la bible, nouvelle traduction
s'expliquer
'la bible, nouvelle traduction" est parue en 2001 aux éditions Bayard

retour pages François Bon

 

 

Premier

Dieu crée ciel et terre

terre vide solitude

noir au-dessus des fonds

souffle de dieu

mouvements au-dessus des eaux

En-tête (Genèse), traduction Frédéric Boyer

la bible, nouvelle traduction
présentation globale du projet sur le site des éditions Bayard


décembre 2003 : reprise en Gallimard Folio - Jérémie suivra en mars 2004

sous la direction de Frédéric Boyer, Marc Sevin et Jean-Pierre Prévost, 20 écrivains et 27 exégètes s'attellent à une nouvelle version traduite de la Bible

avec en particulier Marianne Alphant, Florence Delay, Marie Depussé, Anne Dufourmantelle, Laure Mistral, Marie NDiaye, Pierre Alferi, Jean-Luc Benoziglio, Frédéric Boyer, Olivier Cadiot, Emmanuel Carrère, Jean Echenoz, Valère Novarina, Pierre Ouellet, Jacques Roubaud...

Exode et Jérémie, traduction François Bon

ayant participé au projet collectif Bible 21, je veux rendre compte ici des questions posées par ce projet forcément singulier - ci-dessous :

un entretien avec Patrick Kéchichian (Le Monde), fin août 2001

un entretien avec Belinda Cannone pour Marianne, fin juillet 2001

plus un extrait : Exode / Et voici les noms

 

Dieu dit Lumière

et lumière il y a

Dieu voit la lumière

comme c'est bon

Dieu sépare la lumière et le noir

Dieu appelle la lumière jour et nuit le noir

En-tête (Genèse), traduction Frédéric Boyer

 

entretien Belinda Cannone - François Bon
pour "Marianne", le 31 juillet 2001, à propos de la traduction d'Exode, Jérémie et Lamentations pour "la bible, nouvelle traduction"

Cette participation à la traduction de la Bible a-t-elle un sens par rapport à vos croyances, et si non, pourquoi avoir collaboré au projet?
Le mot de "croyances" ne convient pas à ma formation intellectuelle, je suis athée. Mais j'ai toujours fréquenté la Bible, qui me semble appartenir à l'histoire universelle, autant que les Tragiques grecs ou William Shakespeare, avec en plus une imbrication organique, matricielle, à notre culture et notre langue. Quand Frédéric Boyer m'a sollicité pour Jérémie, j'ai d'abord refusé, justement pour ne pas me mêler d'une aventure liée à un univers philosophique qui m'est étranger. Frédéric a compris, mais est revenu à la charge quatre mois plus tard. Là, j'ai demandé à lire le travail déjà engagé, et j'ai été vraiment surpris par la nouveauté des propositions et des syntaxes, chez Cadiot, Roubaud, Suzanne et les vieillards raconté par Echenoz, l'Ezéchiel de Marianne Alphant, plus le travail de Frédéric Boyer lui-même dans Genèse. L'engagement politique contradictoire de Jérémie dans Jérusalem occupé, la réflexion sur la nature prophétique de la parole, l'alternance de lyrisme et de récit, tout cela m'intéressait, et j'ai accepté. J'ai par la suite accepté aussi Exode, parce que l'écrivain sollicité avait calé en cours de route. Là c'est un récit très répétitif, avec des vocabulaires restreints, une langue souvent bien plus primitive dont je découvrais que la plupart des traductions avaient contourné les difficultés.

