Mathias Domahidy | Carrefours (une Californie)

–> AUSSI DANS CETTE RUBRIQUE
Un argument simple : après la mort du père, le fils emmène la mère pour un périple en commun qui leur était un vieux rêve, partir en voiture de Los Angeles pour un grand périple de l’Amérique ordinaire à travers la Californie.

Sauf qu’ici se rajoute une donnée formelle : ce sont 130 textes agencés en triptyques sur un lieu, un thème, un instant, mais toujours dans la catalyse d’un nom, d’une expression, d’une signalétique. On présente ici 12 de ces triptyques sur les 130 du livre à venir...

C’est alors retrouver l’épaisseur du roman dans une anti-épopée, une carte à la fois brûlée et reconstituée, le temps déplié sans limite ou tout entier ramassé dans l’instant simple.

Alors on rentre dans la tradition du récit de voyage, mais à travers un mythe continu sous-jacent à la littérature contemporaine, et sans rien perdre du tenseur original, le triangle déséquilibré des trois personnages avec deuil.

Mathias Domahidy est Suisse, mais vit en Belgique. Il a fréquenté le master de création littéraire fondé par Gilles Collard à La Cambre (c’est ainsi qu’on s’est croisé, le voir à l’oeuvre ici). Au fait, il est ou fut aussi acteur et réalisateur, et a même tourné pour Godard.

Et si éditeur intéressé (c’est à ça qu’elle doit servir, cette revue), le contacter directement par Facebook, il aussi un blog : théâtre transitoire.

FB

66 | Nu Mu


Papa est mort dans une nuit et je n’ai tué personne pour un rayon de soleil. Même pas lui. Le soleil, je le laisse mourir dans le pare-brise, là, en filant l’asphalte qui n’en n’a jamais rien eu à foutre des jolis garçons morts pour qu’on puisse le remplacer et continuer à rouler vers nulle part, vers nos nulles parts, avec toutes nos raisons, si évidentes, nos chairs d’ennui dans le pilling d’une autre ville, d’autres rues, d’autres bars, cette force des yeux brûlés à découler des détails, les détails des rues du même et des Zaras de Madrid si différents des Zaras de Bruxelles, des chambres d’Aarschot si différentes des chambres de Payerne ou des Pâquis et les English Breakfast du Caire et les Tikka Massala de Berlin. Loin derrière, le terre-plein désert de Zurich et là, enfin, sur la gauche, de l’eau. Mon père est mort dans tellement de nuit et ces nuits étaient tellement de jours et ce Boozman d’Inglewood dans la lumière fermée d’une fin de matinée, le pantalon beigeâtre tout tâché de pisse qui oscillait en regardant les choses passées vers quelque chose. Probablement que c’est ça le "lâcher prise".

En passant Bishop on était 168, 108, 168 à nouveau pour devenir la 365 enfin et bifurquer sur la gauche de la carte quand on la regarde avec le nord en haut. Sunland Ln nous fait contourner la ville. On quitte l’Entre-monde, la Sierra Nevada dans notre dos sur la W Line St. On longe le Bishop Indian Tribal Council. Un peu avant la First Church-Christ Scientist. Rencontre des mondes dans l’Entre-monde le long de la W. Terres perdues, terres de réserves, d’acres donnés, repris, d’acres de rien, les frontières du monde, les clôtures du monde. Papa est né dans une Hongrie rasée par Trianon, il n’a pas chillé son adolescence dans des festivals mais sous l’occupation nazi, il a marché vers la trentaine dans le satellite rouge. Il s’est installé en Suisse où il n’y a jamais eu besoin de pointillé sur une carte tant les montagnes suffisent, la mentalité suffit. Oui, l’agriculture et ses premières clôtures est la plus grande catastrophe de l’humanité. On s’est perdu en s’arrêtant. On aurait jamais dû cesser de marcher. Les Paiute sont la cinquième plus grande tribu de Californie. Ils sont le sang des Nu-Mu.

Mais nous, on ne marche pas. On roule, traçant Bishop sans même la remarquer. Le monde verdit. On rate les Scientists en prenant Brockman Ln. Les virages d’Amérique sont des angles droits. D’un même à l’autre. Les montagnes de la Sierra Nevada, je les entends rire. Elles dansent en nous remarquant à peine. Celles des White Mountain font la sieste en attendant tranquillement qu’on disparaisse. On prend à gauche sur la N Sierra Hwy en passant devant le Kingdom Hall of Jehovah’s. Nos grandeurs. Toute notre histoire sédentaire a passé son temps et donné son énergie à tirer des flèches au ciel et serré les doigts pour happer le vent et les dents pour sarcler, biner, retourner et pondre et pondre encore. Je sais que ma mère voudrait que je ponde. Elle ne comprend pas que ma grandeur c’est de descendre loin au fond de moi pour en agripper le bout, le nœud et le remonter vers mon ciel qui rêve et de tendre tout ça. Je plonge et m’envole comme Arachné et je tisse ma toile pour achever toutes les verticales et jouir de finir à l’horizontale, apaisé, pacifié, doux et éternel. Elle ne comprend pas que la seule chose que je puisse pondre, ce sont ces mots.

67 | Tom’s Place


Je ne me rappelle plus quelle chanson. Je suis presque sûr que c’est sur Nebraska. Ce nom qui tombe, en fin de couplet je crois. La chanson est lente. Je ne sais pas si Springsteen parle d’ici, de ce Toms Place. Mais j’y pense. Je devrais chercher. Je retrouverai, je sais. Je sais plus où j’ai mis l’album, si je l’ai toujours ou prêté ou perdu dans un de mes déménagements. Je n’ai pas bougé jusqu’à mes 18 ans. On était toujours à Mont-Sur-Rolle. Il n’y avait pas de raison que les choses changent. Les gens ne mourraient pas. Les gens restaient. Les vignes poussaient, donnaient, dormaient. Revenaient. Dans les villages, à la campagne, en montagne, le long des routes américaines, il n’y a jamais eu de raison que les choses changent. Et même si on ne participait pas au mouvement de jeunesse, qu’on ne faisait pas partie de la fanfare, des activités paroissiales, que nos parents étaient pas trop motivés aux fêtes annuelles qui structuraient et structurent toujours la communauté, on restait dans le timbre, dans cette atmosphère qui était réellement l’éternité.

