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journal | chef de la déchetterie

Tout est prêt pour partir, l’ordi, les appareils-photo, les chargeurs et les chaussettes, le Kindle et un livre. Dans la liste des dernières choses à faire, porter les factures du trimestre à la compta pour la TVA, et comme la déchetterie est sur la route, se débarrasser du vieil aspirateur, de la pompe de relevage rouillée et de quelques bricoles du genre. Or, je n’ai plus de carte de déchetterie, elle m’a été volée avec mon portefeuille, ma carte de crédits, ma carte d’identité, permis, Vitale etc fin avril. Je me suis muni d’une facture d’eau comme preuve de domicile, il y a un imprimé à remplir, il fait 34 dehors, l’homme à casquette et gilet orange me dit de me garer sur le côté et d’entrer dans leur cahute. Et là, de m’asseoir, et il me dit fièrement : – C’est comme si vous étiez le chef de la déchetterie. Ajoutant : – Pour un moment. Je suis un fauteuil à roulette, pas de la même couleur que le mien, mais pas vraiment différent non plus. Une table est une table. Il y a à côté un ordinateur, des notes de service, différents objets que je n’ai pas eu le temps d’enregistrer. Je n’ai pas osé sortir l’appareil pour photographier la table ou lui-même. Pourtant, là au retour, je regrette. Surtout qu’on a parlé cinq minutes, moi assis sur la chaise et lui dans l’encadrement de la porte comme un visiteur. Au-dessus, avec accès par une rampe à sens unique, les bennes sélectives : tout venant, cartons, bois, déchets végétaux, plastiques, ferrailles et les points plus précis pour le vieil électroménager (où j’ai déposé le vieil aspirateur foutu), les huiles, batteries, déblais, verre, papier etc. Une déchetterie est l’image précise d’où en sont les hommes avec leur ville : dans la décroissance actuelle de consommation, choisie ou imposée ou les deux, les bennes font plus tristes qu’aux années fastes. En haut, armé d’un crochet sur long manche, un de leurs collègues pioche dans les bennes et en rapporte un jeu de gosse, en plastique luminescent – ça partira direction récup au lieu de partir dans le recyclage. Moi, dans mon fauteuil, assis à la petite table avec fenêtre à barreaux d’où on voit tout l’ensemble, je suis dans la même posture que celui qui écrit son livre. J’ai pensé, fortement pensé : ceci est l’allégorie précise de comment on écrit nos livres dans et avec la misère du monde. Ou bien la noble déchetterie est-elle le livre lui-même ? Je n’ai pas la réponse, mais j’y vois quelque chose à explorer très précisément.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 1er juillet 2015
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