Quel sens selon vous à retraduire la Bible aujourd'hui? en quoi les traductions précédentes n'étaient-elles pas suffisantes, ou plutôt qu'apporte celle-ci?
Il ne m'appartient pas d'en démêler le pourquoi, mais en allemand et en anglais des traductions anciennes se sont immédiatement avérées comme fixes et définitives. Dans notre langue c'est rarement le cas, pas plus pour Shakespeare que pour la Bible. Il y a des traductions formidables, mais isolées : L'Apocalypse par Bossuet, les Psaumes par Claudel. J'aime aussi beaucoup la version très rude, très proche du mot à mot hébreu, du chanoine Crampon au début de siècle. Mais la somme des connaissances que nous avons des civilisations voisines, maintenant que nous accédons à leur texte, change notre regard: on ne lit plus la Bible depuis notre tradition monothéiste dominante, mais comme lente émergence de ce monothéisme dans un monde très complexe et sauvage, où la notion de rituels est omniprésente. Les traductions françaises ont toutes été contaminées par la Vulgate latine. Il y a des exceptions: une des raisons de mon refus préalable, c'est le respect que j'ai pour le travail très novateur d'André Chouraqui. S'il y a une justification à cette entreprise, c'est que notre outil de travail c'est la syntaxe. Peut-être nous étions mieux à même de faire surgir une syntaxe depuis la grille de l'hébreu, en requérant tout notre métier d'auteur, notre passion de la langue, à ne pas être trop prisonnier de nos usages concernant les temps, les pronoms, et ne pas adoucir les silences, les énigmes, tout ce qu'on ne sait pas. Si j'ai quelque chose à reprocher à l'ensemble des traductions existantes, hors Chouraqui, c'est ce contournement incessant des angles vifs, les trous qu'on enjambe. Pour lire Hölderlin, chez moi, j'ai plusieurs traductions : pour la Bible aussi j'avais déjà plusieurs traductions. Celle-ci, interrogation par la syntaxe, a d'emblée une place spécifique : par exemple, notre traduction est certainement la plus brève de toutes les traductions jamais faites.

Comment avez-vous travaillé avec l'exégète? dans quelle mesure diriez-vous que vous avez "traduit" la Bible?
Mon cas est particulier, parce que venu tard dans le projet j'ai eu droit à moins de rencontres avec "mes" exégètes, Léo Laberge pour Jérémie, Walter Vogels pour Exode et Jean-Pierre Prévost, par ailleurs coordonnateur du projet, pour Lamentations. Par contre, je me suis aidé d'un logiciel américain très récent, Accordance, qui donne pour chaque mot hébreu sa fonction grammaticale, ses racines, les concordances du mot ailleurs dans la Bible. J'avais devant moi, sur mon écran, l'image de la phrase en hébreu, et j'ai essayé que mon texte surgisse de cette phrase même, dans ses mouvements, sa brièveté, son épaisseur, ses apories parfois primitives. Mais des e-mails quotidiens avec les Québecois me permettaient de découvrir le pourquoi de ces formes ou nuances ou difficultés de grammaire. Et surtout: ils me donnaient, pour chaque verset, le commentaire théorique, la difficulté à ne pas gommer. C'était par contre très frustrant : là où, lisant la Bible, dans nos carnets on reprend une image, en l'accentuant souvent, c'était une constante école de rigueur. Ne rien rajouter, jamais d'effet. Du coup, des centaines d'heures y passaient. Mais je ne veux pas entrer dans ce débat sur traduction ou pas traduction : je ne suis pas traducteur, comme André Markowicz peut l'être. Les préfaces théoriques d'Henri Meschonnic sur comment traduire ont toujours été présentes dans nos échanges. Le culot de Frédéric Boyer, c'est d'avoir choisi arbitrairement vingt et quelques auteurs qui, dans leur registre d'écriture, sont déjà dans le champ défini par tel ou tel livre précis de la Bible. Il nous choisit parce qu'on est déjà à cet endroit, et ce saut dans l'autre qu'est traduire on l'évite : on reste nous-mêmes, mais on s'affronte à un terrible monolithe, tombé en plein dans notre jardin. À prendre comme tel. Et à refaire dans trente ans, avec les mêmes ou avec d'autres : on a imaginé, un soir de déprime ou de consolation, avec l'équipe, de publier un livre avec 20 versions du Livre de Job, traduit par chacun des auteurs du projet.

