Raymond Bozier | Le voyageur exténué

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L’AUTEUR

Raymond Bozier, né en 1950, vit et travaille à La Rochelle. Enracinant d’abord sa démarche dans la poésie, il l’affirme de plus en plus dans une prose âpre, centrée sur la ville et l’exploration urbaine.

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LE TEXTE

Dans le déploiement de ses écritures « urbaines », depuis Rocade et surtout Fenêtres sur le monde, Raymond Bozier s’est attelé à un concept d’apparence très simple : la notion de mur. Plusieurs textes déjà publiés, dont Murs sur publie.net. L’appropriation d’espaces formellement ou narrativement neufs de la ville, dont La Défense. Ici, la surprise c’est que l’entreprise même du récit, avec le mot Carrefour comme centre symbolique, projette brutalement vers le narrateur cheminant et les rouages du fantastique, qu’on est plus habitué à trouver chez Calvino ou Buzzati. Et c’est peut-être le plus dérangeant de ce texte...

 

Il mit du temps à comprendre ce que représentait cette ligne droite qui s’étirait à l’horizon et vers laquelle il marchait avec de plus en plus de difficultés. Rien ni personne d’autre que lui-même ne l’avait obligé à se diriger vers cette apparition. Il était allé vers elle uniquement parce qu’elle rompait avec la fatigante monotonie du paysage et lui offrait enfin un but à atteindre. Si un arbre, un rocher ou un édifice quelconque lui étaient apparus, il serait allé vers eux de la même manière.

Cela faisait maintenant plusieurs jours qu’il avait quitté la ville et qu’il errait dans le désert, sans savoir si ce qu’il arpentait avait une fin ou constituait un signe avant-coureur de sa propre perte. Mais l’incertitude du lendemain, la sécheresse des lieux, la faim, le vent, la soif, l’énorme soif de vivre qui l’animait en dépit de la situation délicate dans laquelle il se trouvait, l’ardeur du soleil, l’éloignement de la foule, l’inconfort, les nuits froides, ne lui faisaient nullement regretter d’avoir sauté par la fenêtre de son logement et réalisé un vieux rêve : marcher en terrain découvert, vider sa tête de toutes les pourritures, aller droit devant soi à la façon d’un scarabée, avec calme et détermination, sans être préoccupé par la crainte de l’égarement, sans se retourner ni penser à autre chose que la poussée rectiligne de son corps et son éloignement progressif d’un monde détestable et proche de l’effondrement.

Désormais, il ne vivait plus que pour le mouvement de ses jambes, les battements de ses bras, le sable qui crissait sous ses pas, l’ombre qui s’allongeait devant lui à certaines heures du jour, ou se repliait, la vie qui bruissait dans son crâne et sourdait de sa peau. Mais le besoin d’immensité qui l’habitait et le poussait à avancer malgré les risques encourus, ne lui faisait pas pour autant oublier le danger qu’il y avait à vivre séparément des autres, ni sa fragilité d’être humain et le fait qu’il se pouvait très bien qu’il n’y ait aucune issue positive à son errance. Déserter ne signifiait pas pour lui quitter un lieu où l’on devrait rester, mais plutôt dépasser le néant, la solitude, le vide, le plein désert d’un monde débordé et sans perspective.

Afin de mieux affermir sa vision, il s’arrêta un instant et regarda fixement la ligne tout là-bas. Après quelques secondes d’intense observation, elle sembla s’effacer. Alors il ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, il l’aperçut de nouveau, longue, régulière, comme une barre posée sur l’horizon. Il secoua la tête de droite à gauche et grimaça. Même si les chemins du désert sont à nuls autres pareils, il se méfiait de plus en plus de ses facultés de perception. La fatigue, la soif et la faim le tenaillaient si fortement qu’il avait tendance à voir et à entendre des choses qui se révélaient fausses par la suite. Ainsi, plusieurs fois, il avait cru apercevoir des silhouettes marcher dans le lointain, il s’était dirigé vers elles, mais jamais il n’avait réussi à les atteindre ni à trouver trace de leur passage. À l’inverse, il lui était arrivé de suivre des pas puis subitement de les voir s’arrêter comme si celui ou celle qui les avait produits s’était volatilisé.

Après un temps de réflexion, il jugea qu’il ne pouvait pas, au prétexte d’avoir été déjà plusieurs fois victime de mirages, refuser l’éventualité d’avoir bel et bien à faire à quelque chose de réel. Il décida donc de reprendre sa route.

