Antoine Bordes | Ville sans

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L’AUTEUR

Antoine Bordes est né en 1983, il vit à Paris. On peut le lire sur différents projets menés sur ses blogs : mettre au secret (carnets, décembre 2012 à avril 2013), s’éclipser (carnets tenus pendant voyage en Asie, de mai à novembre 2013), ou son blog principal, les saignées.

LE TEXTE

Thème : dans une ville, un quartier a été retranché. Aux abords d’un grand mur, deux personnages se croisent et dérivent, chacun s’interrogeant sur ce qu’il faut retenir de la ville. Un bloc compact, où le lyrisme organise l’ensemble des strates comme portées au corps pour renvoyer la langue sur la ville.

 

Il faisait nuit à présent, il lui semblait que la nuit était plus lente à atteindre les rues qui entouraient le mur, comme s’il lui fallait d’abord heurter, contourner, enfin trouver les failles et tout éteindre. Ici l’obscurité parvenait par à-coups, marquant à peine, zébrant et recouvrant. Il voyait sur son bras la tâche, les tâches, les plaques, il ne voyait plus ni son bras ni les voitures alentour. Ailleurs la nuit tombait vite, les lampadaires s’allumaient aussitôt. Aux abords du mur tous les réverbères avaient été enlevés, par des pères, par des mères, tout un mois de labeur. Ils avaient laissé les enfants apparaître certains soirs, porter le métal à l’écart, on imaginait des insectes en train de se mouvoir, cahotant et, pourtant, portant si peu de charges. Souvent ils avaient préféré travailler seuls, oubliant novembre. C’étaient tous des riverains, il les avait observés, il les avait entendu dire la nuit, la nuit sera partout sur ce mur. Il agita sa lampe sur la pierre, sans penser au défi, cherchant seulement la date. Quelqu’un avait bien dû laisser une trace, avec ses clefs, de la peinture, avec la certitude qu’il serait un jour compris. Il agitait toujours sa lampe et son bras affrontait des amorces d’élancements, il le secouait, le reposait, mais le membre ne voulait pas se taire, ne voulait pas être sauvé. La nuit, la nuit sera partout sur ce mur et nous nous tairons et nous demanderons à tous de remuer dans le noir. Il les avait entendus sans jamais les comprendre : deux galeries de pensées et chacun continuant et chacun creusant pour y déposer d’autres secrets. Dans la sienne il avait répandu les mots de ses trajets, quelques phrases dont il doutait, l’image d’une lampe qui n’éclairerait jamais qu’un mur. Il savait qu’il y ajouterait ses douleurs au bras, la crampe naissante. Et peut-être un relevé de leurs paroles, ce serait comme tenter de forer de travers et approcher le filon de leurs pensées, il le savait impossible à atteindre. Le gisement enfoncé trop profondément dans leur tête. Il regarda encore la pierre, il lui semblait que le mur était partout, que le mur touchait le ciel et le mur. Il pensa qu’il ne pourrait jamais le franchir, à cause de toute cette nuit, à cause du peu d’aspérités et de courage. Sa main toucha la pierre et rien ne s’effrita, ses pieds imaginèrent des appuis mais rien, du corps, ne s’approcha du ciel. Il pensa, il creusa sa galerie de pensées jusqu’à rejoindre l’autre côté ; derrière il y avait des commerces, vides, des écoles, vides, sûrement derrière il y avait des signes et des bureaux, vides. La ville avait été amputée. Nous aurons les gestes et la langue d’avant, nous resterons dans les limites. Il continuait à creuser et à prédire, au-delà du mur il y avait sûrement cette même obscurité, ce vent, tout cet univers de l’ordinaire. Il y avait tout sauf les corps. Ils avaient été évacués, le mur dressé, le secret semé. Ou il n’y avait ni mystère ni secret, il marchait le long d’un mur protégeant une zone vide et saine, il arrêta de creuser quand sa pensée trouva : un quartier en jachère. Les mots sonnaient bien, stupides et beaux, il n’avait plus qu’à faire revenir ses pensées, jusqu’à lui ou quelques centimètres devant, là où son pied se poserait. Il s’éloigna du mur