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journal | la liste de mes difficultés

Ce n’était pas tant d’intervenir le soir après une journée dense, et le temps fort de l’atelier d’écriture : si au bout de 30 ans de boulot on n’est pas capable de gérer un peu de commutation mentale... Et même, lorsqu’il s’agit d’une intervention orale, la fatigue est positive : on a moins de défense contre soi-même, le langage décoche des pièces ignorées.

Et puis je me disais que le voyage RER de Cergy à la Sorbonne serait une bulle d’enfoncement intérieur, sauf que c’était avec eux les étudiants mais bon sas quand même, plus de décontraction que de repli c’était aussi bien, chaleur qui touche (les photos de notre solide étudiant athénien Konstantin Kostakopoulos et son vieux Nikon seventies spécial reportages guerre avec viseur dépoli sur le haut). Puis transition vers le bistrot (le Sorbon, pas le Balzar, j’ai failli confondre, l’ami Jean-Michel Frodon concentré sur son iPad en attente de projection de film juste à côté : – Tu viens ? – Non, c’est moi, le cinéma, là.), et rejoindre Ronan de Calan et Geoffroy de Lagasnerie, on a parlé Ouessant, Bergounioux et quelques autres broutilles plus un shoot au Berocca le processus normal quoi.

C’est dans le même escalier Sorbonne où je suis venu récemment pour le master édition, je remplis une bouteille d’eau aux chiottes n’ayant pas vu de distributeur, et la petite salle est déjà remplie, jauge de 70 maximum et deux pompiers dont un jeune gars qui fait son double mètre font dégager les allées, passent sans arrêt, puis finalement bloquent ceux qui arrivent encore dans le couloir. On ne sait pas trop pourquoi comment tant de monde (mais quand même rien que les Cergy c’est une quarantaine), seulement Geoffroy et Ronan n’ont que 3 ans d’ancienneté à la Sorbonne et pas 25 ou 30 ou 40, on leur refuse tout amphi soit disant parce qu’ils ne sont pas disponibles (de fait, à cette heure, ils le sont tous), mais juste parce que dans les hautes hiérarchies symboliques du lieu la moyenne d’âge des étudiants présents ça le fait pas, quoi.

Donc brève présentation de Ronan, pendant ce temps je cherche où me mettre : la table est trop près du premier rang pour que je m’assoie dessus, j’essaye de me caler sur le dossier de la chaise mais ce n’est pas confort, par contre en me mettant plein dos sur le mur et tableau de craie ça va mieux, je suis calé contre à ce point que je pourrais lever les deux jambes je tiendrais quand même, pour parler c’est ça d’abord pour moi le critère. Parler avec des notes devant, à chaque fois pour moi c’est la cata, sauf si je dois lire en anglais, d’ailleurs c’est un peu sur le plan de mon intervention Berkeley l’an dernier que je voudrais m’appuyer, fin novembre j’aurai à nouveau intervention en anglais sur ces thèmes à Shen Zhen.

Pour conduire ce genre de prise de parole, mes paramètres c’est :

 1, le temps dont je dispose : 18 minutes comme dans 2 semaines (Sorbonne à nouveau) le colloque Rabelais dont je ferai la clôture, 45 minutes comme on a dans les journées d’études, ou 1h20 comme cet après-midi quand j’ai parlé de Kafka dans ma séance de 3 heures avant qu’ils partent écrire (et quelle belle séance, 3ème de l’année, on sent que ça pousse pour le décollage), donc là c’était convenu avec Geoffroy, 45 minutes tchatche et 45 minutes débat ;

 2, une conduite verticale, moins un plan qu’une suite vaguement hiérarchisée de 3 points et quelques sous-points pour ponctuer l’avancée et la durée ;

 3, au moins une attaque, mais plus que ça : la tonalité qui sera spécifique à cette intervention-ci, et me donnera un point d’appui extérieur à mesure que je développerai ce que j’ai à dire.