Dans ce travail qu'avez-vous cherché à faire, quel effet à obtenir? Cela a-t-il modifié quelque chose dans votre travail d'écrivain, ponctuellement ou définitivement?
Je ne crois pas que dans une telle tâche on puisse "chercher à faire". On est trop requis, enfoncé, soumis. Les discussions qu'on pouvait avoir entre nous sur les lectures de tel verset, sur les différents choix de traduction, étaient trop exigeantes, trop passionnantes. Pour chacun de nous, en tout cas pour moi-même, cela veut dire deux ans à ne plus pouvoir se servir naïvement d'un verbe dans son association au temps : le verbe hébreu marque un mode, achevé ou inachevé, une intensité, une réflexion, une transitivité qui peuvent valoir indifféremment pour le présent, le passé ou le futur. C'est un des chantiers que les traductions précédentes avaient laissé en friche. Cela veut dire aussi travailler sur des formes d'individualité complètement séparées de notre philosophie du sujet. Quand Moïse se parle à lui-même, on a Moïse dit. Les traductions précédentes ajoutaient invariablement : se dit. Et puis on est tellement près, par l'argile, le papyrus, de l'origine même de la langue. Forcément cela aura un impact. Lequel, il est trop tôt pour savoir. L'envie de continuer pour soi tout seul, dans son coin, sur Eschyle ou Shakespeare, peut-être.

 

 

Entretien avec Patrick Kéchichian pour Le Monde (fin août 2001)

Comparé à l’exercice de la traduction littéraire dont vous avez pu faire l’expérience, quelles réflexions ce travail particulier vous inspire-t-il ?
L’impression non pas d’avoir travaillé comme traducteur, mais élément d’un collectif, un peu comme l’auteur au théâtre ou au cinéma. Des exigences très précises amenées par les exégètes, quant à l’interprétation, et, nouveauté peut-être : respecter l’obscurité éventuelle, l’énigme du texte, ne pas trancher quand la complexité du texte, l’accumulation des écritures au cours des siècles, ne permet pas l’univocité du sens. Dans Jérémie, à quinze ou vingt reprises, l’exégète avec qui je travaillais a choisi des options d’interprétation en rupture avec celles des autres traductions. Je découvrais cet univers de nuances, d’appui sur les connaissances les plus récentes quant aux langues et civilisations contemporaines de l’écriture de Jérémie. J’ai peur qu’on prenne pour des libertés d’artiste ce qui est, dans l’ambivalence, l’obscurité ou l’énigme, un choix scientifique affirmé, qui ne relevait pas du traducteur.

Quel type de rapport avez-vous entretenu avec les textes bibliques dont vous aviez la charge ? A vos yeux, ce rapport est-il spécifié, ou infléchi, par la nature des textes en question ? En somme, étiez-vous dans un espace littéraire et/ou religieux, et quelle était la mesure de l’un et de l’autre ?
Dans les premières semaines de travail, l’expérience de l’hébreu est totalement dépaysante : plus d’articles, plus de temps aux verbes, mais des modes d’intensité qui valent aussi bien pour le présent, le passé ou le futur. Et pour la question du dieu, on est tout de suite immergé non pas dans quelque chose qui pré-existe, mais chaque texte reparcourt pour lui-même la formation de cette idée, dans le contexte des civilisations qui lui voisinent, tours de magie de Moïse contre tours de magie des devins de Pharaon dans Exode, culte du soleil et de la lune, avec sacrifices et prostitution sacrée contre le rituel judaïque dans Jérémie. Et cela passe par cet infini trou dans la langue, comment nommer dieu, d’Elohim pluriel à Yah singulier, et qu’on n’est jamais totalement sûr que ce qu’on affirme de lui soit effectivement dicté par lui : est-ce que ma parole de prophète est inspirée, quand un autre prophète le prétend aussi, pour s’opposer à moi ? On était convoqué dans tout notre métier, tout notre possible d’écrivain, tout ce qu’on a appris, juste pour arriver à faire simple : ne pas ramener une langue étrangère à des structures de temps linéaire qu’elle ne connaît pas. Je suis bien incapable d’apprécier mon propre travail, mais je sais bien, sous telle image d’Ézéchiel, sous tel verset de l’Ecclésiaste, la masse de travail investie par mes compagnons traducteurs. L’anglais ou l’allemand ont disposé tout de suite d’une traduction définitive ou majeure de la Bible, en français c’est toujours à refaire. Uniquement pour cela : les traducteurs successifs n’ont jamais tenté d’utiliser la grammaire comme langage. Quand on lit les ahurissants Psaumes de Claudel, on trouve Mallarmé partout en arrière. À chaque nouvelle pièce de théâtre, Claudel retraduit des Psaumes, et parfois nous laisse trois versions différentes, à quinze ans d’écart, chacune allant vers plus de liberté : c’est sur cette leçon-là que je souhaitais m’appuyer.

