Claude Ponti | Comment nous vous aimons

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l’auteur

Claude Ponti est né à Lunéville, en Lorraine en 1948. Il a fait des études de lettres et d’archéologie à Strasbourg et les Beaux-Arts à Aix. À partir de 1969, il vit à Paris où il étudie le dessin, la peinture et la gravure et où il exerce divers métiers d’appoint. Peintre, dessinateur de presse (à L’Express, Le Monde), auteur-illustrateur, il crée son premier livre pour enfants en 1985 pour sa fille Adèle. Il s’agit de L’Album d’Adèle qui paraît chez Gallimard et qui rencontre un vrai succès. Depuis, il est à l’origine d’un vertigineux ensemble entre imaginaire, labyrinthe, constructions langagières où l’enfant reconnaît tout à la fois les plus anciennes traditions du conte et la complexité du présent. Accompagne l’œuvre la série de Blaise, le poussin masqué, mal élevé et plus proche de la bande dessinée, qui est devenu légendaire. Il est aussi l’auteur de trois romans pour adultes, Les Pieds-Bleus (1995), Est-ce qu’hier n’est pas fini ? (1999) et Le monde, et inversement (2006) aux Editions de l’Olivier, ainsi que de pièces de théâtre (dont La Table, publie.net, 2012). Il a reçu un Prix Sorcières Spécial en 2006 pour l’ensemble de son œuvre. Son site : www.claudeponti.com

 

le texte

Un cri.

Claude Ponti est unanimement considéré comme un de nos principaux déchiffreurs actuels de l’imaginaire. Ses livres sont des labyrinthes, où images et textes se conjuguent dans des explorations magiques – quel enfant se lasserait qu’on les lui lise ?

Mais dans son oeuvre d’auteur jeunesse, on devine, on sait, la présence d’harmoniques plus terribles, elles en sont les tenseurs, qu’on soit beau ou laid, aventureux ou inquiet, prodige de langue ou amoureux de cailloux, la vie et la mort dansent en arrière, le rire et le rêve vous tiennent la main au devant.

Ici, c’est le cri brut, une rage au dedans. Le monde ne nous convient pas. On n’aime pas qui porte atteinte à l’harmonie de la terre. Ceux qui tuent, qui écrasent, qui méprisent.
Mais ce monde, que nous avons reçu en partage, nous en assumons ensemble le destin. C’est presque la haute crispation des prophètes de la Bible. C’est un poème, un appel. Il n’y a pas un mot superflu, dans ces récurrences terribles.

Qu’on pense au terrorisme, aux jeux absurdes du pouvoir et de la guerre, qu’on pense à la maltraitance et au viol des enfants (ceux qui ont lu Les pieds bleus y trouveront des caves secrètes), la mécanique d’amour et d’espoir, sous la colère et même la vengeance, tout cela est convoqué et secoué.

Vous avez une dette à Claude Ponti, pour le bonheur qu’il nous donne, ou nous permet de donner : s’il vous plaît, ne passez pas à côté de cet avertissement, de cet appel, de ce cri.

 

Nous n’avons que vous.
Nous pratiquons le sens du dérisoire.
Nous élevons les vautours noirs de l’humour.
Nous noircissons les tableaux.
Nous savons aller trop loin, nous déplaçons les bornes, nous giflons les limites, et nous pleurons des larmes d’acide, nous sommes la corrosion et la gestation, nous sommes le haut et le bas, nous pleurons d’orbites creuses et vides, nous rions avec de larges blessures fleuries.
Nous vous haïssons de vous aimer.
Nous vous aimons de vous haïr.
Nous avons le septième sens du dérisoire.
Nous pratiquons le vingtième art du dérisoire.

*

Nous faisons totalement confiance à tout un chacun car nous craignons tout le monde.
Nous nous faisons manipuler et abuser encore et encore.
Et nous donnons le mode d’emploi !
Malgré tous nos savoirs.
Nous nous connaissons comme nos proches.
Aucun de nos labyrinthes n’a de secret pour nous.
Nous sommes exposés.
Écorchés vifs (vous l’aimez cette expression !),
Hypersensibles (vous l’aimez cette expression !),
Agresso-défensifs (vous l’aimez cette expression !),
Inadaptés sociaux (vous l’aimez cette expression !),
Nous vivons retournés comme des gants, vulnérables et détruits, en reconstruction permanente, Saint Sébastien, nous avançons vers les flèches, nous guidons les flèches, nous sommes égarés au point de vous dire où nous frapper.
Car nous vous aimons.
Violeurs, infanticides, violeurs incestueux, nous n’avons que vous.
Nous vous entendons, vous autres, innocents glorieux de votre propre béatifications, habitant du moyen terme, voyant aux paupières cousues, consommateurs de tous les prêts-à-porter, prêts à taux d’usure, compagnons de routes de l’ignominie.
Vous aussi, nous n’avons que vous.
Et nous vous aimons.
Ne craignez rien, nous vous haïssons aussi.
Et nous avons aussi pitié de vous.
Car nous sommes libres de toutes vos entraves.
Nous ne croyons en rien.
Pas même en nous-mêmes.
Formidable liberté.
Nous pouvons construire n’importe qui des ruines de nous-mêmes.
Nous sommes en kit. En Lego, en Meccano, en puzzle.
Indestructibles car reconstructibles.
Chaque jour nous renaissons.
Chaque jour nous sommes neufs, vieillards démolis, plein d’expérience, nourrissons innocents prêts à massacrer.
Voyez-vous comment nous vous aimons ?