Il parvint enfin à nommer ce qui l’avait tant intrigué après une bonne heure de marche : il s’agissait d’un mur ! Un mur phénoménal, unique, conquérant ! Cette invraisemblable apparition le laissa perplexe. Il lui était arrivé d’avoir entendu parler du désert et des migrants qui le parcouraient à bord de camions sans bâche ou de 4X4. On lui avait, à cette occasion, expliqué les difficultés de la traversée, les besoins d’eau, les risques d’épuisement, les groupes armés qui détroussaient les voyageurs, l’utilité des étoiles pour se repérer, mais personne ne lui avait dit quoi que ce soit sur cette étrange construction au milieu du désert.

Passé l’instant de surprise, il s’approcha puis appliqua la main sur la muraille. Il constata qu’elle avait une consistance plutôt molle et agréable au toucher, puis, sans produire le moindre effort, il sentit ses doigts s’enfoncer lentement dans la matière, comme si quelque chose à l’intérieur du mur les aspirait. Surpris et un peu effrayé, il fit un bond en arrière et examina sa main : elle était aussi nue et striée que d’habitude et ne portait aucune trace de son intrusion. Quant au mur il était redevenu tel qu’auparavant.

Craignant d’avoir été victime d’une nouvelle hallucination, il marcha sur une cinquantaine de mètres, s’arrêta puis testa une nouvelle fois la paroi. À peine posée, sa main fut aspirée plus profondément encore, comme si la muraille avait gardé la mémoire de sa première empreinte. Il poussa un juron et s’extirpa vivement de cette sorte de pâte visqueuse et englobante.

Ainsi donc il n’avait pas rêvé. Il s’écarta afin d’observer plus attentivement l’édifice. Haut de soixante à soixante-dix mètres, il était constitué d’un matériau assez semblable à de la chair maintenue par des piliers eux-mêmes reliés par des poutres. Ça et là on voyait des traces d’anciens coffrages et des vestiges de lierre rampant, preuves qu’une vie s’était développée puis éteinte. De puissants contreforts assuraient sa stabilité et lui permettaient de résister à la violence des vents de sable. L’ensemble se dressait au milieu d’un paysage désertique, couvert de dunes sculptées par les tempêtes et parcouru par quelques boules de buissons arrachées du néant.

Les fondations d’un ancien habitat en brique se devinaient également par endroits. Mais il était difficile de savoir s’il s’agissait des logements des bâtisseurs, d’une tentative d’installation avortée, ou des restes d’une ancienne oasis. Aucune végétation apparente sinon celle des lierres desséchés, pas d’oiseaux dans le ciel, pas de bêtes sur le sol, hormis quelques insectes nocturnes, des lézards et des vipères discrètement abrités du soleil et débusqués par hasard lors de sa progression. Aussi loin que pouvait porter son regard il constata aussi que la muraille semblait ne pas disposer d’ouverture ou de fente permettant d’entrevoir le paysage situé au-delà de son autre versant.

Il comprit qu’il venait d’atteindre une limite et que, dès lors où il n’était pas question pour lui de retourner dans le logement étroit du Carrefour [1], il n’avait plus d’autre choix que de longer l’obstacle jusqu’à l’éventuelle découverte d’une porte ou d’un passage quelconque.

Fatigué par le vent et désireux de reprendre son souffle, il décida avant toute chose de se mettre à l’abri d’une dune formée contre la muraille. Mais à peine fut-il accroupi qu’il entendit, venant de l’intérieur, un murmure, puis comme un brouhaha de hall de gare et des cris de plus en plus forts, des appels laissant penser que des êtres emmurés, devinant sa présence et pris de frénésie, avaient soudain voulu faire entendre leurs voix et peut-être même échapper à l’étreinte de la muraille, briser la gangue qui les enlaçait et les empêchait d’accéder au désert.

Les paroles des emmurés tenaient plus d’un grouillement que d’autre chose. On aurait dit qu’ils ruminaient le sable et la chaux qui les avait engloutis. Afin de mieux comprendre ce qu’ils disaient, le Voyageur exténué plaqua son oreille contre l’immense paroi qui défiait son imaginaire et il resta ainsi, épaule et tête appuyées, bouche ouverte, les yeux fixés sur les ramifications mortes d’un grand lierre qui grimpait et disparaissait dans les hauteurs.

Longtemps il écouta sans bien la comprendre cette population de somnambules qui prétendait s’être lancée un soir à l’assaut des grillages et des barbelés de la mort, avant de revenir au matin, couverte de plaies et encore plus épouvantée qu’à son départ, s’enfermer dans la boue tiède d’un mortier gigantesque et grandissant.