Cette proximité avec la lettre des textes bibliques a-t-elle modifié votre relation à l’esprit, ou au sens, de ces textes d’une part, de la Bible dans son entier d’autre part ?
J’ai certainement gagné à connaître de plus près des hommes profondément religieux, comme Marc Sevin ou Jean-Pierre Prévost, ça m’aide à être athée beaucoup plus tranquillement et lucidement. J’ai relu Salaâmbo ces jours-ci : sous les éléphants qui piétinent les prisonniers, les poitrines craquaient comme des coffres, écrit Flaubert. On se retrouvait à faire ce genre de travail, à marcher dans une sauvagerie qui est notre civilisation d’origine. Et si possible y venir au plus près, en chanteurs : par le rythme et l’image. Notre traduction est sans doute la plus brève de toutes les traductions. La question de l’origine est posée dans chaque verset, mais de façon indissociable pour l’humain et le littéraire. Que la littérature ne puisse jamais être réduite à ses enjeux de grammaire, c’est bien assez de récompense. On est tout le temps, comme dit Jérémie, dans la famine, sous l’épée, et pourtant l’interrogation par la langue est vecteur de transcendance : c’est assez, comme interrogation, pour vivre passionnément ces vieux textes. Probablement il en est de même avec tous les grands textes de fondation de civilisation, de Pausanias à Gilgamesh, à la comoslogie Dogon ou aux épopées celtes. On peut concrètement marcher vers l’origine, et savoir comment il en résonne encore un peu dans la langue d’aujourd’hui. Ces deux ans ne m’ont pas enfermé dans la Bible, ils me donnent envie d’aller voir ailleurs ce travail sur l’origine : ces jours-ci je relisais ce que Peter Brook disait de la langue de Zarathoustra.