Le point de départ je l’ai : quand Geoffroy m’a sollicité, c’était légitimement depuis son propre ancrage de penseur et de sociologue, en particulier sur rapport de la littérature à déterminations sociales – ce qui correspond évidemment à des aspects de mon boulot comme Sortie d’usine ou Daewoo, mais assez peu à ce qui se passe depuis 5 ou 6 ans, plus ce vieil axiome consolateur que j’ai brassé depuis 10 ans en me disant qu’à partir de mes 60 balais côté littérature je ne ferais plus que ce que j’ai envie, donc Proust et Lovecraft si c’est Lovecraft et Proust and the hell for the rest. Mon point de départ c’est donc : pourquoi la détermination de mon travail littéraire, à partir de cette première publication à 29 ans, s’ancrait dans un territoire autobiographique avec présence matérielle et symbolique active du livre, et pourquoi comment des ruptures sont venues d’abord côté écriture elle-même (l’impossibilité progressive de roman, qui a entraîné départ contraint de Minuit pour L’Enterrement, puis de Verdier pour mes Stones), et une prise de conscience progressive de la mutation, dès son amorce (premier modem 1992, première connexion 1996), avec figure que je sais bien un peu trop compliquée pour ce genre d’échange : je ne suis pas venu au numérique par intentionnalité, mais, à mesure de la compréhension concrète, complexe et collective de cette mutation, un impératif (au sens lourdement kantien) d’y ancrer les pratiques pour qu’elles prennent progressivement en remorque le déplacement littéraire lui-même – mon Autobiographie des objets est premier livre écrit d’abord en ligne, mais ce qui naît en ce moment par la tentative ronds-points ne peut plus avoir comme finalité le livre.

C’est donc là-dessus, entre pompiers et gens assis par terre (merci le confort) que j’ai commencé, et là il n’y a plus qu’un seul paramètre intérieur à gérer : l’avancement des figures, le droit de citer Poe, Meaulnes, Jules Verne ou Balzac parce qu’on ne peut pas faire sans, et tant pis si ça arrive trop vite à Gracq, mais ne jamais entrer dans l’arborescence propre à chacune des trappes ouvertes – longtemps que j’ai appris en quoi la composition non-linéaire d’un objet comme ce site est aussi un processus mental qui m’a déplacé en profondeur, et organise l’énonciation de façon radicalement arborescente aussi (on en parlera le lendemain midi avec la lumière de chaleur humaine, présence et acuité intellective qu’est Milad Doueihi, revenant sur Ellul et Simondon).

C’est là que j’ai découvert que, si j’étais en appui favorable avec mur derrière, devant moi il y avait un autre mur. à ce moment-là on devait être dans les 80, donc certainement pas plus d’une moitié des Cergy, mais avec chacun de ceux-là, et c’est ce qui rend évidemment le boulot d’école d’art passionnant, s’est établi une relation qui n’inclut pas le privé (on y veille des deux côtés, et d’autant plus que des outils comme FaceBook peuvent sans cesse le remettre en cause) mais tâche de définir ce point d’échange qui traverse tout l’intérieur de façon indissociable (pour eux qui le frayent, comme pour nous qui puisons dans les coups reçus ou l’arbitraire des apprentissages pour établir ces courts-circuits vers le dehors, livres à lire et constructions de l’écrire).

Dans cette définition très précise d’un territoire qui n’est jamais reconductible d’un à l’autre, une des garanties pour eux comme pour moi c’est précisément l’interdit sur la convocation autobiographique type ancien combattant – donc aucun recours au boulot perso, et c’est pour chaque prof pareil ici. Symétriquement, dans ce qu’on tâche de définir, une construction de l’écrire dans un monde qui ne produit pas de lui-même ses représentations (ce n’est pas nouveau, et Saint-Simon ou Balzac sont des modèles infinis pour le creuser), mais où l’arbitraire et l’artisanal de la construction littéraire produisent ces objets (étymologiquement) inouïs, à partir desquels nous construirons rétrospectivement notre analyse (ça vaut pour Proust et Claude Simon autant que pour nos textes d’atelier d’écriture).