*

Vous passez par l’amour.
Toujours.
Vous commencez et vous finissez par l’amour.
Vous dites que vous nous aimez, et vous nous voulez du mal.
Vous nous aimez.
Vous nous caressez, vous nous choyez et vous nous battez.
Vous nous protégez, vous nous nourrissez et vous nous violez.
Vous passez par l’amour, vous nous aimerez toujours, nous sommes ce qu’il y a de plus précieux au monde pour vous, nous sommes de votre chair, de votre sang.
Et notre sang, vous le buvez.

*

Nous sommes la transparence.

*

Nous avons quelque chose.
Ce que nous avons vous le désirez,
Ce que nous avons vous le voulez,
Ce que nous avons nous vous le donnons,
Nous vous le donnons, cela nous tue,
Cela nous meurtrit, et nous détruit,
Mais nous vous le donnons.
Ce que vous voulez que nous avons,
Cela nous meurtrit et nous tue,
Mais nous vous le donnons.
Nous ne pouvons faire autrement,
Cela nous tue et nous vous le donnons
Car nous n’avons que vous,
Nous vous le donnons, cela nous tue
Et nous le savons, nous le savons
mais nous vous le donnons.
Nous n’y pouvons rien,
cela nous tue et nous le savons,
mais nous n’avons que vous,
Nous n’avons que vous,
Et nous n’y pouvons rien,
Rien d’autre que vous.

*

Nous n’avons que vous.
Comprenez-vous ?
Comprenez-vous ?
Comprenez-nous !
Comprenez vous, vous !
Comprenez qui vous êtes,
Comprenez ce que vous faites,
Comprenez ce que vous nous faites.
Comprenez ce que vous êtes,
Comprenez-nous et cessez de nous comprendre !
Cessez de nous comprendre dans vos vies !
Avec ce que vous nous avez fait.
Avec ce que vous nous faites.
Avec ce que vous nous avez frappés
et comment vous nous avez frappés.
Aussi fort, aussi rompus, aussi loin au fond de nous, aussi profondément dans le corps de nos vies.
Comment vous nous avez fait aussi mal.
Comment vous nous avez fait aussi mal.
Comment vous nous avez démolis, rompus et corrompus,
Comment nous vivons ainsi démolis, rompus et corrompus, brisés, émiettés, déchus, infinitésimaux.
Il faut bien que nous vous aimions.
Sinon, que serions-nous ?
Nous n’avons que vous.

*

Il faut bien que nous vous aimions
sinon que serions-nous ?
De ce que nous subissions, nous subsistons,
de ce que nous vivions, nous mourons,
il faut bien que nous vous aimions, sinon,
sinon, quoi et qui serions-nous ?
Sinon, non, si, non, si,
cela nous ressemble
non et si, sinon.
Non, nous vous aimons,
si, nous vous haïssons !
Non, si, sinon, que serions-nous ?
Par vous nous existons et mourons,
à chaque minute de chaque heure,
à chaque douleur de chaque sourire,
à chaque mourir de chaque éveil,
nous vous aimons de haine,
non, non, nous avons dit non
et vous si ! À chaque respire,
à chaque crevire, à chaque chavire,
nous vous haïssons d’amour.
Nous sommes les navires
de vos infâmes désirs,
vous êtes le naufrage
de nos âges tendres et ingrats.
Pour cela nous sommes l’ingratitude,
la tendresse de vos abîmes.
Nos yeux sont des yeux de Caïn
attachés à vos visages d’anges putrides,
collés à vos effluves, musc de vos parfums,
regards de Méduse, nous vous voyons,
et nous rions.
Vous qui ne savez rien, qui ne voyez rien,
nous vous comprenons, nous vous savons,
nous n’avons que vous, comprenez-vous ?
Vous ne nous êtes rien parce que vous étiez tout.
Vous étiez tout avant et à ce jour, moins que rien.
Vous fuyez. Fuyez toujours plus loin,
plus profond, jamais rassasiés, sans fond,
sans lendemain, sans hier, sang de plaie.
Sang de nos corps envahis et blessés,
sang d’aucune rédemption, sang d’encre noire,
sang de chancre, ni paix ni rémission.
Oui nous vous comprenons, vous êtes en nous,
par effraction, squatteurs immondes,
par là nous vous comprenons et vous haïssons,
sang pourri, gestes contaminés, sang éclaboussé,
d’où vous vient la survie à ce que vous êtes,
sinon, que notre sang vous irrigue malgré nous ?
Contre nous, notre sang vous oxygène,
envers et contre nous, notre sang, votre vie !