Comment avez-vous ressenti le travail en collaboration ? Quelle était la singularité et la nature de votre apport comparé à celui du " spécialiste "? Votre identité, vos " compétences " d’écrivain ont-elles, à vos yeux, donné à cette entreprise un sens, une tonalité propres ? Et si oui, lesquels ?
Je suis arrivé tard dans le projet, et ma relation aux exégètes en a été affectée : nous avons surtout travaillé par e-mail. C’est le québecois Jean-Pierre Prévost, responsable de l’équipe avec Frédéric Boyer et Marc Sevin, un homme très sensible, devenu un ami, qui m’a accompagné au quotidien pendant ces deux ans. Jean-Pierre avait fait une pré-traduction de Lamentations que je n’ai eu qu’à reprendre : tout le travail est de lui. Pour Jérémie, j’avais affaire à un homme qui parle quinze langues, mais qui depuis des décennies vit dans les textes hébreux, araméens, phéniciens, égyptiens. J’avais d’un côté le logiciel américain Accordance, qui donne pour chaque mot de chaque verset la fonction grammaticale exacte et l’étymologie, et d’un autre côté un commentaire extrêmement précis des options théoriques à prendre sur le texte. Au milieu, j’avais à sauter dans le vide, en respectant au plus près les alternances prose poésie, les assonances de l’hébreu, l’inflexion des images. J’essayais que sur l’écran d’ordinateur ma phrase se superpose progressivement à l’hébreu. Les premières séances ont été un peu étrange, aucun des deux ne sachant comment pensait l’autre. Très vite, l’exégète comprenait que l’écrivain, pour revenir à votre mot, ne dispose pas de " compétence ". Mais par contre, dans la balance, on mettait quelque chose de gros : une capacité à laisser vivre leur question dans la phrase. Personnellement, c’est à Edmond Jabès que tout le temps j’ai pensé en avançant dans ce dialogue. Mais ce qui le facilitait bigrement, c’est que chacun des exégètes avait déjà fait intérieurement le constat : les traductions existantes, la TOB en particulier, n’étaient pas en mesure de porter leurs interrogations actuelles. Je m’attendais à une grande liberté créative, on nous a gentiment contraint à une exactitude sans possible relâchement. Les discussions sur le vocabulaire étaient souvent passionnantes : à chacune de mes sollicitations, Frédéric Boyer, Marc Sevin ou Jean-Pierre Prévost me renvoyaient des analyses chaque fois ouvertes, développées selon l’histoire très longue et complexe des mots et des concepts. Les choix étymologiques de Chouraqui, en traduisant montagne par élévation et oiseau par volatile, nous semblaient une piste impossible, en quittant cette force primitive d’image très simple, par un vocabulaire restreint, et qui comporte effectivement l’idée de vol dans l’oiseau, de monter dans montagne. J’ai un immense respect pour la traduction de Chouraqui : les questions les plus pointues qu’on se posait, on découvrait chaque fois qu’il se les était lui aussi posées, là où les autres traductions, TOB ou Jérusalem, avaient contourné ou arrondi les angles. Mais, chez Chouraqui, c’est peut-être au détriment d’une puissance narrative, d’un chant continu, d’une voix qui raconte une histoire : en tout cas, il nous laissait cette carte, en tout respect. Quand j’ai refusé, au départ, la proposition de Frédéric Boyer, c’est que je ne voyais pas comment un travail fait ainsi pouvait s’aligner avec celui d’hommes qui y avaient consacré toute leur vie.

Si cela vous semble nécessaire, expliquez pourquoi votre choix s’est porté sur tel (s) livre (s) de la Bible plutôt que sur un autre.
Quand j’ai refusé la proposition de Frédéric Boyer, c’est aussi que je ne me voyais pas, athée, me risquer dans cet univers. Quelques mois plus tard il est revenu à la charge, et j’ai simplement demandé à lire ce qui était déjà traduit. Devant la qualité évidente, la nouveauté aussi, j’ai accepté tout de suite. Je crois que l’intuition de Frédéric Boyer c’était de requérir pour chaque livre de la Bible un auteur qui était déjà dans ce registre restreint de maniement de la langue. De choisir des auteurs qui n’auraient qu’à continuer d’écrire selon leur esthétique, parce qu’on les prenait tout prêts où les exigeait le dispositif de tel ou tel livre, plutôt qu’une grande traduction unifiante. Isaïe ou Job m’auraient passionné aussi, tout le monde aurait rêvé de faire Job. Baruch, écrivant l’histoire de Jérémie, qui prône la soumission à l’occupant pour rester à Jérusalem, en opposition à ceux qui sont emmenés en déportation à Babylone, mais voit peu à peu l’échec de sa politique, pose des problèmes complètement contemporains. Pour Exode, c’est autre chose : l’auteur qui avait commencé la traduction a bloqué. Comme je terminais Jérémie, et que je souhaitais aller plus loin avec l’hébreu, on m’a confié ce texte : là c’est une couche très primitive de la langue, même plus ancienne que Genèse, avec des séquences de narration répétitives, faites pour la transmission à voix haute par répétition rituelle de la lecture. Et par exemple une ambivalence sur les pronoms, Moïse, celui qui raconte l’histoire de Moïse, et ce que le Dieu est censé avoir dit à Moïse c’est toujours il, et c'est en général occulté par les traductions : en restaurant l’ambivalence grammaticale de l’hébreu, on restaurait l’interrogation sur le statut du discours, indissociable de son usage rituel. Quand Bayard a donné mon texte en relecture à des théologiens officiels, hors de l’équipe, quelques réactions ont été violentes, pareil que la réaction du Vatican quand Bayard a sollicité l’imprimatur : refus qui attriste, mais peut-être de bon augure.

