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2017.03.21 | coeurs de canard

Qu’on voie d’abord la vidéo : on est bien reçu, aux Rencontres à lire de Dax, un de ces rendez-vous comme on aime, où il ne s’agit pas de bêtes à signature empilées mais de partages et travail, écoute. Première fois que j’étais venu c’était pour parler littérature numérique, puis revenu au moment de la sortie de mon Proust on en avait fait une lecture avec Claude Barthélémy à l’oud. Le maîte d’oeuvre, Serge Airoldi, est une personnalité rare – après son livre sur l’Adour, om vient de publier un livre vraiment magnifique et important, son Rose Hanoï chez Arléa. Je ne sais plus quand est née avec lui l’idée de l’atelier d’écriture, mais vraiment il n’y avait pas à hésiter – et s’est greffée l’idée de la perf Lovecraft le lendemain.

Il y a aussi tout ce tissu des éditeurs dits « petits » installés à Bordeaux ou auprès, comme Louise Bottu, les éditions de l’Attente, William Blake.

Alors tout ce prologue juste pour dire qu’aucune moquerie ni sarcasme, ce n’est pas le genre maison, juste petite bribe de réflexion.

Une autre spécialité de l’accueil à Dax, même si le vieil et historique hôtel Splendid qui servait de havre aux rencontres est en travaux pour rénovation, les repas pris ensemble, un peu comme à la Baule ou à Bron. Là c’était restaurant La Cuisine, qui dit fièrement proposer les plats de nos fermes. Et le samedi on s’est régalé.

Bien sûr, en ce cas, menu unique pour les invités des rencontres. Mais quand, le dimanche midi, on nous a apporté les coeurs de canard, j’ai bien vu les réactions autour de moi.

Moi aussi, ça m’a surpris. J’ai dit à mon voisin, je crois : — Je n’avais jamais pensé que les canards avaient un coeur.

Je crois avoir été le seul à manger le truc jusqu’au bout. J’étais dans un drôle de voyage intérieur, mais qui n’avait rien à voir. Lorsque interne au lycée, dans les années glorieuses de l’après 68, puis ensuite à Angers Chevrollier à la prépa Arts et Métiers, je crois qu’au moins une semaine sur deux, si ce n’était pas une fois la semaine, on nous servait à la cantine du coeur de boeuf. Les abats coûtent moins cher. Ado on dévore. Là, goûtant les coeurs de canard, je redécouvrais l’exacte consistance et l’exact arrière-goût de ce qu’on nous servait à la cantine, pour baisser le budget. Réminiscence proustienne si l’on veut, elles sont suffisamment rares pour qu’on les accepte.

Ces dernières semaines, on en a lu, des articles sur la recrudescence de la grippe aviaire dans les départements du sud-ouest. Des chiffres qui vous paraissent hallucinants si on essaye d’y joindre une image : 600 000 volatiles détruits. On avait donc besoin d’en élever tant ? Juste pour ces questions de gavage forcé, et le foie gras qui devient consommation de masse (aisée) à Noël ? Alors, oui, probablement, ils ne vont pas gaspiller les coeurs.

Dans nos façons rurales de se nourrir – je parle de l’enfance – les traces de l’économie de subsistance étaient structurantes : farci poitevin avec de l’oseille et un bout de lard, ou ce qu’on prenait à ce qu’offrait généreusement la mer avant qu’on la racle elle aussi. Escargots ou cuisses de grenouilles, j’en ai parlé ici.

C’est cela probablement aussi qui a basculé. Parce que les usages alimentaire ont basculé dans l’ère de l’industrie et de la consommation orchestrée ? Par la conscience qui lève d’un déplacement d’équilibre, l’anthropocène dans un espace de crise, s’il est capable de mettre en cause ses propres ressources ? J’attends avec une vraie hâte le livre de Martin Page à paraître ces jours-ci, Les animaux ne sont pas comestibles.

Je ne crois pas être prêt, à 63 balais, à me faire végétarien. Je constate que mes propres usages alimentaires ont largement baissé en quantité, et que ce qui est viande a encore plus diminué.

La question des usages traditionnels est plus difficile à débrouiller. Ce même repas, comment s’empêcher de rire à ce qui fusait entre les frères Marcadé et Serge Airoldi, où la tauromachie fournissait aux anecdotes ? La répulsion que j’ai à ces spectacles – oui, malgré Leiris, Picasso et les autres – est à peu près proportionnelle à ce que j’ai constaté de mes voisins qui ne pouvaient se faire à l’idée de mâcher les coeurs de canard.

Il y a certainement une légitimité (pour les Marcadé, elle est même familiale) à ces rituels, et les hommes qui s’y illustrent. Probablement que la beauté des êtres et des choses, dans un territoire particulier (et nous l’aurions perdu, dans nos villes grises ?) tient à cette capacité de résistance, et que perdure ce qui vous a formé. Et que ça concerne la fonction de l’écarteur dans la corrida comme de manger aussi les coeurs de canard. Nous, en Vendée c’était les têtes de poisson, la fressure de porc, les pibales quand les embryons d’anguille, dûment protégés aujourd’hui, remontaient les marais.

Je le redis, vidéo à l’appui : le bonheur de l’accueil à Dax – et la façon dont s’est si bien passée cette journée d’écriture à la bibliothèque – c’est précisément par l’identité si forte associée au territoire, et ce n’est pas à prendre au détail. Me reste cette brutale dépossession de mémoire, le goût et la consistance des coeurs de canard renvoyant à la cantine de lycée des années 69-70, où c’était coeur de boeuf et pas bifteck qu’on vous servait le jeudi, comme le mercredi c’était saucisse purée et poisson bouilli le vendredi.

Et si ça vous questionne encore à huit jours de distance, raison suffisante pour l’évoquer, sans rien trancher, jamais rien trancher ?


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 21 mars 2017
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