Laurent Schaffter | Sur Terre les portes grincent...

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L’AUTEUR

Laurent Schaffter est né en 1952. Il a longtemps été bouquiniste. Il vit entre Delémont (Suisse) et une île de Croatie. On peut le suivre sur Facebook.

LE TEXTE

« Voilà c’est relu c’est un peu longuet mais ça, je ne l’ai pas vu venir. Involontaire. Ah, en passant je n’ai pas lu le Georges Perec quant aux consignes, je ne m’en souviens plus et donc, bien sur, je suis dans les plates-bandes. Ceci dit le titre savoureux du Perec invite à rentrer dans les pages. comment ne pas le retenir et ne pas être délicieusement travaillé par le désir de le lire.Je le commanderai à la rentrée pour l’heure, j’ai la chance de t’écrire d’une petite table face à la mer. Seul, je n’ai qu’à, sans ordre, nourrir les chats à moitié sauvages de la colline, manger, voir des potes, lire et écrire tout en tentant, avec force insuccès jusqu’à ce jourd’hui de fumer moins. » Mail d’accompagnement au texte ci-dessous de Laurent Schaffter, initialement donc en réponse à l’atelier en ligne du site : neuf portes seront passées – on trouvera dans ces ateliers de nombreuses autres interventions du même auteur.

Sur terre, les portes grincent, gémissent ou la ferment. Autant en emporte le temps. Les battants s’affaissent et les murs s’élèvent de la nuit sauf à pousser ce vantail entrebâillé d’où perle une lumière verbeuse, verdâtre engluée dans la boue rouge de l’Histoire, et qui se voudrait comme un reflet de l’au-delà dans l’en deçà. Un mensonge en somme. Colporté de siècles en siècles, de tavernes en églises, de grimoires en rosaires mais peut-être est-ce là la seule vérité dont nous puissions disposer, l’unique accessible, celle de nos erreurs.

il revient d’une étrange contrée ; déconcertante. D’un long, très long voyage. Il ignorait où le conduirait ce couloir. Du reste, à l’époque, pour lui, rien n’existait de tout ça. Aucun couloir et il n’avait pas vu la première porte s’ouvrir, ni la seconde, ni la troisième quand la quatrième, d’un cri, déchira son sommeil. Là encore, que dalle ! Aucun déclic. Jamais il n’aurait percuté seul. Ce n’est qu’à la cinquième, non pas qu’il comprit mais vit clairement, sans trop y croire, le lien. Quinze ans et près de mille kilomètres entre la troisième et la quatrième. Six semaines et trois fois plus de distance entre la quatrième et la cinquième. Aucun rapport immédiatement perceptible dans l’agencement décousu de cette succession temporelle. C’étaient et n’étaient pas des portes. Question d’état vibratoire. Il suffit de tourner la tête pour qu’un univers s’ouvre. Un simple accord à trouver et les parois s’écroulent de nos prisons mentales. Enfin on peut toujours essayer...

En admettant que son imaginaire lui eût permis d’aborder ces limites, il s’en serait de suite détourné : tant par bon sens que par prudence et maintenant que la neige tombe, qu’il y repense, vaguement nostalgique, ironique à peine, un fin sourire pétille dans l’or de ses pupilles.

La cinquième le foudroya dans une chambre d’hôtel. Voici bien longtemps. Lorsque « la chose » se produisit il y dormait en compagnie d’autres routards. Des compagnons fraîchement rencontrés, répartis par le hasard dans une piaule quelconque. Nue, hormis au plafond une ampoule au bout d’un fil et au sol, cinq lits métalliques, une chaise, un chevet.