Les prisonniers du béton, ainsi qu’il décida de les appeler faute de connaître leurs véritables identités, semblaient ne jamais vouloir en finir de se lamenter, de sangloter, de frapper du poing, de cogner du front contre cette monstruosité qui les contenait et exhalait une odeur putride de marais nouvellement asséchés.

En forçant son attention le Voyageur exténué parvint à distinguer quelques rires parmi le brouhaha. Ces surprenants éclats de joie perforaient les lamentations et fusaient à travers l’épaisseur de la matière. Impossible toutefois de savoir ce qu’ils signifiaient. Il supposa qu’ils étaient sans doute l’expression d’un profond désarroi, puis il se ravisa et opta plutôt pour les signes avant-coureurs de la folie. Car il fallait être fou ou demeuré pour supporter les cris du troupeau et vivre enfermé dans une telle prison.

Incapable de supporter plus longtemps le mélange confus des voix, il essaya d’exiger le silence, mais les mots qu’il s’efforçait de prononcer ne parvenaient pas à franchir la barrière de ses lèvres. Parler aux prisonniers du béton semblait être au-dessus de ses forces. Pourtant, il avait très envie de leur demander à quelle occasion ils s’étaient laissés prendre, s’ils venaient comme lui de la ville ou s’ils étaient originaires du pays situé de l’autre côté du mur. Même s’il ne pouvait en aucune manière les aider à s’extirper du magma, il aurait également voulu leur dire qu’il les entendait tous autant qu’ils étaient : hommes, femmes, enfants, vieillards, bourreaux, victimes, témoins indifférents, nés des fabriques de la peur, échappés des départements des désastres, des cantons des suicides, danseurs aux pieds nus, amuseurs publics, casseurs de bouteilles, soldats ivres titubants, gnomes gardiens des terreurs à venir… et d’autres encore qui avaient très probablement contribué à l’édification de ce qui, peu à peu, les avait emportés, puis ensevelis et transformés en cet obstacle infranchissable contre lequel il s’appuyait et qui commençait à l’aspirer et à l’englober. Son enfoncement progressif et lent dans la muraille se réalisait d’autant plus aisément que cette dernière semblait, tout en le dévorant, diffuser une sorte de venin anesthésiant dans son corps si bien que cela rendait l’engloutissement facile et procurait une étrange sensation de bien-être.

Comment dès lors ne pas satisfaire sa curiosité, comment échapper à l’envie d’explorer un monde jamais imaginé ? Mais comment aussi ne pas penser à ces énormes boas affamés qui s’étirent à l’infini et qui une fois qu’ils ont commencé à engloutir une proie ne peuvent plus la régurgiter ? La perspective d’être emporté contre son gré et de perdre la maîtrise de sa destinée réveilla le Voyageur exténué. Il se redressa brusquement et s’arracha du mur. Le silence succéda instantanément aux lamentations.

Comme souvent à pareille heure, le vent s’était apaisé donnant au désert un aspect plus oppressant qu’aux heures chaudes de la journée.

Le Voyageur contourna la dune derrière laquelle il s’était abrité et entreprit de marcher le long de la muraille. Plusieurs fois il s’approcha d’elle et plusieurs fois il fut assailli par différents bruits. Ces derniers n’étaient pas partout les mêmes. Tantôt ils provenaient d’hommes et de femmes qui bonimentaient, tantôt c’étaient les grondements d’un embouteillage qui prédominaient, ou bien encore les jappements de chiens des villes auxquels s’ajoutaient les beuglements de sirènes, les stridences d’alarmes privées et les martèlements de milliers de marteaux-piqueurs ; des bruits de machines, de robots ménagers, s’entendaient également.

La nuit, la fatigue et le besoin de repos, incitèrent le Voyageur à s’arrêter. En raison du froid qui sourdait du désert à la nuit tombée, dormir à même le sol n’était pas agréable, aussi avait-il pris pour habitude de creuser une tombe aux dimensions de son corps puis de s’y allonger. Il rabattait ensuite le sable sur son corps.

Il n’aimait guère cette façon de dormir. Elle lui rappelait trop la position d’un insecte renversé sur le dos et condamné à supporter les immensités astrales. Pour éviter ce désagrément et les poussières du sable, il enveloppait son visage dans un foulard. Cette position inconfortable lui permettait provisoirement de profiter de la chaleur emmagasinée dans le sable, car le froid finissait toujours par traverser la mince couverture minérale. Alors, quand les piqûres devenaient trop désagréables, il se levait, s’ébrouait pour débarrasser ses vêtements des grains de sable, puis, à demi somnolent, il repartait jusqu’à ce que la fatigue l’oblige à nouveau à s’enfouir dans le sable.