Encore un lac blafard après Aspen springs. Une marina à l’appendice du Lake Crowley dans lequel devrait se jeter la Whisky Creek tarie et la Hilton Creek rachitique. Des résidences bordant des rues en forme de P, de Q Quelques flaques de verdures le long de la route dans la terre qui pèle l’écho de la Sierra Nevada qui disparaît gentiment dans le rétro. Alors que la mort et les liens semblent avoir disparu des villes, que les cercles, concentrés, s’y brisent, que la vitesse et les néons parcourent le Même, l’idolâtre, que ce qui ne s’invente pas assez vite, se vend quand même, en recyclé vintage, que le temps en siphon des villes paraît centrifuger l’éternité, celle-ci se manifeste dans les kermesses des zones reculées. Ce sont dans les villes qui mettent des voiles sur la disparition, qui la reclusent dans ses ombres, qu’elle hurle le plus fort. La mort qu’on avait enterrée dans les rues commerçantes ne cesse de revenir et de revenir encore dans les manques, dans l’ennui, dans le désir, dans le xanax et les burn-out et les bore-out, tandis que dans les bleds où la tradition chevauche la modernité, où la disparition est vue et vécue, la mort dort tranquille sous la terre des cimetières, et l’éternité paît ses champs.

Des miles de rien. Une église au croisement de la 395 et de Benton crossing road, Green Church au bout de la piste d’atterrissage unique numéro 27 du Mammoth Yosemite Airport. Rien d’autre qu’une agence de location de voitures Hertz et cette église le long de la route. Sawmill Rd, Substation Rd, Minaret Rd. On distingue à présent, un peu à l’écart de la route, des arbres qui nous annoncent un nouveau monde. Elle était vraiment bonne cette omelette. On doit être à 300 miles à vol d’oiseau de San Francisco, 350 de Vegas. J’aimerais bien écouter de la belle musique comme quand on allait en Italie. J’ai perdu toutes les cassettes. Ou ma mère les a foutue loin quand on est parti de Mont-Sur-Rolle. Mon père et Dumartheray avait retapé la vieille ferme et tirait au pistolet dans un stand de tir aménagé dans l’entrée de la cave, là où on mettrait le sapin de noël quand je serai arrivé. Ils s’étaient arrangés sur le loyer. On s’arrange au vin blanc et en se serrant la main. Puis Dumartheray est mort et a légué la maison à son fils. Qui a voulu emménager vite. Alors que mon père pensait mourir là. On a échangé notre maison contre leur appartement à Rolle. Et on a placé mon père à côté de la fenêtre qui donnait sur le lac.

68 | Back for more


Ma maman je l’aime, même si on ne parle pas beaucoup et qu’elle m’énerve souvent. Nous n’avons jamais tant parlé, je l’ai déjà dit. Ce n’était pas les mœurs, pas les temps, c’était ainsi ou alors je ne me rappelle de rien ou je me rappelle faux ou ça devait être comme cela qu’il fallait oublier ou écrire sa propre histoire en avançant silencieux. Mais je ne crois pas. Je me suis toujours rappelé. Jamais les mots précis, rarement les mots en fait, mais leurs goûts oui, et surtout s’ils avaient été là ou pas. La communication dans le silence, c’est là, dans cet espace tellement vaste que s’étend la confiance. Ce sont toujours des yeux la confiance, un peu de lèvre à lire mais sans le son, une main sur l’épaule. Elle est tacite. Plus vous entendez de mots dans une phrase, plus vous savez qu’on vous ballade. Les parleurs sont des enculeurs. Ils vous enverront des tonnes de baisers et vous embrasseront fort et lentement et souvent et vous laisseront un jour avec le chemin vide ou la maison vide et des tonnes de mots qui vous saliront dans la tête dans l’écho de toutes vos solitudes. L’amour est silencieux.

On passe au-dessus de Mammoth Creek, tout droit à l’échangeur de la 203 qui mène au Meridian Blv ou à la Lake Mary Rd de Mammoth Lakes. Toute cette eau promise, on n’en voit rien. La seule chose qui coule c’est l’asphalte et nous dessus. On est pas très motivé à visiter une station de ski et les sillons habituels dans la forêt, des langues d’arbres et des pistes bleues, rouges avec des noms comme Coyote, Solitude, Wall Street, Easy Rider ou Back for More. On met des mots quand même. On parle de la piscine dans laquelle nous ne voulions pas nous baigner alors que ma mère adore nager avec sa tête toujours hors de l’eau. On parle de la mort qu’on a traversée, des arbres qui viennent, des voitures monstrueuses, de la graisse des Américains alors qu’elle et moi nous sommes des os et son corps de gamine à elle. Encore ma main, par la vitre, je tête l’air qui mute la Sierra Nevada, un air qui a pris entre les troncs, un air d’écorce et de neige. Je joue au gamin qui vole, la paume sur le filant d’air. J’aimerais être assis sur le balancier d’une vieille horloge dans une salle à manger où tous les miens, famille, amis seraient assis à manger dans un long ensemble que j’observerais heureux et oscillant dans le poids de chaque seconde que je savourerais.

Je crois bien que j’ai pris toute la tendresse de ma mère les quatre, cinq premières années de ma vie. Je dis pas que c’est l’arrivée de mon frère qui a tout changé, qu’il m’aurait volé quelque chose ou des conneries comme ça. Je crois que j’ai épuisé ses bras, ses cuisses, ses jupes à m’y accrocher tant et tant et à hurler le reste du temps, à vivre terrifié hors d’elle, à vivre terrifié par ce monde que je devrai boire dès que j’ai pu, terrifié des autres et des bêtes, entre lesquelles je ne faisais aucune différence. C’était évident que ça ne pouvait pas durer. Elle m’a pris un jour dans ses bras et m’a jeté dans la mer. Probablement pour que je lui foute la paix d’abord, puis pour que je vive un peu, quand même. J’ai recrié un peu à l’adolescence. Maintenant je crie à l’intérieur de moi des mots silencieux qui vous disent : Hey, allez-y ! Et que je fais voguer sur un océan de bière et de vin. Et ça doit être ça le laisser-aller. Prendre ceux qu’on aime et les lancer dans le monde. On reste pas loin. On tient le frigo. On assure un toit. On fout les gamins dehors dès qu’on peut, on s’inquiète dans le ventre, en silence et on laisse la porte ouverte ou alors on fait un double des clés quand on devient vieux et que la peur monte.

69 | Dark Green


La 395 penche vers le nord. Le day est cool. Je réessaye la radio. Je fais le tour en regardant les nombres défiler comme des sémaphores paniqués, s’arrêtant sur des prêches en espagnole, en anglais, de la pop mexicaine. Je croyais qu’il y avait des stations comme dans les films avec des musiques faites pour la route. Mais peut-être que je ne sais pas ce que c’est que la route ou la musique. Ses échangeurs ressemblent à des nœuds d’arbres ou des gousses qui poussent ou deux arcs tendus face à face, prêts à s’entre-tuer. Une usine géothermique pointe ses alvéoles le long de Substation Rd, des blocs de lego pour bouffer au sol une chaleur qui tombe toute dense du ciel. Minaret Rd nous longe en nous séparant les pins qui prennent sur la gauche. La vie crie, tachète de vert la plaine et les Creeks chantent sous terre. Et nous, dans l’habitacle, on est juste bien. J’imagine sur la banquette arrière ma femme et le petit. Il y aurait bien plus de mots. Il y aurait une vie commentée. Mais ce serait chaud. Et ce serait les miens.