et éteignit sa lampe, il sentit ses pensées le rejoindre et ses mots le fuir, il aurait aimé parler au passant qui le frôla, lui demander s’il avait osé percer et voir. Et si ses mots aussi, ses mots à lui, n’étaient plus que des tas de gravats. Il regarda le passant aller au bout du mur et tourner, il ne lui dit pas qu’il y avait dans certaines bouches des matières inertes, un secret ou un pli. Il ne lui dit pas qu’il n’avait jamais habité ce quartier, ni ses ancêtres avant, ni qu’il y avait peut-être des heures qu’il en faisait le tour, mais demain non, ni le jour qui suivrait et plus jamais. Le reste de la ville lui suffirait, le reste encore mesurable et pensable, ce soir c’était longer ce qu’il perdrait, retenir quelques restes de silence. Il ne lui dit rien de cela, il ne savait ni le dire ni le croire. Nous demanderons à tous de remuer dans le noir et de mentir puis d’admettre, nous altérerons bientôt les cartes, nous saisirons tous les plans de la ville, quelques retouches suffiront pour commencer, peut-être le quartier en grisé ou hachuré. Il fumait une autre cigarette de ce tabac trop sec, trop fort, à chaque bouffée c’était un peu de lumière, ce n’était jamais assez pour éclairer le mur ou apercevoir les visages. À peine pouvait-il faire naître une ombre. Il regardait toujours la pierre, d’un peu plus loin le rempart ne lui semblait plus aussi haut. Il pensa qu’il ne voudrait jamais le franchir, il n’y avait rien à découvrir ou déceler, il jeta son mégot, aussi loin que possible, aussi haut, il ne vit pas où il tomba. Peut-être, à cet instant, ne vit-il que des regards, ceux de cette femme qui paraissait attendre un signe, une justification, rien qu’une excuse motivant sa présence, près du mur et de la nuit autour. Elle avait ralenti, elle tenait dans ses mains des plans, il avait pensé des plans du métro, elle avait commencé à le regarder tout en haut de la rue mais d’abord il n’avait rien vu ou n’avait pas compris qu’il pouvait être une cible. Et maintenant elle avait ralenti et ralentissait encore, elle allait lui parler ou lui tendre un plan et lui demander s’il pouvait l’aider à tout effacer. Elle le regardait, presque à l’arrêt et il n’avait pas un geste à faire, aucune contenance à se donner, le mégot était déjà tombé, avait peut-être atteint de l’autre côté un tas de feuilles mortes ou de papier. Il ferma les yeux et vit un instant le feu, les flammes, les occasions de s’enfuir ; il s’imagina courir. Il savait que la lampe le gênerait, la lampe dépassait de sa poche. Il ouvrit les yeux, il aurait voulu que tout s’ébranle, que le mur bouge et ait une volonté, un esprit, il aurait vu la vengeance des pierres. Mais ni le mur ni la femme ne bougeaient. Elle regardait, il pensa qu’elle scrutait son bras, elle devait savoir pour la douleur et savoir que son regard la faisait revenir. Son bras était plié et collé à sa hanche, il cachait maladroitement la lampe, il ne savait même plus pourquoi. Elle pensa qu’il aurait dû bouger, faire semblant de ne pas avoir été conquis par la nuit, il était là, massif, inutile, elle pensa qu’il était un fureteur de plus, les curieux disparaîtraient peu à peu. Déjà leur nombre diminuait, deux jours plus tôt une poignée, aujourd’hui c’était le premier, la ville allait se lasser de la ville mutilée. Il n’y aurait plus jamais ces amas, ces dialogues, ces envies de fendre le mur et d’étirer la faille. Elle repartit d’un pas lent, elle se retourna plusieurs fois et sa prière était : que l’on reste, à jamais, la multitude et que l’on nous conteste. Elle avançait encore. Au sol la mousse et les chewing-gums, au sol les souvenirs d’avant la séparation, le partage, même les déchets étaient joints. Elle évitait la crasse et les flaques, négligemment, comme connaissant d’avance les trajectoires les plus sûres. Elle pouvait, en même temps, tout faire, être grave ou siffloter, elle pouvait, et elle le faisait maintenant, déplier un plan et l’inspecter tout en