Philippe Castelneau | Le jour où j’ai croisé Paul McCartney

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L’AUTEUR

Né en 1967 en région parisienne, Philippe Castelneau vit aujourd’hui à Montpellier. Il est libraire. Deux romans sont sortis aux éditions Numeriklivres et publie.net. Il est co-fondateur de la revue graphique et littéraire La Piscine. Blog : philippe-castelneau.com et sur twitter : @castelneau.

LE TEXTE

Vous habitez Montpellier, vous y avez tout aussi bien la famille, le boulot, que les photos de voyage et puis ces disques qui sont à la fois l’enfance et le rêve du présent, et tout d’un coup, en croisant quelques textos, vous voilà face à Paul McCartney... Méditation à chaud (lire le compte rendu du Monde sur l’expo de Linda McCartney) de Philippe Castelneau, déjà accueillli ici pour Il yvait des ténèbres au-dessus de l’abîme, retour bienvenu !...

 

Dans son livre, Comment je n’ai pas rencontré Paul McCartney, François Pachet, partant d’une anecdote racontée par Francis Poulenc à propos d’une entrevue ratée avec Marcel Proust, évoque les quelques fois où lui-même a manqué croiser la route de Paul McCartney. Il mentionne tout d’abord un premier rendez-vous tout à fait officiel, annulé au dernier moment par l’entourage de la star par un laconique email lui souhaitant bonne chance dans la réalisation de ses projets. Puis Pachet évoque les souvenirs de personnes (son ami Jacques, sa mère, etc.) qui, a différents moments et en différents lieux — en Grèce en 1965, à Paris au marché aux fleurs en 1996 ou au musée d’Orsay en 1993 — se sont retrouvés face au chanteur.

Du 21 février au 4 mai 2014 se tient à Montpellier une rétrospective Linda McCartney. Au fil des mois, des entrefilets dans la presse locale se sont régulièrement fait l’écho de l’implication de son mari et de ses enfants dans la mise en œuvre de cette exposition, mais le 15 février, c’est une brève du Midi Libre qui lance véritablement la rumeur. On pouvait lire ceci : Paul McCartney, l’ex-Beatles, pourrait être présent jeudi pour le vernissage d’une exposition de photos de son ex-épouse Linda. Aucune confirmation officielle pour l’instant.

Musicalement parlant, Paul McCartney m’a souvent déçu, et parfois même exaspéré ; il m’a quelques fois séduit, et trop peu souvent, il m’a surpris. Pourtant, il y a quelques jours, en voiture, j’écoutais le disque Wings over America, un concert de 1976, et lorsque j’arrivais à destination, je fus étonné de constater que je débordais d’une énergie nouvelle : tout me semblait simple, et tout semblait possible. Une joie profonde m’animait. Il avait plu une partie de la journée ; c’était le soir, et il ne pleuvait plus. Une belle lumière éclairait la rue. Je me dirigeais vers chez moi, je savais qu’il y faisait chaud et que quelqu’un m’y attendait. J’étais heureux. J’avais dans la tête un air qui parlait de bêtes chansons d’amour, et ça faisait du bien. Les mélodies de Brian Wilson me font ça. Celles de McCartney aussi, souvent. Ces gars-là, ce sont des pourvoyeurs de bonheur, et à certains moments, lorsque j’écoute leur musique, le monde me paraît un tout petit peu meilleur.

