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journal | vérité verte et serpent jaune

une autre date au hasard :
2020.06.22 | kayak autobiographie

Il n’y a pas de quoi être fier. Hier, au boulot, même avec Twitter qui apportait les informations en temps réel (avec Eric Maillet, dans le sous-sol du kebab), c’était trop irréel pour une compréhension comme la mienne, alors que les informations et les fictions viennent par le même cadre écran – ainsi, il y a un an, quand, levé dans la nuit, j’étais tombé par hasard sur la traque de Boston et avais suivi ça halluciné – la ville tout entière désertée – jusque fin de matinée. Puis un premier ébranlement, quand, commençant à parler de Charles Juliet pour lancer mon atelier, j’ai rèalisé que né en 1934 il avait le même âge que Wolinski exactement. Je n’aimais pas beaucoup Wolinski, les trois quatre fois où on s’est croisé. Et je crois n’avoir jamais acheté ce journal, l’humour c’est pas trop mon truc, alors probablement il me fallait ce filtre du visage de Charles Juliet pour que le crime abject perpétré sur lui, Cabu et les autres passe la barrière immédiatement tombée qui vous sépare du réel quand le réel dépasse l’entendement. Un autre ébranlement vers 17h, alors que Patrice Rollet quittait l’école : lui Patrice il tremblait. On a le même âge à peu près, le même contexte culturel et politique aussi, et je sais combien le matin il est attaché à son rituel de la lecture de Libération, quand j’ai cessé d’acheter tout journal il y a plus de 12 ans. C’est l’émotion de Patrice qui m’a révélé à ce dont je me défendais de ma propre émotion. Je parle comme ça, dans ce fil des heures, sans rien à prouver ni analyser, il y a de très fortes analyses partout, j’ai fait mon devoir citoyen de les lire (les plus pertinentes et fines et émouvantes ou dérangeantes ne sont certes pas celles des professionnels des médias et de la politique). Mais je n’ai jamais repris pour moi ce slogan JeSuis..., parce que ce n’aurait pas été juste, je n’ai jamais été eux et ça n’empêche pas la cavalcade des images, l’attentat de Marseille Saint-Charles en 83, ou le soir de l’élection de Mitterrand en 81, quand j’ai aperçu les images du rassemblement République, ou comment ç’avait été le 11 septembre 2001. Autre ébranlement au retour, vers 22h, à découvrir que Philippe Lançon est dans les victimes : alors oui, ce qui se passait là-bas, dans la stupidité des barbares, concernait quelqu’un avec qui depuis longtemps j’ai rapport personnel, respectueux sinon amical, et qui la semaine dernière encore renvoyait à ses propres abonnés un de mes tweets — je ne savais même pas qu’il travaillait dans ce journal. C’est la nuit évidemment qui a fait son travail dans les heures, creusement lent et malsain, et cette sensation de malsain a perduré toute la journée, les mains molles quand il s’agit du clavier, l’inutilité dans le silence des heures, quand bien même essayer tel truc qu’on a retard, tel autre truc qu’il serait urgent de finir, ou se replier dans tel autre qu’on aime à prolonger et puis non. C’est assez bizarre : savoir qu’on a faux, qu’il faudrait aller dehors, et puis non on s’enferme. Ce mail de Patrick Souchon me disant son trouble pendant la minute de silence au rectorat de Versailles, avec tous les bruits du bâtiment qui continuaient, la clim’, une photocopieuse loin, les néons et même un frigidaire. Sans doute qu’on fait son travail citoyen tout aussi bien en chambre, quand on est en prise avec le web qui est un grand dehors, aussi grand dehors que la place de la République sans doute, et qu’on a suffisamment le cuir et le réflexe d’y pousser, propulser, déconstruire. À un moment, dans l’après-midi, j’ai rouvert les Pratiques d’écriture de Ponge, puis je suis passé à La fabrique du pré et une liasse de feuilles que, simplement, je crois que je n’avais jamais lues et qui s’intitule dans le Pléiade Reliquat de la fabrique du pré : « L’orage initial, originel en nous, a longuement parlé » et puis « et préparons donc la page où puisse aujourd’hui naître / une vérité qui soit verte ». Ce qui est mauvais, dans ce qu’on sent en soit-même, c’est ça : même pas un renoncement, je renonce à rien, mais une fatigue, un mur, on se dit que la vie et ce qu’on laisse derrière c’est joué – on ne recommencera pas, qu’il vaut mieux s’incruster là, dans le sur-place, et l’étroite galerie où on creuse encore, même grand comme un écran, et pas plus loin que les parois du dedans. Ce qui paralyse en gros c’est ça : qu’on en aurait cessé même avec la prétention d’y retourner, dehors, avec un objet de forme constituée (les copains qui continuent « le roman »), sinon ce qui s’ébauche ici et qui en est le mouvement inverse. On se prépare à des glaciations, des pans de monde encore plus noir. Il va falloir voûter le dos, il va falloir nous aussi nous armer. On l’est : on a ça, justement, l’écran, la connexion qui proclame dans le grand dehors, et peut-être ça aussi, encore plus, on l’a – la capacité à ne plus vouloir s’en mêler, et ce que ça rehausse au dedans. C’est peut-être même de là qu’elles sortent, les vraies phrases qui fissurent et bousculent et rampent, s’en vont tout loin de vous, jaunes comme ce malaise. J’étais dans Baudelaire aussi, un autre moment, je me souviens que c’était à cause de cette sensation de couleur jaune, jaunes tes yeux, jaune ton écran, jaune le brouillard dehors, jaune la viande des morts. « Tout homme digne de ce nom / a dans le coeur un serpent jaune » mais pour le serpent jaune, pas pour le digne de ce nom. C’est peut-être de ça qu’on leur en veut le plus, aux stupides, aux barbares : qu’ils nous révèlent notre propre indignité, sans quoi il n’y aurait pas eu ça. Photos : Cergy nuit, mardi soir, le tunnel et (au survol) le pont.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 8 janvier 2015
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