Brune Deshombres | Dans la glace du four (hommage à Jacques Serena)

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l’auteur

Brune Deshombres vit à Bruxelles, elle est aussi chanteuse, comédienne de courts-métrage et « modèle de photo floue ».

Pour contact et infos, suivre sa page facebook, et sur Twitter @BruneDeshombre.

le texte

Lendemain de fête est probablement le livre le plus emblématique de l’archipel dressé au long des années par Jacques Serena. Un monologue sur un tabouret de bar, une voiture qui dérive sur l’autoroute avec du Bashung dans l’autoradio, et ces piaules de hasard dans les quartiers mi désaffectés des villes, les rencontres de passage et les grands rêves. Univers qu’on retrouve dans chacun de ses récits même les plus brefs, comme ce Voleur de guirlandes sur nerval.fr.

Mais univers lié à la Méditerranée, à une vision masculine, à une génération aussi peut-être (si ce type-là pour moi est comme un frère, d’âge et de parcours).

Alors la surprise ici c’est de voir s’emparer le même univers depuis Bruxelles et par une voix féminine. Qu’est-ce qui change alors du monde qu’on donne à lire ? Et en quoi la couleur Serena du monde est une porte ouverte pour un imaginaire bien plus collectif que ce qu’il a inauguré lui-même ?

Magnifique et secrètes passerelles alors des jeux de reflets et connivences, ou tunnels forés sur l’écriture de la ville, entre Lendemain de fête et ce récit intitulé Dans la glace du four.

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J’ai encore envoyé une photo de moi à un homme. Véro l’a vu tout de suite. À peine j’ai levé les yeux vers elle, qui s’approchait de ma table, elle l’a vu. Il devait y avoir une lueur dans mes yeux qui le disait. Toi, tu as encore envoyé des photos de toi à un homme, elle a dit. Le serveur arrivait pour me servir mon café, il a demandé à Véro ce qu’elle voulait, un diabolo citron, a dit Véro, et le serveur m’a fait un clin d’œil avant de faire un quart de tour façon flamenco, avec son plateau, olé, je lui ai souri en grand et puis quand j’ai vu le regard noir de Véro, j’ai repris mon sourire : oh juste une, j’ai dit, en regardant ailleurs, mais tu aurais tort de t’inquiéter, c’est rien tu sais, juste une photo comme ça, une photo de rien du tout. Je me demande comment elle fait pour le voir tout de suite, sans doute cette lueur dans mes yeux, il faut croire qu’envoyer des photos de moi à des hommes me colle une lueur spéciale dans les yeux. Elle s’est assise et elle m’a regardé longtemps en silence. Ça va toi ? j’ai demandé pour changer de conversation, Jean-Paul est sorti de Montluc ? Et j’ai su tout de suite que c’était pas malin, d’avoir demandé pour Jean-Paul, des années que rien ne va avec Jean-Paul, des années qu’elle est malheureuse à essayer de sauver Jean-Paul de tous les ennuis dans lesquels il se fourre, à commencer par les médocs dans lesquels il se fourre beaucoup, c’est la troisième tentative à Montluc. On dit qu’il faut souvent essayer plusieurs fois la clinique, j’ai dit, on dit que la troisième est souvent la bonne, Véro a haussé les épaules.

C’était quoi cette fois, elle a demandé en plongeant la paille dans le diabolo et en aspirant la limonade jaune avec ses yeux marron qui me regardaient par au-dessus ? J’ai pas pu m’empêcher de rougir un peu. Mais rien du tout, j’ai dit, juste une photo dans la glace du four, avec ma culotte baissée... Putain, mais au secours, a dit Véro en s’étranglant avec son diabolo, pas dans la glace du four, non mais tu te rends compte le symbole, dans la glace du four ? Elle a avalé une ou deux gorgées pour se remettre la gorge dans le bon sens. C’est quoi ton four ? Heu, un Sholteiss, je crois, j’ai dit. Nom de Dieu, elle a dit, un Sholteiss… et elle est devenue rêveuse un instant et puis elle est revenue à elle et m’a regardé bien dans les yeux : mais tu te rends compte la marque du four sur une image de toi, une image de ton corps nu ! Pas vraiment nu, j’ai protesté, juste la culotte baissée... Tu vois, ça m’étonne pas que tu stagnes depuis des années dans ton boulot, elle a dit, avec cette image dégradée que tu as de toi-même.

