< Tiers Livre, le journal images : 2015.03.10 | de savoir ce qui fait que la ville est belle

2015.03.10 | de savoir ce qui fait que la ville est belle

Je sais quelles villes sont belles : les villes utopiques qui sont sur le fond des toiles des peintres italiens du XVe siècle, le grand Quattrocento et Mantegna mon préféré. Chaque mardi, prenant à Étoile le RER A en direction de Cergy, il y a ce bref instant où, revenant au jour après La Défense et les souterrains de Nanterre Préfecture, les vitres abîmées et ternies dévoilent un autre spectacle, soudain la ville en train de se défaire. Il y a des routes encombrées de phares. Il y a cette usine morte, et à côté les bâtiments qui se construisent. Et puis les immeubles habités qui tournent à mesure qu’on avance, et dans l’enclave de nature en bas des voies, c’est la Ferme du Bonheur. Chaque semaine, le décalage bref de l’heure change la lumière, et le regard hiératique des tours de la Défense qui nous suivent en haussant la tête jusque très loin. D’ici trois semaines, le changement d’heure va redonner de l’or et de la brume. J’ai mon appareil photo, mais pas toujours mon lourd objectif grand angle qui prélève le monde comme une peinture. Quand je regarde, c’est seulement un désordre, et ce qui fascine, les géométries qui fuient sans qu’on puisse les retenir. Quand on lisse les lumières de la photographie, le soir ou une semaine ou des mois plus tard, c’est là qu’elle apparaît comme peinture. Nanterre est belle parce qu’on la fuit. Ce que je nomme beauté de la ville, c’est moi qui le fabrique d’après mon image prédéfinie de comment la ville est belle, que j’ai apprise dans Mantegna, et ne révèle Nanterre que parce que je la fuis. Combien, en un an et demi déjà de trajet hebdomadaire, j’ai accumulé de ces images ? Qu’est-ce que je devrais effacer ou arracher de mes images pour savoir si et comment réellement la ville est belle ?

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 mars 2015
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