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journal | nos pauvres guerres

L’industrie militaire s’exporte, on fait la guerre en notre nom, ce ne sont pas pour autant nos guerres, ce n’est pas d’aujourd’hui. Que ça fait marcher le commerce, non plus.

Alors l’odeur de kérosène des entraînements de la base aérienne souvent recouvre le nord de la ville, quand on fait son plein d’essence à Auchan, une fois en début de mois parce que tout compte, on se dit qu’eux le carburant ne leur coûte pas cher.

Puis on fait ses courses et souvent on les voit, en tout petit groupe mais jamais seuls, ça dépend de la taille du minibus que conduit leur accompagnant. La vie autonome est une conquête, le temps est lent, chaque chose une question, et l’hypermarché de la banlieue nord tient lieu de socialisation principale. On est à la caisse avec eux, on se dit bonjour, à force des années on finit par connaître les visages, l’affection qui les lie, leur peur aussi en approchant les frontières de la ville.

Hier s’est faite la jonction des deux mondes, de la guerre technologique faite en notre nom, et de la précarisation des entours de grande ville.

L’avion s’entraînait à la reconnaissance de nuit, il était 17h30, et il reconnaissait la banlieue de la ville, c’est déjà une première étape faut croire. Saine la colère de Guillaume Cingal, qui habite tout près de la base aérienne et s’est joint aux protestations anciennes de ceux qui s’effraient pour leurs enfants, à ces démonstrations incessantes et vaines.

Hier, à 17h30, les deux militaires ont actionné leur siège éjectable, on est venu les récupérer dans les belles vignes de Vouvray. Livré à lui-même dans la nuit juste tombée, ils ont laissé l’avion vide partir exploser sur les zones habitées, une cible au hasard des entours de la ville, et qui serait forcément la couronne pauvre de la ville.

À 17h30 hier, alors que je finissais mon atelier d’écriture à Cergy (on avait travaillé sur cette phrase d’Edmond Jabès : « Je n’ai jamais décrit votre visage »), l’avion est venu s’écraser sur leur foyer à eux, que je croise au supermarché, ceux que le handicap et la misère d’une société qui n’a jamais été autant livrée aux riches, et n’a jamais autant propagé la misère des autres, relègue dans ces foyers de béton mince, dans la périphérie indifférente des villes.

Le feu et l’horreur ont soudain pour eux redoublé la nuit. Qu’auront-ils su de ce qui s’abattait sur eux ?

Mais c’est la guerre qu’en notre nom on exerce au loin, qui soudain se retournait sur nous-mêmes et choisissait, pour victimes sacrificielles, les plus fragiles et les plus démunis de notre communauté.

Un hélicoptère est venu reprendre le pilote et son instructeur dans les vignes. Le fait divers sera oublié demain.

 

Photo : paysage urbain près de la base aérienne 705, projet ronds-points, 23 septembre 2014.

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 11 décembre 2014
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