Le sommeil le préoccupait cependant beaucoup moins que ses déficits de nourriture et d’eau puisqu’il effectuait durant la journée de courtes siestes. Dans ces moments-là, il tournait le dos au soleil, s’asseyait, relevait les jambes, rabattait son chapeau sur ses yeux, croisait les bras sur ses genoux puis y appuyait son menton. Une dizaine de minutes suffisaient à son repos.

Le lendemain matin, il s’aperçut que la nuit l’avait ramené à l’endroit précis où il avait pris contact pour la première fois avec la muraille. Certes, toutes les dunes se valaient, mais la présence du grand lierre desséché, la forme creusée pour se mettre à l’abri le jour précédent, les murmures caractéristiques de la foule des emmurés, les traces de l’ancien habitat, tout cela prouvait son retour en arrière. Pareille chose ne lui étant jamais arrivée, il se demanda comme il avait bien pu faire pour rebrousser chemin alors que, durant ses moments de repos, il prenait toujours la précaution d’orienter ses pieds dans la direction opposée au chemin parcouru. Son mode de couchage ne lui permettant pas de bouger, il voyait mal comment il aurait pu par ailleurs, sans s’éveiller, changer de position.

Tandis qu’il réfléchissait son regard se posa machinalement sur le grand lierre. Il l’observa un moment, puis l’idée lui vint de profiter de ses dernières forces pour escalader le mur et atteindre son sommet. Peut-être aurait-il alors la chance de découvrir depuis ce nouveau point de vue un monde moins hostile. Car une chose était sûre : il lui fallait à tout prix sortir du désert faute de quoi il avait toutes les chances d’y laisser sa peau.

Il testa donc la résistance d’un puissant rameau, s’éleva de quelques mètres puis décida d’abandonner son idée de départ car certaines parties se détachaient et menaçaient de le faire basculer en arrière. Bien que le risque de la chute fût assez faible, la multiplicité des attaches compensant les ruptures et donnant beaucoup de souplesse à l’ensemble – un peu à la manière d’un filet déployé contre un mur et disposant de crochets espacés –, il trouva plus prudent de redescendre et de partir à la recherche d’un autre passage.

Pendant son excursion, il consomma ses dernières provisions, mais fit en sorte de garder un peu d’eau. Conscient qu’il devait ménager ses forces, il marcha à l’économie, en effectuant de fréquents arrêts. Maintenant il se tenait à bonne distance de l’imposante construction. Il supportait de moins en moins les cacophonies intra murales. Les paroles intempestives, les bruits incessants de rues, les bourdonnements massifs d’insectes, les cris d’oiseaux, les vociférations, les ordres et contre ordres, les hurlements de sirènes, le roulement continuel de voitures, de camions, de trains, les bourdonnements de machines, les grouillements souterrains, les musiques qui faisaient parfois vibrer la muraille comme la toile d’un haut-parleur, tout cela l’épuisait plus qu’autre chose.

La fatigue et l’arrivée brutale du soir – il n’y avait pratiquement pas de transition dans le désert entre le jour et la nuit – l’obligèrent à s’arrêter. Il quitta ses lunettes de soleil, les glissa dans la poche de sa chemise et se laissa tomber au sol. Au contraire des jours précédents où il avait avancé d’un bon pas sur des distances de vingt-cinq à trente à trente kilomètres, il estima qu’il avait cette fois parcouru péniblement une dizaine de kilomètres tout au plus. La déshydratation et les courbatures dont il souffrait l’avaient sérieusement ralenti. Encore deux ou trois jours et il ne pourrait bientôt plus tenir debout. Il chassa cette éventualité de son esprit, défit son foulard, s’en couvrit le visage, s’allongea sur le sable sans prendre la peine de creuser une nouvelle tombe, posa la tête sur son sac à dos puis sombra. Contrairement à l’habitude, il dormit d’une seule traite et ne se réveilla qu’au lever du soleil. Ni les rêves ni la froidure du désert n’avaient réussi à l’atteindre. Il se leva avec peine, secoua son foulard et le renoua à son cou. Il avait froid et son corps était aussi douloureux qu’à son coucher. C’est lorsqu’il remit ses lunettes de soleil qu’il s’aperçut qu’il avait redormi près de la dune et du grand lierre.