La douceur du vert, son éclat, sa rayonnance, ses nuances chaudes et joyeuses, on ne les a vus que dans les jardins inondés par les Creeks pompées, cette jubilance phréatique, les nappes aspirées pour éclore dans les enclos des maisons privées sous les étendards où la vie paraît et explose, abonde sous l’arrosage automatique dans l’orgueil ivre de gaspiller. Antelope Rd s’effondre sur la droite et nous entrons tous ensemble dans une chatte sombre de pins, des centaines de cimes bandées qui prennent le ciel comme un linge de cuisine qu’on refermerait sur un plan de travail. Après tous ces miles où il n’y avait que la caillasse qui osait se dresser face au soleil, la nature vivante, enfin, nous ombre la route. Je me sens comme un puceron dans un champ, une poussière dans un tapis inondé d’halogène, un parasite quelconque en paix dans la touffeur, un être humain qui cesserait un peu de trembler, dissimuler de l’infini. Une balle de flipper qui retrouverait ses bandes. J’étais si petit quand je courais seul entre les rangées de vignes. Je jouais à la guerre en Afghanistan. Celle des Russes. Je rampais entre les sarments. A la montagne je soufflais derrière les troncs. Les sapins sentaient bon. Ils me protégeaient de l’angoisse de la pierre qui fermait le monde et de l’angoisse du ciel qui n’a jamais été fait pour les hommes.

Avec Aymon, on s’était cuité au café El Horreya, à la Sakara et on avait continué à l’appartement. On s’était réveillé le lendemain dans la torpeur du Caire et la tête dans le cul moite sans avoir rien préparé du spectacle de marionnettes que nous étions censé présenté trois heures plus tard dans la touffeur d’une aula d’école devant des gamins qui nous attendaient avec impatience. Je ne me rappelle plus le nom de la femme qui était venu nous chercher. On s’est retrouvé dans sa voiture et je suais déjà mes litres de bière tandis qu’Aymon, dans le silence, les marionnettes dans le coffre, construisait notre improvisation en ramant ses neurones. Je crois que c’était vers Héliopolis. L’extension de la ville dans le désert du nord, dans le désert gagné et la plèbe oubliée de la Upper Class cairote. J’étais une variable nauséeuse et je baignais mes yeux dans l’étalée des quartiers de la mégalopole. Les bâtiments, les immeubles, les routes venaient d’être construites, rutilantes, fraîches, légères et brillantes dans le désert qu’on regardait s’étendre plus loin en sortant les marionnettes du coffre. Et les carrefours traversés et ce dernier carrefour qu’on traversait pour aller vers l’école qui bandait ses fleurs et le vert joyeux et les rouges éclatants, inondé d’une eau si rare comme les chasse d’eau des hôtels de Jordanie, des torrents d’abondance, le factice du riche dans le gaspillage de sa rareté. Ici, le long de la 395, le vert est terne. Il respecte son quota. La nature est moche mais elle ne montre que sa pudeur. C’est la première fois du voyage que la nature parvient à cacher le ciel. Le premier tronçon d’un ciel en parcelle et le bleu qui se repose sur un nid d’aiguilles. Une lame de lumière suivant la ligne blanche de la 395. Oui, c’est la première fois que le ciel s’absente. C’est le contraire de la booze. Ou une autre image. L’alcool nous calle sous les pins, nous protège de la lumière toujours trop vive et du ciel toujours trop loin. Non. Moi, en fait. Je ne sais pas comment vous buvez. Moi je bois parce que le ciel est trop clair et le désert trop présent et en même temps trop habité. Je bois pour des océans d’arbres à me border

70 | Crestwood Rest Area


C’est la première fois du voyage que la nature parvient à cacher le ciel. Le premier tronçon d’un ciel en parcelle et le bleu qui se repose sur un nid d’aiguilles. Une lame de lumière suivant la ligne blanche de la 395. Oui, c’est la première fois que le ciel s’absente. C’est le contraire de la booze. Ou une autre image. L’alcool nous calle sous les pins, nous protège de la lumière toujours trop vive et du ciel toujours trop loin. Non. Moi, en fait. Je ne sais pas comment vous buvez. Moi je bois parce que le ciel est trop clair et le désert trop présent et en même temps trop habité. Je bois pour des océans d’arbres à me border dans l’après-midi. Et il y a toujours, à un moment donné, un verre qui éclaircit la touffeur, toujours un verre qui découvre la clairière, toujours un verre qui met les choses au pas et rend la normalité plus normale, la refroidit un peu. Les verres, les premiers, m’ouvrent à des possibles incroyables de n’importe quoi. Mais il y a toujours un verre qui me ramène au monde, qui fatigue ses tentatives de le désirer, il y a toujours un verre qui me réveille. Alors il ne me reste plus qu’à respirer un bon coup, soulever de la fonte et nettoyer le merdier.

Mammoth Scenic Loop. Des routes qui s’enchevêtrent dans toutes les directions. La sève de la civilisation coule dans les bois. On a besoin de pisser. La route est nue de Total, Exxon et autres depuis quelques temps. Un panneau nous indique une aire de repos. Ma mère ralentit. Il semble qu’on va devoir chevaucher la route. L’aire se trouve sur notre gauche. Elle s’engage prudemment dans l’entre-deux. Elle trouve tout ça bien dangereux. C’est comme couper une autoroute sans feux ni stop. Mais ça va, le traffic n’est pas trop dense. Elle flippe un peu quand même. "Mais, ils sont fous quand même". Oui, oui. Vas-y. Jette-toi. C’est toujours D. C’est facile pour moi. Facile de m’énerver. De ne pas comprendre. Facile de glisser sur l’autre, ne pas faire l’effort de prendre sa place. Passer mon permis de conduire par exemple. Imaginer que j’ai 70 ans par exemple. Imaginer. Prendre du temps pour imaginer au lieu de prendre mes nerfs pour m’énerver. Mais je n’arrive qu’à rêver. Je n’ai jamais su imaginer. Je n’ai pas d’imagination. C’est quand même un peu con pour quelqu’un qui veut être écrivain.

On se parque dans un nuage de bitume au milieu d’une nuée d’arbres. Deux autres voitures. Un camping-car. Crestwood Rest Area. On sort. Les toilettes sont grandes. Hautes. Propres. J’entre dans une cabine. Je recouvre le siège de papier. Je regarde la porte. Je sens la fraîcheur passer dessous, remonter vers moi, ma puanteur. Je retourne vers la voiture, ma mère voudrait manger le raisin. Je retourne dans les chiottes le passer sous l’eau. Je regarde l’affiche. OMG ! Your phone is turning you into a Zombie ! Mobile Zombie. Behavior : Stares blankly at their mobile device, brainlessly chats or texts away. Survival Tip : Never talk or text on a cell while driving. Other notable Zombie Types : Day Dreamin’ Zombie. Glam Zombie. Grubbin Zombie. Party Zombie. Il y a parfois un peu de vérité dans une publicité, même si elle n’est faite que pour la prévention routière. Elle doit du vrai. Elle doit avaler quelques couleuvres. Mon téléphone ne semble par reconnaître la Californie. Je vis sans lui et sans y penser. Je pourrais retourner au monde d’avant sans problème. Internet pourrait disparaître. Les téléphones mobiles disparaître, je sais que ça ne me ferait rien. Et c’est tellement bon de le savoir.

