Jérôme Bourdon | Patrizia en quatre mouvements

–> AUSSI DANS CETTE RUBRIQUE
l’auteur

Né en Australie de parents français, j’ai vécu à Nairobi (Kenya) dans les années 1980. Je vis surtout à Tel Aviv, un peu à Paris. Passions : trop nombreuses pour le temps qui me file entre les doigts. Universitaire, j’écris sur les médias des livres savants, j’ai redécouvert depuis peu l’écriture littéraire grâce à un réseau d’alliés qui ne se connaissent pas tous et ne savent pas tous qu’ils sont mes alliés.

 mes curiosités occasionnelles : sur facebook.

 mon travail de chercheur

le texte

Ce texte fait partie d’une série consacrée à l’une de mes passions, la rencontre. Il ne s’agit pas de nouer des liens durables ou de créer un personnage qui vivra le temps d’un roman, mais de saisir la vie qui s’expose, volontairement ou non. De saisir, et d’écrire très vite, puis de retoucher pour être le plus juste. J.B.

 

Forte, presto poi ritenuto


J’avais accepté, enthousiaste, l’invitation à cette conférence par une de ces fondations mystérieuses, opaques, hautement culturelles (citation de Nietzsche à l’en-tête des e-mails), dont l’Italie a le secret. Au cœur de Milan que j’aimais, ville à laquelle le surcroît de beauté qui la cerne fait injustement de l’ombre, la journée se finirait, immanquablement, délicieusement, par un dîner parfait (c’est un restaurant international, m’avait-on promis avec un humour tout local, ils mélangent la cuisine calabraise et la piémontaise), et en compagnie qui ne saurait être ennuyeuse, puisque venue de cinq pays au moins, avec autant de vies-roman à raconter. Tout ce que j’aimais.

J’avais le bonheur plus facile, en ce temps-là. Je me trouvais facilement des guides. Comme Proust écrivant quelque part que, fussent-ils méchants, tous les hommes offrent le spectacle de la diversité humaine. Je traduisais : au moins pour une fois, toute nouvelle connaissance est précieuse, offre une saveur inimitable, qui s’ajouterait ce soir à celles de mon assiette piémonto-calabraise. Il n’y aurait ni méchant, ni imbécile. Proust, au moins son narrateur, tenait cette règle de sa grand-mère, celle qui lui servait souvent de modèle, une grand-mère toute d’indulgence et de culture que j’avais faite mienne, moi qui n’avais jamais connu mes grands-parents. Donc, avanti, vers Milano, avec un Powerpoint bien préparé mais tout à fait secondaire, dans la promesse d’un voyage voué à d’autres découvertes que celle de l’intellect.
Et pourtant, de cette journée agréablement commencée par un surplus de corneti et de cappucini dans le grand hall du palais (mais sur quoi donnaient les hautes fenêtres baroques ?) de ces présentations ternes mais animées par les vives questions de la salle (qui nous ramenaient aux soucis de l’Italie, mais lesquels ? Berlusconi sévissait-il déjà ?), de cette comique traduction multilingue (Europa ! Europe ! Europ !) qui se perdait entre fils, casques et barbarismes dans toutes les langues, et enfin de ce repas délicieux (mais qu’avais-je donc mangé ?), avec ses compagnons charmants (mais de quels pays ? un Argentin au moins, puisque d’heures de conversation cosmopolite ne subsisterait que son cri pour saluer le vin : « ¡que Barbaresco bàrbaro ! ») suivi du long retour à pied vers l’hôtel, à travers la lumière glacée (ce froid qui m’avait agressé après la chaleur du restaurant, oui, je me le rappelais), de tout cela, il ne resterait dans ma mémoire qu’une seule rencontre, brouillant tout le reste, revenant me visiter régulièrement, fantôme triste réclamant une dette incompréhensible.