marchant. C’était le modèle, celui dont elle se servirait pour tracer la ville nouvelle, car c’était une ville nouvelle cette ville dont on avait retranché un quartier. Il fallait tout refaire à l’identique et au bon moment omettre le bon geste, oublier quelques rues, une impasse, tous ces boulevards derrière le mur. Il fallait reconnaître l’instant où taire. Quelquefois, déjà, elle avait échoué, sa main avait poursuivi le tracé d’une avenue, le corps n’avait pu s’empêcher d’étendre la connaissance et les souvenirs. Comme si, malgré les ambiances, les intrus, malgré les climats et les manières, toute cette ville devait être unie, comme s’il était d’abord impossible de la morceler, et dans sa main une rue contenait la suivante. Une ruelle, seule, n’existait pas. Nous n’oublierons rien des corps, ce sont des amis, des parents, ce sont des inconnus, des légendes, ils ont trouvé d’autres lieux où errer ; d’abord nous n’avons fait qu’endurer. Elle regardait le plan, elle savait que quelqu’un aurait pu surgir et lui arracher mais il lui fallait regarder, même dehors, c’était une injonction : celle de voir. Elle marchait un peu plus vite et froissait le papier, ou le vent le froissait, alors entre ses mains la ville se ratatinait, se fripait, les quartiers se superposaient. Mais dehors tout était vaste, étendu, mais dans les mains les rues devenaient des empilements de rues, des strates peu à peu confondues. Elle ne pouvait concilier les images. Elle accéléra encore, elle ne pensait plus à lui ni à personne, elle ne pensait plus à sa lampe, elle l’avait vue, tout de suite elle avait su qu’il cherchait où s’engouffrer. Bientôt tout cela n’importerait plus, il pourrait se glisser, ils pourraient entrer, lui et les autres, il y aurait toujours le mur ou la trace du mur. Nous avons propagé l’oubli, nous l’étendrons encore. Elle savait qu’ils pourraient un jour abattre le mur, qu’il n’y aurait plus rien derrière, rien que l’oubli, rien que le souvenir de la pierre. Elle luttait contre le vent, par instant il semblait vouloir lui extirper le plan, à d’autres il le collait contre son visage. Il ne manquait que la pluie, l’encre aurait coulé, aurait fait de la ville ses rides, des rues ses traits. Et elle aurait connu l’épuisement, été abrutie de pluie, le calme. Elle s’abrita sous un porche, le temps de replier le plan et d’attacher ses cheveux ; le froid rendait ses gestes maladroits, incertains. Le mouvement le plus humble devenait contorsion, nécessitait une trop grande concentration, tout était peine. Elle pensa qu’il ne faudrait plus connaître l’effort, ni le nom ni l’idée, elle pensa le souple, le gracieux, elle pouvait de nouveau affronter le vent. Il n’y avait presque plus personne dans ces rues, quelques visages que la peur rendait plus inquiétants encore, quelques corps, on aurait dit des reclus tout juste échappés, ils marchaient pour la première fois depuis des années, c’était partout la nouveauté, le premier geste, il fallait le remplir de tous ceux qui avaient été accumulés, entassés, dans la tête. Elle était seule, elle les regardait comme des spectres. Elle colla le plan contre sa poitrine et s’éloigna encore du mur. Les spectres aussi filaient. Mais personne ne suivait le même axe, elle ne parvenait pas à l’omettre. Nous serons parmi vous, nous ferons peu à peu vos phrases. Elle était en bas de chez elle, elle apercevait la lumière à l’étage, les formes derrière les rideaux. Elles étaient toutes plus belles ainsi, plus majestueuses, que vues dehors, elles étaient lentes et flottantes. Elle pensa que les fureteurs s’égaraient plus encore, ils parlaient des formes derrière le mur, des formes qui devaient se mouvoir, ils savaient que personne n’y était. Elle resta quelques minutes à observer et à attendre, malgré le vent et le froid, il lui semblait qu’il y avait quelque chose à comprendre, des mouvements à élucider. Là-haut les ombres lui réservaient sûrement des signes. Elle monta et dedans