Volatilisés après le repas ! Les six ! Paumé dans ce trou, il ne sait ni le nom, ni où se trouve l’hôtel dans lequel des chambres ont été réservées. Pas un chat. Un vent chaud siffle au oreilles cabossées du trottoir. Il erre à la recherche d’une enseigne, d’un endroit, d’un lit. Il se résignait à un abri de fortune quand vers minuit un minot, environ huit ans et comme surgit de nulle part, entreprit de le conduire à bon port. « Come Mister Come. I know hotel. Friends french. You french ? » Le gamin trottine dans la nuit d’encre. De ruelles sombres en passages obscurs, il sautille à pas chassés devant le touriste quand d’un coup pile net ; bras tendu, il pointe la façade de l’hôtel ; fondue dans l’alignement anonyme des maisons de la rue sans lune. Indication néant ! Pas de pancarte ! Zéro néon. Le gamin entre, laisse la lourde grande ouverte et grimpe fissa au fond de l’accueil un vieil escalier, à gauche d’un semblant de comptoir. D’en haut, il lui fait signe de monter. Jacques s’engage à sa suite. Un corridor sombre. Une porte. Le petit l’ouvre. Ils sont là. Il lui file la pièce. Son guide en herbe remercie, salue les « français » et décampe. Ses collègues de chambrée s’installent. Deux déjà sont couchés. Il questionne. Où étiez-vous passé ? Il explique, revenu des toilettes plus personne. Pourquoi ne pas l’avoir attendu ? Il s’est absenté le temps d’aller aux gogues. Il ne comprend pas. Quelques phrases détendent l’ambiance. Soudain, la pensée « je n’ai pas réglé mon repas » l’invite à demander combien il doit. Pierre proteste. C’est offert. Et les parisiens ? Le couple en route pour les Indes, propriétaire du bus VW dont nous sommes les passagers recueillis en route, occupe la turne près des douches. Quant au grand classique des Seventies, immobilisé depuis hier soir très tard dans ce trou perdu, un accrochage sans gravité, ils attendent les pièces d’Ankara. Ce curieux incident les contraignit à dormir à la belle. Cette nuit grand confort ; ils se partagent une chambre à cinq. Opposés à la porte, près de l’unique fenêtre, trois plumards occupés par Pierre, Martine et Steve. Il pose ses fesses sur le dernier lit libre, le premier à gauche en entrant. Soupire un bon coup. En face, juste en face, assis au bord de son pieu, le mec bizarre dont il à oublié le nom mais pas cette journée, ni les trois mots insolites échangés avec lui ce matin, ni l’intervention en pleine cambrousse du mec bizarre sur cette tombe récente, - de fortune, ni stèle ni croix –, ni le minaret, ni la proposition absurde du mec bizarre s’y rapportant, ni l’opposition des sources. ni les deux femmes balayant devant la mosquée, ni, ni, ni… Sur son paddock, le mec bizarre tente de retirer une écharde de son talon, le gauche, qu’il a calé sur sa cuisse droite.

La cinquième le laissa sur le carreau. Le couloir avait disparu. La cinquième porte révélait non pas l’impossible encore qu’il lui fallût s’accrocher sévère mais tout simplement l’incroyable. Et ce qui n’était jusqu’à lors pour lui que trous de mémoire, incidents isolés, bizarroïdes mais sans plus devint enchaînement lisible, logique. Cependant d’une dimension telle que la raison se dérobait sous ses pas. La vague immense, fantastique, le submergea sous des flots d’informations déferlant à toute berzingue. Il surnagea. A grand peine. Trois et trois jours, trois et trois nuits sans dormir ni manger ni boire (sinon un peu d’eau à l’issue des premières soixante-douze heures) dans le bouillonnement océanique d’une surréalité hors normes toutefois, il vit clairement les stations : la cinquième, la quatrième et la troisième. Trois portes comme une seule répliquée, décalquée en plusieurs épisodes solidaires. Solidaires mais si dispersées dans l’espace et le temps que les associer, même penser les associer, penser que cela puisse être, tenait de la folie ou du prodige, de circonstances extraordinaires, exceptionnelles. D’autant que la troisième porte, à ses yeux n’en était pas une ! Elle n’existait pas encore pour lui mais à sa place, un vide : un évènement d’avant la petite école totalement gommé de sa mémoire. Grandiose surprise que cette scène surgissant soudain et plus encore que la scène, les conditions de sa résurgence. La séquence précise, détaillée, complète, vivante. Le choc, le sang jaillissant du front, sa mère si jeune, sa jupe pied de poule, ses yeux hagards, son visage blême, les clés au sol et son père à la mince moustache de courir et sa petite sœur s’était mise à hurler qu’il poussait sur une chaise bébé-balançoire suspendue au vieux tilleul désormais abattu et venait brusquement de délaisser pour rejoindre, affolé, sa mère blessée. Les circonstances de l’irruption de cet épisode et l’épisode lui-même, son contenu, conférèrent subitement un sens, à ce qu’il vivait là, cloué sur ce plumard, à quinze ans de distance. Et ce sens s’imposa. Momentanément le rassura. Cinq, quatre, trois. Trois évènements analogues. Le présent éclairait le passé qui en retour octroyait une signification profonde à l’ouragan sur les ailes duquel il chevauchait le soleil et ça, devenait évident grâce à des faits lointains ne revêtant, ne révélant leur pleine signification que là ; dans ce présent sublime et effarant ; là où la réalité s’étend à perte d’esprit, aux confins du possible. Le besoin d’être rassuré, de comprendre qu’il ne délire pas, que tout est bien réel même si ce réel défie l’entendement quand brusquement, cet incident de son enfance, occulté depuis toujours, réapparaît sans ambiguïté, inaltéré, vif, frais et le tranquillise. Le rapport s’imprime en lettres de feu dans son cortex. Cinq, quatre, trois... Le présent, en exhumant le passé, se rendait compréhensible et véritable ; l’invitait à voir, à connaître, à découvrir ce qu’il n’aurait jamais pu supposer être. Un amour ! Houleux à s’en péter les vertèbres ! Dévastateur à s’en scier les reins. Ainsi tout n’advint à sa conscience qu’à la cinquième. La cinquième ne s’est jamais refermée.

