ondulent sur les fleuves. Six arches unies à leur reflet en énormes gueules voraces, les trois tours carrées à mâchicoulis, taillées comme des crayons, hampes à nuages et ciel en lambeaux. Dessous les arbres naviguent leurs songes liquides.

proposition n° 24

La carte tramée de fils rouges oranges jaunes bleus, routes départementales, nationales et autoroutes, artères fluviales veines de rivières, limites de département en pointillés et taches impressionnistes : lacs, lavis hachuré des parcs, barbouillis verts des forêts. Par dessus, surlignés au fluo (parfois en jaune éclatant, parfois en bleu foncé ?) des noms de villes plus ou moins baraquées, gros insectes luisants emmaillotés serré dans la toile d’araignée : Rodez, Cahors… Les plus costaudes roulent des capitales adipeuses dans leur cartouche magenta « pour leur intérêt touristique ». Les autres frêles et minuscules, se planquent, jouent les moucherons insistants, agacent. À côté de la carte un petit tas de vieilles photos en vrac, certaines mal cadrées et troubles. Sur la première une façade vieille et encore passable, ocre et ridée, floue et tavelée de blanc, (comme depuis un œil voilé de cataracte ?) Au milieu la porte en bois, couleur bleu pâle, ciel d’été délavé, stries verticales et horizontales, traverses en T pour tenir l’assemblage de planches. Encadrement de pierres massives. La partie basse plus sombre semble endommagée et rafistolée. C’est toujours par là que ça pourrit, le bois. À gauche une petite fenêtre aux volets marrons foncé, d’aspect solide et récent, fermée comme une paupière. Toute la partie droite de la façade est traversée par une longue trace velue — une liane, une épaisse vergeture végétale brune, un tentacule nerveux agrippé au cuir de pierre. En bas une bande noire, d’étranges reflets, des traces pas nettes. Un éclair et son trou blanc, la lumière rebondissant sur du verre : photographie au flash d’une aquarelle dans son cadre ? À côté une autre vue, aérienne cette fois. Une bourgade cernée de remparts et cerclée d’un anneau d’eau, trois ponts de runes… Quais frangés d’arbres mousseux. On dirait l’empreinte écrasée d’un pouce, traversé sur presque toute sa longueur (environ au tiers de la largeur, côté droit -– à l’est) d’une cicatrice profonde et sa boursouflure verdie, une avenue ? Carte postale. Rien au dos. Sur la suivante, un dos nu et maigre couvert de fientes blanches en pluie de crachats, un corbeau au sommet de la tête entre deux petites cornes pointues. Une ligne bosselée parcourt l’échine, la queue crochue l’achève en fouet. Agrippé aux blocs de pierre, bras tendus, jambes pliées en ressort, serrant l’arête en étau entre ses cuisses, le diable fixe le vide de ses yeux globuleux. Le pont enfin. Ressemble à ces monstres marins qui ondulent sur les fleuves. Six arches unies à leur reflet en énormes gueules voraces, les trois tours carrées à mâchicoulis, taillées comme des crayons, hampes à nuages et ciel en lambeaux. Dessous les arbres naviguent leurs songes liquides.

proposition n° 24

Jamais vu de mes yeux vu — ni mis les pieds dessus. Resté image de carte postale et mots rêvés ou bien tombés de sa bouche à elle et autres coulis de murmures dans la maison sombre et minuscule. Pour dire la ville où elle travaillait elle dirait peut-être que toujours se promenait sur le pont, longuement penchée écoutait son eau émue de branches feuilles et ciel renversés, puis repartait, croisait les visiteurs tête en l’air qui cherchaient, pointaient du doigt, « il est là – haut, mais si, là, tu le vois ? » puis passait dessous l’ombre fraîche des arches en ogive, se faufilait au chas des tours fortifiées. Avec elle encore réciter l’histoire des ruses partagées, celles du diable et des bâtisseurs, les marchandages finauds pour construire les rues les demeures les forteresses les cathédrales nos boîtes et passerelles, la vie sans trop s’y perdre et surtout l’âme, le plus cher à troquer, cette douleur ou ce brasier de soi qui jamais ne meurt toujours se tourmente ? On dirait sans trop savoir ce qu’on dit vraiment, que toujours traverser c’est prendre un sacré risque, de l’autre côté on n’est pas si certain de ce qu’on va trouver. On dirait ça, passer de l’autre côté, et on pensera sans rien nommer à bien des choses bien des gens bien des voyages commencés terminés avortés puis le dernier départ sans plus d’arrivée. C’est tellement vrai que c’est un simple trou que le diablotin trompeur est venu boucher d’une pierre bien des années après le pacte trahi.