c’étaient des amas de feuilles et d’idées, les formes avaient perdu leur solennité, elles s’agitaient, elles raturaient et chacune ajoutait sa voix aux voix qui siégeaient déjà. Elle n’écoutait pas, peut-être n’y avait-il rien à entendre, il suffisait d’observer les postures, de retenir les mots qui revenaient, à l’écran. La ville est la même. Elle lisait et repensait aux heures passées à cartographier la ville nouvelle, elle n’essaya pas d’ajouter sa voix. Les formes continuaient à débattre, elles faisaient maintenant des listes, d’actions ou de mots, tous les projets à achever dans les nuits à venir. La ville était la même, partout il fallait l’enseigner. Les formes parlaient des réverbères arrachés et de l’obscurité qui, déjà, avait permis de se débarrasser de bien des fureteurs, des porteurs de mémoire. Il restait quelques lampadaires un peu plus loin, elles continueraient à les démonter. Puis elles iraient coller des affiches sur le mur, et le taguer, cela suffirait à le rendre ordinaire. Il était trop sain, trop neuf, il n’était pas encore dans la ville. Les formes s’accordaient sur les dates. Mais elle n’écoutait pas, elle était chez elle, elle aurait voulu leur dire de se taire. Ou leur dire que provoquer toute cette nuit, autour du mur, c’était propager l’étrangeté. Leur dire l’incohérence de leur programme. Elle était chez elle, elle pouvait leur demander de dégager ou fermer les yeux et apprendre à se mouvoir sans se cogner. Un jour ces possibles n’avaient pas dû se valoir, elle ne s’en souvenait pas, à présent tout était égal, tant que le silence finissait par la gagner. Quelques voix avaient disparu, d’autres allaient les suivre, elle serait seule au milieu du foutoir. Elle fit des tas de feuilles, elle n’osa pas les lire et découvrir les virées à venir, elle ne s’attardait pas, se contentait de gestes froids. Dehors les formes devaient la voir, à son tour devenue forme. Elle flottait, elle n’avait plus le courage de tout ranger. Demain il y aurait des traces de l’assemblée, à chaque pas des déchets, l’écran bourdonnerait peut-être. Il y aurait le souvenir des phrases refusées. Pour l’instant la fatigue l’empêchait de les conserver, elle voyait des mots fuser. Elle s’approcha du canapé, dut faire un dernier effort pour le déplier et s’allongea. Ne pas éteindre les lumières, puisqu’elle n’était pas seule, puisque le fureteur était là, chez elle, il lui avait suffi d’y penser. Elle le jeta dans un angle et lui parla. Il ne répondit pas, il était loin encore, avait repris son trajet dans les rues proches du mur. Le froid de plus en plus intense lui faisait des mains difformes et endormies, il n’arrivait même plus à manier la lampe. Et fumer n’était plus qu’un fantasme. Depuis quelques minutes il suivait de loin un riverain, il le vit agiter une bombe de peinture et faire une marque sous un réverbère, sûrement un autre à abattre. Il pensa que les phrases étaient fondées. La nuit, la nuit sera partout sur ce mur et vous penserez que la ville est la même, vous n’aurez plus à le voir, vous n’aurez même plus à le dire. Il regarda l’homme s’en aller, ils avaient tous le même pas, assuré. Il pensa qu’ils l’avaient tous sauf elle. Il s’arrêta de creuser, il ne voulait pas qu’une de ses pensées la rejoigne. Il mit ses deux mains sur la lampe, il fallait bien s’y agripper, pour espérer éclairer et voir. Mais des frissons continuaient à naître, à grandir, bientôt avec lui la lumière tremblerait. Il promenait sa lampe sur le mur, de loin, il croyait peut-être que les défauts seraient plus visibles ainsi, qu’une fente allait apparaître. Il ne s’en approcherait pas, pas maintenant, il la garderait comme une destination possible. Pour l’instant tout était lisse, inattaquable, il repensa aux mots qu’il avait failli prononcer : qu’il marcherait la nuit entière mais demain non, ni le jour suivant et qu’il se contenterait du salubre. Il n’arrivait toujours pas à le croire, ce n’était pas la peur qu’on