Elle s’est levée pour aller aux toilettes, dès qu’elle absorbe deux milligrammes de liquide, Véro va aux toilettes, et je me suis dit qu’elle avait pas tort concernant l’image dégradée de moi-même, enfin, qu’elle avait pas complètement tort, parce qu’il se fait que je suis pas sûre d’en avoir vraiment une d’image de moi-même, oui, peut-être que j’en ai pas et peut-être que c’est pour ça que j’aime bien envoyer des photos de moi à des hommes, pour qu’ils se fassent l’image de moi-même que moi je me fais pas, que cette image se fasse quelque part et pourquoi pas dans leurs yeux, après tout, c’est pas plus mal qu’ailleurs, avec Internet, c’est pratique, y a toujours bien un homme ici ou là pour recevoir l’image de soi qu’on se fait pas soi-même et de trouver que ça égaie ses journées. Je ne sais pas trop ce qu’en penserait Véro mais dans Elle l’autre jour, j’ai lu ce truc sur le stade du miroir, j’avais déjà entendu parler du stade du miroir, j’avais jamais rien compris, là, dans Elle, ça allait, c’était clair, j’ai lu cet article et pendant la nuit, j’ai fait un rêve moi qui rêve jamais, j’étais tout bébé dans les bras de ma mère, on était toutes les deux en face du miroir, je regardais dans le miroir, je la voyais elle et je me voyais moi et elle disait mon nom, et, regarde, regarde qui est là, c’est toi elle disait et elle disait mon nom et moi, je regardais le miroir et je la regardais, elle, avec cet air étrange et très sérieux que pose parfois les enfants sur les lubies des adultes, comment pouvait-elle croire que j’étais vraiment-là dans le reflet de ce miroir, voilà ce que je me demandais en la regardant, voilà ce qu’il se passait dans mon rêve, je la regardais, je regardais le miroir, je voyais bien qu’elle y était elle, mais moi, ça ne me concernait pas, ça ne me regardait pas. Et ça me faisait penser à ce livre que Max avait lu en boucle pendant des années, le seul truc que j’ai jamais vu lire Max, en dehors des magasines d’auto-moto, Max lit beaucoup mais surtout des revues d’auto-moto, enfin, il en lisait parce que maintenant il épluche plutôt sur internet les commentaires dans les forums et alors je l’avais lu moi aussi par curiosité, De Mémoires indiennes, ça s’appelait, c’était un livre écrit par un indien, au sujet de sa vie d’indien, des souvenirs de sa vie d’indiens, un sioux, je crois, et cet indien racontait que pour devenir adultes dans sa tribu, ils passaient des espèces d’épreuves et une de ces épreuves c’était d’être enfermé dans un trou dans la forêt toute une nuit après avoir absorbé tout un tas de trucs que même Jean-Paul il supporterait pas, si ça se trouve, va savoir, si Jean-Paul supporterait tous ces trucs, il est assez monodrogue, Jean-Paul, monodrogue qui coûte pas cher, bref il est surtout fixé sur le sirop et au matin, ils étaient censés sortir du trou avec leur totem, celui de l’animal qui aurait visité leur rêve pendant la nuit mais certains ressortaient du trou sans avoir vu d’animal, malgré les herbes, ils voyaient rien, ou juste de la foudre et des éclairs et alors, ils se mettaient à tout faire à l’envers, et ils avaient une place à part dans la société des indiens, pas complètement exclus mais un peu à l’écart, j’ai pas tellement eu le temps d’y penser plus longtemps, dommage, je crois qu’un des trucs que je préfère dans la vie, c’est d’être seule et de penser, beaucoup aux hommes à qui j’envoie des photos, à leurs vie qu’ils me racontent un peu et après ça me fait des pensées pour des jours entiers, mais pas seulement aux hommes, à la vie aussi et comme elle va et il se peut que je sois comme un de ces indiens qui n’a jamais trouvé son totem, je me disais mais j’ai pas eu le temps d’y penser plus longtemps parce que Véro est revenue des toilettes et elles m’a dit, tu viens, on se fait la galerie, j’aimerais bien trouver des bottes....

On s’est levées et on est sorties. Je me suis vue faire un signe au serveur à travers la vitre du bar, je me suis vue dans la glace du bar, j’ai vu Véro déjà à dix mètres dans la galerie qui se retournait pour voir ce que je foutais, mais qu’est-ce que tu fous, je l’entendais dire, y avait les grosses lampes oranges de la galerie toute jaune, des lampes un peu comme des soucoupes suspendues faux plafond de la galerie et j’aurais bien aimé suspendre le cours du temps comme les soucoupes au plafond de la galerie, j’aurais bien aimé que la vie s’arrête, que la bouche de Véro s’arrête, que le serveur arrête ce mouvement de son corps tourné vers moi avec le sourire sur son visage et alors, hop, j’aurais baissé mon jean et ma culotte et je me serais prise en photo, clic-clac, avec les lampes oranges derrière comme des soucoupes juste au-dessus de ma tête et le haut de mes cuisses seraient venue s’imprimer en blanc sur le tablier noir du serveur et mon déhanchement et le mouvement de son bassin, ça aurait fait un peu comme si on dansait ensemble une danse un peu indienne et puis la vie aurait repris et j’aurais couru vers Véro comme maintenant je cours vers Véro, voilà, voilà, j’arrive... Et tu vois, c’est comme Max a attaqué Véro à peine j’étais revenue à portée de sa bouche, elle était en forme ce soir-là, elle avait pas envie de lâcher le morceau, c’est comme avec Max, tu ne dois pas baiser avec Max quand tu n’en as pas envie elle me dit Véro, ton corps t’appartient, tu fais ce que tu veux de ton corps et quand elle en arrive précisément à ce problème de mon corps qui m’appartient, elle me parle un peu comme à une demeurée, tu ne dois pas baiser avec lui sous prétexte qu’il en a envie alors que toi pas, elle a redit, et ça me fait toujours bizarre quand elle me dit que mon corps m’appartient, je ne vois pas très bien ce qu’elle veut dire exactement, je veux dire, bien sur que mon corps m’appartient, et justement, j’aime bien faire plaisir à Max, avec mon corps qui m’appartient, quand Max a envie de moi et qu’il me le fait savoir en se collant doucement contre moi et tout de suite, je sens son sexe qui grandit, là, contre mes fesses et même quand moi je n’ai pas spécialement envie de baiser mais que j’ai envie de lui faire plaisir, je vois pas pourquoi je lui refuserais quoi que ce soit et souvent l’envie de baiser vient en baisant, mais quand je sens qu’elle viendra vraiment pas, je vois pas pourquoi je lui taillerais pas une petite pipe en douceur et qu’il s’endorme comme l’enfant qu’on n’a pas et qu’on n’aura jamais, on est bien d’accord là-dessus tous les deux et que moi je reste à penser tranquillement aux hommes et à la vie et aux histoires d’Indiens, la chatte bien au repos.