Permettez-moi de vous raconter une histoire qui m’est personnelle. Adolescent, j’habitais en banlieue parisienne, et j’allais souvent aux Halles à la librairie Parallèles acheter d’occasion mes livres et mes disques vinyles. L’époque était à la new wave, on vénérait les Smiths et les Cure première période. Aussi, lorsque ce soir-là nous nous sommes retrouvés entre amis chez P. et que j’ai sorti de mon sac deux albums de Paul McCartney dont je venais de faire l’acquisition (McCartney, de 1970 et Band on the run, de 1973), je fis face à l’incrédulité générale. McCartney ? Impossible : trop commercial, bien trop lisse. Des Beatles, on voulait bien de John, l’éternel rebelle, de toute façon désormais intouchable ; Ringo, sans raison particulière, nous restait sympathique, mais Georges ou Paul, ça ne passait pas. McCartney ? Et pourquoi pas Pink Floyd, tant qu’à y être ! (Nous y fûmes, de fait — tant tout va vite à l’adolescence —, à peine quelques mois plus tard : P. et moi, assis exactement au même endroit, à écouter religieusement Atom heart mother et Meddle en fumant nos premiers pétards, mais c’est une autre histoire). Pour l’heure, un peu honteux, je remballais mes disques et dus ronger mon frein en attendant d’être chez moi pour pouvoir les écouter. Et encore, ceux-ci étaient si sales, tant incrustés de traces de doigts, de crasses et de poussières, que je décidais de me risquer à les laver à l’eau et au liquide vaisselle, les séchant ensuite avec un chiffon propre et un sèche-cheveux. Je ne les avais de toute façon pas payés cher, à peine plus d’un ou deux francs pièce. Mais, hormis quelques craquements, les vinyles passaient bien, et je les ai encore aujourd’hui dans ma discothèque. Band on the run me plût dès la première écoute. McCartney, je ne sus d’abord pas trop quoi en penser. Je l’oubliais dans un premier temps, y revenant beaucoup plus tard, pour l’apprécier enfin.

Il est déroutant, ce disque, très loin de la production léchée d’un Abbey Road, entièrement joué et produit par Paul chez lui, dans sa ferme, en Écosse. Beaucoup de chansons ne sont que des ébauches, le son est brut, et c’est comme si l’artiste avait voulu exorciser les dix années passées avec les Beatles, sortir d’un bloc ce qui lui restait à l’intérieur. On est plongé au cœur de la turbine, et des morceaux de charbon émergent quelques diamants : That would be something, Every night, et surtout Maybe I’m amazed, l’une des plus belles chansons jamais écrites par McCartney. Pour autant, l’album n’est vraiment pas facile d’accès, il se mérite en quelque sorte, et oblige à y revenir, encore et encore, pour le goûter vraiment. On pouvait penser qu’après McCartney aurait tourné la page. Ram, qui vient ensuite s’en éloigne déjà, et deux disques plus loin, avec Band on the run le chanteur est revenu à ses fondamentaux. Pourtant, dix ans après, en 1980, il y aura un McCartney II, enregistré dans les mêmes conditions, qui vient marquer une nouvelle rupture : après neuf enregistrements avec les Wings, le chanteur enterre le groupe et revient à une carrière solo.

Quelle rupture marque la sortie de Chaos and Creation in the Backyard en 2005 ? L’histoire ne le dit pas, sinon que c’est sous l’impulsion du producteur Nigel Godrich, déjà responsable du OK Computer de Radiohead, que Paul enregistre à nouveau seul, jouant de tous les instruments. Cette fois, il semble touché par la grâce. Les compositions sont toutes remarquables, empreintes d’une sourde mélancolie. Un album inespéré et quelque peu désespéré. Par un raccourci qui n’appartient qu’à moi, j’associe ce disque à celui de Dylan sorti en 1997, Time out of mind, qui marquait son grand retour après tant d’années d’errance. Chaos and Creation in the Backyard, avec sa pochette présentant Paul adolescent jouant de la guitare au fond de son jardin, et ses chansons intimistes et fortes, marque un tournant aussi fort que McCartney en 1970. Et c’est vrai que j’ai aussi une affection particulière pour ce premier album solo, sorti à quelques jours de Let it be et précédé d’une interview qui annonçait la fin d’un groupe et d’une époque. Je l’aime autant pour la musique qu’il contient que pour sa pochette et la photo de Paul prise par sa femme et que l’on trouve au dos. C’était la première fois que je croisais son nom : Linda. Linda McCartney, photographe, aujourd’hui exposée au Pavillon populaire de Montpellier.

