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journal | une certaine idée du bonheur web (e-méditation)

une autre date au hasard :
2019.07.28 | absolue plastique du déchet

L’idée est déjà clairement exprimée dans Après le livre, dans les chapitres qui revisitent Maupassant, Baudelaire, Balzac ou Kafka. Mais c’est probablement aujourd’hui un tenseur venu beaucoup plus en avant : une de nos tâches majeures, là-même où se recreuse et fonde l’invention, c’est de relire et plus que ça, éditer à nouveau les textes majeurs, mais en reprenant le chantier en amont d’où le livre, par nécessité technique, en faisait une projection unidirectionnelle et fixe. Ainsi, le coeur de l’oeuvre de Maupassant ce ne sont pas ses romans (tant pis pour le bac français) mais l’écriture quotidienne, 22h30 à minuit, avec le coursier du Gaulois qui vient embarquer le texte, et comment leur succession brise les genres, soirées, réflexions, voyages, avant de catalyser en fiction brève. Ensuite on en fait une série de recueils – mais uniquement des nouvelles – pour les constituer comme valeur dans l’économie symbolique du livre, à côté des romans. Mais quand nous fouillons dans Maupassnt, ce qui nous serait précieux c’est des mots-clés, train, marquise, Normandie, mer, Canotage, guerre etc, ainsi qu’une géolocalisation. Pour de nombreux auteurs, relier les lettres, articles, scénarios, documents préparatoires. Il y a de magnifiques réalisations en ce sens, le site Flaubert de Rouen comme archétype.

Et notre rage, qu’il nous soit impossible de rien faire, et pour longtemps, avec les auteurs les plus indispensables dans la transmission et l’enseignement, Gracq, Michaux, Artaud sous coffre-fort pour des décennies encore. Les temps changent (hâte du site Koltès auquel travaille Arnaud Maïsetti avec la complicité de François Koltès). Moi, mon bonheur web c’est Lovecraft. Pour ce que j’y trouve dans les fonctionnements d’imaginaire, dans le rapport à la science, dans la question de l’écriture et comment il la pose, ce qu’il déplace tout simplement de l’économie narrative dans un contexte extrêmement contemporain, aussi bien pour la ville que pour cette machine identitaire qui l’enferme. Mais aussi pour la façon de marcher en avant du projet lui-même. Les lettres, je me les procure via AbeBooks, et ce sont des livres que je reçois en Print On Demand, avec une qualité imparable – imprimés en Allemagne, mais avec un tout petit tour d’avance sur la qualité Lightning Source Maurepas. Mais pendant que la bureaucratie politique française bricole des non-lois, le POD semble une autre (l’autre de l’autre c’est le big data, les métadonnées de l’industrie du livre en France, beaucoup plus que la question du livre numérique qui ne viendrait qu’en 3) mutation de fond qui passe au-dessus de la tête de la chaîne du livre en train de s’enfoncer tout droit les pieds dans la semoule. C’est quasi ébahissant de voir comment des questions aussi lourdes (Amazon l’a bien compris, avec tout ce qu’ils déploient sur la vente conjointe num/POD) laissent indifférent un monde professionnel tétanisé sur son usure et l’axiome ça durera bien encore 10 ans.

D’où l’importance et l’urgence pour nous auteurs d’avoir nos labos : les abonnés à ce site ont droit forfaitairement, qu’ils en profitent ou pas, à la totalité de mes bouquins au format numérique, ou ressources audio etc. Les droits d’auteur, il y a longtemps qu’ils ne peuvent plus nous faire vivre, alors ouvrons ces chantiers, et invitez-nous à lectures, stages, résidences, au moins vous savez ce qu’on fait (et tant pis pour les sans-site qui ne font pas la démarche, trop longtemps qu’on leur dit, et que c’est pas plus compliqué d’emploi qu’une cafetière électrique – le verrou est dans la tête).

