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journal | réalité image & photographie mentale (des stations-service)

une autre date au hasard :
2019.07.24 | mettre des haines sur des noms

Je ne sais pas ce qu’est la réalité. Lorsque je perçois souterrainement qu’il y a réalité cela passe par une présence qui n’est pas réductible à l’ensemble de ses signes. Même plutôt le contraire : une économie insuffisante de signes, qui contraint ce qui est à advenir par géométries, rapport réciproque des formes, configuration précise d’une certaine circulation des vides. Ainsi, Times Square n’est pas une réalité, mais ce qu’on aperçoit de la rue transversale du premier étage de l’Apple Bee où j’aime bien vérifier que New York est réalité, et ne dit rien de Times Square, est pourtant l’évidence d’une réalité sinon toute image. Lorsqu’il me vient de photographier une station-service, l’image doit être frontale et vide. Alors que je voulais refaire cette photo en baissant l’appareil à 80 cm du sol pour le cadre et en affinant mes ISO et mon point, une voiture s’est arrêtée devant les pompes et il n’y a pas eu de deuxième photo. De même l’heure est moche : ciel blanc, inexistant. Que j’aie fait la photo ou pas n’a pas d’importance : dans l’écriture c’est avec cela aussi que je travaille, la même chose. On arrête le réel et on prend son insuffisance : les mots s’y superposent en tant que surface – c’est écrire. Image mentale qui est principale en tant qu’image mentale. Ou bien : en tant qu’image mentale, peu m’importe qu’elle soit réellement image, ce qu’établit la photo, ou seulement géométrie et perception du monde, auquel cas cela me suffit pour l’écriture. Pourtant, c’est rare que j’écrive des stations-services, à moins d’une seule ou toujours la même, ce que je raconte ici. Je photographierai donc continuellement et dans tous les pays toutes les stations-services parce que celle-ci, dont j’ai besoin comme enracinement mental pour écrire, je dois en diffracter intérieurement l’image mentale pour l’actualiser dans le présent. Je ne sais pas si ce que je dis est vrai : je dis seulement qu’en faisant une photographie comme celle-ci ce n’est pas l’image ni la photo qui m’importe, c’est un impératif d’autre sorte. Par contre, de toute la masse des images accumulées, et d’autant plus que j’y vois plus mal, la certitude que ce geste en tant que tel m’est nécessaire. Me placer frontalement devant, et procéder à l’inventaire. C’est peut-être cela qui s’appelle photographie : l’inventaire du non-voir sans, sauf que là le voir est dedans, et s’adresse à une réalité disparue 40 ans plus tôt. Alors oui, je sais ce que c’est que la réalité. Ce qu’était.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 novembre 2014
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