Un dimanche ! Inutile pour lui d’essayer d’oublier ce dimanche ; ce dimanche si particulier. En haut de la ville au bout de la grand rue, juste à l’angle, à droite en montant, la une affichée d’un quotidien régional lui apprend qu’aujourd’hui les chrétiens célèbrent Pâques. Il s’en cogne ! Il a d’autres problèmes. La coïncidence scintille un court instant puis s’éclipse quand il abaisse la poignée et pieds nus franchit la porte de l’auberge au passage jetant un œil à l’enseigne ; une pastorale sous une légère brise crépusculaire. C’était en avril. Six, sept mois après ce basculement aux frontières du néant, saisissant, inattendu dans l’indescriptible. Indescriptible et intraduisible sans doute. Pourtant, il en demeure convaincu : face à ce qui se présente, l’homme doit nécessairement trouver, forger, inventer, une configuration, une architecture, un pendant, des habits, des sons, une structure ou non-structure ; quelque chose à même de restituer ce qui semble, à priori, ne pouvoir l’être. Contrairement à la recommandation de Wittgenstein, « taire ce qui ne peut être dit », lui tendrait à dire ce qui ne peut être tu. Cependant la perte est conséquente et d’autant plus grande en regard de ses maigres ressources. Dépeindre l’ahurissante mise en chair de la lumière, hisser le voile d’Isis, lancer un caillou dans la rivière et réveiller les morts. Pour la sixième porte, qu’il vient de franchir sans s’en être rendu compte et sans savoir qu’elle le mènerait direct en enfer, le problème de dire ne se pose pas. Horreur, gouffre, dissolution, anéantissement, destruction, inhumanité, crime, sadisme, violence, imbécillité, fatuité, ignorance, prétention, lâcheté, servilité, fourberie, géhenne et pandémonium.

De nombreuses portes, ce soir du vingt-deux, valsent sur leurs gonds. Celle vitrée du troquet pour commencer. La serveuse, en dépit de l’allure clodo hallucinée du client, lui sert un café qu’il n’aura pas bu. Quatre flics déboulent dans le bistrot. Ils le cherchaient. Résistance, insultes, coups, cris, les képis volent, les matraques sifflent. On se calme. Embarquement. Les quatre joueurs de belote, table à droite du casier à journaux, n’ont pas bronché. A peine ont-ils lancé un regard vinasse, mi-interrogateur mi-réprobateur, à la baston et sans autre sont retournés au tapis. La porte bat violemment aux yeux médusés de la sommelière. Dehors, celles bleues-cognes du fourgon claquent métallique. Suivent celles du commissariat ; à nouveau celles du panier à salade ; celles de l’hôpital municipal ; celles d’une ambulance et, au terme d’un trajet dont il ne se rappelle rien, shooté aux somnifères, celle derrière laquelle il devait émerger, poisseux, vaseux, d’un sommeil liquide. Le genre de porte que l’on oublie pas dans le genre d’établissement que l’on oublie pas non plus. Une porte en fer. Crème et lisse. D’un seul tenant. Sans poignée. A hauteur de regard, un guichet de quinze sur quinze. Au niveau du nombril, un passe-plat. La pièce est petite, six, huit mètres carrés. Impossible cependant d’en faire le tour. Les murs, même couleur que le battant d’acier, montent jusqu’au plafond. Il émerge par paliers d’un insondable puits. Péniblement ne mesure pas la situation. Sa bouche desséchée, pâteuse, sa langue gonflée l’éloignent de toute reconstitution. L’enserre dans les mailles du présent.