Patrizia


Patrizia, l’hôtesse du colloque, la responsable de la fondation Romano Pallavacini, celle qui m’avait invité. À la pause de midi, sous les voûtes du palais le buffet était admirable, impeccablement servi, elle avait fondu sur moi, grand oiseau dressé sur deux pattes maigres, menaçant l’équilibre instable de mon petit bout de melon et de prosciutto au bout d’un cure-dent (main droite), du verre de vin blanc que je m’autorisais puisque ma présentation avait eu lieu le matin (main gauche), et de la sacoche avec les documents inutiles que l’on trimbale poliment (épaule droite forcée à se rehausser légèrement, sinon la sacoche irait se crasher en déversant sans respect sur le sol toute sa bureaucratie dérisoire). Elle m’avait, très vite et plus sûrement que le vin, enivré de mots proliférants, de mains battantes, de regards tour à tour attentifs, inquiets, d’un seul coup étrangement absents. Je m’étais adressé à elle dans l’anglais utilisé pour les emails, et voici qu’elle trompait mon attente, me répondait dans un français fluide, à peine incorrect, légèrement accentué mais je ne pus deviner tout de suite d’où. Elle m’expliquait : « J’écris mieux l’anglais mais je parle mieux le français, c’est le reste de mon éducation, vous savez le pensionnat à Genève (c’était cela, une trace d’accent suisse, mais pourquoi « vous savez », pourquoi étais-je censé savoir, comme si elle me rappelait une rencontre antérieure), mon père tellement il était occupé, il a dû me poser là, mais je bavarde, bienvenu d’abord et merci, tellement merci d’être venu, tellement je suis contente ». J’eus à peine le temps de dire « Grazie a lei, Patrizia », je m’appliquai à prononcer le prénom à l’italienne, elle me corrigeait très « You can say Patricia à la française, au boarding school à Genève, j’étais Patricia, mais ne prononcez pas à l’anglaise, s’il-vous-plait, no Patricha for me ! », elle oscillait entre les langues, riait toute seule de ses plaisanteries, je me prenais pour elle d’une sympathie mélangée de sentiments indicibles, une pitié secrète, un besoin de réparation que je réprimais car j’avais appris à m’en méfier, après deux mariages où je m’étais cru grand sauveteur pour me retrouver seul après l’échec prévisible. Le passage entre langues me fit penser que nous trouverions peut-être là une complicité, mais je compris très vite que ce qui pour moi était jeu tard appris dans une vie migrante mais somme toute choisie, confortable, représentait pour Patrizia une course éperdue dans un labyrinthe visible d’elle seule, une course dont je ne pouvais être que témoin et non compagnon. Nouveau battement d’ailes, elle m’entraînait maintenant vers le comptoir de l’entrée où l’on nous avait distribué le matin le badge et la fichue sacoche qui me battait le flanc, elle s’était courbée d’un seul coup comme à se rompre vers les planches les plus basses derrière le comptoir, se redressait d’une saccade, m’imposant à nouveau l’image d’un échassier affamé, plongeant son bec dans un lac pour en remonter comme un trophée, non un poisson frétillant mais un gros ouvrage à la tranche rouge, je lus au vol contribuzione, cultura, avanguardia, et au fronton du livre, comme à celui du bâtiment de la fondation où nous nous trouvions, Romano Pallavacini, le nom du père, le nom déjà trois fois dit par la fille. Elle me tendait son présent comme un fanatique une Bible à lire à tout prix, j’avais devoir de m’en saisir avec passion mais je me demandais où poser mes impedimenta. Patrizia avait tout prévu, elle ouvrait ma sacoche, y fourrait le livre, manquant de tout faire choir, sacoche, verre, petit four et moi avec : « Il est à vous, si, si », comme si je pouvais imaginer de refuser son offrande.