 

Et voici les noms...

le début d'Exode, traduction François Bon / Walter Vogels - © Bayard Presse / la bible, nouvelle traduction

François Bon et Stéphanie Béghain - lecture d'Exode - La Colline, 11 septembre 2001 - photo Olivier Nourisson

 

Et voici les noms des fils d’Israël entrés en Égypte avec Jacob, chacun avec sa maison : Rouben, Siméon, Lévi, Juda, Issakar, Zabulon, Benjamin, Dan, Neftali, Gad Asher, et ceux sortis de la cuisse de Jacob : soixante-dix, Joseph étant en Égypte. Joseph meurt, et tous ses frères, toute cette génération. Les fils d’Israël se reproduisent, ils augmentent, ils multiplient, ils se renforcent de plus en plus, le pays se remplit d’eux.

Un nouveau roi se lève sur l’Égypte, qui n’a pas connu Joseph, il dit à son peuple : Ha! le peuple des fils d’Israël est plus nombreux et plus fort que nous. À nous d’être sages : si vient la guerre, qu’eux aussi sont avec nos ennemis, ils feront guerre contre nous, ils quitteront ce pays. Il met après eux les chefs de corvées pour les affliger de charges, et ainsi ils bâtissent les entrepôts pour Pharaon, des villes : Pitom et Ramsès. Mais plus il les afflige, plus ils multiplient, plus ils éclatent : et eux sont excédés par les fils d’Israël. Alors eux d’Égypte asservissent les fils d’Israël avec cruauté, ils leur font la vie amère, et dure servitude par l’argile et les briques, par la servitude des champs et toute servitude où asservir en cruauté.

Le roi d’Égypte dit aux accoucheuses des Hébreux, et le nom de l’une c’est Shifra et le nom de la seconde Poua, il dit : Quand vous accouchez les femmes des Hébreux, regardez aux deux pierres: si c’est un fils, à mort, si c’est une fille, vie. Mais les accoucheuses craignent Dieu, elles ne font pas ce que dit le roi d’Égypte, elles laissent vivre les enfants. Alors le roi d’Égypte appelle les accoucheuses, il leur dit : Pourquoi vous faites cela, de laisser vivre les enfants ? Les accoucheuses disent à Pharaon : Les femmes des Hébreux ne sont pas comme les femmes d’Égypte, elles sont fortes : quand l’accoucheuse arrive près d’elles, déjà elles ont accouché. Dieu fait du bien aux accoucheuses, et le peuple se multiplie, il se renforce beaucoup. Parce que les accoucheuses ont craint Dieu, il leur donne maison. Pharaon ordonne à tout son peuple : Tout fils accouché, au fleuve. Toute fille, vie.

Un homme de la maison de Lévi va et prend une fille de Lévi, la femme conçoit et accouche d’un fils. Elle le voit, et qu’il est beau : elle le cache trois mois. Quand elle ne peut pas le cacher plus, elle prend un coffre de roseau, l’enduit de bitume et de poix, elle y met l’enfant et le met dans les joncs du bord du fleuve. Sa sœur veille plus loin, pour savoir ce qu’on lui ferait. La fille de Pharaon descend dans le fleuve pour s’y baigner, et ses servantes vont le long du fleuve : elle voit le coffre dans les joncs et elle envoie sa servante, qui le prend. Elle l’ouvre et elle le voit, l’enfant : Regarde, un garçon qui pleure ! Elle a pitié et elle dit : C’est un enfant des Hébreux. Alors sa sœur dit à la fille de Pharaon : Je vais demander une nourrice aux Hébreux pour toi, pour toi elle nourrira l’enfant. La fille de Pharaon lui dit : Va. La jeune fille va et appelle la mère de l’enfant. La fille de Pharaon lui dit : Prends cet enfant et nourris-le pour moi, je te donne salaire. Ainsi, la femme prend l’enfant et le nourrit. L’enfant grandit, et elle le fait venir à la fille de Pharaon, il devient pour elle un fils. Et elle crie son nom : Moïse, et elle dit : Parce que je l’ai tiré de l’eau.

