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2016.04.19 | ce qu’on fait est-il dénombrable ?

Drôle de journée : me suis levé bien résolu à me rapatrier à Tours (soleil et mer ces 2 jours, à 2h30 d’autoroute) pour prendre à 17h TGV direct qui m’amènerait à Arras à 20h, et où j’interviens en ouverture de la journée Impacts du numérique sur la lecture. Merci Twitter, j’annonce la conf, et Martine Sonnet (qui ne connaît pas L’employée aux écritures ?) me sauve la mise : « Le 21 ce n’est pas demain, c’est après-demain ». Totale dérive, et sans elle j’aurais pu me retrouver ce soir à cet hôtel en face la gare, demander ma chambre et bing… apprendre qu’il me faudrait attendre 24h… Vrai, sans le tweet de Martine Sonnet, mon sac était bouclé.

Ça trouble un peu sur soi-même : qu’est-ce qu’on a laissé se dérégler, pour être capable de telles erreurs ? La tension non stop des dernières semaines, trop de choses qui vont en parallèle, le film Fos (Un chant acier) en finalisation, un projet Lovecraft qui pourrait me sauver la mise pour au moins un an mais c’est comme marcher en pays étranger, la lourde commission CNC de jeudi et vendredi dernier, et s’y ajoutait l’énorme trouble – aux mêmes heures où on auditionnait – d’apprendre l’exclusion par des collègues d’élèves avec qui j’étais moi engagé. Question de destin individuel écrasé dans la moulinette administrative, c’est une chose, mais ce travail d’avancer vers l’invention de littérature je n’arrive à leur en faire prendre le risque que dans un contexte de symétrique confiance : quelle confiance je peux leur demander, si ce qu’ils reçoivent en retour c’est un signe maladroitement émis, par liste qui ne nomme pas celles et ceux qu’elle exclut, et sans même qu’une argumentation nous soit (à eux comme à nous les profs) communiquée ? Au CNC si on ne soutient pas un projet – et pas facile, quand cela passe de 80 à 6 – on dit pourquoi.

Mais ce soir c’est un statut Facebook de Jean-Michel Devésa qui crée le déclic, pas indépendant de ci-dessus. J’ai connu Jean-Michel à Bordeaux dans l’effervescence politique de ce début des années 70, un peu de ce que la « nuit debout » probablement ressuscite avec ceux qui ont aujourd’hui l’âge qu’on avait alors. Merci Facebook, avec Jean-Michel depuis 2 ou 3 ans on a réappris à se connaître, chacun sur une route différente – longtemps prof dans cette même face de Bordeaux où il avait été étudiant, il est maintenant à la fac de Limoges. Et bien sûr il écrit.

« Satisfait d’être allé au bout de cette feuille de route, dit-il en substance, aujourd’hui souffler, lire pour le plaisir, commencer la rédaction du nouveau roman. » Dans cette « feuille de route » il décompte les colloques auxquels il a participé, les articles ou textes de catalogue, les cours préparés, et il y adjoint les auteurs qu’il présente régulièrement chez Mollat.

Le lisant, immédiatement je suis pris du même malaise où on est à ces rouages qui s’enchaînent tout en s’ignorant réciproquement, et nous forcent à gérer notre concentration comme on remonte au près, trier les priorités ou se retrouver devant le mur de choses promises et vraiment la tête n’est pas apte à les faire : est-ce que, de mon côté, des activités pourtant très similaires sont pareillement dénombrables ?

Similaire probablement pas : récemment, pour une étude sur Sollers, j’ai bien vu comment plusieurs semaines d’affilée il s’immergeait dans la relecture exhaustive. Je ne saurais pas faire ça. Idem pour les cours : j’avais un thème, celui de « l’invention » au sens où Simondon l’explore dans son cours « Imagination et invention », et je le poursuivais, de séance en séance, chez des auteurs lus depuis 30 ans ou plus. Même pas de contrainte chronologique pour choisir entre Baudelaire et Michaux. Lorsqu’il y a eu le 13 novembre, je voulais parler de Gracq et ça a été 2 heures imprévues sur les Tragiques grecs. Je suis très loin de la rationalité universitaire, et ça vaut pour l’enseignement comme pour les articles que je suis amené à faire (ou ne pas faire : oui, la postface à Julien Coquentin elle se fera, même avec retard, mais pas mal d’autres trucs non rémunérés ou même rémunérés – gentille invitation du Diplo – je dois trancher).

Et tant de choses aussi faites parce qu’il y a 3 sous, ou qu’on a plaisir à vivre et plaisir à s’y donner, mais à peine on a repris le train et oublié l’hôtel qu’on évacue ça sur une autre étagère.

Jean-Michel décompte les colloques qu’il a initiés ou auxquels il a participé : cette année j’en aurai proposé 2 à Cergy, en novembre sur « écrire en école d’arts » (voir les vidéos), et là le 4 mai, même dans ce contexte défavorable avec mes étudiantes exclues et que décrocher le recours doit passer avant tout, la journée sur « arts et pratiques urbaines » (depuis 3 ans, dans cette école, constat que c’est justement chaque fois celles et ceux qui abordent dans leur pratique la ville qui se font moucher le nez). Pour novembre comme pour mai, je n’aurais pas l’idée de considérer comme un « travail » les 2 interventions, celle faite et celle à faire – juste un point, comme ici si souvent dans ce journal. Et tout simplement, non dénombrable parce qu’aussitôt fondues dans le site, donc l’oeuvre (désolé du mot, aucun fétichisme) comme « base de données », qui interroge non pas dans ses éléments spécifiques mais en tant qu’arborescence, architecture, liens d’éléments à éléments.