Douloureusement. Il est où ? Ces sangles aux poignets, aux chevilles, à l’abdomen ? Il se repasse les séquences. Dans l’ordre. Invariablement il butte en sortie de ville.Trou blanc ! Quelle direction ensuite ? Il pense : « je suis où ? ». Les doigts de l’enfer effleurent son visage.

La septième mais faut-il lui attribuer ce rang s’il compte la trois, la quatre et la cinq pour une ? Et les autres, si nombreuses et toutes prétendant au rang de porte. Choisir, il doit choisir parmi ce qu’il n’a pas choisit mais accepté comme il dit et la septième pourrait être la neuvième ou la quinzième, il ne s’y attendait pas. Il refusait obstinément de s’en approcher. Elle patientait. Trois ans déjà que l’affaire s’était présentée. Après mûres réflexions, il avait évité tout contact. Voilà qu’elle se repointait. Invariable, il ne voulait toujours pas en entendre parler. Comment pouvait-il savoir ? Du reste, à quelque dix jours près, la vente lui filait entre les doigts et rien de ce qui s’ensuivit n’eût pu, bien évidemment, se produire. Un aiguillage obligatoire. La porte attendait. Il la poussa finalement mais conduit par quel fil, à travers quel labyrinthe ? Elle ne s’ouvrit cependant que deux ans plus tard ; lorsqu’il tourna, la première fois, la clé dans la serrure d’une des nombreuses entrées de sa nouvelle propriété, il ne se doutait de rien. Comment pouvait-il savoir ? Retrouvailles ! Il eut le sentiment de retrouvailles à la découverte des deux colis. En fait, on pourrait les croire sérieuses ces histoires de portes. Elles le sont et ne le sont pas. Selon ce qu’elle scellent et déversent dans notre monde. Il n’est pire aveugle... et lui refusait de voir et de savoir. Pourtant, après tant d’années les cicatrices laissées par la sixième s’estompaient. Avait-il appris à composer avec la douleur et l’échec ? Il n’y pensait plus trop et dans son dos cette blessure, cette lame rouillée, cette pointe en l’âme, il s’y faisait. Boitait certes du cœur et de l’esprit, marchait quand même. Les deux colis jumeaux, postés trente ans auparavant et intacts, qu’il avait retrouvés parmi plus de dix tonnes d’ouvrages ésotériques, religieux, philosophiques, de revues sur la santé, le zen, le yoga, la nature, l’agriculture bio l’avaient scotché. L’adresse de l’expéditeur. Le lieu de l’envoi. Sa ville natale, ça alors. Trente ans ! Jamais ouverts... Et le nom du destinataire aussi l’avait frappé. Il avait reposé les paquets. Les avait oubliés. Ne les avait pas déballés. Curieux destin pour un courrier. Mercure en Vénus. Deux ans passent ; il en parle à un ami et lui montre au salon, posés sur une étagère, les deux envois dans un papier kraft brun-beige. Il lui en tend un. Aussitôt « t’as vu à qui c’est adressé ? » s’exclame son pote. On l’ouvre ? Il refuse. Deux ans devaient s’écouler avant qu’ils n’en coupent ensemble la ficelle d’un et ne découvrent, dans un petit carton, une dizaine d’exemplaires d’un singulier ouvrage. La septième porte me confia-t-il fut une confluence, une jonction. Une voie qu’il croyait avoir abandonnée le retrouvait ou plutôt, sans qu’il s’en aperçoive, sa vie coulait naturellement en direction des circonstances qui le ramèneraient à la cinquième porte. Vingt-sept ans auparavant et vingt sept ans plus tard. La voie, selon lui ne pouvait que s’ouvrir et s’ajoutait encore, dans le tourbillon de sa logorrhée, cette anecdote au sujet d’un autre bouquin. Déniché aussi parmi les tombereaux d’ouvrages dont il était rentré en possession à l’achat des bâtiments. Il avait du reste réglé les livres à part et cet exemplaire de Jacques le Fataliste, un tirage à quatre mille, sorti du lot comme une aiguille d’une meule de foin, lui donna fort à ruminer. Une reliure courante, abimée en bas de tranche mais de la reliure, il s’en foutait. La maison d’édition par contre et Jacques et la fatalité mais plus encore l’implantation de la maison d’édition. Dans une petite ville de province, un bled, six, sept mille habitants, assoupi entre collines et cours d’eau.. Il connait bien cet endroit. Il y vécu sa petite enfance, son enfance, l’adolescence, le lycée puis zona dans le secteur jusqu’à ce fameux dimanche de la sixième porte.