raille son abandon ou sa faiblesse, c’était la certitude que le froid lui manquerait, et la nuit et l’errance. L’énigme à peine. Il n’avait jamais eu besoin des ombres pour tenir. Il pensait à ceux qui amassaient des signes, de quoi poursuivre, de quoi avancer. Il y pensa en voyant un faisceau de lumière s’ajouter au sien, puis le croiser. Non loin quelqu’un tenait une lampe mais lui ne tremblait pas. Il ne voyait pas son visage. Il voyait le faisceau remuer et tout dévoiler, tout démasquer, à côté le sien semblait s’éterniser. Et la lumière était trop puissante, c’étaient soudainement des blocs de jour, l’inconnu les superposait, les déplaçait, les faisait s’écrouler. Il éteignit sa lampe, celle de l’autre suffisait, sans tressaillement et sans hésitation. Il le vit approcher, il ne pouvait toujours pas discerner son visage. Il aurait voulu que le mur soit un immense miroir, qu’il réfléchisse la lumière et qu’elle éclaire ses traits. Il lui dit bonsoir et d’autres mots pour trancher, il voulait vite deviner si l’autre cherchait où entrer et si, du mur, il voulait voir l’envers. L’autre dit non, dit que ses parents avaient vécu de l’autre côté, qu’il était venu constater ; jamais il n’avait voulu penser à ce quartier comme à un secret, à un silence exigé. L’autre dit encore quelques phrases, simples, évidentes, puis s’échappa. Il ralluma sa lampe et répondit, c’était trop tard, toujours trop tard pour répondre, il parla seul de ses doutes et de tous ceux qui luttaient, pour que la ville soit la même ou pour que l’enclave soit dite. Il parla seul de la méfiance et des galeries que certains creusaient en tous sens. Le froid le fit taire : ses joues le brûlaient, sa mâchoire gelée ne voulait plus d’une phrase, plus d’un mot, ses lèvres commençaient à gercer. Il passa une main sur son visage, frotta jusqu’à déformer un peu ses traits. Il ne pouvait pas se résoudre à rentrer, à admettre combien cette dérive était vaine ; la stérilité lui semblait autre, peut-être d’escalader, peut-être de s’acharner à nier la lacune. Nous resterons dans les limites, nous parlerons d’un paysage vu et connu, nous avons assez cru découvrir. Il pensa qu’il pourrait tenir quelques heures encore, avant de se soustraire, de retrouver les images usées, la chaleur. D’abord il fallait marcher, s’user, mémoriser quelques gestes, observer d’autres passants, il fallait passer encore et encore la langue sur les lèvres, la salive chassant quelques crevasses. Il se remit à parler, seul, pour voir si le froid l’avait quitté. Il dit qu’il ne voudrait pas être là, dans 20, dans 30 ans, qu’il n’aimait pas ce qu’on faisait des ruines, cette mythologie. Il dit que jamais il n’avait su les différencier du reste, partout il passait d’une étendue à l’autre, incapable de déceler de quel côté la désolation se trouvait. Il dit qu’il faudrait que tout se contamine, et que jamais on ne restaure. Le froid ne revenait pas, sa bouche pouvait encore produire quelques mots, c’était sa bouche et non ses pensées, il sentait les mots être expulsés avant d’avoir pu les polir. Mais personne n’était là pour en relever les malfaçons. Et si quelqu’un se pointait, si l’autre revenait, ce serait trop tard, il s’était lassé des dialogues. Il n’en pouvait plus de dire, à peu près, de corriger et préciser, de savoir qu’il ne pourrait que frôler. Même à elle, il n’aurait pas su répondre, il ne lui répondit pas. Elle attendait une formule, une sentence, s’agitant sur son canapé elle ne dormait pas. Elle avait ramené le drap sur ses yeux, elle ne voyait plus que des tâches et des plis, elle espérait toujours qu’une riposte l’atteindrait. Rien, rien, de l’angle où elle avait jeté l’inconnu ne parvenait pas même un soupir. Elle pensa qu’une objection, la moindre remarque, aurait pu l’aguerrir, fortifier en elle quelques images alors vacillantes. Mais rien, et ce silence et le souvenir du bruit des formes rendaient chaque pensée plus précaire. De ses alliés elle devait se