Et j’ai prévenu dès septembre : la suite de mes interventions sur le web ce serait une seule conférence, mais prévue comme improvisation plusieurs fois refaites, Sorbonne, Stiegler, Lyon, là Arras puis Genève semaine prochaine, Nice et Montréal. Je me régale à lire Alberto Manguel sur la curiosité : Alberto a une conférence, qu’il promène partout où il va et c’est toujours le même plaisir, qui tient peut-être à l’essence même d’une parole revenant se fondre à son amont, à se tenter elle-même (Charles Juliet a cette façon-là, aussi, dans son expression publique). Ma prise de parole sur le numérique je veux qu’elle évolue jusqu’à Montréal, et le trouillomètre sera en fonction.

Et je retrouve aussi ce que décrit Jean-Michel quand j’ouvre ma propre « to do list » sur Ulysses : la conf en anglais sur l’image – ce que j’ai à dire concernant le rapport texte et image, et ma propre relation à l’image, et l’image comme temps et récit dans le grand flux web – c’est le 10 mai à Copenhague et elle n’est encore écrite qu’au quart. Après Arras, ce sera ça en priorité sur l’écran, et hâte d’être début juin pour pouvoir, comme Jean-Michel Devésa, « souffler » et souffler en bonne conscience de ces marches d’escalier une à une franchies.

Ou alors parce que la différence entre le saltimbanque et le pédagogue (avec le même respect et le même sérieux pour les deux), c’est que pour un clampin comme moi l’écriture passera toujours avant le reste, si c’est là qu’elle surgit, ou qu’on a envie de ressortir la Gibson ou de s’immerger toute une nuit dans le code du site ou le montage Final Cut d’une vidéo, là où Jean-Michel donne témoignage d’une obstination toute contraire, la « feuille de route » d’abord pour ne pas dévier soi ? « Dans mon métier, quand on l’exerce avec sérieux », dit Jean-Michel et là je reconnais mes 2 jours Cergy – mais est-ce que dans notre flottaison libre des autres jours il n’y a pas aussi un sérieux du saltimbanque ? Cela résonnait profondément – ces jours-ci, pour la même raison évoquée ci-dessus, l’envie de reprendre la liberté du saltimbanque était forte.

N’empêche, en travaillant ce matin sur le plan pour Arras (et donc ce sera jeudi matin et non demain), bien conscience de ruptures, de choses qui parviennent enfin à se formuler, très différemment de ce que cela a été chez Stiegler en décembre ou à Lyon en mars – et précisément parce que j’ai le droit de cette mise à l’épreuve. Encore une affaire de confiance, d’ailleurs. Alors, mes 5 interventions sous le même titre « qu’est-ce que le web change à l’auteur de littérature », c’est cinq items ou juste un seul, dans un décompte comme celui de Jean-Michel Devésa ?

Mais finir justement sur sa conclusion – et je la lui souhaite belle, « du bon du foie » comme disait Rabelais : « lire pour le plaisir, commencer le nouveau roman ». Je n’ai jamais su lire parce qu’il fallait, ou l’aurait fallu. Plaisir probablement pas non plus, même lorsqu’il s’agit de lecture distractive (mon vieux Simenon, ou l’annuelle cure Stendhal ou Balzac, ou un peu d’english avec Connelly ou d’autres), ma relation à la lecture est plus ambiguë, ou hypnotique, ou glissante.

Quant à « commencer », indépendamment du fait que la notion de roman m’est de plus en plus étrangère : bien sûr je partage ce ressenti – en période scolaire, pas possible de travailler pour soi. Et d’ailleurs, indépendamment de la précarité matérielle et de mes 1700 balles par mois en tant que prof titulaire d’une « école nationale supérieure d’arts » dépendant directement du ministère de la culture, mais où le seul critère retenu c’est l’ancienneté (je vous jure), c’est beaucoup moins une question de temps qu’une question de rapport à l’isolement, et à la parole. Pour écrire, il me faut les journées de silence (là, ces 3 jours de marche le long des vieilles plages d’enfance, et tout de suite elles reviennent, les heures du matin où on écrit en liberté, même si c’est les notes pour Arras, ou ce gros projet série film + docu sur Lovecraft.

Et si le projet personnel attend depuis septembre dernier, la macération du dedans, et les notes sur Ulysses où je rédige ce billet, et les mille et une tourner autour du blog en continu, est-ce que ce n’est pas avoir déjà de si longtemps commencer ?

Un travail non dénombrable, parce qu’il est lui aussi écosystème, dans les mails, dans les notes, dans les écrits qui ne s’assemblent plus forcément en fichiers de traitement de texte, est-il moins un travail ? J’en aurais presque eu envie, si écrasante qu’elle soit, de la « feuille de route » de l’ami Devésa.

Images ci-dessus : pointe d’Arçay, hier.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 avril 2016
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