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2016.08.20 | littérature & politique

Pas pu m’empêcher d’aller lire sur l’ordi l’article du Monde qui s’intitule « une rentrée littéraire prometteuse », même si je sais bien que c’est pas eux qui font la pluie et le beau temps, et que c’est à nous de faire le job pour les livres qu’on souhaite défendre – par exemple eu plaisir à voir surgir Thomas Giraud qui publie une fiction biographique sur Élisée Reclus (pourtant chez un « petit » éditeur, La Contre Allée) et apparemment ils ont manqué à citer les Vies prolongées d’Arthur Rimbaud de Thierry Beinstingel qui est pourtant un fameux morceau.

Pas beaucoup lu les journaux sur mon ordi ces dernières semaines, le Monde est tout confit de religion molle, et s’incliner devant l’air du temps c’est pas trop mon truc – serais plus enclin à être bien plus activement athée, alors qu’en général j’embête pas le monde avec ça. Plus tu rajoutes les jeux olympiques ou leur série minable sur la vie privée du d’Ormesson plein de maisons c’est à pleurer.

C’est juste une phrase qui m’a fait tiquer : le journaliste (Eric Loret s’appelle, je le croyais à Libé ce gars pourtant), et ça change pas, dans la marée commerciale on parle de « cru » comme si déjà on savait que de tout ça dans deux mois plus personne en parlera, c’est un article qui cherche à réfléchir, ce qu’est pas fréquent dans le Monde des Livres, il cite même l’ami Dominique Viart (sans dire où il a été pêcher ces réactions de Dominique d’ailleurs ?), c’est une sorte de retournement un peu naïf : « face à l’actualité menaçante et la difficulté croissante de comprendre le ­délitement de ce qui a pu constituer ­naguère notre monde, un certain roman français persiste à tourner en rond, à narrer l’épopée de la généalogie et du patrimoine ». Comme si le roman de rentrée littéraire n’était pas toujours constitué à 85% de daube sur histoires de famille et couples en détresse, mais comme si aussi cette question d’une actualité menaçante était nouvelle.

Je vais pas en faire des tartines là-dessus, mais est-ce que l’horizon noir dont parle Baudelaire ce n’est pas notre avant-dire dans chaque mot qu’on écrit, sans même convoquer le écrire après Auschwitz d’Adorno ?

C’est plus une question de rôle et de posture dans la littérature. J’en connais, de jeunes grands intellectuels engagés qui une fois par mois écrivent au courrier des lecteurs du Monde ou de Libé, moi je serais plutôt à me radicaliser précisément dans l’interrogation sur la littérature elle-même. Là ça fait une semaine que je marine dans Baudelaire les mois qui suivent son retour à Bordeaux, évidemment qu’on se pose des questions sur son propre être citoyen.

Me souviens, il y a un an, comment on avait appris (encore, partiellement) vers 13h l’attentat à Charlie Hebdo, et qu’à 14h je lançais mon atelier en parlant de Charles Juliet, et les étudiants – soit pas au courant (sauf un coincé dans sa piaule la maison d’en face), soit parce que ces noms leur étaient une réalité lointaine – avaient pas trop compris pourquoi je tremblais, et cet hiver encore après le Bataclan je devais faire un cours sur Gracq pendant 2 heures j’avais parlé de la tragédie grecque. Je crois que c’est ma façon d’assumer mon être citoyen, et je suis reconnaissant de ce point de vue à l’institution qui m’emploie, de me donner ce territoire et cette intersection vive où enseigner signifie justement ce travail dans la confrontation au monde.

Et effectivement ça nous déborde : il y a ceux qui se noient, il y a les bombes, et dès qu’on s’écarte de la vieille Europe élimée on n’en finit pas de faire voie au pire. Et toi tu marches dans ta montagne.

Puis relisez L’été 80 de Duras et savoir si ce pire est notion relative ou absolue, ou pérenne ou transitoire, et si la question même de l’abîme (pourquoi je traduis Lovecraft, tous les jours) n’est pas inhérente à notre existence même, le zu Grunde gehen de la Logique de Hegel ?