défendre. Elle se leva pour éteindre les lumières, certaine à présent qu’il ne lui répondrait pas, ne lui dirait pas ses conceptions de la ville. Elle serait seule avec ses visions, ses atermoiements, avec ce plan encore froissé, elle ne savait plus s’il fallait le découper, et ces miettes les répandre partout où l’on croyait encore à l’unité, au bloc, s’il fallait le laisser intact et comprendre que le quartier supprimé faisait des trous jusque dans les têtes. Elle s’allongea et provoqua des vertiges, maintenant elle savait. Il lui suffisait de replier sa tête sous son corps et de fermer les yeux très fort. Elle décidait, elle pensait au temps où n’existait pas la confusion sur commande. Dehors le chaos aussi surgissait, les premières voix un peu plus fortes, des travailleurs, ce n’était pas encore le jour, seulement son ébauche, des voix esquissaient le tapage qui viendrait. Elle n’écoutait pas mais ne pouvait s’empêcher d’entendre, les bruits avaient pourtant faibli depuis que la ville était atrophiée, on pouvait suivre un peu mieux ses pensées, on les laissait se déployer, c’étaient aussi ces instants de paix que certains voulaient étendre. Elle n’avait jamais quêté le calme. Elle s’agitait sur son canapé, pour elle c’était assez dire. Elle ne voulait pas se lever, il lui fallait, même en pensée, prolonger la pénombre ; avec le jour viendraient les agissements, les manœuvres, elle devrait suivre certains préceptes, ainsi aujourd’hui elle avait des corps délogés à rencontrer, ceux qui avaient témoigné, dit combien ils étaient apaisés à présent, combien étaient loin d’eux les regrets, les souvenirs, à force on pourrait les convaincre qu’ils avaient toujours habité loin du mur. À force ils disparaîtraient. Et les autres, les nostalgiques encore intoxiqués par leur mémoire, on en ferait des menteurs, maniant les fables. Elle savait, elle s’imaginait prévoir chacun des mots de chacun des discours, toutes les résistances, d’avance ces réunions l’usaient. Il y aurait les cadres dans les entrées, sous le verre des reproductions de Dali ou des photographies de famille, il y aurait la tapisserie et le goût, toujours le goût, de décorer, d’arranger, de faire des objets autre chose que des machines mortes, d’oublier qu’ils resteraient à jamais utilitaires. Elle s’empêcha de prolonger les oracles et la colère. Elle pensa aux autres corps délogés, ceux qu’on ne voyait pas, ceux qui ne parlaient pas. Souvent les formes les estimaient, en faisaient des alliés, pourtant ils n’avaient jamais promis qu’ils diffuseraient l’oubli, ni qu’ils iraient, des jours et des jours, marcher le long du mur pour que la ville se souvienne de la ville unie. Ils s’étaient tus, elle ne savait pas si pour eux c’était dire. Ils étaient éparpillés dans la ville, certains n’avaient peut-être plus de force, certains attendaient, certains pensaient peut-être le silence comme la dernière subversion possible. Dans les rues elle pensait parfois à eux, elle s’imaginait les croiser et immédiatement deviner, comme si des postures, des gestes, pouvaient les trahir. Certains soirs elle avait regardé des passants près du mur, qui n’avaient pas l’air de fureteurs, qui marchaient vite et semblaient se dominer : quelques œillades vers la pierre, jamais plus. Elle n’avait jamais osé leur parler. Nous serons la multitude et nous dirons les questions faussées, les enquêtes mensongères, les instructions viciées. Elle continuait à s’agiter ; penser aux anciens résidents, à la diversité des attitudes, la tendait plus encore. Il n’y avait pas de norme et elle savait que chacun des mots de chacun des discours pouvait la malmener, l’inquiéter. Il n’y avait pas d’oracle. Elle regarda son téléphone, l’heure, c’était l’heure où le sommeil ne serait plus un secours : elle se réveillerait inerte. La lumière du téléphone s’éteignit rapidement, elle l’alluma encore, comme pour s’assurer que pas même une minute n’était passée, il était toujours l’heure de