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2016.02.16 | la machine-singe

une autre date au hasard :
2011.08.19 | Ouessant #3, brume

Les morts pèsent lourd, en ce moment. Pas ceux qui font exploser la viralité Twitter, mais simplement les copains, vieux copains. On ne se débarrasse pas en 10 jours de l’absence d’un qu’on considérait comme une sorte de jumeau à distance – ateliers, bagarres de terrain, traversées. Ça hante, ça distord, ça silence, ça déforme. Tout d’un coup c’est comme sur une table nue un ensemble d’ombres avec la netteté des objets de Vermeer. La position d’auteur n’est structurellement plus tenable. J’ai la chance depuis 3 ans d’avoir en compensation une tâche d’enseignement : mise à dispo physique de soi-même en immersion 2 jours par semaine, et ça se prépare, on arrive en sachant à peu près à chaque heure quelle énergie il faudra investir. Paradoxe de ces emplois qui sont censés appeler des artistes en activité, donc disposant de revenus propres liés à leur activité, cela permet de les rémunérer beaucoup moins qu’un universitaire à charge de travail équivalente, alors que pour la plupart d’entre nous ces revenus en 5 ans se sont quasi uniformément volatilisés. La seule évolution salariale, dans nos écoles nationales supérieures d’art, se fait à l’ancienneté : principe très français et dont les effets sont nettement pervers. Mais au moins ça booste, et ça contraint chaque semaine à l’immersion dans le travail, cours à préparer, lectures à réviser, proposition d’atelier à construire, plus l’accompagnement individuel et pédagogique, versant que je ne connaissais pas et qui en est un des volets les plus passionnants, mémoires y compris. Alors de quoi je me plains ? Mais de rien, sinon que le mois se boucle malgré tout systématiquement en négatif, obérant même les revenus à venir, dont le fruit sera avalé avant même qu’on ait commencé à y bosser. Il faut déployer des stratégies de bête obstinée. Sans doute je pourrais faire comme pas mal des anciens copains (ceux de l’imprimé j’en ai plus beaucoup de nouvelles), se présenter malgré tout à la loterie du livre, et ses compensations en bourses et résidences. Mais je suis trop vissé au vivant. Si je sens que la vie est dans ces vidéos que j’accumule, c’est elles que je continue, je sais à peu près celle que je ferai ce soir et pourquoi. Reste que ça n’aide pas à régler les questions ci-dessus. Le site devrait changer dans les prochaines semaines (mais ça fait bientôt 18 ans qu’il change toutes les prochaines semaines), c’est vrai que la vente directe des livres dont je parle ça compte, la rémunération d’un poche Lovecraft vendu sur le site est supérieure aux droits d’auteur sur le même ouvrage. C’est là que j’en arrive à la machine-singe : une machine-fatigue. Le plus difficile, dans cette bascule avec les morts et le fric (banalité pour tout le monde, mais qui se rappelle à chaque minute de la journée aux trucs à réparer, à l’attente des courriers sur tel projet etc) c’est l’insomnie, ce qui vient ronger la nuit. Les rêves laissent revenir l’angoisse tenue à distance, mais on peut toujours se débarrasser des rêves en se relevant pour écrire. La machine-singe, j’y vais l’après-midi, une bonne heure, deux fois la semaine pour autant qu’il me le soit possible. Je fais de plusieurs machines, mais je termine par celle-ci. Au départ je l’évitais : au bout de la rangée des vélos dits elliptiques c’est celle qui est la moins requise. Un jour d’affluence je m’y suis résigné. On est en suspension, les deux mains et les deux pieds en mouvement indépendant, en 4 points de l’espace. On ne sait même pas comment on va lancer ce mouvement. Au bout d’un peu de suée, et le casque avec vos vieilles musiques habituelles, c’était la sensation qui est exactement celle qu’on travaille sur scène, en lecture – comme avec Pifarély par exemple. Le point d’énergie est hors de soi, pour moi au niveau du ventre un peu en avant, avec un autre point fixé décalé derrière l’épaule gauche, et dans la concentration sur ces 2 points d’énergie, on pourrait certainement lever les deux jambes à la fois, ce n’est pas le sol qui nous soutient. Longtemps, longtemps que je travaille ces perceptions, liées intimement à la projection vocale. Avec la machine à suspension, celle que je dis machine-singe, l’interaction avec les éléments mécaniques réalise concrètement, ou musculairement , ce que la scène développe mentalement. L’avantage de la machine-singe et le lien avec les morts : juste ça, au moins après on dort quand même. Pas pour ça qu’en ce moment je sais mieux où ça va. Moi j’en parle sur mon blog, je ne sais pas trop comment ils font, les autres – la situation pour beaucoup ne doit pas être meilleure, et tous ceux de ma génération ou un peu après, on avait structuré notre travail dans un autre équilibre. C’est peut-être ça en retour, le cadeau des morts : relativiser tout ça. Se dire qu’au pire il en sera de soi comme eux. Entre-temps, secouer le truc – j’avais eu ce titre, il y a une quinzaine d’années, pour une série de confs à la Villa Gillet : exercice de la littérature. Ici, oui, l’exercer. Les 2 jours d’immersion cours et ateliers, la machine-singe les autres après-midi, et pour le reste laisser faire le peu de folie qu’au moins on a encore en partage : c’est une fête, voyez-vous, Internet. L’abîme c’est le reste.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 février 2016
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