< Tiers Livre, le journal images : 2020.06.15 | notion d'un abri (marais poitevin #2)

2020.06.15 | notion d’un abri (marais poitevin #2)

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Bien sûr, avec mes proches, et depuis longtemps, on habite : une maison, son terrain, un quartier, une ville, une région, un pays. Mais à l’intérieur de soi c’est plus ambigu, et renvoie aux mots, aux concepts, qui sont ceux du Combray de Proust — recomposition fictionnelle de plusieurs maisons d’enfance —, du Enfance berlinoise de Walter Benjamin qui ne pouvait pas y revenir, de la page habiter de Perec dans Espèces d’espaces, lui dont l’enfance n’a pas eu de lieu, et de ce qu’on brasse conceptuellement aussi sur la ville, la recomposition des territoires qui vide à distance les plus petites des villes (mais justement, celles qui étaient nôtres), ou la différence de statut qui est la nôtre dans le brassement de la vie urbaine, le déplacement aussi du mot habiter qui s’induit par l’espace de travail, comme il pouvait l’être pour le luthier (j’en photographie souvent aussi), ou l’artisan photographe de village (ce qu’était à Damvix autrefois l’étrange cousin Brocq) et qui fait qu’un site Internet comme celui-ci a partiellement aussi valeur d’habitation.

Même aujourd’hui, déménager ne m’effraierait pas : une chose est de la maison fonctionnelle, quand bien même l’affection ou les souvenirs qu’on y a, et autre chose ce sentiment (ou pas) d’habiter. J’ai pas mal d’amis et de proches qui ont su le concilier, et pour moi ce n’est jamais passé comme un impératif au premier plan. Pourtant, quand tu es confronté à cette notion, impalpable et soudaine, qu’ici tu pourrais habiter, qu’ici tu aurais abri, c’est un sentiment complexe, avec de la mélancolie, une détresse aussi peut-être. Ce n’est pas une sensation immobilière, ni localisée.

Evidemment, tout cela prend un effet de pointe soudaine et imprévisible dans les poches qui évoquent l’enfance. Un arrangement de murs, l’opacité d’une fenêtre, le banc fait de trois pierres de taille dont une s’est écroulée et personne pour s’y asseoir ?

Dans la maison d’enfance tu retrouves des lectures, ici tu avais trouvé la Jangada de Jules Verne mais tout pareil le sous-marin de Vingt mille lieux et la ville des Cinq cent millions de la Begum eux aussi basés sur la puissance imaginaire qu’englobe le concept d’habiter, lui qui écrivait-vivait dans sa cabine de bateau à quai.

Donc avoir affaire au mot habiter mais comme sensation ; à des constructions qui n’ont rien d’une maison. De telle station de pompage, grise et circulaire en plein champ, autrefois tu disais qu’elle pourrait être ta maison de campagne. C’est lié à l’écriture, sourdement : ici tu pourrais avoir une table, des livres sur une étagère, et écrire. Alors tu photographies, tu remercies, tu repars.

Rien de psychologie dans tout ça, plutôt de comment une fraction de seconde une composition issue du réel apparaît comme image et nous contraint à décrypter cette pulsion de photographier. On voit sur le sol, qui dépare l’image, l’empreinte terreuse d’une bâche à déblais blanche de nylon trop réfléchissante que j’avais déplacée avant de cadrer, à six mètres puis me rapprochant : est-ce que j’aurais dû la laisser ? Ce genre de question recouvre toutes les autres, après, en fait.

 

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 juin 2020
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