surseoir le lever, les mouvements qui la mèneraient à affronter des paroles infécondes. Dehors les premières livraisons, les alarmes, les merdes des chiens les plus matinaux. Elle se recroquevilla, des tâches partout devant les yeux, des déchets du demi-jour. Elle repensa au commencement, quand elle se leva et pour la première fois découvrit le mur, elle ne vit pas au-delà, elle ne verrait jamais au-delà. Elle se rappelait quelques gestes d’alors, les photographies et les appels, la certitude que la nuit avait été comme toutes les nuits, sans bruits inquiétants ni remous notables ; elle se souvenait avoir rapproché une chaise de la fenêtre et être restée là longtemps, vide. Maintenant il n’y avait rien à voir, elle ne pouvait même plus déceler ce qu’il restait à en dire. Le vide avait gagné l’élaboration de la moindre pensée. Elle ne bougeait plus, elle laissait le dehors s’accroître puis mûrir jusqu’à pourrir, elle n’en saisirait pas les rebuts. Elle laissait cela aux autres, peut-être à lui s’il le voulait, elle l’imaginait se baissant et ramassant quelques plans inachevés, ou des mots inutiles, ils le seraient tous. Elle le vit et il ne put rien lui dire, il ne savait toujours pas comment percer. Il avait cessé de se parler, et de parler aux passants qu’il avait pu croiser pendant la dernière heure. D’eux il n’était plus certain de vouloir connaître les mobiles. Il s’était contenté de les regarder, parfois avec pitié ou rage, le plus souvent avec tiédeur, comme il aurait observé des cobayes. Mais il n’avait plus aucune hypothèse à vérifier, plus une piste, plus une idée. Il attendait que les passants le croisent et baissait alors les yeux, il n’avait plus envie de déduire quoi que ce soit des regards. Il s’était abrité quelques minutes dans le hall d’un immeuble puis était reparti subir le froid. Peu à peu cette usure qu’il avait réclamée, désirée, le tenait, le plaquait, bientôt l’errance ne serait qu’une contrainte. Il lui restait quelques instants d’insouciance, il attendait de les dilapider. Peut-être en marchant encore, en marchant plus vite et que son corps sue assez pour qu’un arrêt soudain produise des spasmes. Il se voyait courir, il n’avait pas couru depuis des années. Il pensa qu’il n’aurait pas dû laisser grandir le désordre, toutes ces idées confuses, il pensa que la pénombre et le froid l’écrasaient peut-être. La nuit sera partout sur ce mur, nous l’oublierons, nous parlerons des autres fragments de la ville, nous ne parlerons plus que d’eux ; des monceaux de mots, des heures et des heures, des déluges, depuis longtemps nous savons enfouir ou noyer. Il se fatiguait, sans même avoir à courir. La lampe pesait et de nouveau des crampes semblaient vouloir le meurtrir. Il la rangea dans sa poche et comprit que le jour ne tarderait plus à surgir. Il ne savait même plus s’il devait le regretter, il cheminerait bientôt ailleurs, arpenterait des zones closes, finies. Des promeneurs le contournaient de plus en plus souvent, ils murmuraient, ni eux ni ceux qu’il trouverait ailleurs n’auraient plus de secrets. Il les regarda et décida de s’asseoir, de démêler ses pensées. Il trouva un banc, il était là, sale et minuscule, dessus personne n’aurait pu s’allonger. Il n’avait pas encore été enlevé, par les pères, par les mères, c’était certainement le dernier. En s’asseyant il évita difficilement les fientes. Il pensa, il tenta de comprendre certains de ses motifs, si vraiment il n’avait jamais eu de goût pour le mystère, l’exploration et la révélation, maintenant qu’il allait retrouver les corps habituels, fades et entiers, et toutes ces rues achevées. Il ne parvenait pas à arbitrer, il lui manquait peut-être des jours et des jours loin d’ici. Mais c’était près du mur qu’il avait dérivé, c’était ici qu’il avait pu repérer d’autres galeries. Ses ongles grattèrent un peu le banc, amassèrent de la rouille et des éclats de peinture, des matières concrètes et solides. Il aurait voulu gratter ainsi