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2019.08.28 | de si l’image rêve de son épaisseur

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« Je m’intéresse à l’épaisseur de l’image », me dit un ami, Nicolas Vermeulin — voir son ZetMaG, langages/espaces, et ça me plonge tout d’un coup dans un abîme : — Hey, mec, t’avais jamais réfléchi à ça ?

Alors vas-y, coup de Google sur épaisseur de l’image et surgit tout frais très belle approche théorique de Tristan Garcia en 2012, moi qui ne le connaissais qu’en tant qu’écrivain (l’auteur de « 7 », vous savez...) : quelle est l’épaisseur d’une image ?, il faut donc que ce soit un romancier qui vienne raconter ça aux photographes ? Mieux que ça, il commence par la question de l’épaisseur du livre imprimé par rapport à la non-épaisseur du livre numérique, point que j’avais abordé dans Après le livre après un billet d’Eric Chevillard, c’est ici.

Sur cette étude on reviendra demain, au moins sur cette question d’un imaginaire de l’épaisseur que nous-mêmes conférons à la photographie, qu’elle ne contient pas — selon Tristan Garcia toujours —, tout en ne pouvant être réduite à sa seule surface.

Alors à quel niveau de proximité une photographie (et, en bon lecteur de Gilbert Simondon, le choix du plus bel objet technique manufacturé, portant marques de son usage) peut-elle se départir de cette soumission au réel pour devenir paysage abstrait ? Et si je propose de ce même objet croisé là, en allant chercher mon pain au village et gambergeant sur cette épaisseur de l’image non pas une, mais 15 images, est-ce que la série, qui disperse le réel et empêche que ses fragments représentés se rejoignent, peut constituer, dans le dépli de la page web, cette épaisseur qui n’a sens que dans cette recomposition mentale permanente où nous sommes, autant devant l’image que dans le texte ?

La résolution de l’oeil humain est de 576 mégapixels, apprendrai-je en cours de route, soit donc 30 fois mes photos à 20 millions de pixels, le moindre smartphone en faisant autant d’ailleurs, image plate ou pas ce n’est pas le nombre de pixels qui compte, mais l’algo qui reconstruit l’illusion d’image visuelle à partir des compressions obtenues). Nos écrans ont une résolution de 72 DPI (points par pouce), nous imprimons à 300 DPI, mais quand nous photographions ou filmons c’est en 4K soit donc du 3 980 DPI, voire 6K ou plus mais ça ne servirait à rien ? Que si. On peut recadrer en restant au-delà de la résolution d’export, et l’interprétation colorimétrique de chaque pixel sera nettement plus fine, même si par exemple pour une vidéo (ou pour les photos que j’installe dans ce journal) on est en 1080. N’empêche qu’on sera toujours dans le bricolage par rapport à l’oeil humain ordinaire, le chien, l’ours et le myope comme je suis étant nettement en retrait : moi c’est l’appareil qui me sert à voir en me révélant la netteté interdite du monde, mais c’est une autre histoire.

Sauf que l’oeil ne fonctionne pas en pixels, les 5 millions de cônes et bâtonnets de la rétine sont en contact avec ce pédoncule du cerveau que l’embryon pousse à leur périphérie vers la troisième semaine (ce qu’à ceux de ma génération on apprenait être le « nerf » optique, ô la honte), et cette résolution résulte précisément d’une interprétation elle aussi algorithmique du cerveau, fabriquant l’illusion visuelle selon confrontation aux images pré-acquises et validées par l’expérience, fût-ce celle du rêve. D’où le fait que rien de tout ça ne soit simple, et si des zigues comme moi s’en occupent c’est que ça concerne aussi la recomposition des lettres et des mots dans le déchiffrement cinétique à 14 tampons la seconde qu’on appelle la lecture. La meilleure définition que nous obtenons (de nos objectifs, plus que de nos capteurs ?), juste une prothèse pour illusion de relief à effet de réel — ben oui, mais y a longtemps que ça dure et c’est comme le roman, on s’y attache.

On la fabrique donc comment, cette illusion d’épaisseur dans la surface sans épaisseur de l’image ? Parce que l’image rêve de son épaisseur, suggère Tristan Garcia dans ce texte incroyable.

Pour nous qui lisons Gilbert Simondon, ces aller-retours perception, interprétation mentale, construction d’une représentation et confrontation avec la réalité extérieure — qui n’est pas image et n’en produit pas d’elle-même (sauf action particulière, type sténopé ? —, ces jeux sont la base même du trouble qui est aussi celui de la représentation littéraire, c’est bien pour cela que l’hypothèse de Vilèm Flusser, faisant de l’écriture un épisode organique à l’histoire générale de l’image, nous est un outil d’une telle force, quand nous errons comme aujourd’hui nous errons.

Ce sont des questions. L’épaisseur de l’image, est-ce la photographie à partir du moment où elle ne documente pas, ne représente pas, mais en appelle à la seule reconstruction mentale, gratuite et flottante, pour se constituer illusion d’objet réel ?

Et si vous avez vous-même une réponse à cette question d’une épaisseur de l’image, bienvenue pour la publier ci-dessous... Ma réponse à moi, comptez : elle est dans la quinzième image (et j’ai gagné).

Un remerciement sincère à Nicolas Vermeulin, qui a provoqué cette réflexion, mais qui n’aime pas trop les tractopelles ! — si vous êtes facebookien, ne manquez pas son mur...

 

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 28 août 2019
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