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2016.02.24 | de l’auteur pâtissier

Dans ce village où on va au ravitaillement, entrer dans la boulangerie c’est d’abord retrouver une odeur tout simplement oubliée : farine de meunerie, âcre et forte. En vitrine, pas grand-chose : les gâteaux ne sont pas très symétriques (après tout, la Terre non plus n’a rien d’une sphère), mais les trois éclairs au chocolat n’arrivent pas à se refermer, ça déborde au milieu. Des pains non plus il n’y en a pas plus qu’il ne faut : des gros pains, des couronnes, du pain qui se garde plusieurs jours. En plus, bien moins cher que chez nous en ville. La camionnette est garée auprès, je suppose que le matin c’est la tournée des hameaux. Il y a trois métiers que j’aurais pu faire, en tout cas fait avec plaisir : boulanger c’en a toujours été un, conducteur routier un autre, et marchand de chiens le troisième. Maintenant que l’exercice qui m’a happé par surprise, ou négligence, il y a 35 ans – vivre plus ou moins de l’écriture et ce qu’il y a autour – se révèle un exercice impossible, sinon une impasse permanente, je regarde avec nostalgie ceux qui exercent ces autres métiers que j’aurais pu faire. L’enseignement n’est pas une voie de garage, ou de secours : s’il me semble avoir du positif à dire, et que j’en reçoive aussi, je continue encore 2 ans, voire 1 an supplémentaire j’y ai droit. Et s’il y a légitimité à enseigner en école d’arts, c’est bien de rester pleinement artiste à côté, d’où la justification, côté État, du demi-salaire. Alors l’impasse qu’est devenu le métier d’auteur fausse tout. Je continue pourtant, et de toute façon qu’est-ce que je sais faire d’autre ? En outre, les glissements neufs qui surgissent là, par le numérique notamment, c’est vertigineux. On est en prise avec du récit neuf. Et ce n’est pas une question d’âge : j’en vois des brouettes, des camarades auteurs bien plus jeunes que moi mais tout crispés sur les prérogatives de l’écrivain avec 3 H devant, ils mangent résidences et autres bourses, et quand ça s’arrêtera peut-être qu’ils finiront par crever debout, ça les regarde – il y en a plein les salons machins trucs derrière leurs piles à dédicacer qui ne se dédicaceront pas, en tout cas ils ne seront pas salis les mains dans « les réseaux ». Et bien sûr quelques grandes boulangeries-pâtisseries seigneuriales rutilantes, dans les grandes villes, qui disent que tout va bien, et pour longtemps. La question de la boulangerie, ou du marchand de chiens, elle est ailleurs : le livre numérique c’est un travail de fourmi, un travail considérable, code, veille, artisanat. La construction d’un site, la préparation d’une vidéo, pareil. On ne demande pas grand-chose : ce village où on va pour le ravitaillement est bien modeste, et bien modeste la vitrine de sa boulangerie. Pour l’exercice de notre métier d’auteur, on n’en demanderait pas plus. C’est pas les ors de la République : on a appris hier qu’un projet dit MO3T, qui de toute façon partait d’une incompréhension profonde du web, a capoté hier. Le fonctionnaire, présent depuis 2 présidents et qui en est à son 5ème ministre de la culture, qui est en charge de ces questions leur avait attribué 3 millions d’euros d’argent public, dispersés dans la nature comme il n’avait déjà fait pour le projet 1001Libraires et autres cadavres dans le placard. Non, nous ce serait juste un toit et de quoi finir le mois, et, si ça se peut, 12 mois sur 12 ce serait un bel avantage aussi. Nos collègues du monde anglophone ne sont pas plus avancés que nous, simplement le bassin de réception étant 100 fois plus grand, ils y arrivent mieux que nous, et l’écart se creuse. Des fois ce serait ça le danger : qu’à force de ne pas voir comment ça pourrait s’améliorer, à quelques mètres devant soi, on cesse la folie du matin, le travail qu’on pousse, avec rage et aveuglement, mais là où on sait qu’il y a littérature. Ces quelques gâteaux pas symétriques, ni ronds ni calibrés, dans la vitrine du boulanger tout à l’heure, à ça que ça m’a fait penser. Cette collection de livres qu’on a pu accumuler chacun de nous, et pour quelques-uns que je connais sur un bon tiers de siècle. On n’en demandait pourtant vraiment pas beaucoup, pour que ça respire un peu.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 février 2016
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