Éditions « La Porte du Château ». Une décennie au moins à la rue du Château. De six à seize ans ; à trente mètres de la Porte classée monument historique. Les éditions de La Porte du Château ! Il n’en revenait pas. Ce bouquin produit dans son bled d’adoption, voici plus de cinquante ans, ici parmi des piles et des piles, des cartons, des palettes, sur des étagères, au bureau, dans la cuisine, les chambres, les granges, partout des bouquins et celui-là et Jacques en plus. Inévitablement il rapprochait cette seconde découverte de la première et parlait avec passion de retrouvailles, de conjonction pourtant ne semblait nullement pressé ni de les fêter ni même de s’y engager. Il lui fallut de nombreuses interpellations pour qu’il y adhère et s’en réjouisse. Par exemple, il ne lut, parcouru plutôt, le livre, un broché, que six ans après avoir trouvé les deux colis, soit deux ans après les avoir ouvert. Pas le genre à se précipiter. Une réédition de 1967. Un livre bleu, caractères bleus, couverture bleue, sans nom d’auteur. Une résonance anonyme devant lui réserver tant de surprises qu’il ne le considère pas comme un livre ou les livres, lançait-il sans férir à ce moment de son récit, ne sont pas des livres mais assimilables à des êtres vivants, endormis, que le lecteur réanime et que consignent-ils ? D’où vient la voix qui les écrit ? Quelles vies, secrets, mystères en eux ? Certains, pour recouvrer leurs pleins pouvoirs, ne doivent être lu qu’à un moment précis. A cette condition, ni avant ni après, ils déploient, au présent, leur véritable message ; ce pourquoi ils existent. Et le message, ancien ou non, sort du silence pour mêler ses phrases en retrait, jusque là figées, à l’actualité des vivants et des jours. Dévoilant, en l’occurrence, la présence et la force époustouflante d’un troisième larron, pariant avec l’éternité contre le hasard. De la bombe ! Et le pire, elle n’explose pas n’importe quel jour mais un jour J, reliant l’individuel, le personnel à l’universel des portes. De la bombe !

Toujours est-il, la huitième produisit en lui un changement réel. L’amorce d’une lente, très lente convalescence. La date, il s’en souvient parfaitement. Déjà deux semaines que le sommeil désertait ses nuits soucieuses. Ce n’était pas Pâques, non, pas Pâques. Il bossait. La télé était restée allumée. Vers treize heure, il coupait par le salon dans l’intention de rejoindre les granges. Une commande à terminer. L’info tomba à l’instant précis où il passait devant le poste. A dix secondes près il ne la récupérait pas. Elle avait son importance. A cette info s’en ajoutait une autre de taille et une autre encore et d’autres et d’autres et d’autres et d’autres... Beaucoup ce jeudi et les jours suivants.. Depuis trois décennies la question le hantait. Le même ou pas le même ? Toute une nuit, à l’occasion de la cinquième porte, Steve intarissable avait répété inlassablement, continument : « the same ! It’s the same. The same ! It’s the same. The same... ». The same, the same et lui, toute la nuit non, non, non, non, non, non... La question en suspens, récurrente dans son esprit à dater de ce pauvre et peu banal dialogue, serait toujours ouverte si, en mai 2003, la réponse n’était venue à sa rencontre. Une délivrance et pas seulement la réponse, tant généreuse mais aussi ce corps étranger, ce fer rongé dans son âme maintenant comme sur le sol de la grange et lui intact, réconcilié, libéré sans douleur, léger, franchissant en plein jour, en moins d’une seconde, la distance infime séparant la terre du ciel, l’abîme entre question et réponse . Ce fut un week-end qu’il qualifie volontiers de chargé. Une pluie de coïncidences. De l’échine de l’Histoire partent des canaux, des conduits de différentes tailles reliés dans une extrême complexité. Toute action individuelle aussi éloignée soit-elle de l’épine dorsale du monde s’y rattache par un réseau dont les courants convergent en certaines circonstances. Que se passe-t-il alors ?