On dirait ça à temps mesuré toc toc au bout de bourdons de jaquets suiveurs et porteurs de coquille on dirait bonjour –- comment va ? — belle journée ! — le fleuve lent polit la muraille caresse les piliers, — les pas prolongés à tampons de créanciale se dépouiller de tout, de soi, avancer.

On penserait alors à ceux qui viennent en colonnes dépenaillées, un trou béant au cœur ou bien au ventre, un effroi, une nausée, un seul espoir vibrant de fatigue et sous le linceul d’eau le regard blanc des noyés.

proposition n° 25

On se trimballe toute sa vie de boîte en boîte. À cet instant déterré de ma mémoire il regarde bien en face la colline et les trois maisons disséminées à flanc. Dans le cratère de la bombe lâchée autrefois par l’avion égaré l’ombre accumulée noie le vert. Entre les arbres hérissés sur la croupe ronde un toit rougit. Il continue. Après pour rien changer on te range dans ta dernière au milieu de toutes les autres. C’est ainsi pour les hommes depuis toujours. Leurs cohortes en errance depuis le jour premier des grottes puis des tentes de peaux. Et les terres craquelées sous les sabots des troupeaux amaigris. Les guerres les famines les incendies. Depuis leurs essaims de villes détruites et de façades déchirées. Depuis leurs tas de pierres et de poussière visages et nuques en files épuisées à poursuivre le réconfort du pays d’habiter. Depuis l’abri le travail et la nourriture à aller chercher. Remplir sa béance de visages familiers éclairés de paroles prononcées sous les cieux étoilés. De rires aux fenêtres derrière les murs de ruelles. De prières agenouillé dans la petite chapelle plantée sur la berge où se pose le pont. Des mots qui racontent la vie des uns comme des autres et charpentent le corps d’avoir nommé les mêmes rues d’asphalte ou appelé les mêmes sentiers de terre battue. Les voilà ces noms nourrissant chair commune d’avoir rencontré les lèvres amicales les yeux confiants les signes d’accueil les voilà pourtant tous si vite effacés. Les retrouver comment et nourrir l’épaisseur de soi aux paysages des autres, ceux d’ici ou d’avant courbés sous la terre ou poussant leurs wagonnets. Au fond des mines les chevaux aveugles. Les autres casqués harnachant leurs brûlantes silhouettes aux langues de feu des usines. Soi retranché des autres étranger écorché jusqu’aux plus nu de la langue et chacun troué d’être seul et sans attaches. Plus rien et malgré tout s’obstiner vouloir faire comme on dit histoire vie et cause commune mais comment ?

proposition n° 26

Pas dans la rue, pas dans le noir glissant de la rue mouillée : le noir luisant lisse l’armure de pavés. Pas claquent menaçants — pluie fine enserrée dans l’étau des escaliers pluie postillonne son haleine de nuit aux mâchoires dures des murs nus. Des pas s’avancent réguliers et pressés — s’approchent peu à peu. Ecoute mon souffle affolé écoute mon cœur enchaîné cogner la cage de la poitrine… Je guette la ville étrange et son cœur d’écorchée. Derrière les remparts de mon tête à tête têtu la menace pousse sa voix sortilège sa voix d’aiguilles métronome sa voix d’usine indifférente, poussière nuage d’ocre à marteler ; derrière la porte lourde le jour lève à peine sa pâte blême, pas après pas battent les cœurs à vif, palpitent les pavés humides — noir soleil la peur brûle mes pupilles, consume le poids des heures placard, je demeure couché sans vivre –- le front béton, l’angoisse étroite à la gorge je suffoque comme sous un drap –- sur moi les pas pointus et précis piétinent comme depuis profond dedans une tombe, sur moi une voix et sa colère. Partout des silhouettes ennemies partout des ombres inconnues et froides ne pas savoir encore habiter les façades grises, les fenêtres dressées comme des drapeaux immobiles, les grilles forgées aux pointes acérées, les statues sévères drapées en plis verdâtres sous les arbres émiettés deviendront amicales ?