Ce second et incompréhensible retour en arrière eut pour premier effet de lui cisailler les jambes. Un profond découragement s’empara de lui. Il porta la main à son front, ferma les yeux, les rouvrit pour s’assurer qu’il ne venait pas de rêver, constata qu’il n’en était rien, chancela légèrement puis se laissa choir. Il avait besoin de réfléchir.

Après un long moment d’abattement et d’angoisse, il se ressaisit en se rappelant qu’il ne s’était pas aventuré dans le désert par dépit ou légèreté, mais par conviction. Il devait donc ne plus se lamenter et supporter dignement les conséquences de sa décision. Et puisque marcher le long de la muraille ramenait toujours au même endroit, il jugea qu’il ne lui restait plus qu’à repartir à son assaut. C’était là le meilleur moyen de mettre un terme au cauchemar éveillé dont il était victime. Certes, il n’était pas certain de réussir l’ascension, certes il ne savait pas non plus ce qui l’attendait une fois qu’il aurait atteint le sommet du mur – peut-être découvrirait-il une autre étendue désertique et si tel n’était pas le cas y aurait-il un moyen pour redescendre ? –, mais ne rien tenter l’aurait tout aussi bien condamné et surtout conduit à renier les raisons pour lesquelles il avait fui le Carrefour.

Instruit de l’expérience précédente et désireux de ne pas s’épuiser dès le départ, il décida de grimper lentement et en faisant bien attention à saisir des ramifications séparées, ainsi quand l’une céderait, l’autre le sauverait. L’exercice exigeait de la concentration et du sang froid.

Il manqua de chuter à mi-parcours lorsqu’une partie du lierre se décrocha de la paroi et le laissa dans une position délicate. Par chance, l’autre ramification à laquelle il venait tout juste de s’agripper tint bon. Malgré l’emballement de son cœur, il garda son sang-froid, assura l’assise de son pied droit puis, par un mouvement de balancier, ramena la partie gauche de son corps contre la muraille et s’empara d’un autre rameau. Quand il fut stabilisé, il planta son pied gauche dans la paroi, ce qui lui donna l’impression bizarre d’enfoncer sa chaussure dans de la neige – ou plus exactement de porter un coup dans un ventre –, ensuite il poussa son corps vers l’avant, puis, afin de ne pas être englouti par la muraille, se rejeta très légèrement en arrière. Un léger bruit de succion accompagna son retrait tandis que les prisonniers du béton poussaient des cris d’une violence jamais perçue. Il en vint d’ailleurs à se demander si le coup de pied qu’il avait donné dans la muraille n’était pas la cause de ce tapage inédit.

Il atteignit le sommet sans autre encombre. Malgré des rameaux plus petits vers le haut de la muraille, le lierre avait tenu bon.

Il resta un long moment étendu sur le ventre, sans plus penser à autre chose qu’à sa victoire et à l’odeur de la muraille. La sueur qui dégoulinait de son front lui piquait les yeux. La chaleur du mur lui chauffait la joue. Il avait le souffle court, les bras et les doigts endoloris, la gorge sèche, son cœur battait à toute volée contre le mortier, mais il éprouvait malgré tout un plaisir intense à s’entendre vivre et à sentir l’air chaud de ses poumons glisser contre sa pommette. De penser que ses muscles, ses os, ses tendons, son sang et sa volonté, avaient réussi à le porter à une hauteur qu’il n’aurait jamais cru pouvoir atteindre, lui faisait le plus grand bien et reléguait dans les limbes de sa conscience l’épisode du Carrefour. Mais lorsqu’il se mit debout sur la muraille, il découvrit avec effarement l’étendue sans fin de ce qu’il avait fui.



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1ère mise en ligne 21 février 2014 et dernière modification le 3 mars 2016.
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[1Honte à vous ! Vous voulez entrer dans un système où il faut être un rouage, pleinement et entièrement, soit être écrasé par ce rouage ! Où il est évident que chacun serait ce que ses supérieurs font de lui ! Où la recherche de « relations » fait partie des devoirs naturels !... Où l’on ne se doute même pas que, par une subordination aussi intentionnelle à de pareilles mœurs, on s’est désigné une fois pour toutes parmi les vulgaires poteries de la nature que les autres peuvent utiliser et briser à leur gré sans se considérer très responsables ; comme si l’on disait « Il ne manquera jamais de gens de mon espèce : servez-vous donc de moi, sans façon ! » Nietzsche, Aurore, aphorisme 166.