En ces jours-là, ce qui arrive : Moïse a grandi. Il sort vers ses frères et voit leurs corvées, il voit un homme égyptien qui frappe un homme hébreu parmi ses frères. Il tourne son visage d’un côté, de l’autre, voit qu’il n’y a personne, frappe l’Égyptien et le cache dans le sable. Il sort le second jour, et voici : deux hommes hébreux qui se battent. Il dit au criminel : Pourquoi tu frappes ton compagnon ? L’autre: Qui t’a mis, toi un homme, pour chef et juge sur nous ? Tu veux me tuer comme tu as tué l’Égyptien ? Moïse craint et dit : Maintenant, cette affaire-là est sue.

Et Pharaon entend cette affaire, il cherche à tuer Moïse. Moïse s’enfuit loin de Pharaon, il s’installe au pays de Mâdian, il s’installe près du puits. Le prêtre de Mâdian a sept filles. Elles viennent, elles puisent et remplissent les auges pour abreuver le troupeau de leur père. Les bergers viennent et les chassent : Moïse se lève et les délivre, il abreuve leur troupeau. Quand elles reviennent auprès de Reouel, leur père, il dit : Pourquoi revenez-vous si tôt, aujourd’hui ? Elles disent : Un homme égyptien nous a délivrées de la main des bergers, il a puisé pour nous et il a abreuvé le troupeau. Il dit à ses filles : Et où est-il ? Et pourquoi cet homme vous l’avez laissé ? Appelez-le, qu’il mange le pain. Moïse veut bien s’installer avec l’homme et il donne Zipporah, sa fille, à Moïse. Elle enfante un fils et il crie son nom : Gershom, et il dit : Car je suis un étranger en terre étrangère.

Des jours passent, beaucoup, le roi d’Égypte meurt. Les fils d’Israël gémissent dans leur servitude, ils crient à l’aide, et leur appel dans leur servitude monte vers Dieu, Dieu entend leur plainte, et Dieu se souvient de son alliance avec Abraham, avec Isaac et avec Jacob. Dieu voit les fils d’Israël : et Dieu sait.

Moïse conduit au champ le troupeau de Jethro son beau-père, prêtre de Mâdian. Il mène le troupeau au-delà du désert et il vient à la montagne de Dieu, à Horeb. Le messager de YHWH se fait voir à lui dans une flamme de feu au milieu du buisson, il voit et voici : le buisson brûle de feu, mais le buisson n’est pas brûlé. Moïse dit : Détour, détour pour voir cette grande vision : pourquoi ce buisson ne brûle pas ?

YHWH voit qu’il fait détour pour voir, Dieu l’appelle du milieu du buisson, il dit : Moïse, Moïse !

Il dit : Me voici.

Il dit : N’approche pas ici. Enlève tes sandales de tes pieds, car ce lieu où tu te tiens est terre sacrée. Et il dit : Je suis Dieu de ton père, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob.

Moïse cache son visage, car il craint de fixer son regard sur le Dieu.

YHWH dit : Je vois l’oppression de mon peuple en Égypte, j’entends ses cris sous les gardes-chiourme, oui, je connais ses souffrances. C’est pourquoi je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et pour le faire monter de ce pays vers un pays bon et vaste, un pays ruisselant de lait et de miel, dans le lieu où sont le Cananéen, le Hittite, l’Amorite, le Perizzite, le Hiwwite et le Jébusite. Et maintenant, ha, le cri des fils d’Israël est venu à moi, et j’ai vu l’oppression dont les Égyptiens les affligent. Maintenant, va! Je t’envoie vers Pharaon. Fais sortir mon peuple, les fils d’Israël, du pays d’Égypte.

Moïse dit à Dieu : Qui je suis, pour aller vers Pharaon et faire sortir d’Égypte les fils d’Israël ?

Il dit : Parce que je serai avec toi et ceci sera pour toi le signe que moi je t’envoie : quand tu auras fait sortir le peuple d’Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne.

Moïse dit à Dieu : Ha, moi je viens vers les fils d’Israël et je leur dis : Dieu de vos pères m’envoie vers vous. Ils me diront : Quel est son nom ? Qu’est-ce que je leur dis ?