*

Nous n’avons que vous !
Au premier jour, au dernier jour,
pour vous nos fesses sont des joues,
à l’heure de la protection, c’est la démolition,
à l’abri de vos ailes sont vos meurtres de nous,
nous n’avons que vous, comprenez-vous ?
À l’abri de vos meurtres nous nous réfugiions,
qu’aurions-nous pu faire sous cet Orion de fer,
croix céleste de fer et d’enfer,
nous n’avions que vous,
comment nous en défaire
sans nous défaire ?
Comment nous refaire, nous étions déjà refaits !
Nous avons conquis l’incertitude, le vague, le flou,
nous sommes construits de doute et d’incroyance,
transgression, transgestion, nous sommes aléatoires,
nous confirmons la théorie des quantas
nous sommes partout à la fois,
dans la douleur et le rire en même temps,
ailleurs et et ici, présents dans la distance,
absents dans la présence,
abscons d’évidence intelligible,
nous traversons les murailles
où nous ne sommes pas passés,
nous épousons les funérailles,
nous naissons et mourons
nous fusons, nous sommes la vie !
Vivre, mourir, nous savons et nous rions.
À chaque seconde que nous faisons,
nous naissons et mourons, nous sommes la vie !
Nous savons, nous rions, nous mourons !
Nous n’avons que vous, sans cesse nous naissons.
Sans cesse nous mourons, sans cesse nous naissons.
Sans cesse vous ne voyez que les fesses,
sans cesse nous vous contemptons et conchions !
Vous nous voyez en joues nous vous baisons,
vous nous voyez en fesses, nous vous conchions !
Sans cesse !
Nous ne sommes pas ce que vous êtes.
Nous vous regardons et nous rions car nous savons,
nous pleurons car nous vous savons,
nous pleurons car nous vous sauvons,
parce que nous n’avons que vous.
Nous ne sommes pas ce vous êtes,
chaque fois que nous mourons,
chaque fois que nous naissons,
nous nous créons et nous recréons,
nous sommes la vie vivante, la vie créante,
la profusion, la multiplication des considérations,
l’amplification divinatoire de nos nous-mêmes,
la miraculation de nos résurrections insurrectionnelles,
nous sommes des millions de nous-mêmes uniques,
nous sommes la lumière de l’ombre dansante
nous sommes la froidure des canicules mortelles,
nous sommes l’annonciation de nos incarnations divines,
nous sommes la chute de nos ascensions vertigineuses,
nous sommes la vie vibrante, créative surgissante,
nous sommes la mort des illusions.
Nous n’avons que vous, mais nous nous avons, nous !
Je suis nous, nous sommes je, nous sommes des millions
en nous, en moi, en vous, nous sommes partout,
le centre de nulle part, la circonférence de tout,
la somme nulle de tous les absolus,
le virus de tous les vecteurs,
nous sommes la vie, l’indifférence passionnée,
le gamète fou, l’oothèque borgesienne,
la virulence utérine, l’éjaculation mirifique,
l’ovule incantatoire, l’ovaire intersidéral,
la sagesse explosive, le savoir ignare,
nous sommes la vie, entendez-vous ?
Vous êtes à la mort ce que l’infantilisme est à l’enfance
vous êtes à la vie ce que la bestialité est à l’animalité
vous êtes au rien ce que le vide est au néant
vous êtes au plein ce que l’ivrognerie est à la plénitude
nous sommes la vie et nous rions du rire de la vie.
Nous rions du rire de tous les rires de la vie,
nous tous, nous tous, ici, demain, hier,
à rire du rire merveilleux de tous les rires de la vie,
nous sommes des milliers de millions de nous-mêmes,
à rire du rire somptueux de tous les rires de la vie.
Et vous ?
Vous êtes au rire de la vie ce que la chiasse
est à la défécation vertueuse, un cataclysme !
Nous sommes des milliards de milliers de nous-mêmes
à rire du rire miracumuleux de tous les rires de la vie.
Nous savons, et nous rions.
Oui nous savons,
oui nous rions,
oui, nous n’avons que vous,
mais vous qui avez-vous en dehors de nous ?



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1ère mise en ligne 15 avril 2013 et dernière modification le 5 juin 2014.
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