Bon, tant que c’est pas une pipe a dit Véro le souffle un peu court en tirant comme une dingue sur une botte pour y enfoncer son pied, elle est très chatouilleuse sur le chapitre des pipes, encore que t’écartes les cuisses en regardant le plafond ça passe, dans ces cas-là, il doit bien se rendre compte que t’y es pas, elle a dit mais je t’en prie, pas de pipes, si tu commences à lui tailler des pipes alors que tu as pas envie de baiser, juste pour lui faire plaisir, c’est à toutes les femmes que tu fais du mal, il faut que tu penses à ça, elle a dit en se levant et d’une manière générale, il faut que tu penses un peu plus loin que tes fesses, elle a ajouté en regardant les siennes dans le miroir pour regarder ses bottes de dos et c’est vrai que si il y en a une qui a toujours pensé plus loin que ces fesses, c’est bien Véro, elle a toujours voulu aider les autres, Véro, c’est pour ça qu’elle est devenue assistante sociale et c’est vrai qu’elle ménage pas sa peine, pour les autres et surtout pour Jean-Paul qui en est à sa troisième fois pour Saint-Luc mais qui sans elle serait déjà mort, qui sait, va savoir si il serait pas mort, avec tout ce sirop qu’il ingurgite, mais à ce moment-là, c’était plus fort que moi, j’essayais moi aussi machinalement une paire de bottes, assez jolies, hautes et en daim gris clair, avec des talons très fins, j’ai pas du tout pensé à tout le bien que faisait Véro autour d’elle, j’ai pensé à mes fesses, du coup, dont elle me parlait et à la dernière photo que j’ai envoyé à ce mec si drôle et aux mots qu’il a mis dessus et des fois, ils disent pas des trucs très élaborés, des fois, ils disent juste, seigneur ou mon dieu, ou putain, ou bien, quelle chatte de rêve et contrairement à ce que penserait Véro je suis pas assez bête pour y voir une déclaration d’amour, d’ailleurs, je m’en fous un peu des mots d’amour, les mots et moi, c’est pas une histoire d’amour, à part les mots du sexe, justement, c’est si banal, les mots du sexe, ça te plonge tout de suite au fond de la plus pure banalité, j’aime bien cette banalité, son genre d’humilité, d’humanité, oui, les mots du sexe ça te ramène à quelque chose comme l’humanité, si l’humanité existe, ça piège pas les mots du sexe, ça prend pas le pouvoir, ça te met le monde entier à égalité, un peu comme les femmes qui accouchent à la maternité, je le vois bien, les femmes qui accouchent à la maternité, qu’elles soient entrées avec un vison ou un impair de chez Monoprix, quand elles sont dans la souffrance, elles sont toutes pareilles et alors ça me touche au fond, c’est vrai, combien de fois dans une vie, un mec te dit juste ces mots, que t’as une chatte de rêve, et c’est possible que Max le pense, mais il l’a jamais dit, c’est pas le trop le genre de truc que dirait Max mais il suffit qu’un autre le dise et c’est une chatte de rêve que je viens frotter contre lui et je vois bien que c’est pas tout à fait comme d’habitude dans les yeux de Max, ça brille dans les yeux de Max, comme si j’étais une princesse hindoue, je crois que je vais prendre ces bottes, j’ai dit, putain, a dit Véro, ça me tue ça, c’est moi qui ai besoin de godasses et c’est toi qui en trouves à ton pied, et puis elle m’a regardé d’un œil curieux, je suis sûre qu’elle se demandait si j’avais pas déjà l’idée de faire des jolies photos, avec mes nouvelles bottes, j’ai baissé les yeux.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 21 février 2014.
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