Comment n’avais-je pas compris plus tôt, dès la signature des emails avec ce même patronyme singulier : Pallavacini ? C’était la fille, bien sûr, la fidèle, la servante dès l’enfance dévouée au père, pas de mère dans cette vie, morte ou enfuie (je m’expliquais ainsi le pensionnat), pas de mère ou de fratrie, juste une dyade père-fille, dyade à elle toute seule désormais, Patrizia veuve de son père, Patrizia solitaire mais le faisant vivre et revivre, à coup de conférences, de projections comme celle qui le matin avait fait apparaître sur le grand écran Romano Pallavacini en gros plan, sa voix grave en quadriphonie, la bouche pleine de mots respectables, « futuro, nostro belle paese », et cette cultura où l’on s’était empêtré tout le jour. Le père, le père nécessaire, aimé je ne sais pas, aimé non, même si en principe on aime ses parents – moi les miens je ne sais toujours pas…. Chez Patrizia le père était terriblement nécessaire, revendiqué, monpère, mon père, j’entendais à peine, comme je dérivais ainsi dans mes pensées, ces deux mots qui n’en faisaient qu’un, de tous les pères disparus ne restaient que le sien, « monpère », dominant les écrans, les mémoires, les récits, et je sentais à mon épaule le poids du livre. Je n’osais pas lui dire que le low-cost choisi par la Fondation pour mon voyage n’autorisait que huit kilos, que le livre trop vite donné finirait sûrement dans ma chambre d’hôtel, ou peut-être, pour retarder l’abandon coupable, sur la banquette du train qui devait me ramener le lendemain à l’aéroport, je prierai un peu, en montant dans l’avion, pour qu’il trouve preneur, en sachant bien que les Érythréens que j’avais vus la veille au soir le jetteraient sûrement dans une immense poubelle de la gare, parmi les sandwiches piétinés, les journaux périmés, en bout de ligne, au terme du service et de toutes les fatigues d’une grande ville à la fin du jour.

Comme pour me sortir de mon embarras secret (c’est à peine si j’osais la regarder dans les yeux), elle était déjà repartie, mais en me jetant un mot qui me troublait, « oublié, j’ai oublié, je ne dois pas oublier, je dois encore donner son livre à François, à votre collègue, ça va le passionner », je répondais trop poli, ne sachant comment la nommer, « Bien sûr je vous en prie, Patrizia, Patricia », la laissant aller avec soulagement mais aussi avec un vague regret, de ne pouvoir l’interroger, un peu plus, oh pas trop, ne pas me perdre dans son labyrinthe, juste comprendre, comprendre par exemple ce pensionnat genevois dont elle avait fait se dresser les murs par deux fois autour d’elle, dans une conversation entre inconnus, mondaine, professionnelle mais où elle imposait une encombrante intimité. Était-ce à cause des échos de ce que j’entendais comme une injonction, « ne pas oublier, ne pas m’oublier », que je commençais à imaginer sa vie, dès cet instant, et aussi le soir pendant le dîner, où elle était assise, malheureusement – ou non – à l’autre bout de la table. Car de cela je me souviens, son visage au bout de la longue table, comme si sur la toile de ma mémoire l’artiste n’avait gardé que le contour des autres mais détaillé, avec le plus grand soin, celui tendu, inquiet, de Patrizia, un profil princier, comme un médaillon de Piero della Francesca.

Imaginer d’autres vies que la mienne, c’était mon labyrinthe à moi. Rencontrer des vies, les rebâtir, jouer à l’analyste express, en me croyant généreux de ma curiosité, à l’époque – aujourd’hui je me vois tel que je suis sans doute, vampire ivre de la vie des autres. Sous l’énergie de Patrizia, qui alternait les silences et les péroraisons compulsives (parlant du père sûrement ?), je devinais des intermittences, des fragilités, voire des séjours à l’hôpital où son corps pourtant filiforme lui pesait soudain des tonnes, mais que pouvais-je en savoir ?

Amabile, senza forza


En quelques jours à Tel Aviv, le voile épais de mes rassurantes habitudes faisait disparaître cette série d’images qui m’avait sidéré, Patrizia, oiseau de proie bien fragile, échassier avide, et oiseau de nuit égaré. Et puis ce rappel à mon devoir, de ne pas l’oublier, pas si vite, dans ce paragraphe final de l’e-mail d’un collègue, Laurenzo, qui me demande, how was Milano, sorry I couldn’t come, Patrizia Pallavacini is a bit weird… A bit weird, je saisis le weird au bond, et j’e-mail en retour, satisfaisant à la fois ma curiosité et un devoir aux contours mal définis : pourquoi weird, tu sais quelque chose d’elle ?