proposition n° 27

Chut… Ça viendra comme une surprise un matin ou un soir après une longue route –- mais tu sais bien que c’est mensonge –- ta fable personnelle, ton rêve de port d’attache (pour le réconfort, le repos, les racines : l’idée d’appartenir tellement nécessaire et forte qu’elle s’évanouit dans l’évidence hermétique à toute question !) Tu auras perçu deviné inventé peut-être sous les roues le crissement méticuleux des fins graviers, au fil du chemin le frôlement rêche et obstiné des herbes hautes sous le châssis, pendant que les ongles crochus des épines racleront les vitres, écorcheront les portières ; tu auras passé les décombres — pierres et poutres enchevêtrées — anciennes et récentes ruines, tu ne reconnaîtras rien bien sûr des paysages d’enfance stupéfaite — tu avanceras comme dans ce rêve où se déroule devant toi un chemin toujours nouveau — accompagné de regards de soupirs de silence qui surgissent s’évanouissent et te délaissent. Tu habites mal un corps à jamais étranger et tu butes de maladresses en défaite annoncée. Chut, ça viendra comme une surprise, un matin ou un soir après une vie de route –- mais tu sais bien ce qu’est une histoire : les maisons les rues les sentiers se décalent s’enchevêtrent et se superposent, les visages les noms aussi, c’est comme le chant glacé de l’eau, les cailloux rieurs au lit de la rivière éblouie entre ses berges meubles, les papillons de lumière dansant légers sous les arches des ponts, mais plus loin encore, juste en face si tu fermes les yeux, le lourd vaisseau gris du musée, sa grise carlingue de béton arrimée au bord du fleuve. Tu arriveras un jour ou peut-être une nuit après des heures des mois des années de déroute –- tu t’interpelleras comme tu en as pris (depuis quand ?) l’habitude –- ta façon de te saisir par le col — te prendre à partie ou à témoin (tu le souhaites sans doute inaltérable ce duo, comme si tu en décidais, tout plutôt que ces effritements lents où subsistent les corolles flétries de pauvres mains fanées — frottant inlassablement un bout de tissu –- jupe ou couvre-lit – une femme vieillie traçant appliquée de petits cercles du bout des doigts – muette et tremblante sous un visage hagard, très pâle et luisant de sueur.) Ce que tu te diras bien sûr tu l’ignores encore mais insiste et revient ce : « Je sens que je laisse aller des choses », d’une autre juste avant son dernier départ ou sa dernière arrivée ; tu te souviens d’elle souvent — un lit d’hôpital aligné à côté d’autres, un bâtiment blanc perché sur la colline, juste au-dessus de la grand place où croupit l’église noire et trapue, de longs couloirs gris percés de portes et poreux de cris, traversés de chuintements de chariots aux roues caoutchoutées, tu te souviens de ces mots dans un pinceau de souffle à toi adressés, déjà tu n’existais presque plus, tu te souviens d’avoir hésité –- d’avoir décidé qu’un oui répondrait et qu’il ne fallait surtout pas questionner, tu te souviens –- regrettant depuis d’avoir été si totalement stupide et borné –- de t’être demandé ce que toi tu aurais à lâcher sans avoir saisi qu’il s’agissait de l’ordinaire défroque qui t’empêchait d’écouter. Tu auras inventé deviné senti peut-être sous les roues le crissement discret des graviers au bout du chemin, la caresse bienveillante des herbes hautes sous le châssis pendant que les épines caresseront les vitres, chatouilleront les portières, tu auras dépassé les éboulis d’anciennes et récentes vies. Tu descendras de voiture, fourbu, (tu penseras que tu as déjà tellement et si vite mais quand ?- vieilli), tu verras le fier berger allemand assis sur l’esplanade d’herbe rase surplombant la maison minuscule sertie dans son rocher. Sur la photographie, les deux bras d’une cousine enfant, le visage rond, habillée de bleu-marine, entourent le cou du chien puissant ; tu verras sa langue rose pendant au bord droit de la gueule entrouverte, les gencives brillantes pigmentées de noir, les oreilles pointues dressées comme deux petites pyramides contre le bleu du ciel, tu frotteras ton visage contre son poil chaud, tu sentiras la tiédeur humide de sa langue et son souffle sur ta peau, tu rêveras de courses infinies quand ses pattes frémissaient en plein sommeil –- avec lui tu fouleras d’étroites sentes gravées dans la terre craquelée et endormie entre des taches de vert de blanc et d’ocre...



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1ère mise en ligne 8 juin 2018 et dernière modification le 15 août 2018.
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