C’est parce qu’eux-mêmes, nos étudiants, sont dans une pratique (un faire) qu’on autorise cet inouï, et donc (surtout au prix où on est payé par rapport aux pays voisins ou aux écoles d’ingé etc, « excellence des écoles d’art » dans le discours officiel mais traitement saltimbanque parce que quand même – et qui ne simplifie pas la vie quand tu dois conserver à côté tout l’arsenal mercenaire pour la matérielle, ce que la même institution nomme poliment, pour les accessoires que nous sommes : les revenus annexes), la relation d’enseignement est précisément en elle-même ce qui permet de mettre en analyse ce saut, ces ruptures, ces croisements. On part sans cesse, avec chacun, du fait accompli qu’est l’arbitraire de leur pratique, et l’irréductible part d’invention qui s’y attache (depuis le mardi après-midi comment j’ai gardé dans le coeur et le ciboulot le travail entrepris par Adrianne Louet sur la démolition du garage de Viry-Châtillon, mais chaque exemple serait au même niveau d’intensité).

De plus en plus indissolublement, pour moi, la question de la mutation numérique est liée à ce qu’on doit initier dans la reconnaissance et le développement de l’écriture comme pratique – et bien sûr d’abord dans l’enseignement –, et tout aussi indissolublement aux formes de l’invention littéraire : quelle misère tous ces discours sur le livre numérique qui ne s’intéressent qu’à l’épicerie (le marché comme ils disent), indépendamment de la daube que cela convoie et de l’amplification des normes qui mangent l’édition du dedans.

Or, comment entrer dans le dépli de ce rouage-là, s’ils sont là devant moi ? Quand Geoffroy m’a proposé l’intervention, je n’avais pas vraiment compris : je m’imaginais un séminaire fac comme j’en ai connu 30 ou 50 (en sortant de l’amphi, dans la petite rue vers Luxembourg, un jeune type me salue, je lui demande si on se connaît : – Vous n’êtes pas FB ? Vous étiez venu à Janson de Sailly l’an dernier... c’est donc qu’on ne s’use pas pour rien ? si on commence à croire ça on est mort), et pas de les retrouver tous ici. Comme dans le Voir de Castaneda, dont les techniques sont infiniment favorables pour tenir dans ces interventions publiques : ce n’est même pas des visages que je vois, et sur lesquels je pourrais mettre autant de noms, mais comme autant d’ovoïdes inégalement émetteurs mais aux spectres immédiatement reconnaissables, et forcément liés à ma propre mise en intensité (ces deux points d’équilibre, un qui serait à 30 cm derrière l’épaule droite, un autre à 15 cm devant le nombril et si on les perçoit bien tout s’organise, mais qui on est ? – bien trop myope d’ailleurs pour saisir autre chose mais c’est comme ça que je perçois. Donc je dois gérer, nouveau paramètre : comment franchir quand même cette paroi, et comment, la franchissant, je ne fais pas état de ceux qui en donnent la matérialité. Je n’y arriverai pas franchement, surtout avec la fatigue de la fin mais tant pis, ça m’apprendra.

Donc alors que l’équilibre d’écoute commence à se faire, interruption des pompiers plus vigiles et chefs des vigiles, traversée en groupe de la cour sombre avec ses drapeaux bleu blanc rouge, l’amphi Descartes absolument vide et refusé par l’administration à Geoffroy et Ronan qui s’ouvre par miracle, et on est 130 à se disperser sur les vieux gradins. La décoration qui incarne précisément toute cette hiérarchie symbolique du savoir qu’intérieurement on a fichu en l’air depuis longtemps (et qu’incarne aussi, puisque c’est dans ce même amphi qu’il officie, la création d’une première chaire d’humanités numériques confiée à Milad Doueihi), le grand tableau allégorique au-dessus de ma tête, et pour faire moderne mais en le cachant bien, ce véritable cercueil qui occupe au moins 8 places d’amphi en plein centre pour servir de protection à un simple vidéo-proj, dont il faut apparemment ainsi surveiller la dangerosité comme nous les pompiers vigiles qui feront des heures sup.