Oui, il sait, il me répond « Oh it’s a long story, some rumors, I’ll tell you some day ». Et puis, trop absorbé à discuter la traduction d’un de mes textes, je ne saisis pas la branche tendue. Je ne demande pas, Lorenzo ne raconte pas Patrizia et dix ans passent.

Pianissimo, con tenerezina, quasi dimenticanto


Dix ans passent et j’oublie Patrizia, oh pas tout à fait, il suffit d’un colloque italien, ou même espagnol un jour, une trop belle fondation, un demi-luxe qui cache mal la vacuité des débats, une hôtesse dévouée et fragile, et la silhouette échassière, ivre, passe, fugace, aussitôt voilée par tant d’autres vies, tant d’autres romans que je dévore sans discernement.

Basso oscuro (una corda)


Dix ans passent et je reviens à Milan, un autre colloque mais je n’ai pas pensé à Patrizia, pas encore, ce n’est pas la même fondation, pas les mêmes contacts, je suis aussi un peu un autre moi-même, j’ai des enfants vieillis, une autre femme, une autre vie, tout est différent. Le premier soir, après dîner, je rentre lentement à pied vers l’hôtel, je me rappelle un peu un autre retour, car c’est la même saison et juste le même temps, Milan miraculeusement sans brouillard, je m’arrête devant un kiosque encore ouvert devant la cathédrale qui tremble, tout éclairée, dans le froid transparent de l’hiver. Je me bagarre entre français et espagnol pour comprendre l’italien, comprendre encore, encore fouiller tous ces mondes qui ne seront jamais les miens, là, à onze heures du soir, seul devant ce kiosque, crise économique, une bonne nouvelle Berlusconi en prison (enfin déberlusconés s’était était écrié un participant italient dans la journée, célébrant la chute du Cavaliere), et puis un malheur, en dernière page, et celui-là me gifle. Dix ans. Patrizia. Un court article sous le titre : « Suicide de Patrizia Pallavicini, la fille du célèbre écrivain, dramaturge et homme de culture ». Suicide. Elle a laissé une lettre. J’achète aussitôt le journal, file au grand café encore ouvert, commande un chocolat chaud, épais, que je ne boirais pas, réussis sans trop de mal à lire l’article. Le journal ne publie pas le texte de la lettre. Il n’y fait qu’allusion. Des abus dans l’enfance. Seule la phrase finale est citée : « et je voudrais, même s’il m’a fait tellement souffrir, que soit préservée la mémoire de mon père ». L’article prend des gants, suggère une fille négligée sinon violentée par son père, s’inquiète hypocritement, mais avec gourmandise, de voir souillée la mémoire du grand homme. Et moi, je revois Patrizia, le grand oiseau toujours un peu courbé vers l’avant, et comprends que ce corps se dirigeait vers le père idéal pour fuir un monstre, que Patrizia entretenait la mémoire parfaite pour abolir la mémoire terrible, Patrizia servante fidèle ou geisha soumise, et je m’en veux, je m’en veux sans savoir de quoi…. On ne pouvait l’aider qu’en lui jetant des compliments sur son bourreau, c’est cela qu’elle avait dû réclamer, aurait voulu de moi, sûrement, un simple e-mail de compliment pour un livre que je n’avais pas lu, je ne me souvenais même plus s’il avait fini à l’hôtel ou dans le train, le livre du père, le livre du père de Patrizia, la fille de son père.



Tiers Livre Éditeur, la revue – mentions légales.
Droits & copyrights réservés à l'auteur du texte, qui reste libre en permanence de son éventuel retrait.
1ère mise en ligne et dernière modification le 23 février 2014.
Cette page a reçu 1085 visites hors robots et flux (compteur à 1 minute).