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2019.10.05 | fouiller le visible (doublement plus visible)

une autre date au hasard :
2020.09.27 | Soulac, nous sommes nuit
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« Fouiller le visible », c’était le mot d’ordre de Théodore Rousseau, qui pour moi était surtout un nom, associé à l’école de Barbizon. C’est cet après-midi au Louvre, en circulant parmi nos lycée pro, salle Corot et la voisine, ce tableau tout noir. Reinhardt au Moma oui, mais c’est quoi ce tableau noir en peintur française. J’approche du cartouche, et le mot Poitou donc là ça me concerne. Château des Souliers : je ne connais pas. Ce soir, je trouve château de Soulier près de Cerisay (Heuliez...), et comme par hasard la mention que le château a été vendu en 1911, et tous les arbres dépecés, premier geste de l’acheteur, sans doute le bois valant mieux que les pierres :

Le château du Soulier fut mis en vente vers 1911. Dans un premier temps, vers 1913, les arbres des différentes allées : celles des châtaigniers, des cerisiers et des ormeaux, ont été abattus et vendus. Puis, le château et les terres attenantes furent partagés en quatre lots.

Donc il s’agit bien de celui-ci, et tout d’un coup la mise en abîme : cette année d’arbres, que peint Rousseau Théodore, comment ne noircirait-il pas, puisque depuis un siècle faite planches et poutres.

Pourtant ça n’explique pas le tableau noir. Le cartouche informe : au fil du temps, le coloris s’est assombri en raison de la composition de matière picturale. Te voilà dûment renseigné, merci amie restauratrice si tu peux m’éclairer : Rousseau Théodore a donc composé un tableau — et moi j’affirme que c’est certainement volontaire, dans la prescience que le lieu disparaîtrait — destiné à devenir uniformément noir.

La matière picturale, comme dit le cartouche, ne fait pas que s’assombrir, elle se craquèle, et c’est un magnifique autre tableau qui surgit, maintenant que la réalité de l’allée a cessé, et que la première réalité du tableau aussi a cessé. J’ai fait au moins 30 photos, en voici quelques-unes. Sans le Poitou je n’y aurais pas été voir, mais c’est notre lot aussi avec le livre, et encore plus avec nos productions Internet : elles cesseront, elles s’assombriront et disparaîtront, à mesure aussi que le réel dont on parle cesse et s’évanouit.

Ce soir, j’ai des pensées pour Théodore Rousseau : sa peinture refoulée des Salons, il quitte Paris et s’installe en lisière de la forêt de Fontainebleau, c’est là, à Foljuif, qu’on faisait nos stages Normale Sup (ici, puis ici ou ici... — c’est comme toutes les bonnes choses, un jour ça finit). Dans ce château de Soulier, il décide de peindre l’allée de châtaigniers, et la voilà qui devient monstres fantastiques, végétation lovecraftienne, et s’absorbe dans le noir, tandis que le château est démantelé, les arbres arrachés.

Il reste un cavalier et deux minuscules personnages, mais eux aussi disparaissent, ont presque disparu, encore plus vite que la végétation. Rousseau aurait été meilleur peintre de ne pas les peindre, mais c’est maintenant qu’il pourrait le découvrir.

J’espère que le Louvre gardera longtemps, en hommage à tout cela, le tableau presque entièrement noirci, et qui noircira encore. Avoir fouillé, dans le visible, le noircissement qui était le destin tout prochain de ce qu’il regardait et voyait, condamner son tableau à le prouver par l’usage de cette peinture qui irait, irrémédiablement, s’assombrissant et qui fait qu’on tombe aujourd’hui en arrêt devant ce monstre noir, avec reste de perspective sous allée cavalière.

 

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 octobre 2019
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