Ben oui, parce que recommencer à parler dans ce genre d’interruption, ce n’est pas facile. Il y a un micro sur l’estrade, je m’assois et je me la joue radio, c’est la voix amplifiée de proximité qui me servira de guide mental.

Où c’est allé, ce que j’ai dit, j’en sais rien. Dans le RER qui me ramène à mon hôtel Cergy à 35 € la nuit (mais merci Geoffroy et Ronan du dîner offert, sur leurs sous en plus !), comme chaque fois c’est la masse du non-dit qui écrase, les bifurcations pas suivies, les écarts qu’on n’aurait pas dû se permettre. Je n’ai jamais su gérer ces after de n’importe quelle intervention publique, pour ça aussi que là où j’habite (Tours), j’évite au maximum – le train est au moins un sas matériel, comme la stérile insomnie qui suit une éternelle rançon.

Reste cela : que penser ne peut se construire (du moins pour moi, mais là aussi je crois que ce n’est pas nouveau) sans cette zone risque de l’intervention orale en partie non-contrôlée, et que c’est décisif pour avancer de disposer d’espaces qui la provoquent, comme l’invitation de ce soir. Quand une société trop crispée vous met de côté pour s’en tenir à ses prix littéraires et autres salons de merde, radio tchatche creuse etc (dernière fois que j’ai eu une commande fiction ou feuilleton à France Culture : 2006...), alors à nous d’inventer nous-mêmes les volcans et les fissures – c’est comme ça que j’ai pris l’invitation de Ronan et Geoffroy, pour ça aussi que je m’invente d’aller crier tout seul dans les ronds-points si la ville s’en fout.

Merci aussi à Geffroy de ce retour sur son propre site.

Merci aussi à ceux des Cergy qui m’ont mis petit mot après.

Allez, c’est trop long mais c’est la seule façon pour moi – et c’est aussi une des raisons du site, de ses arborescences et strates, de ce journal avec date – de trouer l’enveloppe et continuer au-delà.

À part ça, la proposition reçue et acceptée ce mercredi, confirmée jeudi, de présider (non, c’est collégial et ledit président ne l’est que parce qu’il est extérieur au métier et au milieu, et n’a pas de voix prépondérante) la commission d’aide à l’écriture des documentaires de création du CNC : voir ici quels films et auteurs l’ont reçu récemment, et il y a plein d’exemples dans cette scénariothèque malheureusement un peu trop dissimulée dans le site CNC. Ça va durer 2 ans au maximum, saines rotations, humblement fier mais indiciblement curieux : je crois que ça aussi, qui est lié aussi en partie à Cergy, c’est ce qui me déplace de plus en plus irréductiblement d’un monde livre et édition de plus en plus rigide, voire fossile à mesure qu’il se confronte à sa propre érosion et ne sait que l’amplifier (euh, dans les 3 rendez-vous pro enchaînés jeudi, où est-ce que j’ai entendu ils nous cassent le boulot ? – et pourtant, j’ai le bonheur de ne travailler qu’avec les exceptions). C’est ça aussi, avec mon Geoffroy des livres, qu’on va devoir continuer d’ouvrir.

Ça va, on va de l’avant. C’était ça aussi, malgré la difficulté où ça m’a mis, les visages de jeudi, et qu’on soit 130 au lieu d’être 25, pour avoir osé annoncer en Sorbonne : mutation numérique de l’écrit.

Photos intercalaires : Sylvain Lizon (et merci présence).


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 octobre 2014
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