sous son crâne. Et qu’à force de creuser, ses ongles atteignent une autre tête, ressortent loin, si loin de la sienne. Il faisait presque jour, il alluma une cigarette et dit tout bas que ce ne serait pas la dernière. Sous ses yeux les carcasses continuaient à passer, parfois l’une d’entre elles s’approchait du mur, sautillait d’abord puis sautait franchement, tentant de voir au-delà, elle devait savoir que c’était une chimère : ce matin, vraiment, le mur touchait le ciel et le mur. Il regarda et n’arriva pas à s’arracher cette pensée, le mur avait passé la nuit à croître. Peut-être à cause de lui, des coups qu’il avait d’abord rêvé lui porter, de ses piètres tentatives d’escalade, peut-être à cause de ceux qui n’avaient pas voulu s’en approcher. Ou d’autres encore, qui avaient cru qu’on pouvait taire. Il ne pouvait s’empêcher de revenir à lui, ce ne pouvait qu’être lui, ses pulsions disparates, son inconséquence. Il reconnaissait ses fautes, il attendait que ses égarements se condensent, finissent par créer une masse qu’il ne pourrait plus soutenir. Il voyait devant lui des hommes constants, il aurait voulu leur demander si, pour eux aussi, le mur s’était agrandi. Si la pierre était maintenant au-delà de leurs mots, dépassait des pensées. Il hésita à se lever et parler, il hésita à s’approcher du mur, à se dresser juste à côté, il sut que jamais il ne saurait comparer ou mesurer. La lumière déformait toutes les proportions, dans la ville le mur devenait effrayant, monstrueux, il sut peut-être que l’aurore lui mentait. Il alluma une autre cigarette, jamais il n’avait tant fumé que ces derniers jours, cela n’avait encore aucun effet sur son corps, son souffle, il inspirait, il expirait, il avait une main sur son ventre et la voyait bouger ; il s’écoutait mais aucun sifflement ne lui parvenait. Tout le temps que la cigarette se consuma il ne put s’empêcher de penser à toutes les particules qu’il avait absorbées, et lui reprenait cette vieille envie, celle d’aller cracher sur la pierre. C’était au tout début de ses dérives, il n’avait pas osé ; tout de suite il avait détesté le symbole. Il écrasa sa cigarette et oublia ce caprice. Il patientait, il s’imaginait qu’il pourrait voir le mur pousser, qu’il lui suffirait de se concentrer. Il ne vit plus les passants, il ne vit plus que le mur, son accroissement possible. Il se focalisait sur certains repères, rien, rien ne bougeait, la lumière avait maintenant fixé les formes. Nous finirons par ne plus avoir besoin de parler, nous ne bougerons plus ; la ville sera la même et tous les savoirs lacunaires. Il se concentra sur un point plus éloigné de lui encore, tout en haut de la rue, là-bas non plus il ne voyait ni variation ni mue. Il pensa qu’il devait abandonner et abandonna, il prit une cigarette et hésita, il avait sûrement d’autres histoires à poursuivre, des légendes à dégrossir, il ne fuma pas. Il pensa à elle et dit que ce serait la dernière fois. Il ne voulait pas savoir où elle était, ce qu’elle faisait, ni reconnaître la moindre pensée qui, dans son corps, fermentait. En elle, en lui, tout devait être aussi gâté et compromis. Il pensait à elle de si loin, ce n’était plus qu’un objet, un concept. Il essaya de la faire s’approcher, il la tînt devant lui et ne voulut plus un geste. Il ne tenta pas de lui parler et sut qu’il n’avait rien à lui répondre, avec ce mur qui devait maintenant s’étendre sous terre, ce mur immense et dense qu’aucune galerie ne pouvait plus traverser. Ils butaient ensemble contre la même pierre. Ils se voyaient se cogner. Il la tenait devant lui, il la déplaça difficilement à ses côtés, le banc était trop exigu. Il fuma encore, recracha un peu de fumée dans ses cheveux. Ils ne parlaient pas, jamais ils ne parleraient, car il savait qu’ensemble ils n’auraient rien pu faire que s’acharner à contempler le mur.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 avril 2014.
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