71 | Deadman Creek


Les raisins sont comme le melon, comme les tomates, la laitue, comme les fruits qu’on a essayé, les fruits quand ils ne sont pas en conserves, gluants et que les cerises goûtent la pêche, les légumes quand ils ne sont pas cuits et assaisonnés avec des herbes en poudre achetées au kilo. Les melons, les tomates, nos raisins, ce n’est que de l’eau à mâcher. La délicatesse californienne c’est savoir savourer l’eau déversée par centaines de milliers de litres dans les cultures, détournée des Creeks, pompée des lacs et des nappes. Cette eau que tout le monde devra rationner l’année prochaine, c’est elle, la joie du fruit, sa richesse, le goût de cette eau si rare. Il faut juste avoir compris ça et tout devient délicieux. On est allé les manger un peu à l’écart, quelques pas derrière les toilettes. On voulait se dégourdir un peu les jambes, fouler un peu de brindilles, donner de l’humus à nos semelles, les changer du bitume et essayer de prendre un peu d’odeur verte, voir si le printemps exhale un peu. Ma mère s’est assise sur un rondin, près d’un reste de feu. J’ai fait quelque pas. Mes jambes sont un peu lourdes. Je suis pas fait pour passer mes journées assis. En contrebas, une clairière. Ma mère s’extasie sur la taille des pives. Elles sont vraiment grosses. Nous ne sommes plus très loin de notre prochaine halte. Il n’est pas encore midi. Le sol est sec.

On fume une cigarette devant le parking. Je respire. Je regarde l’aire de repos. On lui a donné la forme d’une goutte. Une goutte d’asphalte et de béton. Ma mère retourne vers le Ford. Un bébé pleure. Un homme ferme les vitres de sa voiture. Il sort, ouvre le coffre, prend une glacière. Je laisse tomber la fin du tabac en frottant mon mégot entre le pouce et l’index. Je vais jeter le filtre à la poubelle. La femme me regarde. Elle a les cheveux propres, tirés en arrière, les lunettes de soleil sur le haut du front. Elle tient son bébé dans les bras. Je la regarde. La dernière cendre fume sur le sol derrière moi. Je lui souris. L’homme est déjà dans le sous-bois. Il a posé la glacière sur une des tables et retourne vers sa voiture, peut-être chercher une deuxième glacière. Je retourne vers la Ford où ma mère m’attend. J’enlève ma chemise avant d’entrer dans la voiture. Un car noir entre dans le parking. Il y a 8 places de stationnement pour les bus. C’est le moment de partir. On a été plutôt bon sur le timing. J’essaye d’imaginer huit cars de touristes débarquant en même temps. Un écoulement d’angoisse me lèche la colonne. J’arrête assez vite d’y penser. Je suis sûr que ma mère fera les mêmes commentaires sur la folie de l’embranchement.

Je me demande où mène la Deadman Cr Rd. Je ne sais pas si nous sommes la cicatrices qui tranche et enterre la Deadman Creek ou si c’est elle la cicatrice qui verdit un plan pelé de chaque côté de la 395. Un homme lui a donné ce nom. Quelqu’un a appelé cette cicatrice "Deadman". Est-ce que le cadavre s’était noyé dans 30 cm d’eau ? Est-ce qu’il a été bouffé par une bête ? Non. C’est trop banal comme mort. Il ne devait pas connaître le cadavre. Sinon il l’aurait probablement appelé "Tom’s Creek" ou "Jack’s Creek", pas "Deadman Creek". Et il ne devait y en avoir qu’un. Il l’aurait mis au pluriel si ça avait été un groupe, une famille, une bande de trappeur. Non. Il ne devait y avoir qu’un seul gars. Peut-être le premier gars que le type qui a nommé cette Creek a croisé après des semaines ou des mois d’errance ou de trappe. Et ce mort a dû le marquer, le marquer suffisamment pour qu’il nomme la Creek ainsi. Des cadavres sur la route, sur les pistes, dans les bois ou dans le désert, la mort, la mort brute devait plus être la règle que l’exception à cette époque. Et ce mort devait avoir un truc particulier. Un inconnu. Avec un truc particulier. Un jour, peut-être je reviendrai par là. Je prendrai la Deadman Cr Rd. Et je remonterai la rivière. Peut-être qu’au sommet, il y aura un campement de caravanes. Puis je redescendrai. Je passerai sous la 395 et je la suivrai jusqu’à ce qu’elle se jette dans la Owen’s River. C’est un but comme un autre.

72 | Dead Man Summit


 Nous avons atteint le Deadman Summit, 8036 Ft., sans s’arrêter, sans même le voir, sans avoir jamais eu l’impression de monter. C’est comme si les montagnes faisaient la révérence, s’étalaient sous le soleil, comme un père couché dans le sable et ses gosses qui lui grimpent sur le dos pour le cheval d’abord et se retrouver tout en haut quand il se redresse et nous montre le monde depuis le sommet de ses épaules. Pour moi, on pourrait toujours être sous la mer, à -282 Ft. Vu comme ça l’homme mort surplombe la mort elle-même et sa vallée. Nous avons tué la mort en existant. En décidant d’être et de marcher là, sur cette terre et de s’y mettre ensemble. On s’enterre, on se brûle, on laisse nos corps aux bêtes, mais on traîne dans la tête de celui ou celle qui reste, on erre dans les mémoires. Nous avons inventé le temps. Nous avons inventé le passé pour tuer la mort. Et nous marchons sur la terre en la regardant de haut. On croit que c’est chiant de mourir. Que de tous les futurs, c’est le seul inéluctable. Que pourrir et devenir un tas d’os est une fatalité et qu’elle gagne toujours. Mais on pose des pierres, on écrit des textes, on aime, on se fait haïr. Et on traverse. On traverse la vallée et on monte à l’air pur et on contemple. Tant que la totalité de l’humanité se rappellera un nom, juste un nom, même si ce nom c’est "Deadmann" et qu’il a une Creek, une Road et un Summit, alors nous aurons gagné. Sur la nature. La vie. Et ce que certains appellent le Destin.