Certains canaux viennent de loin, très loin dans le temps, d’autre plus récents mais curieusement se retrouvent sur le même quai. Une fréquence, un rythme semblent régler la marche des civilisations. La respiration des générations certes mais pas que. L’histoire, notre « progression » comme la nature, procède d’une organisation gigantesque, inconcevable, insensée oh splendeur tu nous échappes encore. Il disait des trucs comme ça mais la huitième franchement fut un succès surprenant. Une délivrance. Le miracle devenait quotidien. Il intégrait la cinquième. Elle vivait en lui. Il sait que jamais plus il ne retrouvera, sauf à sa mort peut-être, oui peut-être, cette prodigieuse proximité. Longtemps papillon aux ailes arrachées, il recouvre enfin l’usage du ciel et la mélancolie, l’irrésistible soif de retourner là-bas ne le dévore plus.

Il sait qu’il sait mais que sait-il au juste ? La neuvième le lui l’apprendra ou qui sait, lui permettra de découvrir qu’il ne sait rien ; il n’en sait rien comme il ignore tout de la neuvième porte. En a-t-il passé le seuil ? En plein cœur d’un désert, sans avion, sans prince, ni mouton ni cage il imagine écrire sur le sable des mots desséchés, très vite dispersés sous l’haleine brûlante du Khamsin. A perte de pages. Inutiles et vaines. Certes, depuis la huitième bien de l’eau sous les ponts, bien des ponts sous les mers, bien des bateaux ,des oiseaux, des soleils , des chansons et bien des confirmations sur son chemin. Des sortes de semblerait-il. Une notamment intervint un ou deux jours après qu’il eût décidé, s’en jugeant indigne, de ne plus persévérer dans la direction qu’il s’était adjugé. L’affaire, troublante, le remit en selle sans plus attendre. La seconde ; une autre rencontre involontaire. Une femme encore. Elle semble confirmer le pays dont il découvre les vallons, les sources, les rivières, les forêts, la faune, la flore, le climat, les parois abruptes, les gouffres, les intrications de chemins ne conduisant nulle part, les villes endormies sous les tuiles cuites au soleil d’été, bref, des mondes et davantage. . Cette tempête de circonstances, de regroupements, ce fouillis de parallèles passant toutes par le même point ne pouvaient que le conforter dans sa détermination vacillante. Est-ce là ce domaine à explorer que la neuvième porte lui dévoile ? Il n’en sait foutre rien. Peut-être. Régulièrement la question revient de ce qu’il pense devoir faire. Entre-temps, il explore et se demande, à supposer qu’il visite la neuvième pourquoi tant d’attente et de difficultés ?. Sans doute prend-t-il son temps tout en tentant d’essayer mais quoi ? L’éventualité d’une dixième ne se pose pas à lui pourtant, un soir ou peut-être une nuit chère Barbara, dans un détachement de lumière lente, sans bruit, la seconde porte pivotera sur ses gonds éternels. Son épaisseur nulle et sa transparence totale la rendent mêmement terrifiante et fascinante. Tant que la peur et le désir voient double. Ainsi l’une semble nous vomir et l’autre nous avaler quand une seule porte et non pas deux, délivre, de deux manières différentes, nos âmes en croissance. La seconde ! Oui, fatalement. Comme nous tous. Saumon remontant les torrents, quelque chose dans ce goût. Retourner d’où l’on vient. Ensuite, en revenir ou non, c’est selon. La première porte présente deux options. On passe ou pas. Obligation de retour ou pas obligation de retour. Parfois retour volontaire mais là faut être fou voire, amoureux du printemps, des feuilles mortes en automne, des pelles et poèmes envolés au simple bonheur du jour sinon kiffer les portes et les échecs et même, pourquoi pas, mêler son grain à l’édifice des mondes en souffrance. Faut quand même apprécier les plages vides et sablonneuses, les déserts où toujours patiente un puits, une oasis, un phare dans la nuit, aimer quelque chose chose en l’homme et d’amour véritable ce que le sort place entre nos mains sinon le changer.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 mars 2016.
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