De là à imaginer Paul, ici, en personne ? Lundi, la presse disait ça : les mesures de précaution prises à l’heure de lancer les invitations ou d’organiser le protocole sortent tellement de l’ordinaire que l’on peut au moins supposer que les organisateurs s’y préparent.

L’inauguration de l’exposition est prévue jeudi à 20 h, et sera ouverte au public. Par SMS, mon ami F. me prévient tout de même : officieusement, un vernissage VIP est prévu à 18 h 30.

J’appelle quelques contacts, des personnes qui connaissent des personnes au service culturel de la mairie, mais à un mois des élections municipales, c’est là-bas comme une guerre des tranchées, et personne ne bougera le petit doigt (misère de la politique !). Jeudi, tout de même, je prends mes dispositions pour partir un peu plus tôt du travail. À peu près au moment où je quitte mon bureau, apprendrais-je par la suite, un jet privé se pose à l’aéroport de Fréjorgues. La confirmation officielle est tombée vers quinze heures, mais il y a un comité d’accueil sur place depuis le matin (F., alors qu’il embarquait à 11 h les avait croisés et m’en avait aussitôt informé par SMS). Avec l’attente la tension était retombée, la voilà à son comble : on s’agite, on téléphone, on textote. Fébrile, on arpente le hall dans un sens et dans l’autre ; les portes s’ouvrent, on se presse, on s’empresse, on se bouscule un peu. Les mains moites on s’avance, très protocolaire malgré tout. Paul McCartney, sa femme Nancy, sa fille Mary, son petit-fils Arthur et trois de leurs gardes du corps arrivent et hop, tout ce beau monde embarque sans trop de mal dans de grosses berlines noires, la famille à l’arrière, les gros bras devant, la délégation pour finir, on imagine assez bien toute la scène. Devant le Pavillon populaire, il y a quelques photographes, une ou deux caméras, et une petite centaine de curieux. Je m’avance au plus près des barrières de sécurité qui bloquent pour l’instant l’accès au musée. Les portes vitrées laissent seulement voir un ballet incessant de serveurs à plateaux et de VIP en goguette. Invisible de l’extérieur, McCartney déambule dans l’exposition, entouré des siens, tenant prudemment à distance les notables, glisse quelques mots, évoque ici ou là un souvenir et se prépare bientôt à repartir : c’est qu’un dîner l’attend à Londres. Alors enfin il sort, s’avance en direction de la foule, salue de la main, et dit même quelques mots en français. C’est tout, deux minutes tout au plus, et il n’est déjà plus là.

Le lendemain, dans le journal, on peut lire : Paul McCartney à la sortie du Pavillon populaire à Montpellier, jeudi soir, était attendu par une foule d’admirateurs et de curieux. Le journaliste ne dit rien, en revanche, de l’émotion ressentie par la foule.

En février 1964, c’est 4 000 personnes hystériques qui attendent les Beatles lorsqu’ils arrivent pour la première fois aux États-Unis. Cinquante ans plus tard, devant le Pavillon populaire, la foule est plus sage et plus clairsemée, mais elle est toujours là.

Au plus fort du phénomène Beatles [1], John Lennon se montrait déjà étonnamment lucide : ça n’est pas du show-business. C’est autre chose. Ça ne ressemble à rien de ce qu’on peut imaginer. Après ça, on ne peut rien faire d’autre.

Après ça, même aujourd’hui, pour ceux qui restent, il n’y a rien à faire d’autre qu’assumer encore et toujours cet étrange statut de légende : Boy, you’re gonna carry that weight, carry that weight a long time… Garçon, tu vas devoir porter ce poids un sacré bout de temps [2]



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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 mars 2014.
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[1dans le livre Love me doThe Beatles’ Progress de Michael Braun, paru en 1964, inédit en français, et cité par Mikal Gilmore dans Rolling Stone (n° daté de mars 2014).

[2Carry that weight (Lennon/McCartney), sur l’album Abbey Road (1969)