Obsidian Dome Rd, des creusées sèches, trous ocre et plats entre les amas d’arbres. La route hésite. La nature se partage. Une butte, un bubon parfait. Je n’ose même plus essayer la radio. Je sais qu’on est presque là. Je me rappelle les Hollandais qui vantaient la beauté étrange du Mono Lake. Il n’était pas prévu sur notre parcours. Probablement qu’il n’est pas prévu sur le parcours de la plupart des gens qui roulent dans la Californie. Trop à voir. Trop à dire, j’y étais, trop de cartes postales qui doivent venir de certains lieux et pas d’ailleurs. Trop d’attentes de ceux qui ne partent pas, qui partiront plus tard, ailleurs et qui iront là où on doit envoyer des cartes postales. Trop de Tour Eiffel, trop de Pont Charles, trop de Place St Marc, trop d’endroit que je me suis tapé et qui n’avaient strictement rien à m’apporter, qui avaient épuisé ce qu’ils avaient à raconter dans les chiures des pigeons, les flashs des Kodaks et les perches à selfie. Les transhumances sont normales. La masse se masse est c’est normal. C’est moi qui suis pas normal. Je devrais m’y plaire. Je devrais m’y sentir en sécurité. J’aurais dû continué à adorer faire la fête et pas m’emmerder dans ces beuveries sociales où toutes les conversations sont toujours les mêmes, les rapport, toujours les mêmes, les règles, si puissamment implantées qu’elles ont détruit le peu de joie spontanée qu’on aurait pu y trouver. Je me suis fait chier dans les fêtes à partir de 18 ans à peu près. Mais c’est vrai que l’herbe qu’on fumait était assez efficace.

June Lake Junction. Je ne me rappelle plus si on s’y est arrêté. J’ai l’impression qu’on a pris de l’essence quelque part, mais je ne me rappelle plus. Il y a un arrêt de bus pour Reno devant la station Shell. On a l’impression d’avoir repris la plaine. La 395 se scinde pour quelques miles. Il y a de l’eau dans le Grant Lake et des montagnes plus loin pour nous embrasser. Ma mère doit aimer. On est un peu silencieux. La montagne, c’est son enfance. On s’en fout que l’enfance soit heureuse ou pas. Il y a des images et la nature des images qui embrassent et rassurent. On cherche des ailleurs. Mais on ne les cherche vraiment qu’en sachant qu’on rentrera dans nos campagne poisseuses, nos montagnes froides, nos déserts brûlants. Quand on part sans revenir, dégoûté, fatigué simplement, fuyard, tous les paysages croisés sont des paysages d’enfance. Il n’y a que les enfants qui fuguent et qui découvrent des nouveaux royaumes. Nous, on reste éloigné. On reste des grands. On reste foutu des nouveaux royaumes. On ramènera des histoires dans les nôtres. On changera un peu la décoration, on repeindra les murs d’une pièce, peut-être de deux, on mangera différemment quelques temps. Avant de chercher un autre ailleurs qu’on regardera défiler derrière la vitre d’un Ford ou d’une Fiat ou derrière l’écran de nos caméra ou de nos Smartphones. Non, il n’y a que les enfants qui fuguent vraiment.

73 | Like a Stone


Des gens restent plantés là des fois comme des blocs de pierre, des dômes d’obsidienne avec la nature qui pousse et brûle et des singes qui construisent des routes pour rouler dessus. Des fois je me retrouve au coin d’une rue sans savoir où aller. Alors je cherche quelque chose à faire pour que ça m’amène quelque part. Et je réfléchis. Et je suis toujours au même coin de la même rue, toujours immobile. Et je ne sais pas quoi faire. Alors je me dis que je vais marcher pour trouver un truc à faire. Et je me demande dans quelle direction aller. Et je suis toujours au même coin de la même rue. Toujours arrêté. Alors je me dis que je vais aller boire un verre. Et je réfléchis à un bar qui me plairait dans le quartier où je me trouve. Toujours là, toujours posé. Toujours arrêté. Parfois ce n’est pas le coin d’une rue, mais le milieu d’une rue ou simplement dans une rue au milieu du trottoir. Et les gens, eux savent très bien où ils doivent aller. Et ils continuent à avancer. Ils me longent. Et moi je n’arrive pas à bouger. Je n’arrive pas à avancer, ni à revenir sur mes pas, ni à aller à gauche, ni à droite, ni cette rue, ni celle-là, ni ce bar, ni celui-ci. Des fois j’ai l’impression que j’ai disparu. Mais souvent j’ai l’impression que quelqu’un va s’arrêter me demander si ça va ou simplement appeler des hommes en bleu ou des hommes en blanc. Alors je me mets en marche vers la gare.

Mais nous, nous n’avons pas ce problème. On va voir le Mono Lake et demain on prendra l’air des hauteurs. Si je ne savais pas un peu d’anglais j’aurais pu appeler la 158 qui longe le Grant Lake, "closed winters Rd". On est tard déjà dans la saison, mais je me demande quand même si le col ne sera pas fermé. Sur la carte, on doit passer devant l’entrée avant d’atteindre Lee Vinning. On sera fixé. Après la Rush Creek, la 158 achève sa boucle et nous retrouve. Je n’arrive pas à m’imaginer l’hiver ici. Mais vous savez maintenant que je ne suis pas doué pour l’imagination. Je vois le blanc là-haut, mais je n’arrive pas à le voir en bas, là, le long de nous, autour de nous. Une route à moitié goudronnée conduit à un cercle poussiéreux, comme un exutoire à stress. Une piste sèche pour tourner en rond en noyant sa colère ou son ennui dans un nuage de poussière. Ou parquer des cars, pleins de cars en attendant un siège ou pour un feu géant et des centaines de piques à marshmallows pour touristes en rêve d’authentique typique, enfin en rêve comme dans un western mixé avec un film pour ados. Walker Creek, on se marie à la 120. Un massif de tôles habitées le long de Horse Meadows Rd, une vingtaine de véhicules, un bateau. Un quelque chose quelque part.

La plaine. On approche de Tioga Pass. On approche de Lee Vinning. La piste 15, la seule de l’aéroport de la ville. C’est bon le col est ouvert. On y est. Une flaque d’arbres sur la droite, une maison au toit mauve clair sur la gauche. Lake view Lodge, Mono Market, Bronze Bear outpost, Bell’s Sporting Goods and Hardware, Nicely’s, Bodie Mike’s, Yosemite Gateway, Shell, je tourne la tête et nous trouve. En face de la station service. La vue tombe sur le lac. El Mono Motel LatteDaCoffee. Mais je réagis un peu tard, on continue, les voitures derrière. On fera demi-tour un peu plus loin. Je demande à ma mère si ça va, si l’étape n’a pas été trop longue, en souriant. Elle sourit aussi. On passe la 1rst Street. On tourne dans le renflement devant le seul court de tennis de la ville et on revient au ralenti. 2nd Street, Lee Vinning Motel, on tourne dans la 3rd Street et on se parque, un peu où on veut. Même pas trois de route. Je ne peux pas trop savoir ce que ça représente pour elle après le trajet de la veille, mais je me dis que ça doit aller et que ça lui fera du bien une journée cool. Je crois qu’elle est contente. J’aime bien quand elle contente.