Pour le web, il y a encore plein de curseurs, les discussions qui se font sur Facebook et pas sur les commentaires des sites, savoir où on met le curseur entre travail perso et travail collectif (jamais rien seul sur le web, mais suis en guérison lourde d’avoir voulu aller trop vite dans le collectif). Bizarre aussi l’activisme de ceux qui disent que la littérature est librement copiable et appropriable, avec plein de grands mots sur les savoirs communs et ça me console de les imaginer entrer dans leur boulangerie et dire à la dame : — Excusez-moi, mais pour moi le pain c’est gratuit. Ou leur idée que c’est à l’État de pourvoir à tout ça via un revenu de base à tous ceux qui voudraient plumitiver, c’était comme ça en Allemagne de l’Est grande époque. Enfin bon, ça devrait finir par s’user assez vite, les mauvaises idées ne font jamais long feu, juste quelques dégâts au passage – pendant ce temps-là le CNL engloutit des dizaines de millions dans la caisse trouée des gros éditeurs et refuse de s’intéresser à la création web, c’est pas pour la thune c’est pour le dialogue, nous on se débrouille et merci ceux qui m’aident ça aide à tenir le coup et avoir du matériel pour être beau parmi tant de sites plus riches mais plus moches.

Reste aussi le web lui-même, massacré de pub, écrans illisibles, plateformes gratuites qui mangent tout ce qu’on met dedans, ce qu’on diffère soi-même de ses propres usages (oui, étant gros lecteur et ayant de plus en plus de difficulté à lire hors numérique, la place de l’anglais dans mes lectures a beaucoup augmenté mais ça aussi me fait un bien énorme). Les questions liées à l’ergonomie, au repérage, à la circulation dans de grands ensembles structurés de contenus – mais est-ce que ce n’est pas une tâche aussi proche de l’écriture que les 2 jours que je viens de passer sur mes épreuves Grasset ?

Et que c’est une guerre, parce que de l’autre côté ça cogne dur : au plus caricatural, les moyens fric de l’Académie française, et les gens qu’elle recrute. Mais, si on monte d’un cran, les béni oui oui des suppléments littéraires de journaux qui ne font que renforcer les tendances industrielles dominantes et n’ont plus aucun rôle dans le débat d’idées (merci, on s’en occupe). Les rentrées littéraires où en 10 ans on a bien vu comment ça se caviardait de plus en plus tôt dans l’année (battu les records pour la prochaine). Et tous ces auteurs qui trouvent que ça sentirait vulgaire de venir avec nous sur Facebook ou Twitter, et qui vous envoient quand même un SP de leur bouquin 15 jours avant la sortie. Paraît que les ventes de livres baissent de 3% par an, ce qu’est pas beaucoup – mais dans la recomposition interne que ça suppose, vous les fiers auteurs qui nous snobent parce que nous on joue au web, vos pépètes et vos tirages en 5 ans ça a dégringolé de combien ?

Pour Lovecraft, aucune idée de combien de temps ça me prendra et jusqu’à quand ça m’amusera. Mais encore plein de défis devant, et le plaisir aussi de réorganiser : mettre en ligne les notices autobiographiques, ou (en cours) ce texte sur la composition littéraire. Et voir que là, juste 6 mois après ouverture, le site passe le cap des 10 000 lectures (plus d’une minute sur la page), qu’il s’augmente d’une librairie (oui, je repique à l’epub) et qu’on discute ferme avec l’équipe Points Seuil d’une collec de poches à 4€. Et trotte aussi par la tête l’idée d’une sorte d’enquête sur genèse et invention, qui partirait de la bio et des lettres, et que peut-être c’est un webdoc (on va enseigner ça à Cergy l’an prochain) qui en serait le meilleur réceptacle, surtout en allant se balader un peu sur les lieux avec un copain cameraman.

En attendant, ce soir, mettant en ligne Dagon frais de décoffrage, ajoutant l’audio, quelques liens, l’impression qu’on commence à le tenir, notre outil.

C’est ça que j’appelle une certaine idée du bonheur web. Et lourdement cogiter à mes propres expériences à venir. J’appelle ça 50 actions de littérature furtive, ça pourrait bien m’occuper l’hiver prochain, trouver d’autres modes d’interactions entre le web et la ville – les musicos sont nombreux à nous montrer la voie pour un autre territoire de la pratique de notre art. Photo ci-dessus : c’est là, tout près de chez moi. Je ne saurais pas définir si c’est du bonheur, mais en tout cas à Montréal ça aurait été le quotidien.

Donc ça m’a mis dans un grand manque de Montréal (viande à chien, dirait Séraphin Poudrier), et c’est aussi un côté du bonheur.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 juin 2014
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