C’est bien là où le paradoxe commence : dans ce qui signifie plus, à ces actes de blaireaux (encore, en ai vu un dans les phares avant-hier, de blaireau : animal magnifique et pacifique), la réflexion commence à la recontextualisation. Il n’y a jamais eu d’abandon de notre position intellectuelle parce qu’un connard plante un couteau dans la gorge d’un pilote d’avion et le balance sur le WTC, puisque c’est en 2001 que tout ça a commencé. Me souviens que Mécanique sortait chez Verdier, que j’avais été invité ce 11 septembre 2001 au 13h de France Inter, qu’ensuite avec Michel Piccoli et Maryse Hazé on était à parler de la mort de Koltès, l’actualité était si vide que dans ce 13h ils avaient fait part de la découverte à l’ambassade US à Moscou d’un chat équipé d’un microphone sur la queue, paraît-il. Alors oui, est-ce qu’on relit Claude Simon, ou Sarraute ou Beckett, dans une relation plus vertigineuse à l’imbécillité du monde qui tombe, est-ce que le travail – pour moi difficile, lent et raboteux – sur des questionnements décisifs comme ceux de Stiegler ne tiennent pas d’un impératif moral qu’on aurait pu tenir il y a quelques années un peu plus à distance ?

Je ne crois pas qu’on puisse trouver dans mon boulot trop de choses qui ressemblent au robinet d’eau tiède des rentrées littéraires. Quand je pense au Bataclan, si j’avais à écrire, ce serait plus en repartant de la Mastication des morts de Patrick Kerman, mais justement non, je ne le fais pas.

Je fais quoi à la place ? Bien justement, ceci. Ce que j’avais tenté de nommer il y a quelques années exercice de la littérature, ce questionnement au quotidien. Je pense aux très belles chroniques quotidiennes d’André Markowicz sur Facebook : lui ne contourne pas, jamais, le politique. Mais il participe du même flux que le poétique, le biographique, la réflexion aussi sur son travail. André nous renforce précisément pour ne pas absenter le politique (et quelle dérision d’en arriver là dans la paralysie de l’État mou), mais de réaffirmer à chaque chronique Facebook ce qui est notre atelier dans la langue, et que s’il y a pour chacun de nous une responsabilité citoyenne elle est aussi dans ces gestes réaccomplis au quotidien de notre implication dans l’atelier même, là où on travaille, et dans la détermination de ce travail. Que l’expression horizon noir chez Baudelaire c’est 2 fois la combinaison des voyelles o et i dans une dissymétrie encadrée par la syncope de la consonne r et la dissymétrie 3 / 1 qui renforce la diphtongue de noir presque à la décomposer.

Les questions sont lourdes, sont au quotidien. Par exemple, le travail dans l’intérieur de Facebook qui déborde Facebook et ne soit pas soumission à leurs algos, en mouvement permanent mais depuis des têtes qui ne sont pas les nôtres, et c’est à multiplier pour tout ce qu’on a à réfléchir dans notre pratique de terrain ici – et le désarroi évidemment que la grosse lourde machine molle édition presse regarde ça de si haut sans y mouiller les doigts, mais on s’habitue. Ou comment on s’organise au coude à coude pour un petit embryon de subversion littérature dans le grand tambour YouTube, propriété Google, et idem la constante attention détournement de leur machine à normaliser. Je fais ma politique à San Francisco et à Cergy sans passer par Paris (mais si, j’y passe quand même, dans les commissions CNC par exemple).

Si je suis un dimanche matin à faire l’inventaire photo d’un parking de supermarché (photo ci-dessus) et lire à haute voix sur son rond-point, est-ce que c’est politique ou pas, est-ce que ça résonne avec mon inquiétude sur l’état du monde ou pas ? Je sais pas. Mais je le fais. Et sur le web, ici, au quotidien, choix de plus en plus profond, choix où je suis de moins en moins seul.

Alors finalement, est-ce que cette fausse plainte du Monde ne tient pas précisément à ce qu’eux-mêmes continuent d’entretenir à longueur de leur supplément fade : l’enfermement dans la littérature comme robinet d’eau tiède (l’image est de Flaubert) commercial, et la logique d’un territoire clos, qui continue par exemple de se boucher le nez sur la création web, et ce qui se joue ici de politique, précisément parce qu’en contact beaucoup plus serré avec le temps ?

Mais ce serait évidemment bien trop leur demander, et donc continuons. Continuons quoi. Le web. Ou Baudelaire. Ou ça.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 août 2016
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