74| El Mono Motel


Ce n’était pas Nebraska. C’était "The Ghost of Tom Joad". Et probablement j’ai mal entendu. Je me suis fait un film. Mais un joli. Les journées sont trop courtes pour écrire et trop longues pour ne pas boire. J’aimerais ne jamais avoir à dormir et noircir du monde sur du papier en vrai bois et j’aimerais dormir sans cesse pour sevrer la booze et tous mes désirs. J’aimerais des journées interminables avec ma femme, à rire avec elle et traverser des cons sur le siège arrière de sa moto. Et j’aimerais des nuits infinies pour ne pas entendre toute sa colère qui a fait ce qu’elle est. Je l’aime tellement que j’aimerais être elle et je m’aime tellement que j’aimerais vivre hors d’elle. J’aimerais que ma mère et mon frère meurent pour ne penser qu’à eux et j’aimerais qu’ils soient éternels pour qu’on ait le temps de se dire les mots qui viennent pas. J’aimerais que les zombies envahissent le monde pour être ce que je suis et j’aimerais qu’aujourd’hui soit demain pour sortir de la Ford et aller prendre nos chambres au El Mono Motel.

La beauté s’est un peu ratée pour l’instant. La réceptionniste est probablement la première fille mignonne que je croise depuis Genève. Même les touristes semblent calibrées. On aurait pu aller à Venice, traîner les beach de L.A. Mais si une ville a des belles filles, même juste des bonnasses, elles doivent se trouver dans les rues les plus glauques ou les bouges les plus tristes. Pas compartimentées sur Sunset ou Beverly. Et ça donne raison au trafic qui couvre le dialogue entre Jane Seberg et Jean-Paul Belmondo dans "A bout de souffle", dans la chambre d’hôtel où Belmondo lui dit que les plus belles femmes vivent entre Genève et Lausanne. Entre. Pas dans. Des conneries bien sûr. Les conneries sérieuses de Jean-Luc. Les belles femmes ne sont pas partout, elles sont là où elles peuvent. Elles sont jolies et bandantes chez nous, mais elles le sont dans le Matonge, à Luang Prabang ou au Caire. J’ai bandé partout. J’ai baisé presque partout. Partout où je suis allé, évidemment. Il en reste quoi ? Des souvenirs. Plutôt bons. Des classements de chattes à faire avec des connards dans des bars fatigués ou des Club House où on fait du sport pour justifier les litres de bières. Mais pas sur cette route. Si ça se trouve c’est une question de manque de chance ou la magie si puissante de ma femme.

Les brownies sur le comptoir ont l’air merveilleux. Fait là. Dommage que je n’aime pas vraiment le sucré. Ils ont plusieurs sortes de cafés. Et des plantes qui poussent en vrai devant la devanture et devant la porte chaque chambre. Ce n’est pas très grand. La réception donne sur la cuisine. Tout est très alter, les tables le long de la fenêtre qui donne sur le jardin, des étagères de livres, la bouffe, le choix de café et de thé, les barbes des mecs, le décolleté de la fille, les manières, les gestes, les sourires. Cet alter que j’ai cherché, dans lequel j’ai vécu et que j’ai fui d’ennui et de dépit. C’est dingue quand même, comme une idée, un fantasme te bouffe, te nourrit, ne peut être que parfait. Et que la réalité s’ouvre sur les mêmes conneries, les mêmes haines, les mêmes manques. Il n’y a pas tellement de différences entre les envies basiques d’un traders, d’un no-life, d’un geek, d’un alter, dans leurs manières de voir la vie, de la prendre, de la lire. Je consomme ci, je consomme pas ça, je veux untel, je me fous de unetelle. Mais là, ça change de la graisse et de l’essence. Ma mère paye la chambre. Elle se réjouit de goûter un brownie. Elle sourit comme une gamine. On ressort, quelques tables sur la terrasse qui donne sur le jardin devant la route, la station service en face et derrière, le lac. On contourne le bâtiment. On s’est presque parqué en face de notre chambre. Un micro jardin bien entretenu vit sous le patio.

75 | Hard Disk Bug


 Ce n’est pas ma faute si j’oublie. Les choses, ainsi, voilà, elles glissent. Je ne sais pas comment c’est dans votre tête. Comment ça reste. Comment la vie grave ses sélections. Dans les films, dans les flashs back, la mémoire des héros se déroule. Il y a des couleurs, des formes, des sons, en clair, en net, des suivis et comme dans les livres, tous les dialogues tiennent et restent, à la virgule, au sourcil près, dans les regards, dans les gestes, tous les soupirs, toutes les rides, tous les plis dans toutes les formes de tous les meubles Ikea des décors de tous les films. Les gens se souviennent. Ils semblent se souvenir, se lire, gratter, loin en eux, la fine, la précise, l’infime de la lumière sur les fleurs du salon. Tout est beau dans les films, parce que personne ne semble ne rien perdre. Tout est là. Tout est resté. Il n’y a que, parfois, les figures alcooliques dont la caméra vague et floute les images, comme si la booze parvenait à troubler l’avant. Je suis épuisé des films parce qu’ils ne me disent rien de ma vie. Je ne me rappelle de rien. Je me rappelle mal. Et tout ne vient jamais en fleuve comme des images claires et limpides qui couleraient ma vie dans un présent pour hier. Mes souvenirs, ce sont des photos, des moments fixes et figés, sans voix, sans sons, sans odeurs. Je ne sais pas me rappeler. Je suis à Lee Vinning. On est arrivé. On a ouvert nos bagages.

On ne sait pas encore que ce sera la plus jolie chambre du voyage. Deux espaces tout petits, séparés d’une porte qu’on refermera dans la nuit et chacun sa salle de bain. Elle rappelle le chalet, là où grand-papa a poursuivi grand-maman avec une hache. Les oreillers sont un damier gris à ligne blanche comme une ville américaine, il y en a un deuxième dessous, avec des fleurs aux pétales gris et un rameau rouge. Dans la chambre de ma mère, le cadre est de travers. Nos images représentent un zoom de verdure, un détail d’air respirable. Pour le reste les murs sont nus, sauf les interrupteurs. Je sors mon linge sale tandis que ma mère se couche un peu. Les lits sont parfaits. Elle est contente. J’entre sous ma douche, le soleil dehors sur le jardin derrière le motel, je laisserai couler l’eau longtemps sur ma nuque en frottant mes slips avec mes phalanges et nettoyant à mes chemises les cols et les aisselles. Je suspendrai une des chemises et un des slips à un des trois crochets de ma porte, le reste sur la tringle de la douche. Je m’étire. Je ne fais pas d’exercice. Je n’ai pas encore de bras. Toujours ce corps, ce même corps d’os que je marche dans le monde, un tour déjà, peut-être, peut-être même plus.