Dieu dit à Moïse : Je serai : je suis.

Et il dit à Moïse : Ainsi tu diras aux fils d’Israël : Je suis m’envoie vers vous.

Dieu dit encore à Moïse : Ainsi tu diras aux fils d’Israël : YHWH, Dieu de vos pères, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob m’envoie vers vous. Ceci est mon nom à jamais, ceci sera ma mémoire, de génération en génération. Va ! Rassemble les anciens d’Israël et dis-leur : À moi s’est fait voir YHWH, Dieu de vos pères, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob, disant : Pour observer, je vous ai observés, et ce qu’en Égypte on vous fait. Et j’ai dit : Je vous ferai quitter l’oppression d’Égypte, vers le pays du Cananéen et du Hittite et de l’Amorite et du Perizzite et du Hiwwite et du Jébusite, vers un pays ruisselant de lait et de miel. Ils écouteront ta voix et vous irez, toi et les anciens d’Israël, vers le roi d’Égypte. Vous lui direz : YHWH, Dieu des Hébreux, s’est révélé à nous. Maintenant laisse-nous marcher trois jours dans le désert et aller sacrifier à YHWH notre Dieu. Mais moi je connais le roi d’Égypte, il ne vous laissera pas partir, sauf par main forte. Alors j’étendrai la main et je frapperai l’Égypte avec tous mes prodiges, que je ferai en son plein milieu. Après cela, il vous renverra.

Moïse répond et dit : Mais ils ne me croiront pas, ils ne m’écouteront pas. Ils diront : YHWH ne t’est pas apparu.

YHWH lui dit : C’est quoi, là, dans ta main ?

Il dit : Un bâton.

Il dit : Jette-le par terre.

Et il le jette par terre et il devient un serpent et Moïse s’enfuit de devant lui.

YHWH dit à Moïse : Avance ta main, et attrape-le par la queue.

Il avance la main, l’attrape, et dans sa paume il redevient bâton.

Ceci pour qu’ils le croient, que YHWH, Dieu de leurs pères, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob s’est montré à toi. Et YHWH dit encore : Maintenant, entre ta main dans ton sein.

Il entre sa main dans son sein, et il la sort de son sein et voici : sa main a la lèpre, couleur de neige.

Il dit : Retourne ta main vers ton sein.

Il retourne sa main vers son sein, il la sort et voici : elle est redevenue comme le reste de sa chair.

Il en sera ainsi : s’ils ne te croient pas et s’ils n’entendent pas le message du premier signe, ils croiront le message de l’autre signe. Et il en sera ainsi : s’ils ne croient pas même à ces deux signes et n’écoutent pas ta voix, tu prendras l’eau du fleuve et tu la répandras sur la terre sèche, et l’eau que tu auras prise du fleuve sera du sang sur la terre sèche.

Moïse dit à YHWH : Ô, Seigneur, je ne suis pas un homme pour parler, et hier pas plus qu’avant-hier, pas plus que depuis que tu parles à ton asservi. Parce que moi je suis lourd de bouche et lourd de langue.

YHWH lui dit : Qui a mis une bouche à l’homme, qui le rend muet ou sourd, voyant ou aveugle, sinon moi, YHWH ? Alors maintenant, va ! Et moi je serai avec ta bouche, je t’instruirai de ce que tu diras.

Il dit : Ô, Seigneur, envoie quiconque tu voudras !

La colère de YHWH brûle contre Moïse, il dit : N’y a-t-il pas Aaron, ton frère, le Lévite ? Je sais que pour parler il parle, lui. Et même, voici : il sort à ta rencontre, et quand il te verra, il se réjouira en son cœur. Tu lui parleras, et tu mettras les paroles dans sa bouche. Et moi je serai avec ta bouche et avec sa ouche et je vous instruirai de ce que vous ferez. Lui, il parlera pour toi au peuple. Lui, il sera pour toi une bouche, et toi tu seras pour lui un Dieu. Et ce bâton prends-le dans ta main, avec lui tu feras les signes.