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journal | Internet parle mais les oeuvres se taisent

Je lisais cet après-midi le volumineux Journal de Michel Chaillou que, 2 ans après sa disparition, publient les éditions Fayard. Son blog est toujours en ligne, et annonce pour fin mai un colloque à Angers, avec participation de certains de ses proches, comme Deguy ou Trassard.

Un journal trop rivé sur les coulisses du petit monde littéraire, avec ses initiales et ses jeux de rôle, Bergounioux traité de moins que rien un moment, puis tout d’un coup qui devient sympathique une fois que Michel découvre que Bergou l’a lu etc., ou le rêve et les tractations d’une acceptation à l’Académie française comme si la leçon de Baudelaire n’avait pas suffit, passons, je n’ai pas retrouvé le Chaillou de cette intersection que j’aimais, entre le livre et le dire.

Juste tombé sur ce passage, daté du lundi 9 avril 2001 : « J’ai été apporter à la BN mon texte sur les daguerréotypes (nota : Michel Chaillou, Daguerre, l’homme qui baîlle, revue de la BNF, 2001). La personne préposée aux éditions de leur revue me réclame une disquette. J’en manifeste de l’humeur. Bon, je leur en envoie une demain. »

Dans ces lignes, tout d’un coup, remonte l’importance qu’était pour nous, avant le web, l’envoi matériel du texte. La dernière version machine à écrire, Tippex et mise au propre, puis la photocopie à la Poste ou à la boutique du coin pour garder un double (le carbone avait disparu), et puis l’envoi bien plié dans une enveloppe, ou pourquoi pas apporté directement, si c’étaient les heures de réunion du comité de telle revue (je me souviens ainsi de Digraphe, du temps où Flammarion était rue Monsieur-le-Prince et non pas une sous-filiale), ou de monter l’étroit escalier qui menait à l’étage de la Quinzaine littéraire.

Mais « envoyer une disquette », la première fois pour moi c’était en 1990, 10 ans plus tôt : mon bouquin sur Rabelais accepté par Minuit, quand je propose la disquette Jérôme Lindon qui me dit avec hauteur : « Je hais la littérature MacIntosh » et puis 48h plus tard qui me téléphone pour envoyer quand même ma disquette Atari avec le texte converti en rtf.

À cette époque-là, Gallimard et les autres envoyaient les manus au Maroc pour dactylographie ou pré-saisie. Mais en 1996 j’ai un e-mail, et Martin Winckler dans mes premières adresses (via Compuserve, puis Wanadoo en 1997). Envoyer un fichier par ordinateur, je le fais dès Montpellier, en 92-93, pour Charles Tordjman ou Fabrice Cazeneuve, avec un petit modem Olitec 56k.

Donc en 2000, longtemps que le carnet d’adresse mail est constitué (la lettre d’info que j’avais créée pour remue.net est déjà en service), et je crois bien que c’est même l’année où déboule le Mac berlingot, avec dans le grille-pain un lecteur CD-ROM et plus de lecteur disquette. J’ai par un contre un ZIP IOMEGA que l’an passé j’avais mêlé à quelques kilos de trucs à benner à la déchetterie, et finalement l’ai ramené à la maison, incapable de le jeter avec la dizaine de disquettes couleur acidulée qui l’accompagnent. Mais certainement pas, en 2001, envoyer une disquette plutôt qu’un fichier joint par e-mail.

On laissera le mystère entier, à la page suivante Michel Chaillou revient sur l’ordi, on est à la BNF en table-ronde, lui, Jean Echenoz et moi-même. Je m’en souviens très bien. Jean qui avait notamment déclaré : « Pourquoi j’irais chercher un renseignement sur Internet alors que je peux le trouver n’importe où dans Paris et qu’en plus ça me fait sortir » (mais je crois qu’il a changé depuis), et ce que dit Michel Chaillou, parlant de cette table ronde : « François Bon mu par une passion toute technique insistant sur les merveilles de l’ordinateur et d’Internet et moi disant qu’Internet parle, mais les oeuvres se taisent, que somme toute ce qui m’importe c’est la nudité de la pensée s’affrontant à elle-même, l’intime, que le reste n’était qu’instruments. L’ordinateur a peut-être pour moi raccourci le temps entre ce que je pense et ce qui m’arrive au bout des doigts. Que je cherche à raccourcir l’espace entre l’invention et son produit et que j’ambitionne d’apercevoir l’ambition nue au moment où elle se formule, d’écrire des oeuvres qui soient encore dans son ombre. »

« François Bon mu par une passion toute technique » : donc c’était juste ça, l’arrivée du numérique dans les sanctuaires du livre ? Et si tu t’intéresses à l’ordinateur c’est forcément une passion comme on peut en avoir pour les poissons rouges ou les plantes carnivores en bocal (ou les deux), et surtout une passion technique. ... Je le cite jusqu’au bout de sa phrase, parce que dans sa dernière partie je retrouve ce que j’aimais tant chez Michel (ailleurs dans le Journal, il parle de moi en ces termes : « François Bon, pour qui j’ai de l’amitié, mais il semble que je le paralyse », forcément, puisqu’il ne nous laissait jamais en placer une). Mais dans le reste de la phrase, d’abord noter que Michel a déjà un ordi, donc un e-mail et qu’il aurait pu envoyer son texte en fichier joint et non via disquette mise à la Poste – remarquons qu’encore récemment la BNF réclamait des fichiers word en caractère Times 12 etc –, mais quand même, quant à la passion technique, la façon dont pendant plus de 15 ans, dans ce milieu de la littérature parigote tout confondu, presse auteurs facs, j’ai toujours eu l’impression d’être pris pour un genre de sous-con (autant que quand on parlait ateliers d’écriture d’ailleurs).

Oh que ce n’est pas beau de s’intéresser à la technique quand on a prétention à la littérature. J’aurais mieux fait de courir vers Simondon que je n’avais pas lu encore. Sans doute Michel Chaillou continuait de moudre son café avec un moulin à manivelle, de lire à la bougie, et de regarder le ciel plutôt comme Tycho Brahé que comme Jean-Pierre Luminet. J’en aurais presque eu quelque regret en pensant à toutes les fois où on est monté à pied en haut de la maison de la radio parce que Michel ne supportait pas les ascenseurs, ou à la fois qu’avec Jean-Claude Lebrun et un autre, nous étions allés en train à Francfort pour ne pas le laisser voyager seul alors qu’il avait la phobie de l’avion, mais non, l’amitié de Michel c’était quand même quelque chose en un seul bloc non divisible, on ne chipotera pas.

Tout ça m’est assez égal, c’est juste ce « mu par une passion toute technique » qui me reste sur l’estomac : j’aurais dû piger ça plus tôt et les envoyer ballader plus radicalement tout ce monde-là au lieu d’essayer si longtemps de tirer la brouette.

Voilà, comme ça j’ai fait mon journal aussi, rien qui change donc, sauf que je n’irai pas embêter Fayard pour en faire une version papier (remarque, je pourrais bien avoir d’autres propositions à leur faire, c’est un de mes meilleurs souvenirs cette maison). Et photo ci-dessus : autoportrait mu par une passion toute technique, fac de Rouen, 17 avril 2015.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 26 avril 2015
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