Nous n’irons pas à Bodie, pêcher la truite. Je le regretterai plus tard. Ce sera une raison de revenir en Californie. Toutes ces creeks gâchées. J’aurais pu être quelques heures un livre que j’ai aimé. J’essaie le lit, mais je ne suis pas fatigué. Je sors. Je m’assieds sur le banc. Un couple s’installe tout au bout, vers la route, dans la chambre qui fait l’angle. Ils doivent être à la retraite, passant Memorial au pied du Yosemite ou en étape vers les neiges de fin de printemps. Un Memorial Day sans enfants, sans petits-enfants. Peut-être qu’ils n’en ont pas. Peut-être qu’un seul, un fils qui est peut-être en Irak ou peut-être mort d’autre chose. Ou une fille qui ne veut plus leur parler. On se salue de la main. Je fume devant le parterre de fleurs, à l’ombre. Le soleil est beau. Il est doux. Il est lent. La journée commence à peine. Le type qui donna son nom à la ville est mort bêtement. Il s’est tiré accidentellement une balle à Aurora dans le Nevada. La ville s’est un temps appelé Lakeview, un nom qui tient la route. Mais il y avait déjà un Lakeview en Californie. Alors pour ouvrir la poste, ils ont dû changer le nom. Ils n’ont pas pris le surnom qu’on lui donnait, Poverty Flat, ils ont préféré le nom du type qui s’était tiré dessus sans le vouloir. On est parfois obligé de faire des choix. Et on doit parfois en faire avec ce que l’on a. Mais nom de dieu qu’est-ce que j’ai bien pu foutre après cette cigarette ?

76 | Hair Drier in a Bathroom


Derrière l’hôtel, la colline se sépare et tombe entre le fil d’une ancienne rivière sa terre de buisson et les sommets touffés d’arbres. J’ai dû avoir faim. J’ai forcément dû avoir faim. Est-ce que je suis allé à la réception cherché un sandwich ? Deux ? Est-ce que nous y sommes allés ensemble. Dans les histoires que les gens racontent, rien n’est jamais oublié, tout le monde semble tellement sûr de lui. Moi je ne sais plus l’ordre des choses, l’ordre des images, je devrais les monter comme je veux, je devrais inventer. Je devrais mentir. Je devrais inventer des mensonges plaisants, des mensonges qu’on aurait envie de lire. Je pourrai inventer du sexe avec la jolie fille de la réception ou avec le vieux couple seul. Ou alors de la violence. Ou alors je pourrai mentir les deux dans un montage que nos spectacles adorent. Je pourrai inventer un long et profond dialogue avec ma mère, une dense introspection. Un lavage de vie. Un passé retourné et des crises avec, une centaine de pages plus loin, une réconciliation et dans cette centaine de pages du cul avec la réceptionniste et le vieux couple et du sang de réceptionniste dans la baignoire du vieux couple. Mais je sais que j’avais juste faim et que ma mère faisait une sieste.

Je crois qu’on a décidé d’y aller. Ma mère se réjouit du brownie fait maison, j’ai vu qu’il faisait des sandwichs. Je ne me rappelle pas exactement quelle heure c’était. On devait entrer dans l’après-midi. On a traversé le jardin, je crois que les marches étaient en granit. Il n’y avait personne aux tables dans le patio, la fille était toujours à la réception, elle était toujours jolie. Elle discutait avec le mec qui bossait en cuisine. Tout avait l’air cool. On s’installe à la table sous l’étagère à livre. Les rideaux sont tirés sur le jardin de derrière. Ma mère n’a pas vraiment faim mais elle sait que je finirai son sandwich. Tout est très bio. On mangera sain pour une fois. Je me lève pour aller commander. Je souris mais pas comme je pourrais sourire, je lui souris d’un sourire normal, pas appuyé, ni rien. La Californie, du moins celle qu’on a rencontré depuis notre arrivée atrophie la libido. Les cafés ont l’air bon ; notre commande est partie en cuisine. Je retourne m’asseoir dans le fauteuil. Je m’enfonce. Ma mère regarde par la fenêtre, puis les tranches des livres. On se dit qu’on ira au lac après le repas. J’ai l’impression qu’il faudra marcher un peu. Ce sera parfait pour digérer.

Je n’ai pas touché mon livre. Je n’arrive pas à lire. Je lis tout le temps, mais là je n’arrive pas. J’ai toujours lu beaucoup. Mais rarement au lit. Je n’arrive jamais à trouver la bonne position. J’aime lire dans les trains, dans les bars. Et le matin dans la salle de bain, couché sur un tapis douche avec le bruit du foehn et la lumière du jour qui monte ou plus tard dans la journée quand j’ai le temps de faire une sieste. J’ai commencé vers treize ans je crois, peut-être avant, dans la salle de bain de mes parents, celle qui donnait sur leur chambre avec le meuble en bois pour adosser mes coussin et le ventilateur à air chaud gorgé de poussière que je respirais sans m’en rendre compte. Je me levais et je descendais à la cuisine me faire un bol de corn-flakes et je remontais. Parfois mes parents étaient déjà levés, je me couchais quand mon père se rasait ou quand ma mère prenait sa douche. Ils n’avaient pas besoin de m’enjamber, la salle de bain était assez grande. Je lisais. Je regardais mon père dans le miroir du lavabo, ma mère nue qui sortait de la douche. Parfois je somnolais. Parfois j’essayais de retrouver mes rêves. Je n’ai jamais vraiment arrêté d’occuper les salles de bains, sauf quand mes logements ne le permettaient pas. C’était comme un ventre. C’est toujours comme un ventre. Toujours humide, toujours chaud, toujours avec un bruit comme un séchoir ou un sèche-cheveux, comme ses bruits sourds qu’on entendait en permanence, les derniers mois avant de naître.

77 | Caldeira


Ça devait être bon. Et sain. On a dû prendre un café. Ma mère a dû prendre un brownie. Je suis presque sûr qu’elle a pris un brownie. On retourne à la chambre. Ma mère prend son bandana. Le soleil est là. L’air vient de la montagne. Je prend mon veston, au cas où et on monte dans la Ford. On descend la 395 en longeant Picnic Shortcut Road. Ce n’est pas si loin. On bifurque dans un parking, nouvelle langue de béton bordée de grosses pierres. Ma mère met son bandana à tête de mort avant de sortir de la voiture. On fait quelques pas et on entend une fillette, devant nous, qui crie et saute sur place en agitant les mains. Sa mère l’enlace et essaie de la calmer. Je m’approche. Ma mère me suit. « A snake ! A snake ! » Elle pointe du doigt une pierre blanche. Elle n’ose plus bouger. Elle doit avoir huit ans. Ma mère et moi, nous nous rapprochons de la pierre. On regarde en dessous, sans la soulever. J’aimerais tellement me forcer à croire que je l’ai vu. La famille de la gamine est obligée de faire un large détour, le plus loin possible de la pierre pour qu’elle se décide à bouger. Nous sommes déjà loin sur Mono Lake Trail, elle tremblait encore quand on les a dépassés.

Parfois la vie entière se réveille dans l’irréel. La route descendait en pente douce depuis la 395, le chemin, lui est droit, longé de pierres en traitillé, la végétation est belle, des brins d’herbes en bois, de l’herbe longue, des rougeurs comme un visage ivre, malade et joyeux d’un adolescent. Il y a de l’air et devant, la plage dure et blanche de sel. La journée est comme une chanson de Jeffrey Lewis. Il y avait quand même quelques voitures sur le parking, mais je ne vois personne. Ils doivent s’être répandu sur les 25 kilomètres de berge. J’ai tellement envie. Et parfois, j’ai tellement envie d’avoir envie. Ici, il n’y a rien. Je n’ai envie de rien. Je marche à côté de ma mère. En face il y a de l’eau. Enfin de l’eau. Je ne réalise même pas l’absence d’envie. Je réalise le sel. Je réalise la blancheur sale vers laquelle on s’avance. Je réalise comme un oeil-caméra. Je crois tant que vivre c’est avoir envie. Mais là je me demande si ce n’est pas le contraire. Ce serait drôle que vivre, ça ne voudrait dire que vivre. Se lever et marcher. Et n’utiliser que ses cinq sens. Peut-être qu’on ne mourrait pas. Peut-être qu’on meurt de s’épuiser à avoir envie de quelque chose, n’importe quel quelque chose.

Vingt-cinq kilomètres de berge. On rêvait d’eau. On est sorti du Mojave, de la Mort, du sable. On a vu une mer de sel à Badwater. On approche de l’ancienne caldeira. Il y en a sur Vénus, elle s’appelle Sappho Patera, sur Mars, Apollinaris Patera, sur Triton, Leviathan Patera et sur une lune de Saturne comme dans la chanson de Capdevielle avec le désert, sur Io, la vache au taon qui cause avec Prométhée dans la tragédie d’Eschyle, Loki Patera. Mais là, on est sur Terre, sur une ancienne zone de destruction volcanique. On va mettre les pieds sur le monde d’avant. Le monde d’avant nous. On marche sur un chaudron, une des failles en anneau où Héphaistos fusionnait la matière pour qu’on soit et qu’on brûle. Que nos religions sont pauvres et tristes, que Dieu est pauvre et triste et Allah et Jahove. Que la terre est belle et le ciel, bleu. J’aimais mes religions d’avant, j’aime les Grecs, j’aime la complexité, le dialogue, l’impossible unité, l’enjeu et le dialogue des forces, les histoires que je reprends et que je raconte parfois au petit, dans son lit, avant qu’il s’endorme. Les dieux d’avant, les demi-dieux, les héros, toutes ces conneries qui se parlent sans s’entendre, s’étendent en s’échangeant de la force, nos ions, nos neutrinos, notre sang, notre vie électrique.

78 | Mono Lake


280 000 tonne de sel. 78g au litre. Un Badwater liquide de 180 kilomètre carré s’étend devant nous. On ne réalise pas que nous sommes à près de 2000 mètre d’altitude, que hier encore nous étions sous la mer. Quand est-ce que ça a commencé à monter ? Nous n’avons rien senti, rien vu. L’air est pareil, il descend juste, plus frais de la montagne. Il a perdu le désert, il poursuit le sel. Nous mettons le pied sur la bande blanche, la plage de sel sale, la plage dure de flaques vaseuses. Devant nous, le champs bleu, limpide d’eau morte, le champs d’eau plane, dense et douce où la vie, hallucinamment a décidé d’exister dans un PH de 10, en s’appelant artémie, en n’étant que là, nulle part ailleurs, juste là pour nourrir les millions d’oiseaux migrateurs qui transitent par Mono pour survivre. Derrière nous, le champ vert, hérissé d’Artemisia, tendues à vivre entre les grands froids et les chaleurs, sous la lumière du soleil et les particules salées, pliant tendrement sous la brise faible. Nous marchons sur cette bande blanche d’urgence entre la vie vivante et vibrante et l’illusion alcaline de la vie.

Je n’ai pas très bien compris ce qu’était une caldeira. Pas dans les détails. On marche dans les pourtours d’une lointaine destruction, une mise à vide. On marche sur l’arête d’un chaudron, l’alliance d’un vieux mariage, le reste d’une alliance d’une vieille colère, un creux d’amour dans l’enjeu des forces, un reste d’amour, un souvenir tari et salé, un mirage lisse. J’aimais les dieux qui dansaient. Ceux qui avaient pris au temps et aux bras, aux cents bras du temps, le pouvoir et la joie de danser sur la terre et d’y mettre dans les pierres, entre les pierres, le vert et le fruit et la vie à mourir. Je regarde le lac Mono comme je regardais le vent d’Island et la banquise au nord de Kangerlussuaq, le monde d’avant nous, le monde des errances de Cronos qui mangeait ses enfants pour ne pas exister. 280’000 tonnes de sel. 78g au litre. L’écho des battements sourds que doivent encore sentir les crevettes et les larves de mouches dans les flaques des baises d’Héphaïstos et d’Aphrodite dans leur chambre magnétique, leurs orgasmes terrifiants qui faisaient s’effondrer leurs toits, la vidange des colères des dieux et ces dieux morts, finis, oubliés. J’aimerais ramasser cet anneau. J’aimerais être un nouveau dieu et ramasser cet anneau et l’offrir à ma femme.

C’est tellement doux de délirer quand on ne sait pas exactement qui on est. De voir et de rêver du grand ou de l’infâme, se mettre en quatre dans l’ailleurs ou en pièce dans la booze et de se complaire de l’unique parce qu’on dit "je" et qu’on croit qu’on est bien le seul. Ce n’est pas encore la saison. Les oiseaux sont rares, les larves grouillent. J’effleure l’eau, j’effleure les pierres, j’effleure le sol comme je touchais les murs des ruines en me disant que quelqu’un, il y a très longtemps et entre tout ce temps avait fait pareil. J’ai toujours eu peur de la verticalité. J’ai toujours eu le vertige. Remettre à l’horizontale ses peurs, nier le temps, faire de l’Histoire et de mes histoires, une seule et même seconde. J’ai toujours voulu être tout et partout via ma conscience et construire en pensée, une vie idéal, l’ubiquité et le voyage de le temps et gagner sur tous les tableaux. Qui sait ? Peut-être est-ce la vérité. Peut-être que la vie et l’histoire, ce n’est qu’une seule seconde, toujours la même. Et si c’est une illusion, elle me suffit. Elle me nourrit. Elle me fait me lever le matin et me coucher dans la petite mort. Et elle est si simple à réaliser. Juste toucher une pierre, effleurer un mur. Et sourire.



Tiers Livre Éditeur, la revue – mentions légales.
Droits & copyrights réservés à l'auteur du texte, qui reste libre en permanence de son éventuel retrait.
1ère mise en ligne et dernière modification le 1er octobre 2017.
Cette page a reçu 999 visites hors robots et flux (compteur à 1 minute).